Terres vierges/14

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 109-116).


XIV


Quinze jours encore s’étaient écoulés. — Tout allait son train ordinaire. Sipiaguine distribuait les occupations de chaque jour, — comme un ministre, ou tout au moins comme un directeur de département ; — il conservait toujours son air de supériorité affable et quelque peu dégoûtée. Kolia prenait ses leçons. Une rage sourde, qui n’osait se faire jour, semblait continuellement ronger Anna Zakharovna. Les visiteurs arrivaient, discutaient, jouaient aux cartes, — et n’avaient pas l’air de s’ennuyer. Valentine continuait son petit manège avec Néjdanof, — bien qu’une nuance d’ironie souriante se mêlât à son amabilité.

Néjdanof était devenu tout à fait intime avec Marianne, et, à sa grande surprise, il finit par découvrir qu’elle avait le caractère assez égal, et qu’on pouvait lui parler de toute sorte de sujets sans rencontrer chez elle une contradiction trop marquée. Il était allé deux fois visiter l’école avec elle ; mais, dès la première visite, il avait reconnu que c’était temps perdu. Le diacre était maître absolu dans l’école, de par la volonté formelle de Sipiaguine.

Ce diacre enseignait la lecture et l’écriture — assez bien, en somme, quoiqu’il employât une méthode surannée ; — mais, aux examens, il posait des questions fort saugrenues. Ainsi, un jour, il avait demandé à Garass :

« Comment faut-il expliquer l’expression qui se trouve dans la Bible : Les eaux sombres dans les nuages ? »

À quoi Garass, selon les indications du diacre lui-même, devait répondre : « Cela est inexplicable. ».

Du reste, l’école allait être fermée, — à cause des travaux d’été, — jusqu’à l’automne.

Se souvenant des recommandations de Pakline et de ses autres camarades, Néjdanof essaya de se mettre en rapport avec les paysans ; mais il s’aperçut bien vite qu’il se bornait à les étudier, dans la mesure de ses facultés d’observateur, et qu’il ne faisait pas la moindre propagande.

C’était un citadin, ayant passé la plus grande partie de sa vie à Pétersbourg, de sorte qu’entre lui et les paysans existait un abîme, que tous ses efforts ne parvenaient pas à lui faire franchir.

Il avait eu l’occasion d’échanger quelques mots avec l’ivrogne Cyrille et même avec Mendeleïef Doutik ; mais, chose étrange ! il se sentait timide en leur présence, et il n’avait jamais pu tirer d’eux que deux ou trois jurons violents, mais vagues.

Un autre mougik, nommé Fituïef, le plongea tout simplement dans la stupéfaction. Ce paysan avait une figure extraordinairement énergique, une vraie tête de brigand.

« Voilà notre affaire, cette fois, » pensa Néjdanof. Or, il se trouva que ce Fituïef était un homme sans feu ni lieu, à qui la commune avait retiré sa terre parce que, — bien portant et même robuste, — il ne « pouvait » pas travailler.

« Je ne peux pas ! sanglotait-il de sa voix creuse et gémissante, avec des soupirs qu’il semblait tirer de ses entrailles. Je ne peux pas travailler ! Tuez-moi si vous voulez ! Plutôt que de travailler, j’irai me pendre moi-même ! »

Et il finissait par demander l’aumône, — un petit kopek pour acheter un petit pain… Et avec cela une figure truculente, digne de Rinaldo Rinaldini !

Néjdanof ne fut pas plus heureux avec les ouvriers de fabrique : les uns étaient terriblement dégingandés, les autres terriblement renfermés en eux-mêmes… Il n’aboutit absolument à rien avec eux. Il écrivit là-dessus à son ami Siline une longue lettre dans laquelle il se plaignait de sa maladresse, qu’il attribuait à sa mauvaise éducation et à ses misérables tendances esthétiques.

Il s’imagina alors, tout d’un coup, que sa véritable vocation, dans l’œuvre de propagande, n’était pas de parler, mais d’écrire… Mais ça ne marcha pas davantage. Tout ce qu’il mettait sur le papier lui faisait l’impression de quelque chose de forcé, de théâtral, de faux dans l’expression et dans la langue ; et, à deux reprises, — ô horreur ! — il s’égara dans la versification ou dans des divagations sceptiques, purement personnelles.

Il se décida (grande marque de confiance et d’intimité) à parler de son insuccès à Marianne, et cette fois encore, à sa non moins grande surprise, il trouva en elle de la sympathie, non pour sa littérature, cela va sans dire, mais pour cette maladie morale dont il était atteint, et qui ne lui était pas étrangère, à elle aussi. Marianne était comme lui une ennemie déclarée de « l’esthétique », et pourtant, par une contradiction dont elle n’osait pas se rendre compte, c’était précisément l’absence complète de goûts « esthétiques » chez Markelof qui l’avait empêchée d’aimer celui-ci ! Mais il n’y a de fort en nous que ce qui reste en nous-mêmes et pour nous-mêmes un secret à demi entrevu.

