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Terres vierges/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 122-130).


XVI


Le lendemain matin, en s’éveillant, Néjdanof n’éprouva aucun trouble au souvenir de ce qui s’était passé la veille ; au contraire, il se sentait rempli d’une joie saine et paisible, comme s’il eût accompli une chose qui attendait depuis longtemps sa réalisation.

Après avoir demandé à Sipiaguine la permission de s’éloigner pour deux jours, permission que celui-ci lui accorda sans hésiter, mais d’un air sévère, Néjdanof se rendit chez Markelof.

Avant le départ, il avait eu le temps de voir Marianne. Elle non plus n’était ni confuse ni troublée ; elle avait le regard tranquille, elle le tutoya tout aussi tranquillement.

Elle s’inquiéta seulement de ce qu’il apprendrait chez Markelof, et le pria de lui faire part de tout.

« Cela va sans dire, répondit Néjdanof.

— En effet, songeait-il, pourquoi serions-nous troublés ? Dans notre rapprochement, le sentiment personnel a joué un rôle… secondaire, et nous sommes unis pour toujours… « au nom de l’œuvre » ? Oui, au nom de l’œuvre. »

Ainsi pensait Néjdanof, et lui-même ne soupçonnait pas combien il y avait de vrai — et de faux — dans ce qu’il pensait.

Il trouva Markelof dans le même état d’esprit, farouche et fatigué. Après avoir dîné tous deux sur le pouce, ils se mirent en route, dans le tarantass déjà connu (le cheval de volée de Markelof boitait encore ; on l’avait remplacé par un poulain de paysan, loué pour la circonstance, et qui n’avait jamais été attelé), pour se rendre à la grande filature du marchand Faléïef, dirigée par Solomine.

La curiosité de Néjdanof était fort excitée : il avait grande envie de faire connaissance avec cet homme dont on lui avait tant parlé depuis quelque temps.

Solomine était averti ; dès que les deux voyageurs furent arrivés devant la porte de la fabrique et eurent donné leur nom, ils furent introduits dans la chétive maisonnette qu’occupait « le mécanicien-gérant ». Il était en ce moment-là dans le bâtiment principal de la fabrique ; pendant qu’un des ouvriers courait annoncer les visiteurs, ceux-ci eurent le temps de s’approcher de la fenêtre et de regarder autour d’eux.

La fabrique était visiblement en pleine prospérité et surchargée de besogne ; de tous côtés s’élevait le vacarme strident, le brouhaha d’une activité incessante ; les machines soufflaient, tapaient ; les métiers geignaient, les roues ronronnaient, les courroies ronflaient ; de tous côtés roulaient et disparaissaient les brouettes, les tonneaux, les télègues chargées ; les appels, les cris de commandement, les coups de sifflet se croisaient dans l’air. Des ouvriers, avec leurs chemises serrées à la ceinture et les cheveux retenus par une petite courroie ; des ouvrières, en robes d’indienne fanée, traversaient la cour en toute hâte, tandis que des chevaux attelés marchaient d’un pas lourd et lent. On sentait tout autour la force d’un millier d’êtres humains vibrer, palpiter, battre. Cela fonctionnait régulièrement, sans interruption, à pleine volée.

Non-seulement on ne voyait nulle part l’élégance ou un certain soin, mais la simple propreté faisait défaut ; bien au contraire, partout la négligence, la saleté, la boue, la vieille suie ; ici une vitre cassée, là, le crépi rongé, ailleurs des planches d’une cloison écroulée, une porte bâillant, les battants décrochés ; une grande mare toute noire, avec un reflet irisé de pourriture, occupait le milieu de la cour principale, non loin de quelques tas de briques éparpillées ; des débris de nattes, de toiles d’emballage, de caisses, des bouts de cordes traînaient sur le sol humide ; des chiens aux poils hérissés, aux flancs creux, erraient çà et là sans même aboyer ; un petit garçon de quatre ans, avec un gros ventre, les cheveux ébouriffés, tout barbouillé de suie, était assis dans un coin contre une palissade, et sanglotait comme si l’univers entier l’eût abandonné ; tout auprès, barbouillée de la même suie, et entourée de ses petits cochons de lait bigarrés, une truie dévorait des trognons de choux ; des haillons de linge pendaient le long d’une corde ; et quelle puanteur, quelles exhalaisons infectes ! Une vraie fabrique russe, en effet ; et non une manufacture française ou anglaise.

