Aller au contenu

Testament philosophique (Ravaisson)

La bibliothèque libre.


TESTAMENT PHILOSOPHIQUE[1]

Bossuet a dit : « Lorsque Dieu forma les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. » Il n’en est pas moins vrai que dès les temps les plus anciens le grand nombre dut céder aux tentations de l’égoïsme et se considérer, selon le dicton stoïcien, comme recommandé à lui-même par la nature bien plutôt que les autres et se prendre sinon uniquement, au moins principalement pour le centre de ses propres actions. Or c’est, dit Bacon, un pauvre centre pour les actions d’un homme que lui-même.

Des mortels d’élite restèrent fidèles à l’impulsion originaire, sympathiques à tout ce qui les entourait, se croyant nés, suivant une autre parole stoïcienne, non pour eux, mais pour le monde entier. Ce furent ceux que les Grecs crurent enfants des dieux et qu’ils appelèrent des héros.

La grandeur d’âme était le propre des héros. Le sort des autres les touchait comme le leur. Ils avaient conscience d’une force en eux qui les mettait en état de s’élever au-dessus des circonstances, qui les disposait à se porter au secours des faibles. Ils se croyaient appelés, par leur origine, à délivrer la terre des monstres qui l’infestaient.

Tel avait été surtout le fils de Jupiter, Hercule, aussi vaillant que compatissant, toujours secourable aux opprimés, et qui finit, en montant à l’Olympe, sa glorieuse carrière. Hercule, touché de compassion pour un vieillard dont un lion redoutable avait dévoré le fils, allait combattre ce lion et de sa dépouille se revêtait pour toujours. Une autre fois sa compassion pour Alceste le conduisait aux enfers afin de l’en tirer.

Un autre, Thésée, l’Hercule athénien, après être descendu au Labyrinthe pour délivrer des captifs destinés à y devenir la proie d’un monstre, élevait au milieu d’Athènes un autel à la Pitié, honorant ainsi en elle une déesse. Cette cité dont il avait été le fondateur, il voulait que la Pitié fût comme son inspiration. Ajoutons que vraisemblablement la Pitié n’était ici qu’un autre nom de la grande déesse Vénus, la déesse de l’amour et de la paix, à laquelle paraît avoir été consacrée originairement l’Acropole.

Le héros de l’Iliade, Achille, après avoir vengé avec fureur sur Hector le meurtre de son ami, se laisse fléchir à la fin du poème par les prières du vieux Priam et lui rend les restes de son fils. Le grand poème hellénique ne chante pas tant la colère d’Achille que sa compassion pour le vieux père de celui qui lui a tué son ami et à qui lui-même il a tué son fils. À sa pitié surtout se fait reconnaître ce que son cœur a de grand. Magnanime, telle est l’épithète qui caractérise plus que toute autre le héros.

Tel était le héros, tel il se figurait les dieux de qui il avait tout reçu. Homère, encore imbu des maximes héroïques, les appelle des donneurs de biens. Aphrodite, la reine du ciel, la déesse de la beauté et de l’amour, est nommée par excellence la donneuse (δωρίτις)[2] ; en des temps où l’on croyait généralement que tout était sorti de la terre, même les astres, on se représentait le dieu qui y régnait comme à la fois opulent et libéral : Pluton, le Riche, était son nom chez les Grecs ; Dives, le Riche aussi, chez les Latins. Pluton, dans les anciens monuments, porte souvent une corne d’abondance débordant de fruits, et Sérapis, qui prend tardivement sa place, un boisseau. Pluton, souvent aussi, porte cette espèce de fourche qu’on a prise pour une arme mise par les peintres, Raphaël entre autres, à la main de Satan, mais qui, en réalité, était la houe avec laquelle on tirait de la terre les fruits qu’elle contenait, dont on croyait que vivaient les premiers hommes ; et c’est pourquoi l’Odyssée place dans les enfers une prairie d’asphodèles et non, comme l’a cru Welcker, à cause de l’aspect prétendu sinistre de cette plante.

Le dieu indien Pourousha partage ses membres entre ses adorateurs. Cérès, Bacchus dans les mystères d’Eleusis servent d’aliment aux initiés, car Cérès c’est le pain même, et Bacchus c’est le vin[3].

Partout donc, dans l’ancienne mythologie, la croyance à la bienfaisance divine. Bien loin qu’il ne régnât parmi les hommes et entre leurs familles que la défiance et la haine, comme l’a cru, après Pétrone et Hobbes, l’auteur de la Cité antique, rien n’y était plus en honneur que l’hospitalité. L’étranger, si rien n’annonçait en lui un ennemi, était accueilli comme un envoyé d’en haut. On sacrifiait pour le fêter ce qu’on avait de plus précieux. Tel, dit Tacite, après l’avoir reçu chez lui, était réduit pour le reste de ses jours à la mendicité.

Les hommes du vulgaire, ne trouvant en eux-mêmes aucune force et aucune grandeur, ne voyaient aussi hors d’eux que faiblesse et petitesse.

Petitesse est aussi à quoi se réduit toute leur philosophie et on lui ferait peu de tort en la qualifiant de nihilisme. Hommes de rien, les hommes du vulgaire ne faisaient pas difficulté d’admettre que tout s’était formé de rien.

Dans la conscience de sa faiblesse, l’homme du vulgaire ne se croyait guère d’autre destinée que de maintenir parmi les assauts des circonstances, aussi longtemps que possible, une existence précaire ; acquérir pour vivre était presque son unique souci. Si les phénomènes qui se passaient autour de lui, lui faisaient croire à des puissances invisibles dont il dépendait, c’était comme à des êtres avares et envieux dont il devait attendre peu de bien et beaucoup de mal.

Les héros se faisaient des choses et de la destinée humaine de tout autres idées.

Pour ces hommes d’élite ou de race, que Descartes et après lui Leibnitz nommeront les généreux, chacun a une âme dont c’est le caractère d’être sympathique à toutes les autres et qui existe en elles autant si ce n’est même plus qu’en soi-même, et qui est ainsi ce qu’on pourrait appeler une simplicité complexe ou une simplicité multiple.

Ce qu’il trouve ainsi en soi, chacun de ces personnages le reconnaît volontiers chez les autres. Le généreux, suivant Descartes et suivant Leibnitz, a la conscience de porter en lui une force par laquelle il est maître de lui-même, qui fait sa dignité et qui fait également la dignité de tous les autres. Bien plus, il est disposé à reconnaître, chez tous les êtres, de quelque ordre qu’ils soient quelque chose d’analogue. C’est la croyance formelle de Leibnitz et peut-être n’est-ce qu’en apparence que Descartes ne reconnaît que dans l’humanité l’existence de l’âme. « Il est difficile de croire, dit Bossuet, que dans les corps qu’il paraît, pour faire ressortir la supériorité de l’esprit, réduire à la seule étendue, il n’ait pas aussi supposé quelque chose de plus foncier. »

C’est donc la croyance qui dut être au fond celle des grands esprits des premiers temps que, comme le dit le plus ancien des philosophes. Thaïes, tout était plein d’âmes et que vraisemblablement ces âmes, pour différentes qu’elles fussent, n’en étaient pas moins une seule et même chose dont la racine était la divinité[4].

Ainsi se forment dès les temps les plus anciens deux manières différentes de comprendre les choses : suivant l’une, elles se réduisaient presque entièrement à des corps inertes épars qu’assemblait ou dispersait dans le vide l’aveugle hasard ; suivant l’autre, des puissances cachées, âmes ou dieux, avaient tout fait et dirigeaient le monde. De ces deux manières de penser devaient sortir peu à peu deux philosophies. L’une que Cicéron appelle plébéienne, que Berkeley appelle au xviiie siècle petite philosophie et Leibnitz paupertina philosophia, c’est celle des Démocrite et des Épicure, dont les principaux facteurs furent les sens et l’entendement, l’entendement étant l’auxiliaire naturel des mathématiques. L’autre qu’on pourrait appeler royale et aristocratique, c’est celle des Socrate, des Platon, des Aristote et de leurs semblables. La première, cherchant les principes dans les choses inférieures qui sont aux supérieures ce que des matériaux sont aux formes en lesquelles apparaissent l’ordre et la beauté, peut être dénommée le matérialisme. La seconde peut être appelée par opposition, comme le subtil et le fin est opposé au grossier, la philosophie spirituelle ou spiritualiste.

Suivant la philosophie qui, développée, devint l’Épicurisme et que contenaient en germe les opinions du vulgaire, on ne connaissait rien que ce dont témoignaient les sens, rien qui ne fût corps ou accident des corps. Chacun était ainsi renfermé étroitement en soi, uniquement occupé des biens et des maux qui en sont pour les sens physiques. Dès lors les sensations seules étaient ainsi que le proclamèrent les Sophistes la mesure de toutes choses.

Un homme d’esprit héroïque, supérieur aux préoccupations vulgaires, Socrate, comprit qu’avec une telle doctrine les sociétés ne pouvaient subsister. Persuadé qu’outre les choses sensibles il en était d’autres dont elles dépendaient et qu’on ne connaissait que par l’intelligence, il fît remarquer qu’il était des règles pour le discernement du bien et du mal, du juste et de l’injuste, sans lesquelles aucun accord ne pourrait s’établir, ni subsister. Il prouva qu’il était des généralités communes aux individus et par conséquent une science qui devait prévaloir sur leurs étroites convenances.

Platon alla plus loin. Il lui parut que toutes les choses sensibles devaient avoir des modèles intelligibles de leurs qualités, dont elles étaient des ressemblances imparfaites et qui constituaient seuls les véritables êtres. C’étaient des formes ou idées immuables qui revêtaient passagèrement, comme une matière docile, les choses de la nature. Mais c’était prendre pour des causes de simples modes, extraits que fait des choses l’entendement, et qui n’ont que dans les individus une existence réelle. C’était ériger en principes des abstractions créées par l’entendement. C’était tomber dans l’erreur signalée par Tacite dans ces paroles applicables à toute idolâtrie : on forge et en même temps l’on croit, fingunt simul creduntque.

