Terres vierges/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 144-162).


XIX


Fomouchka et Fimouchka, c’est-à-dire Foma (Thomas) Lavrentiévitch et Evfimie (Euphémie) Pavlovna Soubotchef, qui appartenaient tous deux, par leur naissance, à la petite noblesse foncièrement russe, étaient à peu près les plus vieux habitants de la ville de S…

Mariés très-jeunes, ils étaient venus s’établir, depuis un temps presque immémorial, dans la maison de bois de leurs aïeux, située à l’extrémité de la ville ; jamais ils n’en étaient sortis pour voyager, et jamais ils n’avaient modifié en rien leurs habitudes ni leur genre de vie. Le temps semblait avoir cessé de marcher pour eux ; aucune « nouveauté » ne franchissait les limites de leur « oasis ».

Ils n’étaient guère riches, mais, plusieurs fois chaque année, leurs paysans venaient, comme au temps du servage, leur apporter de la volaille et des provisions ; à l’époque fixée, le staroste de leur village venait présenter l’obrok[1] et une couple de gelinottes, soi-disant tuées dans la forêt des seigneurs, forêt qui en réalité n’existait plus depuis longtemps ; ils invitaient le staroste à prendre le thé sur le seuil du salon, lui faisaient cadeau d’un bonnet en astrakan, d’une paire de gants verts en peau de daim, et lui souhaitaient un bon voyage.

Leur maison était pleine de « dvorovié » (gens de service), selon l’ancienne coutume. Le vieux domestique Kalliopytch, vêtu d’une camisole à col droit, faite d’un drap extraordinairement épais et fermée par de petits boutons en cuivre, annonçait, comme jadis, d’une voix solennelle et traînante, que « le dîner était servi », et s’endormait debout derrière le siège de sa maîtresse. Il avait le buffet sous sa garde : il administrait « les différents bocaux, cardamomes et citrons ».

Quand on lui demandait s’il n’avait pas entendu parler de l’affranchissement des serfs, il répondait invariablement qu’il se dit bien des bêtises de par le monde ; que c’est chez les Turcs qu’il y a la liberté, et que, quant à lui, grâce à Dieu, ça l’a épargné jusqu’à présent.

Il y avait dans la maison une naine, Poufka, destinée à l’amusement des maîtres. La vieille bonne Vassilievna venait à l’heure du dîner, —coiffée d’un grand mouchoir foncé, — et, d’une voix chevrotante, parlait de tout ce qu’il y avait de nouveau : de Napoléon Ier, de la guerre de 1812, de l’antechrist, des nègres blancs ; quelquefois, le menton appuyé sur la paume de la main, dans une attitude dolente, elle racontait les songes qu’elle avait eus, et elle les interprétait ; elle disait aussi ce qu’elle avait vu dans les cartes.

La maison même des Soubotchef différait de toutes les autres maisons de la ville : elle était entièrement construite en chêne, avec des fenêtres exactement carrées, dont les doubles châssis étaient à demeure, été comme hiver. Elle était remplie de toutes sortes de chambrettes, de cabinets, de coins et de recoins, de perrons à balustrades, de petites soupentes soutenues par des colonnettes en bois tourné, de cabinets noirs et de corridors.

Devant la maison, il y avait un enclos ; derrière, un jardin ; —et ce jardin était tout rempli de granges à paille, de cabanes pour les débarras, de hangars, de caves, de glacières, un vrai nid, quoi ! Il n’y avait pas grand approvisionnement dans ces constructions ; quelques-unes même étaient tombées en ruine ; mais c’était ancien et on n’y touchait pas.

Les Soubotchef n’avaient que deux chevaux, extrêmement vieux, tout velus, le dos ensellé ; l’un était si caduc qu’il en avait des plaques de poils blancs sur le corps, et s’appelait l’Immobile. On les attelait, —une fois par mois tout au plus — à un équipage étrange connu de toute la ville, fort semblable à un globe terrestre dont on aurait coupé le quart antérieur ; le dedans était garni, d’une étoffe jaune, d’importation étrangère, et parsemée d’une multitude de petits pois en relief qui avaient l’air de verrues. Le dernier coupon de cette étoffe avait dû être tissé à Utrecht ou à Lyon, à l’époque de l’impératrice Élisabeth.

