Terres vierges/23

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 192-205).


XXIII


L’aurore commençait déjà à poindre dans le ciel, lorsque Solomine, ayant allègrement parcouru ses cinq verstes après le dîner chez Golouchkine, frappa à la petite porte de la haute palissade d’enceinte qui entourait la fabrique.

Le veilleur lui ouvrit aussitôt, et, accompagné de trois énormes chiens de garde qui agitaient largement leurs queues velues, le conduisit dans son logement avec un empressement respectueux. Le retour du chef lui faisait évidemment plaisir.

« Vous arrivez de nuit, M. Solomine. Nous ne vous attendions que demain.

— Bah ! la promenade est encore plus agréable pendant la nuit. »

Les rapports qui existaient entre Solomine et ses ouvriers étaient bons, quoique un peu différents de l’ordinaire : les ouvriers le respectaient comme un supérieur, et se conduisaient avec lui comme avec un égal, comme avec un des leurs ; mais à leurs yeux c’était un homme très-fort dans sa partie ! « Quand Vassili Fédotoff dit quelque chose, répétaient-ils entre eux, c’est sacré, parce que c’est un fier savant, et il vous enfoncerait tous les « Aglitchans » (Anglais). »

Les ouvriers se rappelaient, en effet, qu’un grand manufacturier anglais était venu un jour visiter la fabrique ; et, soit parce que Solomine avait causé avec lui en anglais, soit que réellement il appréciât l’étendue de ses connaissances, cet Anglais avait frappé à plusieurs reprises sur l’épaule de Solomine, lui avait demandé en riant s’il voulait venir avec lui à Liverpool, puis avait répété aux ouvriers, en son russe incorrect : « Lui, bonne, aoh ! très-bonne ! » Cela fit beaucoup rire les ouvriers, et ils disaient, non sans orgueil : « Ah ! notre chef est un rude lapin ! Et il est des nôtres ! »

Le fait est qu’il était des leurs, qu’il était à eux.

Le lendemain matin, Solomine fut éveillé par son favori Paul qui, en l’aidant à s’habiller, lui donna quelques renseignements et lui en demanda d’autres. Puis ils prirent le thé ensemble, rapidement ; Solomine, ayant passé sa vieille jaquette de travail, descendit à la fabrique, et sa vie se mit de nouveau à tourner régulièrement comme une roue de machine.

Mais un nouveau temps d’arrêt lui était réservé.

Cinq jours après son retour, Solomine vit entrer dans la cour de la fabrique un élégant phaéton attelé de quatre superbes chevaux, et aussitôt un laquais à livrée grisable, amené par Paul, lui remit solennellement une lettre à cachet armoirié, de la part de « Son Excellence le général Sipiaguine. »

Dans cette lettre tout imprégnée non de parfums, —fi donc ! — mais d’une certaine senteur anglaise aussi distinguée que désagréable, dans cette lettre écrite à la troisième personne, il est vrai, mais de sa propre main de haut dignitaire, le noble seigneur du village d’Arjanoïé, s’excusant d’abord de s’adresser à un homme qui ne lui était pas personnellement connu, mais dont lui, Sipiaguine, avait entendu faire l’éloge de la façon la plus flatteuse, prenait « la liberté » d’inviter chez lui M. Solomine, dont les conseils pourraient lui être d’une fort grande utilité au sujet d’une importante entreprise industrielle ; et, dans l’espérance que M. Solomine aurait l’amabilité d’accepter son invitation, il lui envoyait un équipage. Dans le cas, cependant, où M. Solomine serait dans l’impossibilité de s’absenter ce jour-là, il le priait de vouloir bien lui indiquer un autre jour quelconque, à sa convenance, et alors, lui Sipiaguine, mettrait avec empressement son équipage à la disposition de M. Solomine. Puis venaient les formules d’usage, suivies d’un élégant paraphe tout à fait digne d’un ministre, et absolument incompréhensible, cela va sans dire, pour tout autre qu’un initié.

La lettre était terminée par un post-scriptum, à la première personne, cette fois : « J’espère que vous ne refuserez pas de venir dîner sans cérémonie, en redingote. » Les mots « sans cérémonie » était soulignés.