Aristote signala cette erreur ; il fît remarquer que ce qui est ainsi en plusieurs choses à la fois, ou le général, n’existe pas en soi mais en la pensée qui le crée. Seul l’individu existe de cette manière et seul par conséquent peut être un principe, une cause d’existence. Platon donne pour des êtres de simples attributs. C’est qu’il y a plusieurs sens du mot être, et ce doit être le commencement de la philosophie, qui a pour objet l’être, que de les distinguer.

Au temps de Platon, ajoute Aristote, on ne pouvait faire cette distinction. La dialectique n’était pas de force encore à considérer l’être à part des contraires. C’est ce qu’il prétendit faire en établissant, comme à l’entrée de la philosophie, la distinction des différentes catégories. C’était inaugurer, à l’encontre d’une théorie d’abstractions qui ne faisaient, comme il le dit, que doubler les objets qu’il s’agissait d’expliquer, une recherche de la réalité profonde qu’ils cachaient. Faire cette entreprise, c’était, en s’adressant, comme à la source de la vérité profonde, à la conscience, s’avancer dans la voie qu’avait ouverte l’antique héroïsme. Et qui était mieux préparé pour une telle entreprise que celui qui, versé dans la connaissance de toutes les réalités soit physiques, soit humaines, fut le précepteur du dernier des héros grecs, Alexandre ?

Aristote veut ainsi revenir de la sécheresse et insuffisance logique ou rationnelle à la richesse féconde de l’expérience, de la discontinuité à la solidarité, de l’artificiel au naturel.

Qu’est-ce que l’être proprement dit qui appartient à la première et la plus haute des catégories et qui est le centre auquel se rapportent toutes les autres ? C’est, répond Aristote, l’action qui peut expliquer la nature qui est tout mouvement.

Et en effet, remarque Cicéron, interprète ici comme partout de la philosophie grecque, ce qui ne fait rien ou n’a aucune action a bien l’air aussi de ne rien être. Si la pierre même existe, c’est que, dans la pierre aussi, il est quelque chose d’actif et de mouvant.

Maintenant, non seulement tout ce qui est agit, mais il a de plus cette propriété de tendre naturellement à se communiquer. C’est celle que possédaient au plus haut degré les plus grandes âmes, les âmes héroïques.

Dans la conscience, la pensée tend à se répandre en idées où elle se mire en quelque sorte et se reconnaît. Chaque vivant, parvenu à son point de perfection, tend à se reproduire comme pour prendre en ce qu’il engendre une plus pleine possession de son être.

L’être complet est l’esprit dont telle est la nature qu’en agissant il a la conscience de ce qu’il fait, de ce qu’il est. Au fond rien ne pense qui ne se pense quoique de manière et à des degrés différents. En Dieu seul la conscience parfaite de l’objet est entièrement identique au sujet. C’est le sommet où tend d’espèce en espèce, par les différents degrés de la vie, toute la nature et dont ces différents degrés sont de plus ou moins complètes imitations.

Aux différents états de l’existence la pensée, qui est aussi volonté, se reconnaît plus ou moins dans ses objets. Elle s’y reconnaît divisée, dispersée en diverses idées jusqu’à ce qu’elle y retrouve finalement son intégrale unité.

Toute la nature est comme faite d’ébauches plus ou moins réussies de cette suprême perfection, achevant, avant l’intégration finale, la différenciation.

À ce moment suprême la pensée, selon la formule aristotélique, est pensée de pensée.

Au fond donc la nature est un édifice de pensées. Les espèces qui apparaissent successivement avant que se révèle l’humanité sont des restitutions de plus en plus complètes du dessein primitif. C’est par degrés que l’âme arrive à se penser, ce qui est le summum : se penser, c’est-à-dire aussi se vouloir, s’estimer comme pensant, voulant, créant.

Au commencement le meilleur, c’est ce que proclame par son premier mot, avec la philosophie aristotélique, le plus philosophique des Évangiles en disant : Au commencement était le Verbe. Mais, du commencement à la fin, du plus haut au plus bas de l’Univers, une même formule contient tout, embrassant tous les degrés de la vie, la formule qu’a tracée Leibnitz en disant : Le corps même est esprit, seulement à la différence de l’esprit pur et parfait, esprit momentané, dépourvu de mémoire, disons aussi de prévision.

Si le meilleur est au commencement, s’il est le principe, comment comprendre qu’il ne demeure pas seul ? C’est, suivant Aristote, en se fondant sur l’expérience, qu’il est un principe non de mouvement seulement, mais aussi de repos ou d’arrêt. Dieu, a dit Plotin et a redit Descartes, est l’auteur de sa propre existence et en est le maître. Tout ce qui vient à exister a une cause, Dieu est la cause de soi. Aussi, comme il nous appartient de suspendre à notre gré l’exercice de notre activité, comme ce pouvoir appartient à toutes les puissances naturelles, ainsi qu’en témoignent le sommeil et les autres périodes de repos, ainsi et à plus forte raison appartient-il à Dieu d’abandonner, au moins pour un temps, comme l’a dit la théologie chrétienne, quelque chose de sa plénitude (se ipsum exinanivit).

C’est ce que paraissent avoir pensé dès l’origine, si confusément que ce pût être, ces initiateurs de la philosophie qui enseignèrent, en dépit des résistances de l’entendement, la native magnanimité.

Si donc on se demande comment il est possible de s’expliquer, avec l’unité du principe des choses que proclame toute la nature, la pluralité sur laquelle elle domine (tout est un et chaque chose est à part, dit un vers orphique) la solution du problème qui se présente tout d’abord et que confirment l’expérience et la réflexion, c’est que les parties sont nées d’une condescendance, d’un abaissement spontané du principe dont l’unité reparaît finalement dans la constitution terminale du tout[5].

C’est ce qu’enseigne la marche, on pourrait dire la méthode de la nature dans la production des vivants. On a vu de tout temps qu’un être vivant est à la fois unité et multitude.

Aristote déjà remarque que chez certains animaux les parties sont comme autant de touts semblables, tout prêts à se détacher pour subsister à part. Cette remarque a été étendue par la science moderne. Elle l’a même généralisée en attribuant à tous les êtres la vie multiple ou le polyzoïsme. De plus elle a appelé les animaux chez lesquels la multiplicité est le plus manifeste des colonies animales[6] : expression où semble se trahir la pensée que l’animal est un tout formé d’individualités préexistantes, et c’est du moins la tendance de ceux qui ont jusqu’à présent attaché le plus d’importance au polyzoïsme que de prendre pour principe la multiplicité. Dans leurs systèmes les éléments les plus petits et doués des moindres propriétés sont ce qu’il y a de plus réel et, l’unité sous laquelle on les assemble n’est qu’une sorte de surcroît qui n’a guère d’existence que pour l’intelligence. Dans l’âme, ils ne veulent voir qu’un phénomène secondaire qu’ils appellent volontiers un épi-phénomène.

Or, s’il en est ainsi d’un tout artificiel dont l’unité est purement logique, nous apprenons par une conscience intime qu’au contraire, en nous, il y a réellement quelque chose d’un et de simple qui se divise en des pensées et des volontés diverses, et, par une induction qu’autorise l’analogie de ce qui a lieu en nous avec ce que nous offre la nature et la marche même de ses phénomènes, nous jugeons qu’en celle-ci ce sont les multitudes phénoménales qui sont secondaires et que la primauté comme la priorité appartient en chaque être à une réelle unité.

À Speusippe, le successeur de Platon dans le gouvernement de l’Académie, qui concluait de l’œuf auquel remonte tout vivant et où l’on ne voit d’abord qu’une masse informe, que le beau et le bien n’arrivaient que tard, proposition toujours maintenue par la théorie matérialiste, Aristote répondait que le commencement, le principe n’était pas l’œuf, mais bien l’adulte dont l’œuf provient et dans lequel se trouve la perfection à laquelle parvient par degrés l’embryon que l’œuf contient. En sorte que c’est par la perfection, c’est par le bien et le beau que commence la vie. Aussi Aristote dit-il qu’en tout le meilleur est le premier.

C’est la maxime générale qu’il oppose à toutes les théories qui cherchent sinon dans le néant, au moins le plus près possible du néant les principes des choses. Ce n’est pas tout. Ce meilleur d’où tout part, il faut que ce soit, avant tout mouvement, ce qui imprime le mouvement. C’est ce que fait chez nous ce que, d’un terme métaphorique qui rappelle la nature du vent ou de l’air subtil, mobile et puissant, nous appelons notre âme (ἄνεμος, anima et animisme). Et de la conscience que nous en avons vient, quoique le moment nous en échappe, toute notre connaissance de cette chose aussi certaine que mystérieuse, la puissance motrice. Ajoutons qu’à l’idée de cette puissance est indissolublement liée celle d’une fin à laquelle tend le mouvement.

L’idée de cette fin, qu’on nomme cause finale, n’est qu’une abstraction détachée par l’entendement de l’idée totale de la causalité.

L’idée de la cause invisible, c’est celle qui seule explique, quelque incompréhensible qu’en soit le contenu, la formation organique et dont, tout en prétendant expliquer cette formation, le transformisme au moyen d’une idée vague d’évolution, prétend vainement se passer. Ce que contient cette idée, c’est l’âme, et c’est l’âme que désigne par les termes plus vagues de nature le fondateur du Péripatétisme.