Le cocher était un bonhomme extraordinairement vieux aussi, tout saturé de l’odeur de graisse à cuir et de goudron ; sa barbe lui poussait dessous les yeux, et ses sourcils retombaient en petites cascades sur cette large barbe. Il était si lent dans ses mouvements, qu’il mettait cinq bonnes minutes à prendre une prise, deux minutes à passer son fouet dans sa ceinture, et plus de deux heures à atteler l’Immobile. Avec cela on l’appelait Perfichka[2].

Quand les Soubotchef se trouvaient en voiture, et que le chemin allait en montant le moins du monde, ils étaient pris de peur (c’était du reste exactement la même chose quand le chemin descendait), —ils s’accrochaient des deux mains aux courroies, et récitaient à haute voix une sorte d’incantation : « Aux chevaux, aux chevaux, la force de Samuel ; à nous, à nous, la légèreté du duvet ! »

Toute la ville les regardait comme des originaux, peut-être presque comme des fous ; eux-mêmes sentaient bien qu’ils ne suivaient pas les usages d’à présent… mais ils s’en inquiétaient peu. Ils vivaient absolument comme on vivait à l’époque où ils étaient nés, où ils avaient grandi, où ils s’étaient mariés. Sur un seul point, ils s’écartaient des vieilles coutumes : jamais, au grand jamais, ils n’avaient fait poursuivre ni puni personne. Quand un de leurs gens se trouvait être un ivrogne ou un voleur fieffé, ils commençaient par le supporter longuement, patiemment, —comme on supporte le mauvais temps, — avant de se résoudre à se débarrasser de lui, à le colloquer chez d’autres maîtres : « Chacun son tour, disaient-ils ; c’est aux autres à le supporter un peu maintenant ! »

Mais cette calamité leur arrivait très-rarement, si rarement que cela faisait époque dans leur existence. Ils disaient, par exemple : « Il y a bien longtemps de cela ; c’était à l’époque où nous avions ce mauvais sujet d’Aldochka, » ou encore « à l’époque où l’on nous a volé le bonnet de fourrure à queue de renard, qui avait appartenu à grand-père. » Chez les Soubotchef, on pouvait trouver encore des bonnets de cette forme-là.

Il y avait un autre trait caractéristique des mœurs d’autrefois, qui manquait aux deux époux : ni Fomouchka, ni Fimouchka, n’étaient très-religieux. Fomouchka se piquait même d’être un voltairien, et les prêtres inspiraient une frayeur mortelle à Fimouchka, qui prétendait qu’ils avaient le mauvais œil.

« Un pope vient me voir ! disait-elle ; il n’est pas resté longtemps, et pourtant… bon ! voilà que la crème a tourné. »

Ils allaient rarement à l’église et ne faisaient maigre qu’à la façon des catholiques, qui se permettent les œufs, le beurre et le lait. On savait cela dans la ville, et, naturellement, leur réputation n’en était pas meilleure. Mais rien ne résistait à leur bonté, et, malgré les railleries qu’on n’épargnait pas aux deux originaux, malgré le nom de bienheureux, d’innocents, qu’on leur donnait, ils étaient respectés de tous.

Oui, on les respectait, mais on ne leur faisait pas de visites, ce qui d’ailleurs ne les chagrinait guère. Ils ne s’ennuyaient jamais en tête-à-tête ; c’est pourquoi ils vivaient toujours ensemble et ne désiraient pas d’autre société.

Ni Fomouchka ni Fimouchka n’avaient jamais été malades, et, si l’un d’eux se sentait légèrement indisposé, ils prenaient tous deux une infusion de tilleul, ou se frottaient les reins avec de l’huile tiède, ou se versaient de la graisse fondue sur la plante des pieds, et l’indisposition était promptement guérie.

L’emploi de leur journée ne variait jamais. Ils se levaient tard, ils prenaient du chocolat le matin dans de petites tasses semblables à des mortiers : « le thé, assuraient-ils, n’était pas encore à la mode, de notre temps ; » ils s’asseyaient en face l’un de l’autre, causaient (les sujets ne leur manquaient jamais) —ou lisaient le Passe-temps agréable, le Miroir du monde, les Aonides, ou feuilletaient un vieil album relié en maroquin rouge à bordure d’or, qui avait appartenu jadis, comme en faisait foi une inscription manuscrite, à une certaine madame Barbe de Kabiline. Quand et comment cet album était tombé entre leurs mains, c’est ce qu’eux-mêmes avaient oublié.