En même temps que cette lettre, le laquais gris-sable, non sans quelque hésitation, présenta à Solomine un simple billet, pas même cacheté. Ce billet, écrit par Néjdanof, ne contenait que quelques mots :

« Venez, je vous en prie ; on a grand besoin de vous ici, et vous pouvez rendre un grand service, mais non pas à M. Sipiaguine, cela va sans dire. »

En lisant la lettre de Sipiaguine, Solomine se dit : Parbleu ! je serais bien en peine d’aller autrement que sans cérémonie ; je n’ai jamais eu de frac, moi ! Et pourquoi diable me ferai-je traîner là-bas ? Pour perdre du temps, rien de plus. » Mais quand il eut ouvert le billet de Néjdanof, il se gratta la nuque, et, tout irrésolu, s’approcha de la fenêtre.

« Quelle réponse monsieur daignera-t-il donner ? » lui demanda respectueusement le laquais gris-sable.

Solomine resta encore un moment à la fenêtre, puis enfin, secouant ses cheveux et passant la main sur son front, il répondit :

« Je pars. Donnez-moi le temps de changer de costume. »

Le laquais sortit d’un air digne ; Solomine fit appeler Paul, causa avec lui, et courut encore une fois à la fabrique. Ayant revêtu une redingote noire à taille trop longue, cousue par un tailleur du cru, et s’étant coiffé d’un chapeau cylindre un peu roussi, qui lui donna immédiatement un air tout raide, il monta dans le phaéton ; mais tout à coup il se souvint qu’il n’avait pas pris de gants ; il appela « l’omniprésent » Paul, qui alla lui chercher une paire de gants en peau de daim récemment (lavés, dont chaque doigt, élargi au bout, avait l’air d’un biscuit.

Solomine fourra les gants dans sa poche et dit qu’on pouvait partir. Aussitôt le laquais, avec une énergie aussi imprévue qu’inutile, bondit sur le siège, le cocher bien stylé poussa un cri en fausset pour exciter les chevaux et l’équipage s’ébranla.

Pendant que Solomine roulait vers le domaine de Sipiaguine, l’homme d’État, assis dans son salon avec une brochure politique à demi coupée sur les genoux, causait avec sa femme au sujet du jeune fabricant. Il lui avait écrit, disait-il à sa femme, pour essayer de lui faire lâcher la filature du marchand de Moscou et de l’amener à se charger de sa fabrique à lui, qui allait de mal en pis et qu’on devrait réorganiser de fond en comble.

Sipiaguine n’admettait pas l’idée que le jeune homme refuserait de venir ou même renverrait son voyage à un autre jour, bien que dans sa lettre il lui en eût laissé le choix.

« Mais nous avons une fabrique de papier, et c’est une filature qu’il dirige ! lui fit observer Mme Sipiaguine.

— C’est égal, ma chère : il y a des machines là-bas comme ici… et Solomine est un mécanicien.

— Mais, qui sait ? peut-être que c’est un spécialiste !

— Ma chère, d’abord, en Russie, il n’y a point de spécialistes ; et ensuite, je te le répète, il est mécanicien. »

Mme Sipiaguine sourit.

« Sois prudent, mon ami : tu as déjà eu du malheur avec les jeunes gens ; pourvu que cela n’arrive pas une seconde fois !

— C’est à Néjdanof que tu fais allusion ? mais après tout, il me semble que j’ai atteint mon but : comme répétiteur pour Kolia, il est parfait. Et puis tu sais : non bis in idem ! Pardonne-moi mon pédantisme : cela veut dire que la même chose ne se répète pas.

— Tu crois ? Et moi, je pense que dans ce monde tout se répète, surtout ce qui est dans la nature des choses… et surtout entre jeunes gens.

Que voulez-vous dire ? demanda Sipiaguine en jetant, d’un geste arrondi, sa brochure sur la table.

Ouvrez les yeux et vous verrez ! » répondit-elle.

Quand ils parlaient français, ils se disaient vous, naturellement.

« Hum ! fit Sipiaguine, c’est de ce petit étudiant que tu parles ?

— De monsieur l’étudiant, oui.

— Hum ! Est-ce qu’il s’est fourré là-dedans (il tapota de ses doigts sur son front) quelque chose ? Hein ?

— Ouvre les yeux.

— Marianne ? Hein ? »

Ce second « hein ? » fut dit d’un ton plus nasillard que le premier.