Celui qui, suivant une opinion qui avait été celle d’Hippocrate et d’Aristote, sans cesser de rapporter à l’âme la pensée, osa lui rapporter les mouvements vitaux avec tous les phénomènes physiologiques qui en dépendent, fut le médecin Stahl. On le blâma, et c’est ce que fit Leibnitz entre autres, d’attribuer au principe de la réflexion et du raisonnement des actes qui ne sont au moins le plus souvent ni réfléchis, ni raisonnés. C’était, disait-il, encore confondre des choses différentes que de rapporter à un même principe les phénomènes matériels qui devaient être tout mécaniques et ceux de l’intelligence. Il craignait le retour des explications toutes intellectuelles du moyen âge et l’abandon des nouvelles méthodes préconisées par Galilée et par Descartes et du mécanisme. Stahl cependant avait pris soin d’expliquer qu’il n’entendait pas attribuer à l’âme dans ses opérations physiologiques le raisonnement mais la raison, et Leibnitz lui-même n’avait-il pas voulu, quoique peut-être sans y persévérer assez, qu’on tint grand compte dans l’histoire des déterminations de l’âme d’une infinité de ces petites perceptions qui échappaient à toute réflexion et même sinon entièrement du moins presque entièrement à la conscience. Et, en effet, c’est ce dont l’expérience témoigne abondamment. Même si le domaine est vaste de la volonté et de la pensée réfléchie, bien plus vaste encore est celui qu’on appelle le domaine de la volonté et de la pensée sinon absolument inconscientes, au moins, pour ainsi parler, subconscientes.

Comment expliquer qu’il existe en nous une telle science si vaste, si profonde, souvent si sûre, comme le sont en général les instincts et les habitudes, et qui pourtant serait comme hors de notre pouvoir ? C’est ce que nous ne pouvons faire que dans une très faible mesure, mais qui n’en est pas moins certifié par une irrécusable expérience.

Devant ce fait capital disparaît l’hypothèse, si en faveur aujourd’hui, des mouvements qu’on appelle réflexes et qui seraient des réponses absolument machinales du corps organisé à des impressions et des sollicitations du dehors ; mouvements par lesquels les savants qui y ont recours ne prétendent pas seulement expliquer des phénomènes qu’on croit involontaires, mais paraissent nourrir l’espoir d’expliquer ceux qui passent pour dépendre en totalité ou en partie de la volonté. De la sorte, tout en ce monde, sauf peut-être quelques déterminations purement intellectuelles, serait sujet à une irrésistible fatalité, et l’on n’aurait que faire d’y supposer des âmes. À tout suffirait le corps s’il existait quelque chose d’autre qui fût la pensée, ce serait dans le mécanisme universel une pièce inutile.

Au contraire, pour expliquer par l’âme les phénomènes physiologiques, peut-être peut-on imaginer, comme je l’ai proposé autrefois[7], qu’elle y donne lieu par l’usage qu’elle fait de la faculté d’imprimer le mouvement, et, par là, de modifier les vaisseaux qui contiennent les fluides vitaux. En les dilatant ou en les resserrant par les nerfs vaso-moteurs que Claude Bernard a découverts, elle changerait les distances de leurs parties de manière à donner lieu aux phénomènes physiques et chimiques ou à les suspendre, et de là résulterait tout le détail de ces phénomènes[8]. Il en pourrait être de même des proportions et des figures dans l’architectonique de l’organisation même pour laquelle Claude Bernard en appela particulièrement à son idée directrice[9] : cette idée se réduisait à une volonté motrice guidée par une imagination inconsciente ou obscurément consciente[10].

Si c’est ainsi ou à peu près ainsi que doivent s’expliquer par la puissance de l’âme les phénomènes que développe en chaque être la vie, pourquoi ne s’expliquerait-on pas de la même manière la production successive des différentes espèces ? Et en effet, ajoutons que les actes tendent à se continuer et se répéter d’où naissent les habitudes que fixe l’hérédité. Et de l’hérédité, combinée avec la tendance au mieux, peuvent naître de générations en générations, comme l’ont indiqué Lamarck et Darwin, des espèces de plus en plus parfaites[11].

Or les générations se succèdent précisément suivant un procédé qu’elles doivent employer si la puissance génératrice est âme[12], c’est-à-dire une nature généreuse, divine, ou, si l’on veut parler comme Aristote, démoniaque, qui donne en se donnant. La force génératrice, en effet, se concentre d’abord en un germe, en de minimes dimensions, puis, sous une influence fécondante en laquelle peut-être elle se dédouble, elle rayonne et se divise pour s’accroître du milieu qui l’entoure et se déploie ainsi en une nouvelle unité semblable à celle d’où elle est descendue[13].

Elle se comporte donc comme l’âme libérale dont c’est la disposition de s’incarner et de s’incorporer pour se communiquer. Quoi donc de plus plausible que de croire que telle est, en effet, la méthode et la loi de la nature ? La nature serait ainsi l’histoire de l’âme, histoire continuée, achevée par l’humanité et par son art.

Et alors le monde s’explique comme une révélation progressive de la divinité créatrice et de l’âme son image et son interprète. Et Verbum erat Deus et ommia per ipsum facta sunt.

De cette révélation la formule est la suivante. L’âme, le principe actif, se ramasse en des germes dans chacun desquels se concentre et s’enkyste sa vertu formatrice. Son unité essentielle s’y divise pour constituer à chaque génération une polarisation en deux sexes qui s’unissent par le mariage et reconstituent sous l’influence de l’amour une nouvelle unité.

En même temps d’une tendance constante à la perfection, non, comme on l’avait dit, par la division seule du travail entre les organes, mais par la coordination de leurs actions que rend possible cette division, de cette tendance à la perfection est résulté enfin l’avènement, par lequel tout s’est achevé, de l’espèce humaine, image de l’âme et de la divinité et, en elle, celle de la parfaite beauté.

Étienne-Geoffroy Saint-Hilaire avait dit que la nature semblait tendre dès l’origine à la formation de l’homme et qu’aussitôt que l’état des milieux le permettait, elle le créait. En même temps la nature tendait à la beauté. Dans toutes ses espèces chaque individu atteint dans la perfection de son organisation, au moins pour les formes extérieures, toute la beauté dont elle est susceptible. Et il se trouve, sans que nous en sachions la raison, que cette beauté est la plus haute que nous puissions, en sorte que nous ne pouvons imaginer aucun changement qui ne lui nuise.

L’humanité est donc la mesure esthétique comme la mesure scientifique de toutes choses.

Si l’humanité est le but où toute la nature a toujours tendu, il en résulte, la fin manifestant le principe, qu’en réalité c’est par

l’humanité que tout a commencé. Comment ? On ne le sait et peut-être on ne le saura jamais. Un indice singulier s’en trouve dans un fait relevé, au rapport de M. Secretan, par un éminent paléontologiste aux travaux duquel celui-ci fait allusion dans la préface de son traité de la Liberté : ce fait est que, chez les races primitives d’animaux, avant l’apparition de l’homme, il y avait, dans leur conformation et leurs instincts, plus de traits d’humanité que dans celles qui suivirent. Au commencement, avait dit jadis Anaxagore, tout était ensemble ; l’intelligence vint qui débrouilla tout. Dans les anciennes races l’humanité était comme en puissance, en un état confus d’enveloppement ; une fois dégagée du chaos, elle a laissé les animaux à leur infériorité. D’une manière analogue, on voit les animaux et particulièrement les plus voisins de l’homme, les quadrumanes, montrer dans leurs premières années des dispositions à demi humaines qui ensuite disparaissent. Il semble que la nature, ou plus précisément l’âme universelle, à chaque parturition, au moins aux degrés les plus élevés de l’animalité, fasse pour atteindre son dernier but un effort supérieur au résultat immédiat qu’elle peut atteindre pour renouveler ensuite ses tentatives.

Dans les espèces inférieures l’être à peine né se divise et se propage avec une prodigieuse abondance. Dans les espèces supérieures la reproduction est précédée d’une plus longue préparation embryonnaire, vie cachée dans un kyste ou œuf qui l’enveloppe. La préparation ou incubation comprend une suite de métamorphose dans lesquelles l’être traverse des états qui rappellent la succession des degrés antérieurs de l’organisation, comme si la force génératrice se remémorait pour mieux faire tout son travail passé. Cette loi de la durée croissante de la vie préliminaire et cachée est celle que Carus a appelée la loi du mystère, celle qu’on nomme aujourd’hui la loi de l’accélération embryogénique et qui peut-être serait plus clairement dénommée la loi du progrès de l’éducation latente embryogénique. Quoi qu’il en soit, le résultat en est que le progrès des espèces consiste en ce que la nature s’approche de son but qui est la création de l’espèce la plus parfaite, image la plus ressemblante de son prototype, par une succession d’enfantements de moins en moins hâtifs, une succession d’enfantements de moins en moins comparables à des avortements.

À chaque degré de l’ascension, le développement est arrêté soit d’une manière, soit d’une autre ; de là les disproportions ou monstruosités ; toute montruosité, a dit Geoffroy Saint-Hilaire, résulte d’un arrêt de développement[14]. Cependant, chemin faisant dans l’ascension créatrice, et à chaque arrêt, le mal se répare au moins partiellement par ce que Geoffroy Saint-Hilaire appela le balancement des organes et qu’on pourrait dénommer avec plus de clarté la loi du rétablissement de l’équilibre ou de la compensation. Comme si la nature, visant au sommet, avait amassé pour y atteindre une somme déterminée de moyens ; arrêtée ici, elle se développe là de façon à réparer autant que possible le dommage.

La nature, en visant l’humanité, opère suivant un plan fondamental que Geoffroy Saint-Hilaire appela l’unité de composition organique, et la réalité en offre des modifications qui n’en font pas disparaître, mais en font plutôt ressortir l’essentiel. Dans la figure humaine, par exemple, le corps se ramifie en quatre membres, armés chacun de cinq extrémités appropriées aux besoins divers de l’entretien de la vie, besoins différents suivant les milieux. Arrêtée chez les oiseaux, la formation de ces membres est remplacée par les nageoires et par les ailes où l’on en aperçoit, diversement ébauchés, les éléments constitutifs. Et, au lieu des beautés empêchées, apparaissent de même, à des époques pareilles, des beautés analogues. Parmi les poissons et les oiseaux mêmes, variations compensatives, balancements semblables. L’univers est comme une pièce de musique où le motif essentiel paraît et disparaît pour reparaître et pour émerger enfin, triomphant, d’une suite de modulations aux beautés partielles où se fait sentir encore son influence.