Les jours se succédaient ainsi, lentement, inégalement, mais sans ennui.

Néjdanof se trouvait dans un état d’esprit assez singulier. Il était mécontent de lui-même, de ce qu’il faisait, ou plutôt de ce qu’il ne faisait pas ; ses paroles respiraient presque toujours cette amertume particulière de la flagellation qu’on s’applique à soi-même : et pourtant, tout au fond, là-bas, dans les plus secrets replis de son âme, il sentait un certain bien-être, quelque chose qui ressemblait à de l’apaisement. D’où cela pouvait-il provenir ? du calme de la campagne ? de l’air, de l’été, de la bonne chère, de la vie facile ? Était-ce peut-être parce qu’il goûtait pour la première fois de sa vie la douceur que donne le contact d’une âme féminine ? Quoi qu’il en soit, malgré les plaintes — parfaitement sincères — qu’il confiait à son ami Siline, il ne demandait pas à changer.

Du reste, l’état d’esprit de Néjdanof n’allait pas tarder à être inopinément et violemment bouleversé en un seul jour.

Un beau matin, il reçut une lettre du mystérieux Vassili Nikolaïevitch, dans laquelle il lui était enjoint, ainsi qu’à Markelof, — en attendant de nouvelles instructions, — de faire immédiatement connaissance et de s’entendre avec Solomine, et avec un certain marchand, vieux croyant, domicilié à S…

Cette lettre remplit Néjdanof de trouble ; il y lut un reproche direct adressé à son inaction. L’amertume, qui pendant tout ce temps n’avait bouillonné que dans ses paroles, le remplit de nouveau tout entier.

À l’heure du dîner, Kalloméïtsef arriva, tout bouleversé, tout exaspéré :

« Imaginez-vous, s’écria-t-il d’une voix presque larmoyante, quelle horreur je viens de lire dans un journal ? Mon ami, mon brave Michel, le prince de Serbie, des misérables l’ont assassiné à Belgrade ! Où s’arrêteront-ils, ces jacobins, ces révolutionnaires, si on ne les retient pas avec une main de fer ? »

Sipiaguine se permit de lui faire observer « que ce meurtre abominable avait dû être commis, non par des jacobins, dont l’existence à Belgrade n’était guère présumable, mais par des gens du parti de Kara-Gheorghi, ennemis des Obrénovitch… »

Mais Kalloméïtsef ne voulut rien entendre ; il continua de raconter, avec la même voix pleureuse, quel ami le feu prince avait été pour lui et quel magnifique fusil il lui avait donné… Se montant peu à peu et s’excitant lui-même, Kalloméïtsef, des jacobins étrangers, passa aux nihilistes et aux socialistes du dedans, contre lesquels il fulmina toute une philippique. Il prit un pain blanc dans ses deux mains, et, le rompant au-dessus de sa soupe, comme le font les habitués du « café Riche », il exprima le désir de briser, de rompre, de réduire en poudre tous ceux qui font de l’opposition « à quoi que ce soit et à qui que ce soit ! » Ce furent ses propres expressions.

« Il n’est que temps ! s’écriait-il en portant sa cuiller à sa bouche. Il n’est que temps ! » répétait-il en présentant son verre au valet de pied qui lui versait du xérès.

Il parlait avec vénération des éminents publicistes de Moscou ; et Ladislas, notre bon et cher Ladislas, revenait à chaque instant sur ses lèvres.

Pendant tous ces discours, il tenait avec intention son regard fixé sur Néjdanof, comme pour lui dire : « Voilà pour toi ! Attrape ce camouflet ! Et celui-ci… Et encore celui-là ! »

Le jeune étudiant perdit enfin patience, et, d’une voix un peu enrouée il est vrai, un peu frémissante (non de timidité pourtant), il se mit à défendre les espérances, les principes, les tendances de la jeune génération.

Kalloméïtsef commença aussitôt à piauler, — l’indignation chez lui se traduisait toujours par des notes de fausset, — et devint grossier.

Sipiaguine prit majestueusement la défense du jeune homme ; Valentine suivit l’exemple de son mari ; Anne Zakharovna s’efforçait de détourner l’attention de Kolia, et jetait de côté et d’autre des regards furieux par-dessous les dentelles flottantes de son bonnet ; Marianne ne bougeait pas : on l’eût dite pétrifiée.

Mais tout à coup, en entendant le nom de Ladislas prononcé pour la vingtième fois, —Néjdanof éclata, et, frappant avec la paume de la main sur la table, il s’écria :

« Voilà une belle autorité ! Comme si nous ne savions pas ce que c’est que ce monsieur Ladislas ! Un vendu, un sicaire, rien de plus !