Cet album contenait quelques poésies françaises, un assez grand nombre de poésies russes ou d’articles en prose dont pourra donner une idée cette courte réflexion sur « Cécéron » :

« Dans quelle disposition d’esprit Cécéron accepta le grade de questeur, c’est ce qu’il explique lui-même ainsi qu’il suit : « Ayant pris les dieux à témoin de la pureté de ses sentiments dans tous les grades dont il avait été honoré jusque-là, il se considéra comme lié par les liens les plus sacro-saints à remplir dignement lesdits grades ; et, dans cette intention, non-seulement il ne se laissa pas entraîner, lui, Cécéron, aux douceurs de l’infraction aux lois, mais il évita même avec un soin extrême les amusements qui sembleraient être les plus parfaitement indispensables. »

Au-dessous, on lisait : « Écrit en Sibérie, parmi les rigueurs de la faim et du froid. »

Il y avait aussi une pièce de vers très-curieuse, intitulée Tircis, où l’on trouvait des strophes comme celles-ci :


Le calme règne sur l’univers,
La rosée avec agrément brille,
Elle caresse et rafraîchit la nature.
Et lui donne une nouvelle vie.
Seul, Tircis, l’âme oppressée,
Souffre, se tourmente et s’afflige…
Quand l’aimable Annette n’est pas auprès de lui,
Rien ne peut l’égayer !


Et un impromptu écrit en passant par un capitaine, « le sixième jour du mois de mai 1790. »


</poem> Je ne t’oublierai jamais, Ô toi, agréable campagne ! Et je garderai un éternel souvenir Du temps qui a coulé si agréablement ! Ce temps que j’ai eu l’honneur De passer chez ta propriétaire Pendant les cinq meilleurs jours de ma vie, Dans le cercle le plus respectable, Au milieu de beaucoup de dames et de demoiselles, Et d’autres intéressants personnages ! </poem>


La dernière page de l’album contenait, outre des poésies, des recettes contre les maux d’estomac, les spasmes et même, hélas ! contre les vers.

Les Soubotchef dînaient à midi précis et ne mangeaient que des mets d’autrefois : beignets de lait caillé, soupe aigre aux concombres, viande hachée à la crème et à l’ail, bouillie de blé noir, pâté de poissons, poule au safran, flans au miel. Après le dîner, ils faisaient la sieste, —une heure, pas davantage, — puis se réveillaient pour se rasseoir en face l’un de l’autre et buvaient de l’eau d’airelles ou une sorte de limonade très-gazeuse qui, la plupart du temps, s’en allait tout entière en mousse, au grand amusement des maîtres et au grand ennui de Kalliopytch ; celui-ci devait essuyer « partout » et grommelait longuement contre la femme de charge et le cuisinier, qui avaient inventé cette boisson…

« À quoi est-elle bonne ? disait-il ; à gâter les meubles, voilà tout ! »

Puis les époux Soubotchef faisaient encore une lecture, ou s’amusaient à rire avec la naine Poufka, ou chantaient ensemble de vieilles romances (ils avaient des voix parfaitement semblables, hautes, faibles, un peu incertaines et même enrouées, surtout après la sieste, mais pas désagréables en somme), ou enfin jouaient aux cartes, mais toujours à d’anciens jeux, tels que le krebs, la mouche et même le « boston sans prendre ».

Puis le samovar faisait son apparition ; ils prenaient du thé le soir… c’était la seule concession qu’ils eussent faite à l’esprit du temps ; mais ils répétaient tous les jours que c’était une faiblesse, et que l’emploi de cette herbe chinoise était cause d’un grand dépérissement dans le peuple.

En général, ils se gardaient de blâmer le présent et de faire l’éloge du passé : ils avaient toujours vécu de la même manière depuis leur naissance, mais ils accordaient fort bien que d’autres pussent vivre autrement, et même mieux, pourvu qu’on ne les forçât pas, eux, à changer.

À huit heures, Kalliopytch servait le souper, avec l’inévitable « okrochka »[3], et à neuf, les grands lits de plume embrassaient de leur moelleuse étreinte les corps dodus de Fomouchka et de Fimouchka, et un paisible sommeil ne tardait pas à descendre sur leurs paupières. Tout bruit s’apaisait dans la vieille maisonnette ; la lampe brûlait devant les images, un vague parfum de musc et de mélisse flottait dans l’air, le grillon chantait, et le bon couple risible et innocent dormait en paix.