Néjdanof se tourna vers Markelof.

« On m’avait tant vanté, dit-il, les aptitudes exceptionnelles de Solomine, que, je l’avoue, tout ce désordre me surprend ; ce n’est pas là ce que j’attendais.

— Ce n’est pas du désordre, répondit Markelof avec humeur, c’est la saleté russe. Il y a pourtant des millions engagés là-dedans ! Solomine a dû tenir compte et des vieilles habitudes, et de l’entreprise, et du caractère de son patron. Avez-vous une idée de ce qu’est Faléïeff ?

— Aucune.

— C’est le plus grand pince-maille de Moscou. Un bourgeois, quoi ! »

En ce moment, Solomine entra. Ce fut une nouvelle désillusion pour Néjdanof. Au premier coup d’œil, Solomine lui fit l’effet d’un Finnois ou plutôt d’un Suédois.

C’était un homme de haute taille, d’un blond filasse, maigre et vigoureux ; il avait le visage long, jaunâtre, le nez court et large de narines, de petits yeux verts, le regard calme et assuré, les lèvres fortes et avançant un peu, les dents grandes et blanches, un menton carré et à peine ombragé d’un léger duvet.

Il portait un costume d’ouvrier, de chauffeur ; — vieille jaquette aux poches béantes, casquette en toile cirée, toute froissée, bottes goudronnées, écharpe de laine au cou.

En même temps que lui, était entré un homme d’une quarantaine d’années, qui avait l’air d’un tsigane, tant par l’extrême mobilité de sa physionomie que par ses yeux noirs et luisants, dont le regard rapide enveloppa Néjdanof du premier coup. Il connaissait déjà Markelof. On l’appelait Pavel, c’était une sorte de factotum de Solomine.

Solomine s’approcha de ses deux visiteurs, sans mot dire, leur secoua la main de sa main calleuse, sortit du tiroir un paquet cacheté, et le donna, toujours sans dire un mot, à Pavel qui disparut sur-le-champ. Puis il s’étira, poussa un hum, fit tomber sa casquette d’un seul mouvement de main, s’assit sur un tabouret en bois peint, et, indiquant du geste un divan du même genre, dit aux visiteurs :

« Je vous en prie. »

Markelof présenta d’abord Néjdanof à Solomine ; celui-ci donna au nouveau venu une seconde poignée de main.

Puis Markelof commença à parler de « l’œuvre », de la lettre de Vassili Nicolaïevitch. Néjdanof donna cette lettre à Solomine. Pendant que celui-ci la lisait, — passant d’une ligne à l’autre avec grande attention et sans hâte, — Néjdanof le regardait.

Solomine était assis près de la fenêtre ; le soleil, déjà bas, éclairait vivement son visage hâlé, un peu moite de sueur, et ses cheveux blonds couverts de poussière, où s’allumaient une foule de petits points dorés. Les narines de Solomine se gonflaient légèrement pendant la lecture, et ses lèvres remuaient comme s’il eût prononcé chaque mot ; il tenait fortement de ses deux mains la lettre élevée à la hauteur des yeux. Tout cela, Dieu sait pourquoi, fit une bonne impression à Néjdanof.

Solomine rendit la lettre au jeune homme, lui sourit, et recommença à écouter Markelof, qui parla fort longtemps. Quand il eut fini :

« Écoutez, dit Solomine d’une voix un peu voilée, mais jeune et forte, qui plut aussi à Néjdanof, l’endroit n’est pas très-commode pour causer ; allons plutôt chez vous, il n’y a que sept verstes. Vous êtes venus en tarantass, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bon ; il y aura bien assez de place. Dans une heure mes travaux finissent, et je serai libre. Nous causerons. Vous aussi vous êtes libre ? dit-il en s’adressant à Néjdanof.

