Terres vierges/34

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 298-311).


XXXIV


Il était déjà dix heures du soir, et dans le salon d’Arjanoïé, Sipiaguine, sa femme et Kalloméïtsef jouaient aux cartes, lorsqu’un laquais entra, annonça l’arrivée d’un individu inconnu, un certain M. Pakline, qui désirait voir M. Sipiaguine pour une affaire extrêmement pressée et de la plus haute importance.

« Si tard ! dit Mme Sipiaguine avec étonnement.

— Comment, dit Sipiaguine en fronçant son nez classique, comment dis-tu que s’appelle ce monsieur ?

— Il a dit : Pakline.

— Pakline ! s’écria Kalloméïtsef. Pakline ! Solomine ! « De vrais noms ruraux, hein ? » ajouta-t-il en français[1].

— Et tu dis, —reprit Sipiaguine, en tournant vers le laquais son nez toujours froncé, — que c’est une affaire importante, pressée ?

— Ce monsieur le dit.

— Hum ! c’est quelque mendiant ou quelque intrigant (« Ou les deux à la fois », glissa Kalloméïtsef)… très-probablement. Fais-le passer dans mon cabinet. —Il se leva. —Pardon, ma bonne. —En attendant, faites une partie d’écarté. —Ou bien, attendez-moi ; je reviens à l’instant.

— Nous causerons… allez ! » répondit Kalloméïtsef.

Sipiaguine, en entrant dans son cabinet, aperçut la pauvre petite figure chétive de Pakline, humblement collée au mur entre la porte et la fenêtre, et il éprouva aussitôt ce sentiment vraiment ministériel de hautaine pitié et de condescendance un peu dégoûtée, qui est particulier aux grands dignitaires pétersbourgeois.

« Mon Dieu ! quel air d’oisillon déplumé ! pensa-t-il ; et il boite, je crois, par-dessus le marché !

« Asseyez-vous ! dit-il tout haut, se servant de ses notes de baryton les plus affables, hochant d’un air bienveillant sa petite tête rejetée en arrière, et s’asseyant avant son hôte. —Vous devez être fatigué du trajet ; asseyez-vous et expliquez-vous ; quelle est l’affaire si grave qui vous amène à une pareille heure ?

— Votre Excellence, commença Pakline en s’asseyant tout doucement dans un fauteuil, je me suis permis de me présenter chez vous…

— Attendez, attendez, interrompit Sipiaguine. Ce n’est pas la première fois que je vous vois. Je n’oublie jamais un seul des visages que j’ai eu l’occasion de rencontrer ; j’ai une excellente mémoire. Mais… mais… où donc vous ai-je rencontré ?

— Vous ne vous trompez pas, Excellence. J’ai eu l’honneur de me rencontrer avec vous à Pétersbourg, chez un homme qui… qui depuis lors… malheureusement a éveillé votre indignation… »

Sipiaguine se leva brusquement de son fauteuil.

« Chez M. Néjdanof. Je me souviens à présent. Ce n’est pas de sa part, j’espère, que vous venez ?

— Du tout, Votre Excellence ; au contraire… je… »

Sipiaguine se rassit.

« Et vous faites bien, car dans ce cas je vous aurais prié de vous retirer immédiatement. Aucun médiateur ne peut être toléré entre moi et M. Néjdanof ! M. Néjdanof m’a fait une de ces injures qui ne s’oublient pas… Je dédaigne la vengeance ; mais je ne veux rien savoir ni de lui, ni de cette jeune fille —du reste plus dépravée d’esprit que de cœur (Sipiaguine répétait cette phrase-là pour la trentième fois au moins, depuis la fuite de Marianne) — qui n’a pas craint d’abandonner le toit où on lui donnait asile, pour devenir la maîtresse d’un vagabond sans naissance ! Qu’il leur suffise que je les oublie ! »

Sur ce dernier mot, il fit de la main un geste de bas en haut, comme s’il éloignait quelque chose.

« Je les oublie, monsieur ! répéta-t-il.

