Terres vierges/29

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 251-263).


XXIX


Le lendemain, de grand matin, Néjdanof frappa encore à la porte de Marianne.

« C’est moi ! répondit-il à la question : Qui est là ? Peux-tu venir ?

— Attends… tout de suite. »

Elle sortit, et poussa une exclamation de surprise. Au premier abord elle ne l’avait pas reconnu. Il était vêtu d’un vieux caftan de nankin jaunâtre, à taille courte et à tout petits boutons ; ses cheveux étaient arrangés à la russe, avec la raie au milieu ; il avait noué autour de son cou un mouchoir bleu ; il tenait à la main une casquette dont la visière était cassée ; enfin il avait pour chaussures des bottes non cirées, en peau de bouvillon.

« Mon Dieu ! s’écria Marianne, comme tu es laid ! » — Puis aussitôt elle lui jeta vivement les bras autour du cou, et l’embrassa encore plus vivement. — « Mais pourquoi as-tu choisi ce costume-là ? Tu as l’air d’un pauvre petit bourgeois de la ville… ou d’un colporteur… ou d’un domestique mis à la retraite. Pourquoi ce caftan, et non pas une veste d’ouvrier, ou même un simple « armiak » de paysan ?

— Justement… » commença Néjdanof, qui, dans son costume, avait en effet l’air d’un petit boutiquier ; —il le sentait d’ailleurs, et au fond de son âme, il était vexé, troublé ; tellement troublé qu’il promenait machinalement sur sa poitrine ses deux mains avec les doigts écartés, comme pour se nettoyer… « Paul m’a assuré qu’en veste ou en armiak, on me reconnaîtrait tout de suite ; tandis que ce costume, dit-il, on jurerait que je l’ai porté toute ma vie ! Ce qui n’est pas flatteur pour mon amour-propre, — soit dit en parenthèse.

— Alors tu veux aller tout de suite… commencer ? lui dit Marianne avec vivacité.

— Oui, je vais essayer, quoique… en y pensant bien…

— Que tu es heureux ! interrompit Marianne.

— Ce Paul est un homme extraordinaire, reprit Néjdanof, il sait tout, il a des yeux qui vous traversent de part en part ; et puis, tout d’un coup, il vous fait un visage comme si tout se passait à côté de lui, sans qu’il y prît garde. Il est très-serviable, et en même temps il a un air gouailleur… Il m’a apporté les brochures de chez Markelof qu’il connaît, et qu’il appelle familièrement Serge Mikhaïlovitch. Quant à Solomine, il lui est dévoué, il traverserait pour lui l’eau et le feu.

— Et Tatiana aussi, ajouta Marianne. D’où vient donc que les gens lui sont si dévoués ? »

Néjdanof ne répondit pas.

« Quelles brochures Paul t’a-t-il apportées ? reprit Marianne.

— Mais… celles qu’on distribue ordinairement : « L’histoire de quatre frères… » Et puis… Enfin les brochures ordinaires, les plus connues… Du reste, celles-là sont les meilleures. »

Marianne regarda autour d’elle d’un ait inquiet.

« Mais que fait donc Tatiana ? Elle avait promis de venir de bon matin…

— Et la voilà, continua Tatiana, entrant dans la chambre, un paquet à la main. —Elle arrivait à la porte, et avait entendu l’exclamation de Marianne. —Vous aurez tout le temps… ne voilà-t-il pas une affaire ! »

Marianne se précipita à sa rencontre.

« Vous l’apportez ?

Tatiana frappa de la main sur son paquet.

« Tout est là-dedans, au grand complet… Vous n’avez plus qu’à l’essayer… après quoi, vous pourrez vous montrer… et faire votre belle à gogo !

— Oh ! vite, allons, ma bonne Tatiana !… »

Marianne l’entraîna chez elle.

Resté seul, Néjdanof fit deux fois le tour de sa chambre, d’un pas mou et traînard, qu’il se figurait, on ne sait pourquoi, être la démarche des petits bourgeois ; il flaira prudemment sa manche, ainsi que l’intérieur de sa casquette, et fit une grimace ; il se regarda dans un petit miroir fixé au mur près de la fenêtre, et secoua la tête : décidément il n’était pas beau !

« Après tout, tant mieux ! » pensa-t-il.