— Jusqu’à après-demain.

— Parfait ! nous passerons la nuit là-bas. Vous permettez, Serge Mikhaïlovitch ?

— Quelle question ! Certainement.

— Très-bien ; je serai prêt tout à l’heure. Laissez-moi seulement me brosser un peu.

— Et dans la fabrique, comment ça marche-t-il ? » demanda Markelof d’un ton significatif.

Solomine détourna les yeux.

« Nous en causerons, répéta-t-il. Attendez… je serai là à l’instant… j’ai oublié quelque chose. »

Il sortit. Sans la bonne impression qu’il avait faite à Néjdanof, celui-ci aurait probablement pensé et peut-être même dit à Markelof : « Est-ce qu’il ne serait pas bon teint ? » Mais rien de semblable ne lui vint à l’esprit.

Une heure après, pendant que tous les étages de l’énorme bâtiment vomissaient la foule bruyante des ouvriers par tous les escaliers et toutes les ouvertures, un tarantass où étaient assis Markelof, Néjdanof et Solomine débouchait sur la route par la grande porte de la cour.

« Vassili Fédoytch ! cria Pavel à Solomine qu’il avait accompagné jusqu’à la porte. Faut-il commencer ?

— Attends encore un peu… répondit Solomine. C’est à propos d’une certaine entreprise… » expliqua-t-il à ses compagnons.

Ils arrivèrent à Borzionkovo, soupèrent plutôt pour la forme, et, après avoir allumé leurs cigares, ils entamèrent une de ces interminables conversations de nuit, familières aux Russes, de ces conversations qui n’ont guère lieu chez aucun autre peuple.

Ici encore Solomine trompa les espérances de Néjdanof. Il parlait remarquablement peu… si peu, qu’on pouvait presque dire qu’il ne parlait pas ; mais il écoutait avec une attention soutenue, et, quand il faisait une remarque, elle était très-juste et surtout très-brève.

Il se trouva que Solomine ne croyait pas à l’imminence d’une révolution en Russie ; mais, ne voulant pas imposer son avis, il laissait les autres essayer leurs forces, et les regardait faire, non de loin, mais de côté. Il connaissait parfaitement les révolutionnaires de Pétersbourg, et, jusqu’à un certain point, il sympathisait avec eux, car il était du peuple ; mais il se rendait compte de l’absence inévitable de ce même peuple, sans lequel pourtant « rien ne marcherait », de ce peuple qu’il faudrait longtemps préparer, mais d’une tout autre façon et vers un tout autre but. Voilà pourquoi il se tenait à côté, non comme un finaud qui biaise, mais comme un homme de bon sens qui ne veut perdre inutilement ni lui-même, ni les autres. Quant à écouter, pourquoi pas ? et même s’instruire s’il y a lieu !

Solomine était l’unique fils d’un chantre d’église ; il avait cinq sœurs, toutes mariées à des popes et à des diacres ; mais, du consentement de son père, homme sobre et rangé, il avait planté là le séminaire et s’était mis à étudier les mathématiques, la mécanique surtout, pour laquelle il s’était pris de passion. Un Anglais, directeur de fabrique, chez qui il était entré et qui l’avait pris en affection comme un fils, lui avait fourni les moyens d’aller à Manchester, d’y passer deux ans et d’y apprendre l’anglais. Entré depuis peu dans la filature de l’industriel de Moscou, il était exigeant avec ses subordonnés, parce qu’il avait vu les choses se passer ainsi en Angleterre, et, malgré cela, il était aimé d’eux.

« Il est des nôtres, » disaient-ils.

Son père était très-content de lui, disant qu’il était « un homme ponctuel », et ne regrettait qu’une chose, c’était qu’il ne voulût pas se marier.