Maintenant l’action créatrice se révèle non pas tant encore dans les formes que dans les mouvements pour lesquels sont faites les formes, non pas tant encore par la beauté que par la grâce dont un poète a dit : plus belle encore que la beauté. Les Grecs disaient ce qu’a répété Vitruve en l’appliquant à l’architecture : la beauté a deux parties, la symétrie et l’eurythmie, celle-ci supérieure à celle-là.

La symétrie est la correspondance des parties qui les rend commensurables les unes avec les autres, car tel est le sens du mot. De tous les êtres l’homme est celui où la symétrie est la plus parfaite, les parties y étant les plus proportionnées entre elles et avec le tout. C’est chez lui, par exemple, que les différents membres ont la dimension et la force qui répondent le mieux aux dimensions et à la force les uns des autres et du corps et de la tête. Mais la symétrie ne suffit pas à la beauté ; il y faut de plus, a dit Plotin, la vie de laquelle témoigne le mouvement. Le mouvement s’estime par le temps et le nombre. C’est ce que dit le mot eurythmie. Rythme c’est nombre, et εὖ, ou bien, signifie que c’est chose qui s’estime par sentiment plutôt que par jugement. Le mouvement qui fait bien et qu’apprécie ainsi la sensibilité, c’est la grâce. Vie, nombre, grâce, c’est ce qui fait véritablement, en la parfaisant, la beauté. Et c’est ce que la nature montre plus que partout ailleurs dans la figure humaine.

La grâce relève du sentiment et elle l’exprime. Elle exprime proprement les sentiments de l’ordre le plus élevé, qui sont les affections bienveillantes, manifestations par excellence de la nature divine. Elle les exprime surtout dans les mouvements que Léonard de Vinci appelle les mouvements divins : moti divini. Tels les « airs » de tête dans ses tableaux, dans ses Christ, ses Madones, ses saint Jean. Tels surtout ceux qui se rencontrent dans les compositions du Perugin, de Fra Bartolomeo, du Corrège, l’intime de Rubens, de Rembrandt, de Murillo.

Et de ces mouvements la formule générale est, pourrait-on dire, l’abandon ou la condescendance. Le principe créateur avec les lignes où il s’incarne se répand, comme une source qui s’épanche, dans toutes les parties de l’ensemble, et s’y transforme pour qu’il en renaisse d’autant plus digne d’admiration et d’amour.

À tout cela il y a un élément. Cet élément est le battement, le mouvement propre au cœur et par lequel, dans l’œuf immobile, il annonce, en un moment sacré, son existence. Le battement c’est élévation et abaissement, sursum et deorsum, autrement dit éveil et sommeil, vie et mort[15].

Une expression s’en trouve dans les vibrations qu’on attribue à la lumière, une autre plus évidente dans les ondulations des vagues, une autre dans la marche des animaux, mais surtout du serpent qui, n’ayant de membres qu’en puissance, se déplace par des mouvements alternatifs, et par suite sinueux, de tout son corps, mouvements sensibles encore, quoique à demi dissimulés, dans la démarche humaine, la seule capable de toute grâce. Du mouvement la loi s’étend aux formes. Toute forme, a dit Michel-Ange, est serpentine, et le serpentement est différent selon les conformations et les instincts. Observe, dit Léonard de Vinci, le serpentement de toute chose[16].

C’est-à-dire, observe en toute chose, si tu veux la bien connaître et la bien représenter, l’espèce de grâce qui lui est propre.

Ajoutons : ce sera le moyen d’apprendre et de se rendre capable d’exprimer la nature et le degré de la bonté ou encore de la divinité d’où elle procède.

Ainsi se développe donc le poème immense de la création. Ainsi marche la nature dans ses parties les plus hautes que les autres imitent, dans un déroulement de fécondes ondulations.

Dieu devient sensible au cœur dans la grâce.

La nature (on vient de le voir) se produit par un mouvement d’abaissement suivi de relèvement, c’est-à-dire, en somme, d’ondulation. C’est ce mouvement que reproduit la méthode.

La science, pour faire comprendre la nature, doit la suivre dans sa route. La méthode ne doit pas consister uniquement, comme on le dit souvent, ni même principalement, à recueillir les faits et à en constater l’ordre pour en prévoir et en amener le retour. La vraie méthode, dit Leibnitz, s’adresse aux causes, sachant qu’elles se transforment dans leurs effets pour reparaître au terme des métamorphoses de ceux-ci. La méthode suivra donc la nature et dans sa contraction et dans son expansion ; elle la suivra aussi dans l’épanouissement final, but de toute la nutrition et de toute la croissance. Elle établira enfin l’harmonie, la continuité qui complète par la douceur, la beauté et la grâce, et de l’histoire fera, en dernière analyse, un poème, poème à placer, à plus juste titre encore que celui de l’épicurien Lucrèce, sous l’évocation de la déesse de la beauté, de la paix et de l’amour.

Ce que la science enseigne, l’art l’enseigne avec plus de force encore. Si, en effet, la science poussée jusqu’au point où elle confine à la philosophie fait reconnaître l’apparition de la beauté, la présence de l’action de l’âme, la beauté est l’objet propre et exclusif de l’art. Si la science relève, et d’autant plus qu’elle a de plus importants objets, de l’esthétique, à plus forte raison en est-il ainsi de l’art dont c’est l’office même de réaliser la beauté et la grâce ; à plus forte raison aussi lui appartient-il, plus encore qu’à la science, d’éclaircir la méthode et de tracer ses voies.

L’art a pour objet immédiat la reproduction de la vie : spirantia æra, vivos de marmore vultus, dit Virgile.

Aristote a appelé la poésie une imitation de la nature, il a ajouté : elle n’imite pas tant la nature telle qu’elle est que telle qu’elle doit être. On pourrait dire aussi en ce même sens, en empruntant une expression à Spinosa : elle n’imite pas tant la nature naturée que la nature naturante, ou encore elle n’imite pas tant l’œuvre que le dessein, ou enfin elle n’en imite pas tant le corps que l’âme.

Si les religions adorèrent d’abord « l’Éternel » et les « Immortels » ; si Platon en cherchant l’Être différent et de la puissance et du devenir, quoique sans faire nettement cette distinction et s’en tenant au vague de l’abstraction, prit, pour son caractère essentiel, la permanence, ce fut aussi le point de départ de l’art que le souci de la durée.

On dressa d’abord des pierres, des pierres brutes ou à peine taillées pour perpétuer le souvenir d’événements considérables, surtout des plus considérables de tous, des apparitions divines ou théophanies.

Les pierres dressées imitaient en abrégé les monts, séjours présumés des dieux et dieux eux-mêmes. Dans ces pierres les dieux, en effet, venaient se fixer. Des incantations magiques les y appelaient, des offrandes les y retenaient ; on en a trouvé dans l’Inde, barbouillées à leur partie supérieure de sang, vestige de sacrifices. Tels furent les premiers monuments ou mémoriaux (μνημεῖον) suscitant et entretenant la mémoire des choses divines.

Plus tard, lorsqu’on se représenta les dieux sous des formes plus définies, et, surtout chez les Grecs, sous les plus belles formes de l’espèce humaine, symbolisant les plus hautes vertus intellectuelles et morales, on voulut que des images les représentassent tels.

Ce fut, avec les essais pour développer par la danse et la musique les beautés de l’humanité elle-même, le commencement de l’art proprement dit. La source en fut dans l’impression faite sur le cœur par la beauté et dans le désir correspondant de la traduire aux sens et à l’imagination.

La méthode pour développer le sens de l’art ne peut être dès lors que l’imitation de ce qui s’offrait de plus beau.

Ce n’est point, disent Bacon et Leibnitz, par des règles, par des préceptes abstraits qu’on réussit à produire de belles choses, mais en en considérant, en en imitant. Bacon dit : On ne fait rien de beau par des régies, mais par une espèce de bonheur ; Leibnitz : On aurait beau posséder toutes les règles de la prosodie et de la rhétorique, on ne fera pas pour cela des vers aussi bons que ceux de Virgile, ni des harangues de la force de celles de Cicéron. Et, s’appuyant évidemment sur ce que la beauté est plus sensible encore dans les œuvres de l’art, résultat d’un choix éclairé, que dans celles de la nature, le moyen d’apprendre à faire de bons vers autant qu’on est capable est, ajoute-t-il, de lire de bons poètes. Il arrive alors, ce qui arrive, lorsque, pensant à tout autre chose, on se promène au soleil : on en reçoit une sorte de teinture.

Pour faire de bonne musique, il faut, continue Leibnitz, se familiariser avec les chefs-d’œuvre des meilleurs compositeurs, se pénétrer de leurs tours, de leurs phrases. L’imagination pourvue de tels matériaux, on peut lui lâcher la bride, elle produira d’elle-même des choses analogues comme dans une espèce d’enthousiasme.

Enthousiasme, c’est-à-dire, dans le langage du temps, possession par un principe divin qui transporte et qui inspire. C’est le bonheur dont parle Bacon. Le peintre Parrhasius, dans un des entretiens de Xénophon, dit à Socrale qui l’interroge sur la peinture : Il y a dans notre art bien des choses qui peuvent s’apprendre : mais le meilleur, les dieux s’en sont réservé le secret. Ce « meilleur » est ce que les dieux seuls communiquent à l’âme.