Puis il choisit quelques brochures, les fourra dans sa poche, et prononça quelques mots à la façon du bas peuple, comme, par exemple : « Hé ben quoi ?… Ohé ! là-bas… quoi qu’ignia ? »

« Il me semble que c’est à peu près ça, se dit-il, mais bah ! à quoi bon faire l’histrion ? mon accoutrement répondra pour moi. »

Néjdanof se rappela à ce propos l’histoire d’un Allemand exilé, qui devait s’enfuir à travers la Russie, quoiqu’il parlât fort mal le russe ; il avait acheté dans un bazar de village un bonnet de marchand, bordé de fourrure de chat, et on l’avait pris partout pour un marchand, et il était ainsi parvenu à passer la frontière.

En ce moment Solomine entra.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, te voilà tout équipé. —Pardonne-moi, camarade, mais sous ce costume, il n’y a pas moyen de te dire « vous ».

— Oh ! je vous en… je t’en prie !… Du reste, je voulais te le demander.

— Il est de bien bonne heure ! mais tu veux sans doute t’habituer à ton costume. — Alors, très-bien ! — Seulement il faudra que tu attendes ; mon patron n’est pas encore parti. Il dort.

— Je sortirai plus tard, répondit Néjdanof ; j’irai faire un tour dans les environs, en attendant des instructions plus précises.

— Bien parlé ! Seulement écoute, Alexis… Je t’appelle Alexis tout court, n’est-ce pas ?

— Alexis, fort bien… Lixeï[1] si tu veux, ajouta Néjdanof en riant.

— Non, non, ne salons pas trop le mets ; à quoi bon ? Écoute : un bon accord, dit-on, vaut mieux que de l’argent. Je vois que tu as des brochures ; distribue-les partout où tu voudras, mais dans notre fabrique, halte-là !

— Pourquoi donc ?

— Parce que, d’abord, ce serait dangereux pour toi ; secondement j’ai promis à mon patron que ça n’arriverait pas ici ; en somme la fabrique est à lui. Troisièmement, il y a déjà des choses commencées, chez nous, des écoles, par exemple… et tu pourrais tout gâter. Fais ce que tu voudras, comme tu pourras, à tes risques et périls, je ne m’y oppose pas ; mais ne touche pas à mes ouvriers.

— La prudence est toujours une bonne chose… hein ? » fit Néjdanof avec un ricanement caustique.

Solomine sourit largement comme à son ordinaire.

« Précisément, mon brave Alexis, c’est toujours une bonne chose. Mais qu’est-ce que j’aperçois ? Où sommes-nous ? »

Ces dernières exclamations se rapportaient à Marianne qui, vêtue d’une robe d’indienne à ramages, bien des fois lavée, avec un petit fichu jaune sur les épaules et un mouchoir rouge en guise de coiffure, venait de paraître sur le seuil de sa chambre. Tatiana, qu’on apercevait derrière elle, la regardait avec bonhomie.

Marianne semblait plus fraîche et plus jeune dans ce simple costume, qui lui seyait beaucoup mieux qu’à Néjdanof son long caftan.

« Vassili Fédotytch, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi ! dit d’un air suppliant. Marianne, devenue rouge comme une fleur de pavot.

— Ah ! le voilà, notre couple ! s’écria Tatiana en battant des mains. Seulement, mon garçon, mon petit pigeon, ne te fâche pas, écoute : pour être gentil, tu es gentil, c’est bien sûr ; mais, auprès de ma petite reine, tu ne fais pas grande figure.

« Le fait est, pensa Néjdanof, qu’elle est ravissante. Oh ! que je l’aime ! »

— Tiens, vois, continua Tatiana, elle a échangé son anneau avec moi ; elle m’a donné son anneau d’or et elle a pris mon anneau d’argent.

— Les filles du peuple n’ont pas d’anneaux d’or, » dit Marianne.

Tatiana soupira.

« Je vous le garderai, ma colombe, soyez tranquille.

— Allons, asseyez-vous, asseyez-vous tous les deux, dit Solomine qui, pendant tout ce temps, la tête un peu baissée, n’avait cessé de regarder Marianne ; autrefois, vous vous rappelez, on avait coutume de s’asseoir avant de se mettre en route. Et vous deux, vous allez avoir à parcourir une route longue et difficile. »

Marianne, encore toute rouge, s’assit ; Néjdanof fit de même, puis Solomine ; Tatiana elle-même s’assit sur une grosse bûche placée debout.

Solomine promena ses regards successivement sur eux tous :


« Reculons-nous pour mieux voir

Comme nous sommes bien assis… »


dit-il en clignant de l’œil ; puis, tout à coup, il éclata de rire, d’un bon rire, qui, loin d’être blessant, mit tout le monde en gaieté.

Mais Néjdanof se leva vivement.

« Je pars, dit-il, à l’instant même ; car enfin, tout ça est très-gentil, mais nous avons un peu l’air de jouer un vaudeville avec changement de costumes.