« Ouvre les yeux, je te dis. »

Sipiaguine fronça les sourcils.

« Bon, nous éclaircirons tout cela plus tard. Pour le moment, voici ce que je voulais te dire : ce Solomine, probablement, sera un peu intimidé… c’est bien naturel… le manque d’habitude ! Il faudra tâcher d’être aimable pour ne pas l’effaroucher. Ce n’est pas pour toi que je dis cela. Toi, tu es une perle, et, quand tu veux, tu ensorcelles ton monde en un clin d’œil. J’en sais quelque chose, madame ! Mais je dis cela pour les autres, par exemple, pour celui-là… »

Il montra du doigt un chapeau gris, à la dernière mode, déposé sur une étagère : ce chapeau appartenait à Kalloméïtsef, qui se trouvait à Arjanoïé depuis le matin.

« Il est très-cassant », tu sais ; il méprise absolument le peuple, ce que je condamne absolument ! En outre, depuis quelque temps, je remarque chez lui une sorte d’irritation, une tendance agressive… Est-ce que ses affaires, « là-bas » (Sipiaguine fit, d’un mouvement de tête, une indication vague… mais sa femme le comprit), marcheraient mal ? Hein ?

— Ouvre les yeux, je te le répète. »

Sipiaguine se redressa.

« Hein ? (Ce hein était tout différent, prononcé sur un ton… beaucoup plus bas.) — Ah bah ! Mais alors il pourrait arriver que je les ouvrisse trop ! Qu’on y prenne garde !

— C’est ton affaire. Quant à ton nouveau jeune homme, s’il arrive aujourd’hui, sois tranquille ; on prendra toutes les mesures de précaution. »

Or, il se trouva que toutes les mesures de précaution étaient parfaitement inutiles. — Solomine ne fut ni intimidé, ni effarouché.

Quand le domestique l’annonça, Sipiaguine se leva immédiatement, et s’écria à haute voix, de façon à être entendu de l’antichambre :

« Faites entrer ! ça va sans dire, faites entrer ! »

Puis il se dirigea vers la porte du salon, et s’arrêta tout près de l’entrée. À peine Solomine eut-il franchi le seuil, que Sipiaguine, qu’il avait failli heurter, lui tendit les deux mains, et, balançant la tête à droite et à gauche, avec un aimable sourire, lui dit d’un air charmé :

« Ah ! voilà qui est gentil de votre part !… Que de reconnaissance je vous ai ! »

Et il le conduisit aussitôt à Mme Sipiaguine.

« Voilà ma petite femme, dit-il en appuyant doucement la main sur le dos de Solomine comme pour le pousser vers sa femme. —Ma chère amie, je te présente le premier mécanicien et le premier chef de fabrique de ce gouvernement, Vassili… (Il hésita) Fédocéïtch Solomine. »

Mme Sipiaguine se dressa légèrement, leva avec grâce ses belles paupières, sourit d’abord au jeune homme d’un air bon enfant, comme à une vieille connaissance, puis tendit vers lui sa petite main, la paume en dessus, le coude serré contre le corps, la tête un peu penchée du côté de cette main, comme si elle demandait une petite aumône.

Solomine laissa au mari et à la femme le temps de terminer leurs petites façons, serra la main à tous les deux, et s’assit dès la première invitation.

Sipiaguine lui demanda alors avec sollicitude s’il ne voulait rien prendre. Mais le jeune homme répondit qu’il n’avait besoin de rien, qu’il n’était nullement fatigué du voyage, et qu’il se mettait entièrement à sa disposition.

« Alors, on pourrait donc vous prier de bien vouloir visiter la fabrique ? demanda Sipiaguine, de l’air de quelqu’un qui avait peur d’être indiscret et qui n’osait pas croire à une telle complaisance de la part de son hôte.

— Tout de suite, si vous voulez, répondit Solomine.

— Ah ! que vous êtes obligeant ! Voulez-vous qu’on attelle un drochki ? Vous préférez peut-être aller à pied ?

— Mais votre fabrique, je suppose, n’est pas loin d’ici ?

— Une demi-verste, tout au plus.

— Alors, à quoi bon faire atteler ?