Voilà ce qu’étaient les fous, ou, comme disait Pakline, les « perruches inséparables » qui avaient donné asile à sa sœur et chez qui il conduisit ses amis.

La sœur de Pakline était une fille intelligente, assez jolie, — ses yeux surtout étaient magnifiques ; — mais sa malheureuse difformité lui ôtait toute liberté d’allure, toute gaieté, et la rendait méfiante, presque méchante. Par-dessus le marché, elle avait un prénom très-étrange : elle s’appelait Snandoulie ! Son frère avait essayé de la rebaptiser Sophie ; mais elle avait obstinément tenu à garder son bizarre prénom, disant que, quand on est bossu, on mérite de s’appeler Snandoulie.

Elle était bonne musicienne et jouait passablement du piano :

« C’est à cause de mes longs doigts, disait-elle, non sans amertume, des doigts de bossue !… »

Les quatre visiteurs arrivèrent chez Fomouchka et Fimouchka au moment où ceux-ci, réveillés de leur sieste, étaient en train de boire de l’eau d’airelles.

« Entrons dans le dix-huitième siècle ! » s’écria Pakline, en franchissant le seuil de la maisonnette.

Et en effet, le dix-huitième siècle leur apparut, dès l’antichambre, sous la forme d’un petit paravent à fond bleu, sur lequel étaient collées des silhouettes noires de dames et de cavaliers coiffés à la mode du siècle dernier.

Ces silhouettes, introduites par Lavater, étaient fort à la mode en Russie, vers 1780.

L’apparition inattendue d’un si grand nombre d’étrangers, — trois à la fois ! — produisit une vive émotion dans cette maisonnette si rarement visitée. On entendit un va-et-vient de pieds nus et chaussés ; quelques figures se montrèrent pour disparaître aussitôt ; une porte se ferma ; quelqu’un gémit, quelqu’un pouffa de rire, une voix saccadée chuchota :

« Au diable !… »

Enfin Kalliopytch parut avec son éternel casaquin, et, après avoir ouvert la porte du « salon », cria d’une voix retentissante :

« Ça ! c’est le seigneur Syla Samsonytch avec d’autres seigneurs ! »

Les maîtres se troublèrent beaucoup moins que leurs serviteurs. L’irruption de quatre grands gaillards dans leur salon, d’ailleurs assez vaste, leur causait, il est vrai, quelque étonnement, mais Pakline les rassura tout de suite, et, avec ses bons mots habituels, leur présenta successivement les trois nouveaux venus comme des gens paisibles et point « de la couronne ».

Fomouchka et Fimouchka avaient une particulière antipathie contre les gens de la « couronne », c’est-à-dire les employés du gouvernement.

Snandoulie, appelée par son frère, fit son apparition ; elle était beaucoup plus agitée, beaucoup plus embarrassée que les vieux Soubotchef. Ceux-ci, —tous deux ensemble et dans les mêmes termes, — prièrent leurs hôtes de s’asseoir et leur demandèrent ce qu’ils préféraient : thé, chocolat, ou bien eau gazeuse avec des confitures. Mais apprenant que leurs hôtes ne désiraient rien prendre, —parce qu’ils venaient de déjeuner chez un marchand nommé Golouchkine et devaient y dîner, — ils n’insistèrent pas davantage, et croisant tous deux de la même manière leurs petits bras courts sur leurs petits ventres, ils se mirent en devoir de causer.

La conversation, d’abord un peu languissante, s’anima bientôt. Pakline amusa extrêmement les deux vieillards avec l’anecdote connue de Gogol, sur un général, qui avait pénétré facilement dans une église pleine à étouffer, parce que c’était un général, —et sur un pâté qui se trouve être aussi fort que le général, en pénétrant non moins facilement dans un estomac aussi plein que l’église !

Cette anecdote les fit rire aux larmes. Leur rire, comme tout le reste, était pareil, glapissant, entrecoupé et se terminant par de la toux, de la rougeur sur le visage et une forte transpiration.

Pakline avait fait la remarque que les gens de l’espèce des Soubotchef sont vivement et en quelque sorte spasmodiquement impressionnés par des citations de Gogol ; mais comme son intention était moins d’amuser les deux vieillards que de les montrer à ses compagnons, il changea ses batteries, et s’arrangea si bien qu’au bout de peu d’instants le couple prit courage et se lança tout à fait.