— Votre Excellence, j’ai eu l’honneur de vous assurer que je ne venais pas du tout de leur part, quoique je puisse d’ailleurs faire savoir à Votre Excellence qu’ils sont déjà unis par les liens légitimes du mariage… (Bah ! pensa-t-il, j’ai dit que je conterais des sornettes… voilà qui est fait ! Arrive que pourra !) »

Sipiaguine roula sa nuque à droite et à gauche sur le dossier de son fauteuil.

« Cela ne m’intéresse pas le moins du monde, mon cher monsieur. Un sot mariage de plus sur la terre, voilà tout ! Mais, dans tout cela, où est donc cette affaire tellement urgente à laquelle je dois le plaisir de votre visite ?

« Attends, maudit directeur de département ! pensa encore Pakline. Je vais t’apprendre à faire de tes manières, espèce de museau anglais !

« Le frère de votre épouse, dit-il tout haut, M. Markelof, a été pris par des paysans qu’il essayait de soulever, et il est enfermé en ce moment dans le palais du gouverneur. »

Sipiaguine bondit de nouveau.

« Que… que dites-vous ? balbutia-t-il, non plus avec sa voix de baryton ministériel, mais avec une espèce de misérable petit gloussement guttural.

— Je dis que votre beau-frère a été pris, et qu’il est à la chaîne. À la première nouvelle, j’ai pris des chevaux et je suis venu vous avertir. J’ai pensé, en agissant ainsi, vous être de quelque utilité, ainsi qu’au malheureux que vous pouvez sauver.

— Je vous suis très-reconnaissant, lui dit Sipiaguine avec son même petit gloussement, et, frappant vivement avec la paume de la main sur un timbre en forme de champignon, il remplit toute la maison de son tintement métallique. —Je vous suis très-reconnaissant, répéta-t-il d’un ton déjà plus ferme ; mais sachez-le : un homme qui n’a pas craint de fouler aux pieds toutes les lois divines et humaines, fût-il cent fois mon parent, n’est pas pour moi un malheureux ; c’est… un criminel ! »

Un laquais entra en courant dans le cabinet.

« Que désire monsieur ?

— Une voiture, tout de suite ! À quatre chevaux ! Je pars pour la ville. Philippe et Stéphane m’accompagnent. »

Le laquais disparut.

« Oui, monsieur, continua Sipiaguine ; mon beau-frère est un criminel ; si je vais en ville, ce n’est pas pour le sauver ! Oh non !

— Mais, Excellence…

— Tels sont mes principes, mon cher monsieur, et je vous prie de ne pas m’importuner, de ne pas me fatiguer de vos objections ! »

Sipiaguine se mit à marcher de long en large dans son cabinet. Pakline le regardait, les yeux écarquillés : « Que diable ! pensa-t-il ; on parlait de toi comme d’un libéral, et tu es là comme « un lion dévorant ! »

La porte s’ouvrit toute grande, et ils virent entrer à pas pressés d’abord Valentine, puis Kalloméïtsef qui la suivait.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Boris ? Tu as ordonné d’atteler ? Tu vas à la ville ? Qu’est-il arrivé ? »

Sipiaguine s’approcha de sa femme, lui prit le bras droit entre le coude et le poignet :

« Il faut vous armer de courage, ma chère, lui dit-il en français. Votre frère est arrêté.

— Mon frère ? Serge ? Pourquoi donc ?

— Il a prêché à des paysans des théories socialistes ! (Kalloméïtsef poussa un gémissement plaintif.) Oui ! il leur prêchait la révolution ! Il faisait de la propagande ! Ces paysans l’ont saisi et livré. Maintenant il est enfermé en ville.

— Oh ! le malheureux fou ! Mais qui t’a dit ?…

— Monsieur que voilà… monsieur… comment donc ?… M. Konopatine vient de nous l’apprendre[2]. »

Valentine regarda Pakline, qui s’inclina d’un air abattu, « Quelle maîtresse femme ! » pensa-t-il. Dans les moments les plus critiques, on le voit, notre Pakline restait sensible au charme de la beauté féminine.

« Et tu veux aller à la ville, si tard ?

— Je trouverai encore le gouverneur debout.

— J’avais toujours prédit que cela finirait par là ! s’écria Kalloméïtsef. Il ne pouvait en être autrement ! Mais quels braves gens que nos paysans russes ! C’est merveilleux ! Pardon, madame, ajouta-t-il en français, c’est votre frère ! Mais la vérité avant tout !