— Allons, très-bien. Mon chapeau, ma canne, vite ! Et toi, ma petite ménagère, mets-toi en mouvement. Mon chapeau ! »

Sipiaguine s’agitait beaucoup plus que son hôte. Il répéta encore une fois : « Eh bien ! ce chapeau ? » et lui, un grand dignitaire ! il bondit dehors comme un écolier turbulent.

Pendant que son mari avait causé avec Solomine, Mme Sipiaguine avait regardé à la dérobée, mais attentivement, « ce nouveau jeune ».

Assis tranquillement dans un fauteuil, les deux mains nues posées sur ses genoux (il n’avait décidément pas mis ses gants), Solomine considérait tranquillement, mais avec curiosité, les meubles, les tableaux.

«  Qu’est-ce que ça veut dire ? pensait-elle. C’est un plébéien, un vrai plébéien, et pourtant comme il a une tenue simple ! »

En effet, Solomine se tenait très-simplement, non pas comme les gens qui, tout en s’efforçant de paraître naturels, désirent qu’on le remarque, mais comme un homme dont les pensées et les sentiments sont très-peu compliqués, mais forts.

Mme Sipiaguine voulut entamer une conversation, mais, à sa grande surprise, elle eut de la peine à trouver quelque chose à dire :

« Ah ! ça, pensa-t-elle, est-ce que cet ouvrier de fabrique m’imposerait ?

— Mon mari, commença-t-elle enfin, vous doit beaucoup de reconnaissance pour le temps précieux que vous voulez bien lui sacrifier…

— Il n’est pas très-précieux, madame, répondit-il, et puis je ne suis venu ici que pour un moment.

— « Voilà où l’ours a montré sa patte », pensa-t-elle en français.

En ce moment, son mari réapparut sur le seuil de la porte restée ouverte, un chapeau sur la tête, un stick à la main. Se tournant à demi, il dit d’un air détaché :

« Vassili Fédocéïtch, je suis à vos ordres. »

Solomine se leva, salua la dame, et suivit Sipiaguine.

« Par ici, suivez-moi, par ici, —répétait Sipiaguine, comme s’ils se fussent trouvés dans une forêt vierge, et que Solomine eût eu besoin d’un guide. —Faites attention, il y a des marches, Vassili Fédocéïtch !

— Puisque vous voulez bien m’appeler par mes prénoms, dit Solomine sans se presser, je ne suis pas Fédocéïtch, —mais Fédotytch. »

Sipiaguine le regarda par-dessus l’épaule, avec une sorte d’effroi.

« Ah ! je vous demande pardon, Vassili Fédotytch !

— Oh ! ça ne fait rien du tout. »

Au moment où ils sortaient de la maison, ils rencontrèrent Kalloméïtsef.

« Où allez-vous comme ça ? demanda-t-il à Sipiaguine en jetant un regard de travers sur Solomine… À la fabrique ? C’est là l’individu en question ? »

Sipiaguine ouvrit de gros yeux et secoua légèrement la tête pour l’engager à la prudence.

« Oui, à la fabrique… montrer mes péchés et mes misères à monsieur le mécanicien que voilà. Permettez-moi de vous présenter monsieur Kalloméïtsef, un propriétaire de nos voisins, monsieur Solomine… »

Kalloméïtsef fit un ou deux hochements de tête presque imperceptibles, sans se tourner du côté de Solomine ; lui, au contraire, regarda fixement Kalloméïtsef, et quelque chose de particulier passa dans ses yeux à demi fermés…

« Peut-on vous accompagner ? demanda Kalloméïtsef. Vous savez que j’aime à m’instruire.

— Sans doute. »

Ils débouchèrent de la cour sur le chemin. À peine avaient-ils fait vingt pas qu’ils aperçurent le prêtre de la paroisse, qui, sa soutane retroussée, retournait au presbytère. Kalloméïtsef se détacha du groupe, marcha à pas fermes et rapides vers le prêtre, qui ne s’attendait pas à cela et qui se sentit un peu intimidé, lui demanda sa bénédiction, mit sur sa main rouge et couverte de sueur un baiser retentissant, et, se tournant vers Solomine, lui jeta un regard provocateur. Évidemment il avait des données sur le nouveau venu ; il voulait donner une leçon à ce manant qu’on disait être si savant.

« C’est une manifestation, mon cher ? » lui dit Sipiaguine entre ses dents.