Raphaël écrit, sous une figure de la Poésie : numine afflatur. Platon dit que personne ne frappe à la porte des Muses s’il est de sang froid[17]. Et les poètes de l’antiquité invoquent les Muses pour qu’elles leur dictent leurs vers, ou plutôt pour qu’elles chantent à leur place par leur voix. Autant d’expressions de la pensée, plus ou moins consciente d’elle-même, que rien de beau ne peut sortir de l’entendement et du calcul seuls, mais seulement de quelque chose de plus profond et de plus riche, le génie ou le divin sommeillant en nous, que la beauté y réveille.

Autant en disent les premiers entre les philosophes. Les plus grands des anciens s’expriment à peu près comme les poètes. Descartes crut devoir à une inspiration divine ce qu’il avait trouvé de plus hautes vérités et fit un vœu, qu’il accomplit, d’en aller rendre grâces dans un sanctuaire révéré. Pascal garda le vif souvenir d’un moment d’une grâce d’en haut où lui avait apparu avec éclat la vérité suprême — sans doute que le cœur seul enseignait les principes —, il en inscrivit la mention sur un papier que toujours il porta sur lui dans la doublure de son vêtement et qui portait ces mots : feu, feu et lumière, ravissement, bonheur. C’est ce qu’on a appelé si singulièrement, non sans quelque vérité, l’amulette de l’auteur des Pensées.

La production de la beauté par l’art est donc un mystère comme toute production naturelle, mystère qui a son initiation.

L’initiation est ici aussi une purification, opérée par un commerce assidu avec les chefs-d’œuvre de l’art d’abord et ensuite de la nature, une union féconde de l’âme avec l’esprit divin. L’erreur fut donc grande de ceux qui, en ce siècle, voulurent réduire l’art du dessin, fond commun des arts plastiques, à une espèce de science fondée, au moins en apparence, sur la géométrie. Ce fut une invention d’un instituteur suisse, Pestalozzi, qui crut trouver ainsi le moyen de mettre l’art du dessin à la portée des classes ouvrières. Assez familier avec la géométrie à laquelle il inclinait à assujettir toute l’éducation, il enseigna à simplifier les contours des choses, si compliquées chez les vivants, en les réduisant à des lignes droites ou circulaires. C’était altérer les formes en les avilissant, les réduisant, à la manière des matérialistes, à des éléments infimes. C’était surtout ne considérer que des détails, sans acception de l’ensemble, ni du principe[18].

Or c’est la considération de l’ensemble et du principe qui fait l’art[19]. Aussi voit-on ceux qui appliquent la prétendue méthode de Pestalozzi recourir, pour établir l’ensemble, à un moyen mécanique de mise au point qui laisse sans emploi le jugement dans lequel consiste, disait Michel-Ange, tout le dessin ; et le laisser sans emploi, c’est faire qu’il s’oblitère irrémédiablement.

Pour exécuter avec plus de facilité et d’exactitude un ouvrage déterminé, a écrit Léonard de Vinci, on peut recourir à des moyens mécaniques de mesure. Mais ceux qui s’en servent dans le cours de leur apprentissage sont les destructeurs de leur propre génie.

Selon l’ancien adage, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. La seule méthode donc par laquelle on puisse apprendre l’art est celle même par laquelle on l’exerce et à laquelle se réduit pour l’essentiel, comme on l’a vu, celle même de la science : partir du simple, c’est-à-dire non du détail qui n’existe dans un organisme que par la fin à laquelle il sert, mais de la fin. Il faut, dit Horace et disent avec lui tous les maîtres, poser d’abord le tout. Le posant, ajoute-t-il, il faut plus encore chercher à y saisir le principe simple dont il est l’effet et l’expression.

La méthode sera progressive si elle s’applique à la reproduction de modèles de plus en plus compliqués.

Ajoutez que la géométrie y aura sa part, mais dans l’emploi de la perspective, pour réduire à des principes scientifiques les altérations de formes qui résultent des lois optiques, et en faciliter ainsi l’intelligence.

Pour les formes mêmes et les mouvements, la connaissance en doit aussi précéder l’emploi de la méthode proprement dite, consistant dans l’imitation des modèles ; elle servira, ce qui est, dit Léonard, l’utilité dont est la science pour l’art, en distinguant le possible de l’impossible.

La méthode proprement dite de l’art consiste dans l’imitation des modèles, non comme le tracé géométrique dans une construction par des règles. C’est ce qu’avaient compris ceux qui donnèrent au dessin d’art la dénomination de dessin d’imitation.

Le commencement en était, suivant l’usage des maîtres d’autrefois, vainement répudié par quelques artistes de second ordre dont le plus considérable fut Benvenuto Cellini, de définir d’abord les parties de la figure humaine où l’âme se fait le plus voir et qui servent le plus à l’expression, parties que la prétendue méthode pestalozienne ou géométrique réserve pour la fin, à savoir les yeux et la bouche. Michel-Ange encore en faisait une prescription formelle. Après cette préparation, et abordant la figure entière, l’apprenti dessinateur y cherchera sur la trace de Michel-Ange, de Léonard de Vinci et surtout des artistes grecs, les lignes serpentines caractéristiques des mouvements, d’abord, et, secondement, des formes. Il la cherchera surtout dans les figures du genre de celles que Léonard appelle divines. Il apprendra de la sorte à voir à sa manière tout en Dieu, comme veulent Descartes et Malebranche et Leibnitz.

La musique n’imite point, comme les arts du dessin, des formes corporelles, mais les accents que donnent à la voix les sentiments de l’âme. Les lois n’en sont pas moins analogues à celles des arts. Pour n’en dire qu’un mot, une pièce de musique est comme un démembrement d’un thème fondamental en des parties où son identité se maintient sous diverses modifications. Le type en est la fugue où le thème semble tour à tour se fuir, comme le dit le mot, et se rechercher, se perdre et se retrouver. Partout une diversité où passe à l’état actuel ce que renfermait à l’état virtuel le motif, et dans tout le développement, pour fond de tout le développement, une division entre un dessin par lequel s’exprime l’idée principale et une basse qui l’accompagne d’une espèce d’écho. Ainsi accompagnent la lumière et les couleurs principales, et les modifient en s’y mêlant, les reflets que renvoient les milieux. Dans le développement musical, comme dans celui des figures, la loi est une perpétuelle union de contraires pourtant harmoniques, qui trouve sa plus haute formule dans l’union sexuelle et créatrice.

Au-dessus des arts du dessin, au-dessus des arts libéraux eux-mêmes, ainsi appelés parce qu’ils doivent être supérieurs à tout intérêt servile, il y a ce que les Stoïciens appelaient l’art de la vie et qu’on nomme communément la morale, art supérieur, car il a pour objet une beauté plus haute encore que celle du corps humain, à savoir celle de l’âme.

La partie la plus haute de l’art plastique est de former, comme l’a dit Léonard de Vinci, des images de l’âme. L’art de la vie façonne l’âme. C’est donc l’art le plus élevé de tous. Dès lors, c’est là que se doivent rencontrer à leur plus haut degré de pureté les méthodes efficaces.

La morale doit être la régie de la conduite et, en conséquence, de la volonté. Cette règle, plus encore que dans la plastique ou la rhétorique, est l’unité.

La vie devait, disaient les Stoïciens, être conforme à elle-même. À la constance se connaissait la sagesse[20].

Mais ce devait être la constance dans le bien. Or qu’était-ce que le bien ? Le vulgaire avec Épicure le voyait dans le plaisir, que l’analyse réduisait finalement à la cessation de la douleur, résultat négatif comme celui de la théorie pour laquelle les principes des choses étaient de simples atomes sans aucune qualité. Nihilisme en morale comme en physique, nihilisme aussi en théologie, puisque les dieux de l’épicuréisme étaient sans volonté comme sans pouvoir, oisifs et indifférents dans les vides qui séparaient les mondes.

Pour les Stoïciens, les Péripatéticiens, le bien, but de la vie, c’était la beauté (chez les Latins : honestas). Mais la philosophie stoïcienne en excluait, comme une faiblesse, la pitié. Pour Zenon et ses disciples, comme plus tard pour Kant, toute passion était faiblesse et maladie. C’était déroger à l’antique sagesse des héros que vint rétablir, comme le Christianisme, le Bouddhisme.

Sur les vases qu’on déposait auprès des morts on inscrivait souvent, auprès des figures qui représentaient ceux-ci, le mot καλός, beau, sorte d’acclamation selon toute apparence, comme l’invocation : χρηστἐ ou χρηστὴ qui les assimilait à des dieux. Il en était de même du mot ευδαιμονία, mot qui, ainsi que l’épithète μάκαρες, signifiait proprement la félicité jointe à la perfection divine.

Dès la vie terrestre comme dans celle qui, selon la croyance générale, devait lui succéder, ressembler aux dieux était la loi et l’idéal. Or si, comme on l’a vu, les dieux étaient essentiellement bienveillants et bienfaisants, c’était la pensée à laquelle devait finalement se réduire, pour la haute philosophie, le grand art de la vie, la morale.

La bonté, ou excellence qui fait l’utilité[21], devait peu à peu se résoudre dans la bienveillance ou, primant tout autre, le désir du bonheur d’autrui, ce qui est, comme l’a dit Leibnitz, pour clore la controverse sur l’amour et comme c’avait été aussi la pensée de Descartes dans sa théorie de l’amitié, la définition de l’amour.