— Voyons, sérieusement, est-ce que tu veux partir, Boris ? reprit Valentine.

— Je parierais, continua Kalloméïtsef, que l’autre aussi, ce petit précepteur, M. Néjdanof, est impliqué là-dedans. J’en mettrais la main au feu. Ils sont tous de la même clique ! On ne l’a pas arrêté ? Vous ne savez pas ? »

Sipiaguine fit de nouveau le même geste éloignant de la main.

« Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir ! À propos, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme, il paraît qu’ils sont mariés »

— Qui te l’a dit ? monsieur ? »

Elle regarda Pakline de nouveau, et, cette fois, en clignant un peu des yeux.

« Lui-même.

— En ce cas, s’exclama Kalloméïtsef, il doit nécessairement savoir où ils sont. —Vous le savez, où ils sont ? Vous le savez ? Hein ? hein ? Vous le savez ? »

En parlant ainsi, il se balançait devant Pakline à droite, à gauche, comme pour lui barrer le passage, bien que celui-ci ne fît nullement mine de vouloir s’enfuir.

« Mais parlez donc, répondez ! Hein ? hein ? vous le savez ! vous le savez ! »

Pakline, à la fin, sentit la moutarde lui monter au nez ; ses petits yeux brillèrent ; il répondit d’un air vexé :

« Quand même je le saurais, monsieur, je ne vous le dirais pas.

— Oh ! oh ! oh ! fit Kalloméïtsef, vous entendez… vous entendez… Mais celui-là aussi, celui-là aussi doit être de la bande.

— La voiture est prête, » cria un laquais en entrant.

Sipiaguine, d’un geste énergique et élégant, saisit son chapeau ; mais Valentine le supplia si instamment d’attendre au lendemain matin ; elle lui présenta de si bonnes raisons, et que la nuit était tombée, et que tout le monde dormirait dans la ville, et que cela ne servirait qu’à lui détraquer les nerfs, et qu’il pouvait s’enrhumer, que Sipiaguine, à la fin, se laissant convaincre, s’écria :

« Je me soumets ! »

Et d’un geste non moins élégant, mais nullement énergique, il replaça son chapeau sur la table.

« Qu’on dételle la voiture ! ordonna-t-il au laquais ; —mais qu’elle soit prête demain matin à six heures précises. Tu m’entends ? —Va ! — Attends ! —Qu’on renvoie l’équipage de monsieur… de monsieur notre hôte ! Qu’on paye le cocher ! — Hein ? vous avez dit quelque chose, monsieur Konopatine ? —Je vous emmène avec moi demain matin, monsieur Konopatine ! Vous dites ? Je n’ai pas entendu… Vous prenez de l’eau-de-vie, n’est-ce pas ? Donnez de l’eau-de-vie à monsieur Konopatine ! — Non ? vous n’en prenez pas ? —C’est différent… Féodor ! Conduis monsieur dans la chambre verte. —Bonne nuit, monsieur Kono… »

Pakline n’y tint plus.

« Pakline ! s’écria-t-il d’une voix tonnante. —Je m’appelle Pakline !

— Ah ! oui… oui ; c’est la même chose, ça se tient, vous savez. Mais quelle voix vous avez, avec votre apparence chétive ! —À demain, monsieur Pakline… Ai-je bien dit, cette fois ? — Siméon, vous viendrez avec nous ? ajouta-t-il en français, en s’adressant à Kalloméïtsef.

— Je crois bien ! »

On emmena Pakline dans la chambre verte, et même on l’enferma. Pendant qu’il se couchait, il entendit la clef tourner à grand bruit dans la serrure anglaise. Il se dit forces injures pour son idée « de génie », et son sommeil fut des plus mauvais.

Le lendemain matin, à cinq heures et demie, on vint le réveiller. On lui apporta du café ; pendant qu’il le prenait, —un laquais, dont l’épaule était ornée d’aiguillettes bariolées, attendait, son plateau dans les mains, en se dandinant sur ses pieds, d’un air qui voulait dire : « Mais dépêche-toi donc ! les maîtres attendent ! » Puis on le conduisit en bas. La voiture était déjà devant la porte, ainsi que la calèche de Kalloméïtsef.