— Sois tranquille, ajouta-t-il en se tournant vers Solomine, on ne touchera pas à ta fabrique. Je vais rôder dans les environs, je reviens, et je te raconterai, à toi, Marianne, mes aventures, si tant est que j’aie quelque chose à raconter. Donne-moi la main pour me porter bonheur.

— Si vous preniez un peu de thé, avant ? lui demanda Tatiana.

— Non, à quoi bon perdre du temps à ça ? — Si j’en ai envie, j’entrerai dans une auberge ou bien dans un cabaret. »

Tatiana secoua la tête.

« Au jour d’aujourd’hui, sur nos grandes routes, il y a autant de cabarets que de puces dans une pelisse de mouton. Il y a de grands villages partout… et qui dit village, dit cabaret !

— Adieu, au revoir… À revoir la compagnie, » reprit Néjdanof, entrant dans son rôle. Mais il n’était pas encore arrivé à la porte, lorsqu’il vit Paul surgir sous son nez, de l’ombre du corridor, et lui présenter un long et mince bâton de pèlerin dont l’écorce était taillée en spirale dans toute sa longueur, — en lui disant :

« Veuillez prendre ceci, Alexis Dmitritch, pour vous appuyer dessus pendant la route, et plus vous poserez ce bâton loin de vous, plus ce sera la chose. »

Néjdanof prit le bâton sans rien dire, et sortit ; — Paul sortit derrière lui. — Tatiana voulait aussi s’en aller, mais Marianne s’approcha d’elle et la retint.

« Attendez, Tatiana, j’ai besoin de vous.

— Je reviens tout de suite, je vais seulement chercher le samovar. Votre compagnon est parti sans prendre du thé ; il faut croire qu’il était joliment pressé ! Mais ça n’est pas une raison pour que vous fassiez pénitence. Qui vivra, verra ! Vous aurez toujours le temps ! »

Tatiana sortit. Solomine se leva, et resta au fond de la chambre ; lorsqu’enfin Marianne se tourna vers lui, un peu étonnée de ne pas lui entendre prononcer une parole, elle vit sur son visage, dans ses yeux fixés sur elle, une expression qu’elle n’avait jamais remarquée en lui jusqu’alors : une expression d’inquiétude, d’interrogation, presque de curiosité.

Elle se troubla et rougit de nouveau. Et Solomine, comme honteux de ce qu’il avait laissé lire sur son visage, se mit à parler un peu plus haut que de coutume :

« Allons, allons, Marianne, voilà le commencement !

— Le commencement ? Quel commencement ? Tenez, je me sens très-mal à l’aise ! Alexis avait raison : c’est une comédie que nous jouons là. »

Solomine se rassit sur sa chaise.

« Mais permettez, Marianne… Comment vous figuriez-vous donc le commencement ? Ce n’est pourtant pas des barricades que nous avons à construire, avec un drapeau en haut, et hourra pour la république ! Et puis ce n’est pas l’affaire d’une femme. Votre affaire, la voici : vous rencontrerez aujourd’hui une Loukéria quelconque, et vous lui enseignerez n’importe quoi de bon ; et ce ne sera pas une tâche facile, car Loukéria n’a pas l’entendement ouvert, et elle se méfie de vous ; elle se figure, par-dessus le marché, qu’elle n’a aucun besoin de ce que vous voulez lui enseigner ; puis, au bout de deux ou trois semaines, vous vous escrimerez avec une autre Loukéria ; et, dans l’intervalle, vous débarbouillerez un enfant ou vous lui apprendrez l’alphabet ; ou vous donnerez des médicaments à un malade… Voilà le vrai commencement.

— Mais les sœurs de charité ne font pas autre chose. S’il en est ainsi, à quoi bon tout cela ? »

Marianne indiqua d’un geste vague son costume et tout ce qui était autour d’elle.

« J’avais rêvé autre chose.

— Vous vouliez vous offrir en sacrifice ? »

Les yeux de Marianne s’allumèrent.

« Oui, oui, oui !

— Et Néjdanof ? »

Marianne haussa les épaules.

« Néjdanof ? Eh bien, nous irons ensemble… ou j’irai seule. »

Solomine regarda fixement Marianne.

« Écoutez, lui dit-il, pardonnez-moi l’inconvenance de l’expression ; mais, à mon point de vue, peigner un enfant teigneux est un sacrifice, et un grand sacrifice, dont peu de gens sont capables.

— Mais je ne refuse pas de faire aussi cela.

— Je le sais. Oui, « vous » en êtes capable. Vous ferez cela en attendant, et peut-être, plus tard, autre chose.

— Mais d’abord il faut que je reçoive des conseils de Tatiana.