Fomouchka sortit de sa poche et montra à ses hôtes sa tabatière favorite en bois sculpté, sur laquelle on pouvait compter jadis trente-six figures humaines dans diverses poses : toutes ces figures étaient depuis longtemps effacées par le frottement, mais Fomouchka les voyait encore ; il les voyait ; il pouvait les compter l’une après l’autre, et les montrer du doigt.

« Tenez, disait-il, en voilà un qui regarde par la fenêtre. Voyez-vous, il avance la tête. »

Et l’endroit qu’il indiquait du bout de l’ongle retroussé de son petit index était aussi uni que le reste du couvercle.

Puis il appela l’attention de ses visiteurs sur un tableau peint à l’huile, qui était accroché au-dessus de sa tête et qui représentait un chasseur vu de profil, sur un cheval isabelle, de profil aussi, qui traversait au triple galop une plaine de neige. Ce chasseur portait un grand bonnet blanc en peau de mouton avec flamme bleue, une tunique tcherkesse en poil de chameau bordée de velours et serrée à la taille par une ceinture à plaques de métal doré ; un gant brodé de soie était passé à cette ceinture ; un poignard à manche d’argent niellé pendait à côté. Le chasseur, qui avait l’air jeune et dodu, tenait d’une main un cor gigantesque orné de glands rouges ; de l’autre, les rênes et un fouet ; les quatre pieds du cheval étaient en l’air tous à la fois, et l’artiste avait soigneusement peint les quatre fers, sans oublier même les clous.

« Et remarquez, » disait Fomouchka en montrant de ce même doigt potelé quatre taches demi-circulaires tracées dans le fond blanc, en arrière des pieds du cheval, remarquez les traces dans la neige ! il n’a rien oublié ! »

Pourquoi ces traces n’étaient-elles qu’au nombre de quatre ? Pourquoi n’y en avait-il pas d’autres plus loin, en arrière ? C’est un point que Fomouchka passait sous silence.

« Ce chasseur… c’est moi ! ajouta-t-il après un moment d’hésitation, avec un sourire pudique et satisfait.

— Comment ! s’écria Néjdanof, vous avez été chasseur ?

— Oui… mais pas longtemps. Une fois, en plein galop, je passai par-dessus la tête de mon cheval, et je me blessai le « kourpéï ». Là-dessus Fimouchka eut une terrible frayeur et me défendit de chasser. Et ce fut fini.

— Qu’est-ce que vous vous étiez blessé ? lui demanda Néjdanof.

— Le « kourpéï » répéta Fimouchka en baissant la voix.

Les visiteurs s’entre-regardèrent sans rien dire. Ils ignoraient absolument ce que signifiait ce mot. Markelof seul, il est vrai, savait qu’on appelle « kourpéï » le plumet d’un bonnet cosaque ou tchernesse ; mais comment Fomouchka aurait-il pu se blesser ce plumet-là ? Et personne n’eut le courage de lui demander un éclaircissement.

« Ah ! c’est comme ça que tu te vantes ! s’écria tout à coup Fimouchka. Eh bien, moi aussi, je vais me faire valoir ! »

Elle ouvrit un tout petit « bonheur du jour », —on nommait ainsi un antique bureau sur pieds tors, dont le couvercle bombé, quand on le levait, glissait dans une rainure, — et elle en tira une miniature à l’aquarelle, entourée d’un cadre ovale en bronze ; cette miniature représentait un petit enfant de quatre ans, entièrement nu, un carquois sur les épaules, un ruban bleu en sautoir sur la poitrine, qui, du bout de son doigt, essayait la pointe d’une flèche. L’enfant, extrêmement frisé, louchait un peu, et souriait.

Fimouchka montra l’aquarelle aux jeunes gens :

« C’est moi ! dit-elle.

— Vous ?

— Oui, moi… quand j’étais petite. Il y avait un peintre français, un excellent peintre, qui venait chez mes parents ; c’est lui qui fit mon portrait pour le jour de la fête de mon défunt père. Et qu’il était gentil, ce Français ! Il vint nous voir plusieurs fois, plus tard. Quand il entrait, il retirait son pied en arrière en glissant sur le parquet, puis il le secouait un peu en l’air, et vous baisait la main ! Et quand il sortait, il baisait ses propres doigts, ma parole ! Et il saluait à droite, à gauche, en avant, en arrière ! Il était bien gentil, ce Français ! »

Les visiteurs louèrent le travail du peintre. Pakline trouva même que c’était encore assez ressemblant.