Sipiaguine apparut sur le perron, enveloppé dans un manteau de camelot à col arrondi. Personne ne portait plus de manteau de ce genre depuis fort longtemps, à l’exception d’un très-haut personnage auquel Sipiaguine faisait la cour, et qu’il s’efforçait d’imiter. Dans les occasions officielles et importantes, il ne manquait jamais de mettre ce manteau.

Il salua Pakline d’un air assez aimable, et, lui montrant d’un geste énergique les coussins de la voiture, il le pria de s’y asseoir.

« Monsieur Pakline, vous venez avec moi, monsieur Pakline ! Mettez sur le siège le sac de voyage de M. Pakline ! J’emmène M. Pakline ! disait-il, en appuyant sur la lettre a du mot Pakline. « Ah ! semblait-il vouloir dire, tu es affligé d’un pareil nom, et tu te fâches parce qu’on te le change ? Tiens ! manges-en ! Gorge-t’en ! » M. Pakline ! Pakline ! Ce malheureux nom retentissait sans relâche dans l’air frais du matin.

Cet air était si frais, que Kalloméïtsef, sorti à la suite de Sipiaguine, fit plusieurs, fois en français : « Brrr ! brrr ! brrr !… et qu’il s’enveloppa plus étroitement dans son manteau en se plaçant dans son élégante calèche découverte. (Son pauvre ami, le prince Michel Obrénovitch de Serbie, en voyant cette calèche, s’en était acheté une toute pareille chez Binder. Vous savez, Binder, le grand carrossier des Champs-Élysées.)

Pendant ce temps, Valentine, « en bonnet et en fichu de nuit »[3], regardait à travers les volets entre-bâillés.

Sipiaguine se mit en voiture, et lui envoya un salut de la main.

« Êtes-vous bien à votre aise, monsieur Pakline ? En route !

— Je vous recommande mon frère, épargnez-le, lui cria Valentine.

— Soyez tranquille ! répondit Kalloméïtsef en lui jetant un regard assuré par-dessous le bord d’une casquette de voyage surmontée d’une cocarde, casquette quasi officielle qu’il avait imaginée lui-même… C’est surtout l’autre qu’il faut pincer !

— En route ! répéta Sipiaguine. Monsieur Pakline, vous n’avez pas froid ? En route ! »

Les équipages roulèrent.

Pendant les dix premières minutes, Sipiaguine et Pakline gardèrent tous deux le silence. L’infortuné Sila, avec son piètre paletot et sa casquette fripée, avait l’air encore plus misérable sur le fond bleu sombre de la riche étoffe de soie dont la voiture était doublée.

Il regardait silencieusement et les frêles stores azurés qui s’enroulaient vivement quand on posait le doigt sur le ressort, et la chancelière en peau de mouton blanc et frisé où il mettait ses pieds, et le caisson en bois rouge, incrusté dans la paroi antérieure, d’où sortait en se rabattant une planchette pour écrire et même un pupitre pour lire. (Sipiaguine aimait ou plutôt voulait faire croire qu’il aimait à travailler en voiture comme M. Thiers pendant ses voyages.)

Pakline se sentait intimidé. Sipiaguine le guigna à deux reprises du coin de l’œil par-dessus le rebord de sa joue admirablement rasée, et tirant de sa poche de côté, avec une lenteur majestueuse, un porte-cigares en argent richement orné d’un monogramme en caractères slavons, il lui offrit… oui, positivement, il lui offrit un cigare, qu’il tenait négligemment entre le second et le troisième doigt de sa main, protégée par un gant jaune, de fabrique anglaise, en peau de chien.

« Je ne fume pas, balbutia Pakline.

— Ah ! » répondit Sipiaguine, et il alluma lui-même ce cigare, un délicieux régalia.

