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Testament de Henri Heine

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Henri Heine, PoésieSociété du Mercvre de France (p. 422-426).

§ 6

Testament de Henri Heine.


Par devant M. Ferdinand-Léon Ducloux et M. Charles-Émile Rousse, notaires à Paris, soussignés ;

Et en présence :

1o De M. Michel Jacob, marchand boulanger, demeurant à Paris, rue d’Amsterdam, 60 ;

2o Et M. Eugène Grouchy, marchand épicier, demeurant à Paris, rue d’Amsterdam, 52, tous deux témoins réunissant les conditions voulues par la loi, ainsi qu’ils l’ont déclaré aux notaires soussignés sur l’interpellation qui en a été faite séparément à chacun d’eux. Et dans la chambre à coucher de M. Heine ci-après nommé, sise au second étage d’une maison rue d’Amsterdam, 50, dans laquelle chambre à coucher éclairée sur la cour par une croisée, les notaires et les témoins susnommés, choisis par le testateur, se sont réunis à la réquisition expresse de ce dernier ;

A comparu :

M. Henri Heine, homme de lettres et docteur en droit, demeurant à Paris, rue d’Amsterdam, 50 ;

Lequel étant malade de corps, mais sain d’esprit, mémoire et entendement, ainsi qu’il est apparu auxdits notaires et témoins en conversant avec lui, a, dans la vue de la mort, dicté audit M. Ducloux, en présence de M. Rousse et des témoins, son testament de la manière suivante :

§ 1er. — J’institue pour ma légataire universelle Mme Mathilde-Crescence Heine, née Mirat, mon épouse légitime, avec laquelle j’ai passé depuis de longues années mes bons et mes mauvais jours, et qui m’a soigné pendant la longue et cruelle durée de ma maladie. Je lui laisse en propriété pleine et entière, et sans aucunes conditions ni restrictions, tout ce que je possède et que je pourrai posséder à mon décès et tous mes droits à une profession quelconque.

§ 2. — À une époque où je me croyais un avenir opulent, j’ai aliéné toute ma propriété littéraire à de conditions très modestes ; des événements malencontreux ont plus tard englouti le petit pécule que je possédais, et ma maladie ne me permet pas de refaire un peu ma fortune au profit de ma femme. La pension que je tiens de feu mon oncle Salomon Heine, et qui était toujours la base de mon budget, n’est assuré à ma femme qu’en partie. C’est moi-même qui l’ai voulu ainsi. Je ressens à présent les plus grands regrets de n’avoir pas mieux établi l’aisance de ma femme après ma mort. La susdite pension de mon oncle représentait, dans le principe, la rente d’une somme que ce bienfaiteur paternel ne se souciait pas de mettre entre mes mains de poète, inhabiles aux affaires, pour mieux m’en assurer une jouissance durable. Je comptais sur cette dotation lorsque j’unis à mon sort une personne que mon oncle distinguait beaucoup et à laquelle il donnait maint témoignage d’affection. Bien qu’il n’ait rien fait pour elle d’une manière officielle dans ses dispositions testamentaires, il n’en est pas moins à présumer que cet oubli est dû à un hasard fatal plutôt qu’aux sentiments du défunt. Lui, dont la magnificence a enrichi et doté tant de personnes étrangères à sa famille et à son cœur, ne peut pas être accusé d’une lésinerie mesquine, où il s’agissait du sort de l’épouse d’un neveu qui illustrait son nom. Les moindres gestes et paroles d’un homme qui était la générosité même doivent être interprétés comme généreux. Fils digne de son père, mon cousin Charles Heine s’est rencontré avec moi dans ces sentiments, et c’est avec un noble empressement qu’il a obtempéré à ma demande lorsque je l’ai prié de prendre l’engagement formel de payer après mon décès, à ma femme, comme rente viagère, la moitié de la pension qui datait de feu son père. Cette stipulation a eu lieu le 25 février 1847, et je suis encore ému du souvenir des nobles reproches que mon cousin, malgré nos dissentiments d’alors, me fit au sujet de mon peu de confiance en ses sentiments à l’égard de ma femme. Lorsqu’il me tendit la main comme gage de sa promesse, je la pressai contre mes pauvres yeux malades et la mouillai de larmes. Depuis, ma position s’est empirée et ma maladie a fait tarir bien des ressources que j’aurais pu laisser à ma femme ; ces vicissitudes imprévues et d’autres raisons graves me forcent d’avoir de nouveau recours aux sentiments dignes et justes de mon cousin. Je l’engage à ne point amoindrir de la moitié ma susdite pension en la reportant sur ma femme après ma mort, et à la lui payer intégralement telle que je la touchais pendant la vie de mon oncle.

Je dis exprès « telle que je la touchais pendant la vie de mon oncle », parce que depuis presque cinq ans que ma maladie a augmenté de gravité, mon cousin Charles Heine a, de fait plus que doublé la somme de ma pension, attention généreuse pour laquelle je lui porte une grande gratitude. Il est plus que probable que je n’aurais pas besoin de faire cet appel à la libéralité de mon cousin, car je suis persuadé qu’avec la première pelletée de terre qu’il jettera sur ma tombe, selon son droit, comme mon plus proche parent, s’il se trouve à Paris lors de mon trépas, il oubliera tous ces vilains griefs que j’ai tant regrettés et expiés par une longue agonie. Il ne se souviendra certainement alors que de la bonne santé d’autrefois, de cette affinité et conformité de sentiments, qui nous unissaient dès notre tendre jeunesse, et il vouera une protection toute fraternelle à la veuve de son ami, mais il n’est pas inutile, pour le repos des uns et des autres, que les vivants sachent ce que leur demandent les morts.