À ce propos, Fomouchka parla des Français d’aujourd’hui, et dit que probablement ils étaient devenus extrêmement méchants.

« Pourquoi cela, Foma Lavrentiévitch ? lui demanda-t-on.

— Pourquoi ? voyez plutôt quels noms ils ont !

— Par exemple ?

— Par exemple : Nojan-Tsin-Lorran (Nogent-Saint-Laurent), c’est un vrai nom de bandit ! »

Fomouchka s’informa aussi du souverain actuel de la France. On lui dit que c’était Napoléon. Cela parut l’étonner et l’attrister.

« Comment ? Un homme si vieux ?… » commença-t-il.

Mais il s’interrompit et regarda autour de lui d’un air inquiet.

Il ne connaissait guère la langue française et n’avait lu Voltaire qu’en traduction (il avait sous son oreiller, dans un coffret favori, une traduction manuscrite de Candide), mais il lui échappait parfois des expressions telles que : fausse parquet (dans le sens de : « c’est suspect, douteux »), expression dont on s’était beaucoup moqué jusqu’au jour où un Français très-savant avait expliqué que c’était un vieux terme parlementaire employé dans son pays avant 1789.

Profitant de ce que la conversation roulait sur la France et les Français, Fimouchka se décida à éclaircir un doute qui lui était resté dans l’esprit. Elle pensa d’abord à interroger Markelof, mais il la regardait d’un air tellement grave ! Solomine l’effrayait moins. « Mais non ! se dit-elle, il a l’air d’un homme simple, il ne doit pas comprendre le français ! » Elle s’adressa à Néjdanof.

« Je voudrais vous demander… commença-t-elle, —excusez-moi, — mais voilà mon cousin, Sila Samsonytch, qui se moque toujours de moi, pauvre vieille, à cause de mon ignorance…

— Demandez, je vous en prie.

— Voilà ce que c’est. Si quelqu’un veut employer le « dialecte » français pour demander ce qu’est une certaine chose, doit-il dire : Quécé — quécé — qué — céla ?

— Oui.

— Et peut-il dire : Quécé — quécé — qué — céla ?

— Sans doute.

— Et simplement : Qué — céla ?

— Mais oui.

— Et tout ça, c’est la même chose ?

— Oui. »

Fimouchka réfléchit un instant, puis fit un geste de résignation :

« Eh bien, Sila, dit-elle enfin, j’avais tort et tu avais raison. Mais vraiment, ces Français sont bien drôles !… »

Pakline pria ensuite les deux vieillards de chanter une petite romance… Ils se mirent à rire tous deux et s’étonnèrent que cette idée lui fût venue ; mais ils ne se firent pas longtemps prier, et posèrent seulement pour condition que Snandoulie se mettrait au clavecin et accompagnerait, — elle savait déjà quoi.

Il y avait dans un coin du salon un tout petit clavecin que les visiteurs n’avaient pas remarqué. Snandoulie s’assit devant, et prit quelques accords… Ce clavecin rendit des sons si pauvres, si aigres, si chétifs, si édentés, — jamais de sa vie Néjdanof n’avait rien entendu de pareil ; mais les vieillards entonnèrent aussitôt leur romance :


Est-ce pour trouver la tristesse,


commença Fomouchka,


La tristesse dans l’amour,
Que nous avons reçu des dieux
Un cœur capable d’aimer ?


Fimouchka continua :


Existe-t-il quelque part sur la terre
Un sentiment d’amour
Sans douleur, sans souffrance ?


Fomouchka répondit :


Nulle part, nulle part, nulle part !


Et Fimouchka répéta :


Nulle part, nulle part, nulle part !


Puis tous deux ensemble :


L’amour vit avec la souffrance
Partout, partout, partout !


Et Fomouchka répéta en solo :


Partout, partout, partout !


« Bravo ! s’écria Pakline, bravo pour le premier couplet ! Au second, à présent !

— Très-bien ! répondit Fomouchka ; mais seulement, Snandoulie Samsonovna, qu’est-ce que vous faites du trille ? Après ma réplique, il faut un trille !

— Très-bien ! répondit Snandoulie, je vous ferai un trille. »

Fomouchka commença :


Y a-t-il quelqu’un, dans l’univers,
Qui ait aimé sans tortures,
Qui ait jamais aimé
Sans pleurer, sans gémir ?