« Je dois vous dire, cher monsieur Pakline, dit-il d’un air poli en lançant par petites bouffées des filets ondoyants de fumée odorante… que je vous suis… réellement… très-obligé. Hier soir, j’ai pu vous paraître un peu tranchant… ce qui n’est pas dans… mon caractère. (C’était avec intention que Sipiaguine coupait ainsi irrégulièrement ses phrases.) J’ose vous l’affirmer. Mais, monsieur Pakline, mettez-vous un peu dans ma… position. (Sipiaguine fit rouler son cigare dans l’autre coin de sa bouche.) La situation que j’occupe me met… comment vous dire ? en vue ; et voilà que tout à coup… le frère de ma femme… se compromet… et me compromet… moi aussi, de la façon la plus incroyable ! Qu’en dites-vous, monsieur Pakline ? Vous pensez peut-être que ce n’est pas une grosse affaire ?

— Je ne pense pas cela, Votre Excellence.

— Vous ne savez pas au juste pourquoi ni où on l’a arrêté ?

— J’ai entendu dire que c’était dans le district de T…

— Qui est-ce qui vous l’a dit ?

— C’est… c’est un monsieur.

— Naturellement ce n’est pas un oiseau. Mais quel est ce monsieur ?

— L’aide du gérant d’affaires de la chancellerie du gouverneur.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Le gérant ?

— Non, l’aide.

— Il s’appelle Ouliachévitch. C’est un employé très-consciencieux, Votre Excellence. Aussitôt que j’ai eu appris cet événement, je me suis hâté d’aller vous voir.

— Oui, oui, parfaitement. Et je vous répète que je vous en suis très-reconnaissant. Mais quelle folie ! car c’est de la folie, n’est-ce pas, monsieur Pakline, n’est-ce pas ?

— De la folie toute pure ! s’écria Pakline, qui sentait la sueur glisser comme un serpent tiède et mince le long de son épine dorsale. C’est ce qui s’appelle ne pas comprendre du tout notre paysan russe. M. Markelof, autant que je peux le connaître, a un bon et un noble cœur ; mais il n’a jamais rien compris au paysan russe. —Pakline jeta un coup d’œil en-dessous à Sipiaguine qui s’était légèrement tourné vers lui, et qui l’enveloppait d’un regard froid, mais pas hostile. —Ceux qui veulent exciter notre paysan à se soulever, ceux-là mêmes ne peuvent y parvenir qu’en se servant de son attachement au pouvoir, à la famille impériale. Il faut pour cela imaginer quelque légende comme le faux Dimitri ; montrer sur sa poitrine quelque marque impériale, obtenue à l’aide d’un gros kopek à l’aigle, chauffé au rouge.

— Oui, oui, comme Pougatchef, » interrompit Sipiaguine d’un ton qui voulait dire : « Pas tant d’érudition ! nous savons aussi notre histoire ! » et répétant de nouveau : —« C’est de la folie ! c’est de la folie ! » il sembla s’enfoncer dans la contemplation du filet de fumée, qui montait rapidement du bout de son cigare.

« Votre Excellence ! dit Pakline s’enhardissant un peu : —Je vous ai dit tout à l’heure que je ne fumais pas… mais ce n’est pas vrai, je fume ; et votre cigare répand un parfum si délicieux…

— Hein ! Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » dit Sipiaguine comme s’éveillant d’un profond sommeil ; et sans donner à Pakline le temps de répéter ce qu’il avait dit (preuve qu’il avait parfaitement entendu ses paroles et qu’il répétait ses questions uniquement par pose), il lui présenta son portes-cigares ouvert.

Pakline, d’un air reconnaissant, alluma discrètement un cigare. « Voilà le moment favorable, je crois, » pensa-t-il.

Mais Sipiaguine le prévint :

« Vous m’avez aussi parlé, je crois, dit-il négligemment, avec de petites interruptions, en examinant son cigare, en bouffissant ses joues, en faisant voyager son chapeau de la nuque sur le front, vous m’avez parlé… hein ? vous m’avez parlé de votre autre ami, celui qui s’est marié avec ma… parente. Vous les avez vus ? Ils se sont installés pas loin d’ici ?

— Hé ! hé ! pensa Pakline, Sila, mon ami, attention !

— Je ne les ai vus qu’une fois, Votre Excellence. Ils demeurent, en effet, pas extrêmement loin d’ici.