§ 3. — Je désire qu’après mon décès tous mes papiers et toutes mes lettres soient enfermés scrupuleusement, et tenus à la disposition de mon neveu Ludwig von Embden à qui je donnerai mes instructions ultérieures sur l’usage qu’il doit en faire, sans préjudice aux droits de propriété de ma légataire universelle.

§ 4. — Si je meurs avant que l’édition complète de mes œuvres ait paru, et que je n’aie pas pu présider à la direction de cette édition, ou même que ma mort soit arrivée avant qu’elle fût terminée, je prie mon parent, M. le docteur Rudolph Christiani, de me remplacer dans la direction de cette publication en se conformant strictement au prospectus que j’aurai laissé à ce sujet. Si mon ami M. Campe, l’éditeur de mes œuvres, désire quelques changements dans la manière dont j’ai coordonné mes différents écrits dans le susdit prospectus, je désire qu’on ne lui fasse pas de difficultés sous ce rapport, vu que j’ai toujours aimé à m’accommoder à ses besoins de libraire. La chose principale, c’est qu’il ne soit intercalé dans mes écrits aucune ligne que je n’aie pas destinée expressément à la publicité, ou qui ait été imprimée sans la signature de mon nom en toutes lettres. Un chiffre de convention ne suffit pas pour m’attribuer un écrit publié par quelque journal, attendu que l’indication de l’auteur par un chiffre dépendait toujours des rédacteurs en chef, qui ne se sont jamais interdit non plus l’habitude de faire des changements de fond ou de forme, dans un article signé seulement par un chiffre. Je fais défense expresse que sous aucun prétexte, quelque écrit d’un autre, si petit qu’il soit, soit annexé à mes ouvrages, à moins que ce ne soit une notice biographique émanée de la plume d’un de mes anciens amis à qui j’aurai demandé expressément un tel travail. J’entends que ma volonté, sous ce rapport, c’est-à-dire que mes livres ne serviront pas à remorquer ni à propager aucun écrit étranger, soit exécutée loyalement dans toute son étendue.

§ 5. — Je défends de soumettre mon corps après mon décès à une autopsie ; seulement, comme ma maladie ressemblait souvent à un cas cataleptique, je crois qu’on doit prendre la précaution de m’ouvrir une veine avant mon enterrement.

§ 6. — Si je me trouve à Paris à l’époque de mon décès, et que je n’habite pas trop loin de Montmartre, je désire être enterré dans le cimetière de ce nom, ayant une prédilection pour ce quartier, où j’ai résidé pendant de longues années.

§ 7. — Je demande que mon convoi soit aussi modeste que possible, et que les frais de mon enterrement n’excèdent pas le montant ordinaire de celui du simple bourgeois. Quoique par acte de baptême, j’appartienne à la confession luthérienne, je ne désire pas que le clergé de cette Église soit convié à mon enterrement ; je renonce même au ministère de tout autre sacerdoce pour célébrer mes funérailles ; ce désir n’est pas dicté par quelque velléité d’esprit fort. Depuis quatre ans j’ai abdiqué tout orgueil philosophique et je suis revenu aux idées et aux sentiments religieux. Je meurs croyant en un Dieu unique et éternel créateur du monde, et dont j’implore la miséricorde pour mon âme immortelle. Je regrette d’avoir dans mes écrits quelquefois parlé des choses saintes sans le respect qui leur est dû, mais j’étais plutôt entraîné par l’esprit de mon époque que par mes propres propensions. Si j’ai à mon insu offensé les bonnes mœurs et la morale qui est la vraie essence de toutes les croyances monothéistes, j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. Je défends qu’aucun discours, en allemand ou en français, soit tenu sur ma tombe. En même temps, j’énonce le désir que mes compatriotes, quelque heureuse que puissent devenir les destinées de notre pays, s’abstiennent de transférer mes cendres en Allemagne ; je n’ai jamais aimé à prêter ma personnes à des mômeries politiques. La grande affaire de ma vie était de travailler à l’entente cordiale entre l’Allemagne et la France et à déjouer les artifices des ennemis de la démocratie qui exploitent à leur profit les animosités et les préjugés internationaux. Je crois avoir bien mérité autant de mes compatriotes que des Français, et les titres que j’ai à leur gratitude sont sans doute le plus précieux legs que j’ai à conférer à ma légataire universelle.

§ 8. — Je nomme pour exécuteur testamentaire M. Maxime Jaubert, conseiller à la Cour de cassation, et je le remercie de vouloir bien se charger de cette fonction.

Le présent testament a été ainsi dicté par M. Henri Heine et écrit en entier de la main de M. Ducloux, l’un des notaires soussignés, tel qu’il lui a été dicté par le testateur, le tout en présence desdits notaires et des témoins, lesquels, de ça interpellés, ont déclaré qu’ils n’étaient pas parents de la légataire.

Et, lecture faite en mêmes présence au testateur, il a déclaré comme contenant l’expression entière de sa volonté.

Fait et passé à Paris, dans la chambre à coucher de M. Heine, sus indiquée.

L’an 1851, le jeudi 13 novembre, vers six heures de relevée.

Et après nouvelle lecture entière, le testateur et les témoins ont signé avec les notaires.

Enregistré à Paris, 3e bureau, le 20 février 1856.