Et Fimouchka :


Si le cœur doit sombrer dans la tristesse
Comme une nacelle dans la mer…
Alors, pourquoi nous fut-il donné ?
Pour souffrir, souffrir, souffrir !


s’écria Fomouchka ; puis il s’arrêta pour laisser à Snandoulie le temps de faire son trille. Après quoi, Fimouchka reprit :


Pour souffrir, souffrir, souffrir !


Et tous deux à l’unisson :


Dieux, reprenez-moi mon cœur,
Je n’en veux plus, plus, plus !


Et le couplet fut terminé par un nouveau trille.

« Bravo ! bravo ! » s’écrièrent tous les assistants, — sauf Markelof, — en battant des mains.

Pendant que les applaudissements se calmaient peu à peu, Néjdanof se demandait :

« Ces gens-là comprennent-ils qu’ils jouent le rôle de bouffons, ou peu s’en faut ? Probablement non ; après tout, peut-être qu’ils le sentent et qu’ils se disent : « Qu’importe ? Nous ne faisons de mal à personne et « nous amusons nos visiteurs ! » Et, tout bien réfléchi, ils ont raison, cent fois raison ! »

Sous cette pensée, il se mit tout d’un coup à leur faire de très-grands compliments auxquels ils répondirent par de profondes révérences, en restant toutefois assis dans leurs fauteuils…

En ce moment, la porte de la pièce voisine, —chambre à coucher ou chambre de servantes, où, depuis quelques instants, on entendait chuchoter, — s’ouvrit brusquement et livra passage à la naine Poufka accompagnée de la vieille bonne Vassilievna. La naine se mit à glapir et à faire des grimaces, pendant que la bonne la retenait tantôt et tantôt l’excitait.

Markelof, qui, depuis longtemps déjà, donnait des signes d’impatience (Solomine se contentait de sourire un peu plus que de coutume), Markelof se tourna tout à coup vers Fomouchka.

« Je n’aurais jamais imaginé, commença-t-il, que vous, avec votre esprit cultivé, vous, un admirateur de Voltaire, à ce qu’on m’assure, vous pourriez vous divertir d’une chose qui doit inspirer de la pitié ; en un mot, d’une infirmité ! »

Ici il se souvint que la sœur de Pakline était contrefaite, et il arrêta son discours. Fomouchka rougit comme un enfant, arrangea son bonnet sur sa tête, balbutia : « Quoi ? ce n’est pas moi… c’est elle… » Mais ici Poufka fit une charge à fond de train sur Markelof :

« Qui est-ce qui t’a permis, s’écria-t-elle en grasseyant, de venir injurier nos maîtres ? Tu es jaloux parce qu’on m’a accueillie, assistée et nourrie, moi pauvre malheureuse ! Le bien d’autrui te fait loucher ! D’où sors-tu, noiraud, va-nu-pieds, propre à rien, avec tes moustaches de hanneton ?… »

En disant cela, elle imitait avec ses gros doigts courts les moustaches de Markelof. Vassilievna riait à fendre jusqu’aux oreilles sa bouche édentée, —et dans la pièce voisine d’autres rires faisaient écho aux siens.

« Je ne suis pas votre juge, vous comprenez, reprit Markelof en s’adressant à Fomouchka ; recueillir les pauvres et les infirmes, c’est une bonne œuvre. Cependant, permettez-moi de vous dire mon opinion : vivre dans l’abondance, —comme un coq en pâte, — ne dépouiller personne, mais ne pas remuer le bout du doigt pour venir en aide au prochain, ce n’est pas être bon ; pour ma part, au moins, à parler franc, je ne donnerais pas ça de cette bonté-là ! »

Là-dessus, Poufka se mit à glapir d’une façon assourdissante. Elle n’avait pas saisi une seule parole du discours de Markelof, mais elle comprenait que ce « noiraud » se permettait de maltraiter ses maîtres ! —L’impertinent !

Vassilievna aussi murmurait je ne sais quoi d’un air courroucé. Quant à Fomouchka, il avait croisé ses mains sur sa poitrine, et, tournant la tête du côté de sa femme :

« Fimouchka, s’écria-t-il presque avec des sanglots, ma petite colombe, entends-tu ce que monsieur notre hôte vient de dire ? Toi et moi, nous sommes des pécheurs, des méchants, des pharisiens… nous vivons comme des coqs en pâte, oï, oï, oï !… notre devoir est d’aller dans la rue, de quitter notre maison, avec un balai à la main, afin de gagner notre vie, ho ! ho ! ho !… »

En entendant de si tristes discours, Poufka glapit plus fort que jamais, et Fimouchka, les yeux à demi fermés, les lèvres contractées, aspira l’air profondément, préparant un lamentable gémissement.