— Parfaitement, demandez-lui des conseils. Vous laverez la vaisselle, vous plumerez des poules… Et plus tard, qui sait ? vous sauverez peut-être la patrie.

— Vous vous moquez de moi ? »

Solomine secoua doucement la tête.

« Non, ma bonne Marianne, croyez-moi ; je ne me moque pas de vous ; mes paroles sont la vérité pure. Par le temps qui court, vous autres femmes russes, vous êtes plus sensées et meilleures que nous. »

Marianne, qui avait baissé les yeux, les releva.

« Je voudrais justifier votre attente, Solomine… et ensuite mourir. »

Solomine se leva.

« Non ! vivez, vivez ! C’est le principal. À propos, n’avez-vous pas envie de savoir ce qui se passe en ce moment-ci dans votre maison, au sujet de votre fuite ? Peut-être a-t-on pris des mesures ? Vous n’avez qu’un mot à dire à Paul : il sera au courant de tout en un clin d’œil.

— Quel homme étonnant, ce Paul ! fit Marianne surprise.

— Oui, il est assez étonnant… Ainsi, quand il faudra vous marier avec Alexis, c’est encore lui qui arrangera tout avec Zossime… vous vous rappelez, ce pope dont je vous ai parlé… Mais jusqu’à présent, il n’en est pas besoin ? Non ?

— Non.

— Non ?… Eh bien ! non. »

Solomine s’approcha de la porte qui séparait la chambre de Néjdanof de celle de Marianne, et se pencha vers la serrure.

« Qu’est-ce que vous regardez ? lui demanda Marianne.

— Peut-on la fermer à clef ?

— Oui, elle ferme, » murmura-t-elle.

Solomine se retourna vers elle, elle tenait ses yeux baissés.

« Ainsi donc, dit-il joyeusement, il n’est pas besoin de savoir ce qu’ont résolu les Sipiaguine. C’est entendu ? »

Solomine fit un mouvement pour sortir.

« Solomine !…

— Que désirez-vous ?

— Dites-moi, je vous prie, pourquoi vous, toujours si taciturne, êtes-vous si causeur avec moi ? Vous ne pouvez pas vous figurer combien cela me fait de plaisir.

— Pourquoi ?… Solomine prit les mains douces et petites de la jeune fille, dans ses grandes mains dures. Pourquoi ? Mais probablement parce que je vous aime beaucoup. Adieu. »

Il sortit. Marianne, immobile et debout, le regarda partir, resta un moment pensive, puis s’en alla chez Tatiana, qui n’avait pas encore apporté le samovar ; elle prit, il est vrai, une tasse de thé, mais elle lava la vaisselle et pluma des poules, et peigna même la tignasse embrouillée d’un petit garçon.

À l’heure du dîner, elle retourna dans sa chambre… Elle n’eut pas à attendre longtemps Néjdanof.

Il rentra, fatigué, couvert de poussière, et se laissa tomber sur le divan. Elle s’assit aussitôt à côté de lui.

« Eh bien ? eh bien ? raconte ! »

Il lui répondit d’une voix faible :

« Te rappelles-tu ces deux vers :


Tout cela serait bien risible,

Si ce n’était pas si triste…


« Tu te rappelles, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Eh bien, ces deux vers s’appliquent parfaitement à ma première sortie. Mais non ! décidément, elle est plutôt risible. D’abord, j’ai acquis la conviction que rien n’est plus facile que de jouer un rôle : personne n’a même songé à me soupçonner. —Mais une chose à laquelle je n’avais pas pensé, c’est qu’il faut combiner d’avance quelque histoire, sans quoi les gens vous demandent : D’où venez-vous ? pourquoi faire ? et vous n’avez rien de prêt. Après tout, cela non plus n’est pas nécessaire. Il suffit d’inviter son homme à prendre un petit verre d’eau-de-vie, —et de lui raconter une bourde quelconque.

— Et… tu en as raconté ? lui demanda Marianne.