Selon Kant, qui n’admettait pas qu’on pût rien savoir, sauf les phénomènes sensibles, c’était chose impossible que de fonder la morale sur une idée du bien. Il y avait des choses obligatoires, c’était tout ce qu’apprenait la conscience ; faire ces choses était l’objet d’un commandement absolu sans aucune condition ou, selon son langage, d’un impératif catégorique[22] ; dans son antipathie pour toute espèce de sensibilité[23], il n’avait garde de demander à l’amour le secret de la vie. Kant n’attribuait à l’expérience qu’un rôle inférieur, celui de fournir des matériaux à la pensée qui seule leur donnait forme ; il niait ainsi, après Hume, plus résolument encore, la connaissance fondamentale de l’âme par elle-même. Il écartait également comme quelque chose d’uniquement pathologique, c’est-à-dire d’anormal et de maladif, toute donnée de la sensibilité. Descartes avait su mieux comprendre, comme étant à la racine de l’intelligence et de la volonté, le sentiment et l’amour. Il n’y avait, selon lui, rien de grand dans l’âme sans de grandes passions et il disait : « J’estime tant l’amitié que je crois que ceux qui vont à la mort pour ce qu’ils aiment en sont heureux jusqu’au dernier moment. » En conséquence il était d’une âme noble de tenir peu compte des plus grands maux qu’on eût à souffrir et de compter pour beaucoup les plus petits qu’eussent à souffrir les autres.

C’était là, à ce qu’il semble, aller au delà de ce que demande le Christianisme, qui commande d’aimer autant les autres que soi ; mais c’est au fond l’esprit même et du Christianisme et de l’héroïsme, et en fin de compte ainsi aime quiconque aime véritablement.

L’Évangile avait dit : Tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton prochain comme toi-même. Mais l’amour se commande-t-il ? Autrement dit, est-il en notre pouvoir ?

La solution de cette difficulté, c’est que l’amour dépend de nous, qu’il nous est naturel et qu’il régnerait en nous sans des empêchements qu’il dépend de nous d’écarter. C’est ce qui peut aussi se déduire de cette sentence célèbre de Tertullien : « L’âme est naturellement chrétienne », et de cette autre équivalente de Bossuet : « Lorsque Dieu forma les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. » En d’autres termes moins figurés on peut dire : c’est le fond de notre être que l’amour. L’enfant l’apprendrait d’ailleurs, si c’était chose qui s’apprît, du sourire de sa mère dont le poète a dit :

« Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ».

En même temps, avec la faculté du retour sur soi qui appartient à la volonté comme à l’intelligence, l’idolâtrie, le culte de soi-même prend naissance qui dispute à l’amour le cœur de l’homme. C’est là le mal radical duquel ont parlé Kant et la théologie germanique. Nous y soustraire dépend de nous et, aussitôt cette ivraie arrachée, apparaît et règne l’amour. Nous ne sommes au monde pour autre chose que pour aimer, a dit Pascal.

Les initiés aux mystères d’Eleusis chantaient : « J’ai fui le mal et trouvé le meilleur ». Ce qu’était le mal le Christianisme vint le révéler en disant : Qui cherche son âme la perdra.

Révélation en termes encore obscurs, mais qu’éclaire cette autre parole nous invitant à écarter le double qui fait obstacle à notre véritable et supérieure personnalité : « Soyez simples comme des colombes ». Même sens dans cette autre parole encore sur la simplicité : « Qui ne ressemble à ces enfants n’entrera pas au royaume céleste. »

Plotin dit : « Simplifie-toi ». Dans ce seul précepte il a cru faire tenir toute la morale. La pluralité, en effet, c’était pour le Platonisme l’élément inférieur, source de tous les maux et qu’ils identifiaient avec la matière. Le simple, l’Un, c’est Dieu. Se simplifier, c’était pour l’âme retourner au premier et suprême principe, rentrer en lui.

Dans les mystères d’Éleusis la purification ou simplification était le premier moment. Le second était la vue des dieux, le commerce avec eux[24]. Il en est de même dans la religion chrétienne. Le baptême auquel était jointe à l’origine la pénitence, et le sacrement, ou mystère préparatoire destiné à symboliser la purification du fidèle, l’eucharistie, le mettaient en communication immédiate avec le Sauveur.

L’âme délivrée du mal, elle était prête pour le suprême bien. L’eucharistie elle-même n’était encore du reste qu’un préliminaire. Le bien, fin dernière de toute la vie religieuse et morale, c’était, comme déjà la dernière période des mystères attiques, une union de nature conjugale avec la divinité, union qu’on appelait le mariage sacré. Le prototype s’en trouvait dans les histoires des héros d’autrefois.

Ces thèmes légendaires, la philosophie, dans le progrès moral, les reproduit.

La moralité, telle que la maintiennent les lois, ne consiste pas tout entière, comme semble le dire leur texte, à commencer par neuf sur dix des commandements bibliques, à ne pas nuire au prochain, à ne pas le dépouiller de ce qui lui appartient ; il reste après cela à se servir et de ce qu’on a et de ce qu’on est soi-même.

C’est la Morale des héros sauveurs, avant le Sauveur, morale de générosité, morale qui n’est pas toute dans l’abstinence, mais qui est don et grâce, libéralité et magnanimité, la morale que Descartes a indiquée en quelques traits où il a paru dépasser le Christianisme même, et qui n’en est que la plus forte expression dictée par l’esprit d’héroïsme de l’antiquité et par celui de la moderne chevalerie.

À tout ce qui précède c’est le corollaire que ce mot de saint Augustin : « Aimez et faites ce que vous voudrez », mot qui ne signifie pas : si vous aimez vous pouvez faire impunément des choses étrangères ou même contraires à l’amour, mais bien : quiconque aime véritablement ne fera rien que ce qu’inspire l’amour. De l’amour il ne naît que la vertu.

Tel encore est le sens des paroles énigmatiques adressées par le Christ à la Samaritaine qui est venue chercher de l’eau à un puits : « Je peux, moi, te donner d’une eau telle que celui qui en boira n’aura plus soif dans toute l’Éternité. »

Inspirée de cette morale, l’âme humaine prend la conscience qu’elle n’est pas née pour périr après avoir vécu de courts instants comme en un point du monde, mais qu’elle vient de l’infini, qu’elle n’est pas, suivant un mot de Descartes, comme ces petits vases que remplissent trois gouttes d’eau, mais que rien ne lui suffit que l’infini. Rayon de la divinité, rien ne peut être sa destinée que de retourner à elle et de s’unir pour toujours à son immortalité.

On a prétendu, au nom de la justice, la réduire à une plus humble destinée.

Tandis que le Sauveur dans l’Évangile dit : « J’ai pitié de la foule » tandis que l’Évangile dit encore : « Pardonnez jusqu’à sept fois, jusqu’à septante fois par jour » ; tandis que dans un office des morts de l’Église catholique on dit à Dieu : « Toi dont le propre est d’avoir pitié toujours et de pardonner », une théologie étroite veut qu’il désespère de la plupart des hommes et les condamne, comme incapables d’amendement, à périr pour toujours. Au nom de la justice, une théologie étrangère à l’esprit de miséricorde qui est celui même du Christianisme, abusant du nom d’éternité qui ne signifie souvent qu’une longue durée, condamne à des maux sans fin les pécheurs morts sans repentir, c’est-à-dire l’humanité presque entière. Comment comprendre alors ce que deviendrait la félicité d’un Dieu qui entendrait pendant l’éternité tant de voix gémissantes ?

Selon d’autres, Dieu désespérant des pécheurs irréconciliables et ne pouvant cependant ordonner d’éternels supplices, vouerait ces pêcheurs à l’anéantissement. Mais cette hypothèse de l’irréconciliabilité est une de ces fictions que rien n’autorise qu’un esprit d’abstraction qui crée des types absolus en supprimant les différences de degrés, caractère général des réalités, et les reporte en Dieu, seul sans bornes en sa miséricorde.

On trouve souvent dans le pays où naquit le christianisme aux derniers temps de l’antiquité païenne, une fable allégorique inspirée d’une tout autre pensée, la fable de l’Amour et de Psyché ou l’âme.

L’Amour s’éprend de Psyché. Celle-ci se rend coupable, comme l’Ève de la Bible, d’une curiosité impie de savoir, autrement que par Dieu discerner le bien du mal et comme de nier ainsi la grâce divine. L’Amour lui impose des peines expiatoires, mais pour la rendre à nouveau digne de son choix, et il ne les lui impose pas sans regret. Un bas-relief le représente tenant d’une main un papillon (âme et papillon, symbole de résurrection, furent de tout temps synonymes), de l’autre main il le brûle à la flamme de son flambeau, mais il détourne la tête, comme plein de pitié.

On voit, sans qu’il soit besoin d’explication, quelle pensée traduit cette représentation. Elle semble plus conforme que la doctrine ordinaire de l’éternité des peines et que celle de l’immortalité conditionnelle à l’esprit de mansuétude de l’Évangile.

La perfection est la raison d’être, a dit Bossuet. Comme on prétendait au temps d’Aristote que le bien et le beau étaient choses tardives et passagères, il disait : Pourquoi Dieu dure-t-il sinon parce que son état est bonté ? Or, comme on l’a vu, la bonté, comme la beauté par excellence, c’est l’amour. Cet état c’est aussi celui de l’âme. L’âme est donc immortelle. Son association au corps est une diminution d’existence. Libérée du corps, elle n’aura donc que des raisons d’être.[25]

Les corps nuisibles nous appesantissent, dit Virgile ; délivrés d’eux par la mort, il est à espérer que l’àme volera d’une aile plus légère aux régions célestes. Comme le crurent les Platoniciens, comme paraît le croire aussi Leibnitz, ce ne sera pas assurément sans conserver, au moyen de la partie la plus subtile de son organisation (lumière visible ou invisible et mieux encore électricité)[26], ses relations soit de passé, soit d’avenir avec le monde physique. Mais sans doute ce ne sera plus dans un état de séparation absolue qui pose entre les différents êtres des limites infranchissables. Nous serons bien plus près d’être, les uns avec les autres dans une unité profonde de substance et d’action.

Les Platoniciens représentaient les idées dont se composait un monde intelligible comme étant telles que dans chacune se voyaient toutes les autres. Sans doute il en sera ainsi des âmes : elles seront comme pénétrables les unes avec les autres, sensibles aussi les unes aux autres, tout le contraire du séparatisme de l’heure présente.