Pendant cette conversation nocturne, Solomine, ainsi que nous l’avons dit, se tut presque constamment ; mais, lorsque Markelof vint à parler des espérances basées sur les ouvriers de fabrique, Solomine, brièvement, selon sa coutume, fit observer que ces ouvriers-là, en Russie, sont tout ce qu’il y a de plus bénin et ne ressemblent en rien aux ouvriers des autres pays.

« Et les mougiks ? demanda Markelof.

— Les mougiks ? Il y a déjà un assez bon nombre d’accapareurs parmi eux, et il y en aura chaque année davantage, mais ceux-là ne connaissent qu’une chose, leur intérêt ; quant aux autres, ce sont des moutons… et quelles ténèbres !

— Mais alors, où chercher ? »

Solomine sourit.

« Cherchez, et vous trouverez. »

Il souriait presque constamment, et son sourire était à la fois, comme toute sa personne, simple et réfléchi.

Vis-à-vis de Néjdanof, il avait une attitude particulière ; le jeune étudiant éveillait en lui un sentiment sympathique, presque tendre.

Il y eut un moment où Néjdanof, tout d’un coup, s’excita jusqu’à en devenir tout rouge ; Solomine se leva doucement, et, traversant la chambre à pas comptés, alla fermer un vasistas qui était resté ouvert près de la tête de Néjdanof.

« Il ne faudrait pas vous enrhumer, » lui dit-il avec bonhomie… comme pour répondre à son regard surpris.

Néjdanof lui demanda ensuite quelles idées sociales il avait le projet d’introduire dans la fabrique qui lui était confiée, et s’il avait l’intention de faire participer les ouvriers aux bénéfices ?

« Mon pauvre ami ! répondit Solomine, rien que pour nous laisser organiser une école, un tout petit hôpital, le patron a regimbé comme un ours. »

Une seule fois, Solomine se mit sérieusement en colère, et frappa avec tant de force sur la table devant lui de son poing puissant qu’il fit tout tressauter, jusqu’à un poids de quarante livres qui se trouvait à côté de l’encrier : c’était à propos d’un jugement inique, de vexations subies par un « artél[1] » d’ouvriers…

Lorsque Néjdanof et Markelof arrivèrent à parler des « mesures à prendre » pour mettre leurs plans en action, Solomine continua de les écouter avec curiosité, avec respect même, mais il ne prononça plus une parole.

L’entretien dura jusqu’à quatre heures ; et de quoi ne parlèrent-ils pas ! Markelof fit allusion, entre autres, à l’infatigable voyageur Kisliakof, à ses lettres, qui devenaient de plus en plus intéressantes ; il promit à Néjdanof de lui en montrer quelques-unes et même de les lui laisser emporter, à cause de leur longueur et de leur écriture un peu difficile à déchiffrer ; et puis surtout, elles étaient si savantes ! Elles contenaient même des vers, non pas de la poésie légère quelconque ou frivole, mais de la poésie à tendance sociale !

De Kisliakof, Markelof passa aux soldats, aux aides de camp, aux Allemands qui servent en Russie, et même à ses articles sur l’artillerie.

Néjdanof parla de l’antagonisme qui existait entre Heine et Bœrne, de Proudhon, du réalisme dans l’art.

Quant à Solomine, il écoutait attentivement, fumait son cigare ; et sans cesser de sourire, sans avoir dit un seul mot saillant, il avait l’air de comprendre mieux que les autres où était la vérité.

Quatre heures sonnèrent… Néjdanof et Markelof, épuisés, se tenaient à peine debout, et Solomine était encore tout gaillard. Les amis se séparèrent après être convenus de partir le lendemain matin pour la ville, et d’aller voir le marchand Golouchkine, — le vieux croyant, — pour faire de la propagande. Golouchkine, personnellement, était plein d’ardeur, et il avait promis des prosélytes ! Solomine commença par exprimer un doute :

« Était-ce bien la peine d’aller voir Golouchkine ? » puis il finit par dire : « Pourquoi pas ? »

  1. Artél, groupe de travailleurs du même métier, embryon de société coopérative qui existe depuis très-longtemps en Russie.