— Ah ! ah !… co… co… comment ! s’écria Kalloméïtsef bégayant de rage. —Voilà comment vous osez vous exprimer sur le compte d’un homme qui est hautement considéré par des personnages tels que le comte Blasenkrampf et le prince Kovrijkine ? »

Néjdanof haussa les épaules.

« Jolie recommandation ! le prince Kovrijkine, ce laquais enthousiaste…

— Ladislas est mon ami à moi ! cria Kalloméïtsef. Il est mon camarade, et je…

— Tant pis pour vous, interrompit Néjdanof ; cela veut dire que vous partagez sa manière de voir, et mes paroles s’appliquent aussi à vous. »

Kalloméïtsef devint tout blême.

« Co… comment ? Quoi ? Vous osez ?… Vous mériteriez… à l’instant…

— Qu’est-ce que je mériterais à l’instant, monsieur ? » interrompit de nouveau Néjdanof avec une politesse ironique.

Dieu sait de quelle façon se serait terminée cette prise de bec entre les deux ennemis, si M. Sipiaguine ne s’était pas hâté d’y couper court. Élevant la voix, et prenant une attitude où l’on n’aurait su dire ce qui prédominait : la gravité de l’homme d’État ou bien la dignité du maître de maison, — il déclara, avec une fermeté tranquille, qu’il ne désirait pas entendre plus longtemps à sa table des expressions aussi peu mesurées ; que depuis longtemps il s’était posé comme règle, — comme règle inviolable, — de respecter toutes les convictions, mais à la condition expresse (ici il leva son index orné d’une bague armoriée) qu’elles fussent maintenues dans les bornes de la dignité et de la convenance ; que si, d’un côté, il ne pouvait ne pas blâmer chez M. Néjdanof une certaine intempérance de langage, excusable d’ailleurs à cause de sa jeunesse, d’autre part, il ne pouvait pas non plus approuver chez M. Kalloméïtsef la vivacité de ses attaques contre les personnes du camp opposé, vivacité explicable d’ailleurs par son zèle pour le bien public.

« Sous mon toit, conclut-il, sous le toit des Sipiaguine, il n’y a ni jacobins, ni sicaires, il n’y a que des personnes de bonne foi, qui, après avoir fini par se comprendre réciproquement, se donneront certainement la main. »

Néjdanof et Kalloméïtsef gardèrent tous deux le silence, mais ils ne se donnèrent pas la main ; évidemment, l’heure où ils se comprendraient réciproquement n’était pas encore arrivée. Loin de là ; jamais ils n’avaient éprouvé l’un pour l’autre une haine plus vive.

Le repas s’acheva au milieu d’un silence gêné ; Sipiaguine essaya de raconter une anecdote diplomatique, mais il la laissa à mi-chemin.

Marianne regardait obstinément le fond de son assiette. Elle ne voulait pas laisser voir la sympathie éveillée en elle par les paroles de Néjdanof. Ce n’est pas qu’elle eût peur, — non certes, — mais avant tout il fallait ne pas se trahir vis-à-vis de Mme Sipiaguine, dont elle sentait peser sur elle le regard attentif et pénétrant.

Le fait est que Mme Sipiaguine ne cessait de regarder Marianne et Néjdanof. La sortie inattendue du jeune étudiant l’avait d’abord étonnée, puis elle avait eu comme une sorte de révélation, une lueur intérieure, qui lui avait fait dire involontairement : « Ah !… » Mme Sipiaguine avait compris tout d’un coup que Néjdanof se détachait d’elle, « Néjdanof qui, il n’y avait pas longtemps encore, semblait venir à son appel… Que s’était-il donc passé ?… Est-ce que Marianne… Oui, sans aucun doute… Il lui plaisait… et elle…

« Il faudra prendre des mesures… » C’est ainsi que Mme Sipiaguine termina ses réflexions.

Pendant ce temps, Kalloméïtsef suffoquait d’indignation. Deux heures après, en jouant à la préférence, il disait encore « passe ! » ou « j’achète ! » d’un cœur ulcéré, et, tout en se donnant l’air d’être « au-dessus de tout cela », il avait dans la voix le sourd « trémolo » de l’injure non vengée.

Sipiaguine seul était positivement enchanté de toute cette scène. Il y avait trouvé l’occasion de montrer le pouvoir de son éloquence, d’apaiser la tempête qui allait s’élever… Sipiaguine savait le latin, et le quos ego de Virgile ne lui était pas inconnu. Il ne se comparait pas expressément à Neptune, mais, en ce moment, le souvenir de ce dieu ne lui était pas désagréable.