— Oui… comme j’ai pu. De plus, tous les individus, sans aucune exception, avec qui j’ai causé, sont mécontents ; et pas un n’a même envie de savoir comment remédier à ce mécontentement ! Mais comme propagandiste, je ne suis décidément pas fort : j’ai laissé, sans rien dire, deux brochures dans deux isbas, j’en ai glissé une dans une télègue… ce qu’elles deviendront, toi seul le sais, ô mon Dieu ! J’ai proposé des brochures à quatre individus. L’un m’a demandé si ma brochure était un livre de piété, et il ne l’a pas prise ; le second m’a déclaré qu’il ne savait pas lire, et il l’a prise pour ses enfants, à cause de l’image qui est sur la couverture ; le troisième a commencé par répéter : « C’est ça, oui, c’est ça… » puis, au moment où je m’y attendais le moins, il m’a accablé d’injures et ne l’a pas prise non plus ; enfin, le quatrième l’a acceptée, et même avec force remercîments, mais je me figure qu’il n’a pas compris un traître mot à tout ce que je lui ai dit. Un chien m’a mordu le pied ; une femme, du seuil de son « isba », m’a menacé de son tisonnier en criant : « Hou ! vilain ! Tas de vagabonds de Moscou que vous êtes, il n’y aura donc pas de mort pour vous ! » Et un soldat en congé illimité m’a poursuivi en disant : « Attends, attends, camarade, nous te démolirons ! » Et pourtant il s’était enivré à mes frais.

— Et puis ?

— Et puis ? J’ai une botte beaucoup trop grande qui m’a blessé au pied. Et à présent j’ai faim, et la tête me fend à cause de l’eau-de-vie qu’il m’a fallu prendre.

— Tu en as donc beaucoup pris ?

— Non, très-peu, pour donner l’exemple ; mais je suis entré dans cinq cabarets. Seulement je ne supporte pas cette drogue-là, l’eau-de-vie. Et comment peuvent-ils boire ça, nos paysans ! C’est inconcevable ! S’il faut boire de l’eau-de-vie pour se « simplifier », votre serviteur !

— Et tu dis que personne ne s’est méfié de toi ?

— Personne. Il y a pourtant un cabaretier, un gros homme pâle, avec des yeux blancs, qui m’a regardé d’un air soupçonneux. Je l’ai entendu qui disait, à sa femme : « Aie l’œil sur ce rousseau… louche ! (Je ne m’étais jamais douté que je louchais.) C’est un filou. Regarde comme il boit singulièrement. » Ce que voulait dire « singulièrement » dans ce cas-là, je l’ignore ; mais il est probable que ce n’était pas un compliment. C’est un peu comme le « movétone » (mauvais ton) de Gogol, tu te rappelles, dans le Revisor[2] ? Peut-être est-ce parce que je tâchais de répandre mon eau-de-vie sous la table sans qu’on me vît. Ah ! quel métier, pour un esthéticien, que de se mettre en contact avec la vie réelle !

— Tu réussiras mieux une autre fois, lui dit Marianne pour le consoler ; mais je suis contente que tu prennes ton premier essai du côté humoristique. En somme, n’est-ce pas, tu ne t’es pas ennuyé ?

— Non, je me suis même amusé. Mais je sais bien que je vais repenser à tout cela, et que j’en serai triste, écœuré.

— Non, non ! je ne t’y laisserai pas penser, je te raconterai ce que j’ai fait. On va nous servir le dîner ; et d’abord, tu sais, j’ai merveilleusement… lavé la marmite dans laquelle Tatiana nous a fait la soupe aux choux. Je te raconterai tout ça, tout… par le menu. »

Elle fit comme elle disait.

Néjdanof, tout en écoutant ses récits, la regardait, la regardait fixement, si bien qu’elle s’interrompit plusieurs fois afin de lui laisser le temps de dire pourquoi il la regardait ainsi… Mais il ne dit mot.

Après le dîner, elle lui proposa d’écouter la lecture d’un roman de Spielhagen. Mais elle achevait à peine la première page, quand il se leva tout d’un coup, s’avança vers elle et tomba à ses pieds. Elle se redressa ; il lui embrassa les genoux des deux mains et éclata en paroles passionnées, folles, désespérées. « Il voulait mourir, il savait qu’il mourrait bientôt… » Elle ne bougea pas, elle ne résista pas ; elle se soumettait paisiblement à sa violente étreinte ; elle le regardait d’en haut avec une expression paisible et même caressante.

Elle posa les deux mains sur sa tête, qu’il avait fiévreusement roulée dans les plis de sa robe. Mais cette tranquillité même agit plus profondément sur lui que les efforts qu’elle aurait faits pour le repousser. Il se leva et dit : « Pardonne-moi, Marianne, pour ce qui s’est passé aujourd’hui et hier ; répète-moi que tu es disposée à attendre que je sois digne de ton amour, et pardonne-moi. »

« Je t’ai donné, ma parole, et je ne sais pas y manquer.

— Merci… adieu. »

Il sortit ; Marianne s’enferma dans sa chambre.

  1. Manière populaire de prononcer le nom d'Alexis.
  2. Une réunion d’employés de province, trouvant l’expression de « mauvais ton » dans une lettre interceptée, ne sait pas ce que cela veut dire.