Si donc il y a des raisons de croire que dans une vie future les facultés intellectuelles s’accroîtront, on a des raisons aussi de croire qu’après l’expérience de la vie terrestre et le passage à une vie nouvelle qui l’éclairé d’une tout autre lumière, il sera surtout ainsi des facultés morales et que la société qui sera formée de l’humanité et de la divinité y sera serrée de liens plus nombreux et plus forts ; on a lieu de croire enfin qu’arrivés à une vie nouvelle, dont on ne peut d’ailleurs se faire des idées distinctes et détaillées, les humains n’oublieront pas les compagnons demeurés après eux ou encore à naître sur la sphère terrestre.

Les héros, disait le vieil Hésiode, veillent de leur éternel séjour au salut des mortels. C’est une idée qui a pris sa place parmi les espérances chrétiennes.

Détachement de Dieu, retour à Dieu, clôture du grand cercle cosmique, restitution de l’universel équilibre, telle est l’histoire du monde. La philosophie héroïque ne construit pas le monde avec des unités mathématiques et logiques et finalement des abstractions détachées des réalités de l’Entendement ; elle atteint, par le cœur, la vive réalité vivante, âme mouvante, esprit de feu et de lumière.

F. Ravaisson.
  1. En publiant le « testament philosophique » de F. Ravaisson, nous devons au lecteur un mot d’explication.
    Ce « testament » n’a pas été écrit par F. Ravaisson tel qu’on le présente aujourd’hui au public. La mort l’avait empêché de terminer son œuvre. Dans ses papiers, recueillis pieusement par les soins de ses enfants et que ceux-ci ont bien voulu nous confier, nous n’avons trouvé que des fragments épars. La longueur de ces fragments variait de quelques lignes à plusieurs pages : c’était comme des ébauches successives et partielles de l’œuvre inachevée, ébauches incomplètes sans doute et parfois trop brèves, mais toujours intéressantes et suggestives.
    Si précieuses cependant que fussent de pareilles ébauches comme témoignage de la méthode de travail de F. Ravaisson, il nous a semblé, après un examen attentif, qu’il y avait mieux à faire que de publier ces fragments dans le désordre où ils se trouvaient, d’autant qu’une telle publication, légitime pour d’autres, eût été une espèce de trahison envers la pensée de celui qui voyait dans la synthèse la forme même, la forme nécessaire de la vérité comme de la beauté.
    Nous avons donc cherché dans ces ébauches partielles le fil conducteur et pour ainsi dire le vivant esprit de l’ouvrage, nous avons cherché, conformément à la méthode du penseur, à reconstituer la synthèse créatrice. Nous l’avons pu tenter sans trop de hardiesse, parce que le plan de l’ouvrage se trouvait indiqué dans les fragments par l’auteur lui-même, parce qu’à maintes reprises et sous différentes formes, chacune des parties de ce plan avait fait l’objet de ses réflexions, de réflexions mises par écrit.
    Sans doute la difficulté était grande de relier ces fragments épars, de rétablir entre eux la continuité de la synthèse ; cependant, après une lecture approfondie de tous les textes, après un long et minutieux travail de collation et de rapprochement des fragments, nous avons cru pouvoir réussir à rétablir dans ses grandes lignes la pensée tout entière de F. Ravaisson. Nous l’avons fait en nous servant uniquement des documents que nous avions sous les yeux, sans y ajouter une ligne, nous bornant à emprunter aux fragments mêmes les liens et les transitions qui devaient réunir les fragments ; nous avons mis en note certains passages que nous n’avons pu insérer dans la trame de l’exposition et qu’il eût paru néanmoins regrettable d’omettre.
    Nous espérons avoir ainsi rendu aussi exactement que possible la pensée de l’auteur, nous espérons lavoir rendue d’une manière qui ne soit pas indigne de son nom.
    Nous serons heureux d’avoir réussi dans cette tâche et d’avoir pu rendre ainsi un dernier hommage à une chère mémoire ; en tout cas, si l’œuvre paraissait à quelques-uns trop imparfaite encore, il n’en faudrait point accuser M. Ravaisson, la faute incomberait tout entière à l’inexpérience de celui qui a recueilli et rédigé ces fragments.
    Un mot encore. Le titre que nous avons choisi n’est pas inscrit en toutes lettres dans les papiers posthumes de F. Ravaisson ; il est cependant conforme à ses intentions : nous le tenons de sa propre bouche. C’est ainsi, en effet, qu’il appelait volontiers ce travail, composé presque tout entier dans les années 1899 et 1900, auquel il se consacra jusqu’à son dernier jour et qu’il considérait comme la dernière de ses œuvres philosophiques.
    Xavier Léon.
  2. C’est le nom que le Christianisme donnera à l’Esprit qui éclaire et qui vivifie ; il l’appellera même non seulement ce qui donne, mais le don.
  3. Et dans le Christianisme le Sauveur sur le point de mourir pour les siens leur donne pour aliment et pour breuvage sa chair et son sang. Ce fut aussi la pensée de l’Eucharistie chrétienne que la substance qui devait préparer pour l’immortalité la vie des créatures n’était autre que le créateur. Et cette substance n’était autre en définitive que l’amour, dont c’est la nature même de se donner.
  4. Dès l’origine, des hommes d’élite eurent, la conscience qu’il y avait en eux une volonté par laquelle ils savaient se rendre indépendants des circonstances. Ils crurent aisément qu’il se trouvait chez les autres hommes une force semblable et même dans tous les êtres quelque chose d’analogue. Cette force ils la crurent la même qui entretenait la vie par la respiration et lui donnèrent des noms qui signifiaient vent et souffle (en grec πνεύμα en latin animus et anima) ; de ce nom dans la langue latine est dérivé dans la nôtre celui d’âme. Pour plusieurs dans cette haute antiquité toutes les âmes, quoique chacun eût la sienne, n’en formèrent qu’une seule. Pour plusieurs aussi l’âme universelle était une divinité supérieure de laquelle dépendait le monde entier.
  5. Pour le positivisme, le matérialisme, le transformisme, l’histoire du monde, l’histoire universelle est un perpétuel progrès qui part des confins du néant et sans aucun principe de mouvement ni hors de lui, ni en lui, s’élève tout seul jusqu’aux formes d’existence les plus compliquées et finalement, jusqu’à la pensée et la conscience. La vérité est toute différente. La vérité c’est la divinité s’abaissant par amour à des formes qui tout ensemble la cachent et la font voir, c’est l’àme inspirée de la divinité, remplie par elle du désir de déverser ses dons sur le monde, de le vêtir de splendeur et de gloire, de l’enivrer de bonheur.
  6. Cette dénomination paraît indiquer l’idée que la multitude précède l’unité. Et pourtant il n’en est rien. Le phénomène est bien plutôt ce que l’on appelle dans les végétaux le bourgeonnement. Aussi un de nos plus savants naturalistes (M. Perrier) emploie-t-il quelquefois de préférence cette expression. Il reste à y conformer la théorie en expliquant les formations organiques comme résultant, non d’une coalescence que ne montre pas l’expérience, mais d’une division d’une unité radicale. Mais plus encore il reste à assigner à cette division, comme au développement qu’elle commence, sa cause qu’omet entièrement la théorie moderne de l’évolutionnisme.
  7. Dans un essai sur l’Habitude (1837).
  8. Tout notre corps se réduisant à des assemblages de vaisseaux où circulent les différents fluides organiques, ainsi que l’enseigna le premier peut-être Cesalpini, le mécanisme fondamental pour la production de nos différents mouvements consiste peut-être dans le jeu des nerfs qui, en dilatant ou resserrant les vaisseaux, changent les distances de leurs parois et par là favorisent ou contrarient les combinaisons de fluides physiques ou chimiques.
  9. Claude Bernard, longtemps occupé du seul détail des phénomènes physiologiques, avait cru d’abord que tous ces phénomènes de la vie pourraient s’expliquer par la physique et la chimie. Il reconnut ensuite que, pour expliquer l’organisme avec ses harmonies, il fallait en outre quelque chose d’un ordre supérieur qu’il nomma une idée directrice. C’était y ramener sous un autre nom soit le principe vital de l’école de Montpellier, soit et bien plutôt l’âme. Et, s’il eût vécu davantage, sans doute il en eût fait l’aveu : n’a-t-il pas reconnu, dans un ouvrage posthume sur la vie dans les végétaux et dans les animaux, contrairement aux opinions de la première époque, que de l’homme devait être tirée l’explication de tous les êtres vivants ?
  10. Depuis, Schopenhauer est venu, enseignant, au nom d’une doctrine générale de pessimisme, que la cause de tous les phénomènes dans la nature est ce qu’on appelle l’inconscient, principe aveugle et pourtant, il n’a pas dit pourquoi, exclusivement malfaisant.
  11. Ces perfectionnements sont comme des échappées de l’âme organisatrice qui trahit ainsi par moments, dans des occasions favorables, ses constantes tendances jusqu’à ce que, dans l’humanité, elles éclatent comme en passant de l’obscurité à la lumière. E fumo dare lucem. Mais à cette marche une condition est nécessaire et c’est justement celle que passe sous silence, tout en s’en servant, la cosmogonie du matérialisme et du positivisme, à savoir la volonté motrice.
    C’est cette suite de volontés efficaces que Descartes constate comme un fait inexplicable, révélé à l’homme par la conscience, que Malebranche et Leibnitz transportent à Dieu sans que le mystère en soit aucunement éclairci, que Hume réduit à une pure illusion, ouvrant ainsi la porte à l’idéalisme sceptique de Kant et sur lequel enfin, nous ne pouvons, après Maine de Biran, jeter d’autre lumière que d’y montrer la loi universelle avec la contradiction implicite de la coexistence intime de la simplicité contenant la multitude, unité dans la substance, variété dans les modes.