Dieu sait comment l’affaire se serait terminée, si Pakline ne s’en était mêlé.

« Qu’est-ce que c’est ? Voyons ! dit-il en agitant les mains, avec un gros rire ; n’avez-vous pas honte ? Monsieur Markelof voulait plaisanter ; seulement, comme il a un visage extrêmement sérieux, sa plaisanterie a pris une tournure sévère… et vous avez donné dedans ? Mais ça n’est pas ça du tout ! Ma bonne petite Euphémie Pavlovna, nous allons être forcés de partir tout à l’heure. Savez-vous ce qu’il faut faire ? Pour nos adieux, dites-nous la bonne aventure… vous la dites si bien ! Allons, Snandoulie, donne des cartes. »

Fimouchka jeta un coup d’œil vers son mari ; et, le voyant assis dans sa pose habituelle et tout à fait calmé, elle se calma aussi.

« Des cartes, des cartes… dit-elle ; mais je ne sais plus, mon petit père, j’ai oublié ! Il y a longtemps que je n’ai eu des cartes dans les mains !… »

Et déjà elle prenait des mains de Snandoulie un jeu de cartes très-ancien, un jeu d’hombre.

« À qui dois-je faire les cartes ?

— À tous ! s’écria Pakline, et il se dit à lui-même : « Voilà, par exemple, une charmante petite mère ! on la « tourne où on veut… C’est un vrai plaisir ! » —À tous, grand’maman, à tous ! répéta-t-il à haute voix. Dites-nous notre destinée, notre caractère, notre avenir… tout ! »

Fimouchka commença à étaler les cartes, mais tout à coup elle jeta le jeu sur la table.

« À quoi bon des cartes ? s’écria-t-elle. Je n’en ai pas besoin pour connaître le caractère de chacun de vous ! Et tel caractère, telle destinée. —Celui-là (elle montra Solomine) est un homme rafraîchissant et constant ; celui-ci (elle menaça Markelof du doigt) est un homme bouillant, un dangereux… (Poufka tira la langue à Markelof) ; toi (elle regarda Pakline), je n’ai pas besoin de te dire ce que tu es, tu le sais très-bien ; tu es un évaporé. Celui-ci… »

Elle montra du doigt Néjdanof, et eut un mouvement d’hésitation.

« Quoi donc ? demanda-t-il. Parlez, je vous en prie : quel homme suis-je ?

— Quel homme tu es ? dit lentement Fimouchka : tu es un homme digne de pitié, voilà. »

Néjdanof tressaillit.

« Digne de pitié ! Pourquoi donc ?

— Tout simplement… tu me fais pitié, voilà tout.

— Mais pourquoi ?

— Parce que mes yeux me disent ça. Tu crois que je suis une bête ? Je suis plus fine que toi, malgré tes cheveux rouges. Tu me fais pitié… voilà ta bonne aventure. »

Tous se turent, s’entre-regardèrent, et se turent encore.

« Allons, adieu, mes amis ! s’écria Pakline. Voilà longtemps que nous sommes ici ; nous avons dû vous ennuyer. Ces messieurs doivent partir… et moi aussi je pars. — Adieu ! merci pour votre bon accueil.

— Adieu, adieu, revenez nous voir, ne nous oubliez pas, » dirent Fomouchka et Fimouchka d’une seule voix.

Puis Fomouchka entonna la réponse liturgique :

« Nombreuses, nombreuses, nombreuses années…

— Nombreuses, nombreuses… » répéta tout à coup, en basse taille, Kalliopytch, qui ouvrait la porte aux jeunes gens…

Et tous les quatre se trouvèrent devant la petite maison ventrue, pendant qu’on entendait Poufka glapir à travers les fenêtres : « Imbéciles ! imbéciles ! »

Pakline rit à gorge déployée ; mais son rire n’eut pas d’écho, et même Markelof regarda ses compagnons l’un après l’autre, comme s’il eût attendu d’eux une parole d’indignation…

Seul, Solomine, comme à son ordinaire, souriait.

  1. Obrok, redevance annuelle que les paysans payaient à leur seigneur.
  2. Diminutif de Porphyre.
  3. Espèce de vinaigrette au kvas.