— Naturellement, vous comprenez, reprit Sipiaguine en continuant son manège, comme je vous l’ai déjà dit, je ne peux plus m’intéresser sérieusement ni à cette frivole jeune fille, ni à votre ami. Mon Dieu ! je n’ai pas de préjugés ; mais, convenez-en vous-même, c’est une affaire absurde… C’est trop bête. Du reste, dans ma conviction, ce qui les a réunis, c’est plutôt la politique… (la politique ! répéta-t-il en haussant les épaules), que tout autre sentiment.

— Je le crois aussi, Votre Excellence.

— Oui, M. Néjdanof était tout à fait rouge. Je dois lui rendre cette justice, qu’il ne cachait pas ses opinions.

— Néjdanof, hasarda Pakline, s’est peut-être laissé entraîner ; mais son cœur…

— Son cœur est bon, interrompit Sipiaguine ; sans doute, sans doute, comme chez Markelof. —Ces messieurs ont tous un très-bon cœur. —Probablement, lui aussi a pris part à cette affaire, et lui aussi sera pincé… Il faudra intercéder aussi pour lui… »

Pakline pressa ses deux mains sur sa poitrine. « Ah ! oui, oui, Votre Excellence. — Accordez-lui votre protection ! Il mérite… je vous assure… il mérite votre sympathie.

— Hum ! fit Sipiaguine, vous pensez cela, vous ?

— Enfin, si ce n’est pas pour lui, que ce soit pour votre nièce, pour sa femme ! (Mon Dieu ! mon Dieu ! quelles blagues je raconte ! se dit Pakline encore une fois.) »

Sipiaguine cligna des yeux.

« Vous êtes un ami très-dévoué, je vois ça. C’est très-bien à vous, jeune homme, c’est très-digne d’éloges. Ainsi donc, vous dites qu’ils vivent très-près d’ici ?

— Oui, Votre Excellence ; dans un grand établissement… »

Pakline se mordit la langue.

« Tiens, tiens, tiens, tiens !… chez Solomine ! c’est ça ! Du reste, je le savais ; on m’en avait parlé ; oui, oui, on me l’avait dit !… Oui ! (Sipiaguine l’ignorait absolument, et personne ne lui en avait soufflé mot ; mais comme il se rappelait la visite de Solomine, leurs entrevues nocturnes, il lança cet hameçon… Et Pakline y mordit d’emblée.)

« Puisque vous le savez… » commença-t-il, après quoi il s’arrêta et se mordit de nouveau la langue, mais trop tard… Un simple coup d’œil que lui jeta Sipiaguine lui fit comprendre que, pendant toute cette conversation, Sipiaguine avait joué avec lui comme le chat avec la souris.

« Du reste, Votre Excellence… balbutia le pauvre diable, je dois vous dire qu’à proprement parler, je ne sais rien du tout…

— Mais je ne vous demande rien ! Comment donc ! Que signifie ? Pour qui nous prenez-vous tous deux ? » s’écria d’un air hautain Sipiaguine, qui rentra brusquement dans toute sa morgue ministérielle.

Et Pakline se sentit de nouveau tout humble, tout chétif, attrapé, muselé… Jusque-là, il avait fumé en tenant son cigare dans le coin de sa bouche opposé à Sipiaguine, et il en rejetait la fumée tout doucement, à la dérobée ; à partir de ce moment-là, il le retira tout à fait de ses lèvres, et cessa complètement de fumer.

« Mon Dieu ! — s’écria-t-il intérieurement, tandis qu’une sueur tiède coulait plus abondante sur ses membres, — qu’est-ce que j’ai fait ! j’ai livré tout… et tous !… On m’a mystifié, on m’a acheté au prix d’un bon cigare !… Je suis un dénonciateur ! Et comment remédier au mal, à présent ? Seigneur Dieu ! »

Il n’était plus temps de remédier au mal. Sipiaguine s’endormit d’un air digne et grave, comme un vrai ministre, enveloppé dans son manteau des grands jours… Du reste, un quart d’heure après, les deux équipages s’arrêtaient devant la maison du gouverneur.

  1. Paklia signifie étoupe en russe ; Soloma, paille.
  2. Konapatit, en russe, signifie : bourrer, mastiquer avec de l'étoupe (paklia).
  3. Vers de Pouchkine.