  12. Encore obscure dans les germes, l’âme brille, éclate dans l’adulte ; obscure aussi dans toute l’animalité, elle brille, elle éclate dans l’espèce humaine. Elle a plongé, pour ainsi dire, dans la matière bouillonnante, comme un poète l’a dit de Pindare, pour en ressortir d’une bouche profonde.
  13. Tout être tend à se dédoubler comme pour mieux se connaître et se saisir de soi. Il crée ainsi une image de lui-même en laquelle il se répète et se mire. C’est le phénomène dont la forme initiale est la conscience. L’évangile de saint Jean nous montre ainsi le Père se dédoublant en son Verbe ou sa Pensée. Et le même phénomène se reproduit dans toute la nature. Il se reproduit dans l’art. De là, dans les strophes hébraïques, le parallélisme ; chez les poètes modernes la rime et, dans toute la musique, l’imitation où se répète le motif toujours le même et toujours différent. La nature s’imite, dit encore Pascal, le fruit imite la fleur, la fleur imite la feuille, la feuille imite la tige. Dans tous les cas c’est le supérieur qui par une sorte de condescendance, s’abaisse à l’inférieur.
    Variante : L’esprit a le privilège de se dédoubler par une espèce de polarisation en prenant connaissance de lui-même et se mouvant. De là en tout être, tout être étant esprit à quelque degré, une scission en deux termes dont l’un est l’image de l’autre. Ce n’est pas une simple répétition, le premier des deux termes antérieur restant supérieur. Tel est dans la poésie hébraïque, comme l’a expliqué Herder, la loi fondamentale du parallélisme, la seconde partie de chaque verset étant contre-partie du premier. Telle dans la musique la loi du contrepoint et de l’imitation.
    Le type en est le mouvement de l’esprit, c’est-à-dire de l’être complet. C’est ce qu’exprime pour la divinité la théologie chrétienne dans son dogme de la Trinité une et triple, la divinité y passant de l’identité radicale à une dualité dont on fait une nouvelle unité. progression de tous les animaux, sans en excepter les habitants de l’air et des eaux. Michel-Ange l’a noté, disant : toute forme est serpentine, et Léonard de Vinci observe le serpentement de toute chose comme s’il pensait que dans chaque manière de serpenter ou d’ondoyer se révélait le caractère propre de chaque être : chaque être serait ainsi une expression particulière de la méthode générale de la nature, expression elle-même de l’incarnation aux formes multiples de l’âme génératrice.
    L’ondulation, c’est la traduction visible de l’abandon par lequel se fait connaître la bonté et dans lequel consiste la plus parfaite grâce et la plus sensible au cœur.
  14. Et autrefois dans le même sens Aristote : tout animal comparé à l’homme est monstre ; monstre, c’est-à-dire dans l’expression grecque et latine prodige, sujet d’étonnement, scandale. Tout est contresens et scandale jusqu’à ce que s’accomplissent la prophétie et l’espérance et que reçoivent pleine satisfaction, par la parfaite beauté, l’intelligence et le cœur.
  15. Variante : Il est dans les formes et les mouvements des vivants un trait essentiel qu’accusent les grands maîtres de l’art et qui, ainsi prononcé, jette du jour sur toute la méthode de la nature. Ce caractère est l’ondulation. Le principe en est le mouvement par lequel toute chose, en son développement, descend en se dédoublant à une image d’elle-même, mouvement répété, coupé d’intermittences ; de là les vibrations, battements, palpitations qui dans des fluides en mouvement deviennent les ondes. Les ondes sont particulièrement sensibles dans l’allure des reptiles et cette allure se retrouve soit dans les formes, soil dans la
  16. Ajoutons enfin que l’ondulation développée par le dédoublement, l’onde soulevée qui s’abaisse, comme en s’abandonnant, est par excellence la ligne de la grâce, maximum de la beauté à laquelle tend, autant que sa nature le comporte, toute espèce ; et, si elle est la ligne de la grâce, c’est qu’elle est surtout, dans le second des deux moments de l’onde, l’expression naturelle de l’abandon et de l’abnégation essentiels à l’amour.
    Les mouvements de grâce suprême, expression des affections douces, sont évidemment ceux que Léonard a appelés les mouvements divins. De tous celui auquel ce nom convient au plus haut degré est le sourire, tel qu’on le voit chez la femme, la jeune fille, l’enfant. C’est donc là (peut-on dire) le point culminant du monde visible, comme l’amour est celui des affections.
    Dans l’antiquité Vénus, la déesse de l’amour et du mariage, était souvent appelée, surtout en Orient, la reine du monde. La terre, disait Lucrèce, se couvrait de fleurs pour elle, elle calmait les tempêtes, dissipant les nuages.
    Les plaines du ciel lui souriaient.
    Le nom de Vénus était dérivé suivant Varron, du verbe venire, venir, pour rappeler l’idée de cette déesse, née de la mer, venant au rivage, avec la vague, pareille elle-même dans sa grâce à l’onde qui l’amène.
  17. Variante : S’il n’est en état d’ivresse : elles ne lui ouvriraient pas. Ivresse sacrée bien différente de celle que causent les dons de Bacchus. Un ami de Milton lui écrit pour lui demander des vers en lui parlant de ceux qu’avait inspirés une débauche de table, et le chantre du Paradis Perdu lui répond : « Le vin peut aider à produire des vers sur des sujets d’ordre inférieur. Quant à celui qui veut chanter les dieux et leur descente parmi les hommes, il boit de l’eau dans une coupe de bois ».
  18. L’erreur radicale de Pestalozzi a été de croire, dans son ignorance de l’art, qu’une figure devait être formée par l’artiste comme elle l’est par le géomètre, par une succession d’abstractions qui sont les contours.
    Tout au contraire l’artiste cherchant l’esprit de la forme, l’âme de la chose, va de l’ensemble aux détails.
    Apprendre à dessiner, c’est apprendre à saisir tout d’abord le tout dans sa masse, mieux encore, saisir le principe morphologique qu’accuse la masse, puis, de degré en degré, le rapportant toujours à l’ensemble, tout le détail.
  19. Descartes, dans son Traité de la direction de l’esprit, avait dit que la méthode consistait à préparer l’intuition, la vue simple de l’essentiel. Pascal avait distingué deux espèces d’esprit, l’un qu’il appelle l’esprit géométrique et qui procède par déduction ou enchaînement d’idées, l’autre qu’il appelle l’esprit de finesse et auquel il attribue la fonction de saisir les objets dans leur ensemble, d’une vue, et auquel il accorde la primauté sur l’autre. C’était évidemment reprendre la pensée d’Aristote d’après laquelle il ne faut pas toujours procéder par déduction de raisons, mais au contraire dans la recherche des principes par voie de rapprochement préparant l’intuition. Leibnitz lui-même, si favorable à la logique, reconnaît que la méthode dans l’invention et surtout dans celle des principes consiste dans l’emploi des similitudes et de la combinaison.
  20. Sénèque remarque qu’on délibère généralement de telle ou telle partie de sa vie, mais que personne ne délibère de l’ensemble de sa vie. Et la vie pourtant devrait fournir un tout homogène.
  21. Par utile, celui que l’oracle de Delphes proclama le sage par excellence, Socrate, entendait ce qui sert non au corps, mais à l’âme en la portant à sa perfection.
  22. Kant, tout en enseignant que toute la Morale se réduit à se soumettre au devoir sans rechercher en quoi il consiste, de manière à écarter toute règle objective, Kant laisse entrevoir, comme résumant le devoir même, la conservation de la liberté ; théorie d’esclaves et d’affranchis, avait dit Plutarque de celle qui donnait pour idéal la cessation de la douleur.
     C’était aussi donner pour but à l’homme sa propre satisfaction ; pauvre centre, avait dit, comme on l’a vu, Bacon, que l’individualité, le vrai centre étant Dieu. Kant croyait avoir opéré dans la philosophie la même révolution que Copernic avait opérée dans la cosmologie en déplaçant le centre du monde. On ferait plutôt en philosophie une révolution comparable à celle que Copernic fit dans la science en plaçant le centre non plus en l’humanité, mais en la divinité. La philosophie de Kant avec son esprit critique et négatif fut comme la Révolution française, dont il était le partisan enthousiaste, l’apothéose de l’humanité.
  23. Que devenait dans ce système le bonheur ? Kant s’en remettait, pour en faire la récompense de l’accomplissement du devoir, à une vie future, au jugement d’un Dieu.
  24. En termes plus modernes, la vision céleste, dit Emerson, n’est que pour l’âme pure, dans un corps chaste et net.
  25. Variante : L’âme prenant conscience de ce qu’il y a en elle de divin, comme l’a dit Spinoza et à plus juste titre, nous sentons, nous éprouvons que nous sommes immortels. La science démontre que la puissance de mouvoir, la force vive si mêlée aux corps ne subit pourtant, parmi tant de chocs et d’arrêts, aucune diminution. Pourquoi en serait-il autrement de la puissance de vouloir et de penser. Au contraire, séparés par la mort du corps visible, car il n’est pas prouvé qu’elle le soit alors du corps subtil qui est l’instrument immédiat de sa puissance motrice, il y a plutôt des raisons de croire qu’elle sera d’autant plus libre et plus maîtresse. Plus détachée de la nature, elle en devra être d’autant plus près de la divinité et plus étroitement unie à elle.
    Il est à croire seulement que ce ne sera pas sans subir pour cette métamorphose une nouvelle purification.
  26. Sur cette terre, de période en période et comme d’onde en onde, nous arrivons enfin à la mort et là, par un acte suprême de volonté, si nous en croyons Gœthe, nous dépouillerons, pour entrer dans la sphère des esprits, les lourds vêtements devenus sans usage et ne garderons d’organisme que les courants électriques, véhicules des forces élémentaires.