Kalloméïtsef se rebiffa :

« Oui, mon cher, une manifestation nécessaire par le temps qui court ! »

Arrivés à la fabrique, ils furent reçus par un Petit-Russien à immense barbe et à fausses dents, qui avait remplacé l’intendant allemand, définitivement chassé par Sipiaguine. Ce Petit-Russien n’était là que provisoirement : il paraissait absolument incapable ; il se bornait à répéter à tout propos : « Voilà » ou : « S’il plaît à Dieu » et soupirait à chaque instant.

L’inspection de la fabrique commença. Plusieurs ouvriers connaissaient Solomine de vue, et le saluaient. Il dit même à l’un d’eux :

« Ah ! bonjour, Grégoire. Tu es ici ?… »

Il ne tarda pas à se convaincre que l’affaire était mal dirigée. On avait dépensé beaucoup d’argent, mais sans discernement. Les machines étaient de mauvaise qualité ; il y avait beaucoup de choses inutiles et superflues, tandis que beaucoup de choses nécessaires manquaient.

Sipiaguine regardait constamment Solomine dans les yeux pour deviner son opinion, il lui faisait des questions timides ; il lui demanda si, au moins, il trouvait qu’il eût assez d’ordre.

« L’ordre y est bien, répondit Solomine, mais y a-t-il des revenus ? J’en doute. »

Sipiaguine et même Kalloméïtsef sentaient que le jeune homme était dans cette fabrique comme chez lui, que tout lui était connu et, familier, jusque dans les moindres détails. Il posait la main sur une machine comme un cavalier pose la sienne sur le cou de son cheval ; il touchait une roue du bout du doigt, et la roue s’arrêtait ou se mettait à tourner ; il prenait à la cuve dans le creux de sa main un peu de la pâte avec laquelle on fait du papier, et aussitôt cette pâte montrait tous ses défauts.

Il ne parlait guère, il ne regardait même pas l’intendant petit-russien. Il sortit de la fabrique sans prononcer une parole. Sipiaguine et Kalloméïtsef marchaient derrière lui.

Sipiaguine ne permit à personne de l’accompagner ; il tapa même du pied et grinça des dents. Il avait l’air complètement déconfit.

«  Je vois à votre air, dit-il enfin au jeune homme, que vous n’êtes pas content de ma fabrique, et je sais bien, moi, qu’elle n’est pas dans de bonnes conditions, qu’elle est d’un mauvais rapport ; mais dites-moi au juste… je vous en prie, sans cérémonie… quels sont ses principaux défauts ? Et que pourrait-on faire pour les corriger ?

— La fabrication du papier n’est pas de mon ressort, répondit Solomine ; tout ce que je peux vous dire, c’est que les établissements industriels ne sont pas l’affaire des gentilshommes.

— Vous regardez ces occupations comme humiliantes pour les gentilshommes ? lui dit Kalloméïtsef.

— Oh non ! pas du tout. Qu’y a-t-il d’humiliant là-dedans ? Du reste, quand même il y aurait quelque chose de semblable, la noblesse n’est pas à cela près.

— Quoi ? Comment ?

— Je veux dire simplement, continua Solomine d’un air paisible, que les nobles ne sont pas habitués à ce genre d’occupation. Il faut pour cela avoir un esprit commercial, mettre tout sur un autre pied ; il faut avoir de la suite et de la patience. Les nobles n’entrent pas dans ces considérations. Aussi que voit-on toujours et partout ? Ils établissent des fabriques de drap, de papier, des filatures, et, au bout du compte, dans les mains de qui toutes ces fabriques tombent-elles ? Dans les mains des marchands. C’est dommage, car les marchands sont de vraies sangsues. Mais il n’y a rien à y faire.

— À vous entendre, s’écria Kalloméïtsef, nous autres nobles, nous ne pouvons rien comprendre aux questions financières ?

— Oh ! bien au contraire ! Les nobles sont passés maîtres en fait de finances… d’un certain genre. Quémander et recevoir des concessions de chemins de fer, organiser des banques, obtenir des monopoles, et tout ce qui s’ensuit, personne ne vaut les nobles pour cela ! Ils constituent de cette façon de grands capitaux. C’est à cela que je faisais allusion, quand vous avez pris la peine de vous fâcher. Mais je parle des entreprises industrielles régulières, car ouvrir des cabarets, des boutiques d’échange au détail, prêter du blé ou de l’argent aux paysans avec des intérêts de cent ou cent cinquante pour cent, comme le font en ce moment-ci beaucoup de propriétaires nobles, —ce ne sont pas là, selon moi, des opérations financières dans le vrai sens du mot. »

Kalloméïtsef ne répondit rien. Il appartenait précisément à cette nouvelle race de propriétaires usuriers —dont Markelof avait parlé dans son dernier entretien avec Néjdanof, — et il était d’autant plus inhumain dans ses exigences qu’il n’avait jamais affaire directement avec les paysans (auxquels l’entrée de son cabinet parfumé était naturellement interdite), et qu’il ne communiquait avec eux que par l’intermédiaire d’un commis.

En écoutant le discours que le jeune homme laissait tomber de ses lèvres lentement et comme avec indifférence, il bouillait intérieurement… mais pour cette fois il ne dit mot ; et seul, le jeu de muscles de ses joues, produit par la pression convulsive des mâchoires, laissait deviner ce qui se passait en lui.

« Pourtant, permettez, permettez, monsieur Solomine, répliqua Sipiaguine ; tout ce dont vous parlez là était parfaitement juste dans les temps passés, quand les nobles jouissaient… de droits tout différents, quand ils se trouvaient… en général… dans une autre situation. Mais maintenant, après toutes les bienfaisantes réformes qui se sont accomplies, dans notre époque industrielle, pourquoi les nobles ne pourraient-ils pas tourner leur attention, leurs capacités enfin, vers de pareilles entreprises ? Pourquoi ne seraient-ils pas capables de comprendre ce que comprend un simple marchand parfois illettré ? Ils ne manquent pourtant pas de développement intellectuel, et même on peut affirmer avec une certitude à peu près absolue qu’ils sont jusqu’à un certain point les représentants de la civilisation et du progrès ! »

Sipiaguine parlait très-bien ; son éloquence aurait eu un grand succès n’importe où, à Pétersbourg, dans une section de ministère ou même plus haut ; — mais il ne produisit pas la plus légère impression sur Solomine.

« Les nobles ne peuvent pas manier ces sortes de choses, répéta-t-il encore une fois.

— Mais pourquoi donc ? pourquoi ? cria presque Kalloméïtsef.

— Parce que les nobles sont de véritables employés, des « tchinovniks. »

— Des tchinovniks ? »

Kalloméïtsef eut un ricanement caustique.

« Vous ne vous rendez probablement pas compte, monsieur Solomine, de ce que vous avez bien voulu dire ? »

Solomine continuait de sourire :

« Pourquoi pensez-vous cela, monsieur Kolomentsof ? (Kalloméïtsef fit un soubresaut en entendant « mutiler » ainsi son nom.) — Soyez sûr que je m’en rends parfaitement compte toujours.

— Alors, expliquez ce que vous entendez par cette phrase.

— Voici : à mon point de vue, tout « tchinovnik » est et fut toujours un étranger, un intrus ; et les nobles, actuellement, sont devenus des étrangers et des intrus. »

Kalloméïtsef se mit à rire de plus belle.

« Veuillez m’excuser, mon cher monsieur, mais je ne comprends rien du tout à ce que vous avancez là.

— Tant pis pour vous. Faites un effort… et vous comprendrez peut-être.

— Monsieur !

— Messieurs, messieurs ! se hâta de dire Sipiaguine, en se donnant l’air de chercher des yeux quelqu’un qu’il ne trouvait pas. Je vous en prie… de grâce !… Kalloméïtsef, je vous supplie de vous calmer. Mais le dîner doit être prêt, ou peu s’en faut. Suivez-moi, je vous en prie, messieurs. »

Cinq minutes après, Kalloméïtsef, entrant comme une bombe dans le cabinet de Mme Sipiaguine, s’écriait :

« Valentine Mikhaïlovna ! Si vous saviez ce que votre mari a fait ! Un nihiliste s’était introduit chez vous, et voilà qu’il en amène un autre ! Et celui-là est encore pire que le premier !

— Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? Il énonce Dieu sait quelles opinions ; et puis, remarquez ceci : il a causé pendant une heure entière avec votre mari, et il ne lui a pas dit une seule fois « Votre Excellence » ! Le vagabond ! »