Teverino (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 03

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Teverino (illustré, Hetzel 1852)
TeverinoJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 8-12).
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III.

ENLEVONS HERMIONE.

— Taisez-vous, sotte engeance, dit le curé : n’attirez point cette folle par ici ; nous n’avons que faire de ses jongleries.

Mais les enfants ne l’entendaient point et continuaient à appeler et à faire des gestes. Sabina, se penchant alors sur le bord du rocher, vit un spectacle fort extraordinaire. Une jeune montagnarde grimpait la pente escarpée qui conduisait à la Roche-Verte, et cette enfant marchait littéralement dans une nuée d’oiseaux qui voltigeaient autour d’elle, les uns béquetant sa chevelure, d’autres se posant sur ses épaules, d’autres, tout jeunes, sautillant et se traînant à ses pieds, dans le sable. Tous semblaient se disputer le plaisir de la toucher ou le profit de l’implorer, et remplissaient l’air de leurs cris de joie et d’impatience. Quand la jeune fille fut plus près et qu’on put la distinguer à travers son cortège tourbillonnant, Léonce et Sabina reconnurent la blonde aux joues vermeilles et aux cheveux d’or pâle qu’ils avaient vue dans l’église une heure auparavant.


À l’instant même de tous les buissons d’alentour. (Page 9.)

Alors le curé se pencha aussi vers le ravin, et, par ses gestes, lui prescrivit de s’éloigner.

La grosse figure et l’habit noir du prêtre firent sur elle l’effet de la tête de Méduse. Elle s’arrêta immobile, et les oiseaux, effarouchés, s’envolèrent sur les arbres qui bordaient le sentier.

Cependant les instances de lady G… et la vue de son verre rempli d’un excellent vin de Grèce qu’on venait d’entamer calmèrent l’ire du saint homme, et il consentit à crier à la fille aux oiseaux :

— Allons, venez faire vos pasquinades devant Leurs Seigneuries, bohémienne que vous êtes !

La jeune fille tenait dans sa main une poignée de grains qu’elle jeta derrière elle le plus loin qu’elle put, et si adroitement, qu’elle sembla seulement faire un geste impératif aux oisillons qui recommençaient à la poursuivre. Ils s’abattirent tous dans le fourré qu’elle feignait de leur désigner, et, occupés qu’ils étaient à chercher leurs petites graines, ils eurent l’air de se tenir tranquilles à son commandement. Les autres enfants n’étaient pas dupes de ce petit manège, mais Sabina eut tout le plaisir d’y être trompée.

— Eh bien, la voilà donc, cette pécheresse endurcie, dit Léonce, en tendant la main à la montagnarde pour l’aider à atteindre le plateau, qui était fort escarpé de ce côté-là. Mais elle le gravit d’un bond pareil à celui d’un jeune chamois, et, portant les deux mains à son front, elle demanda la permission de travailler.

— Faites voir, faites vite voir, fainéante, dit le curé, ce qu’il vous plaît d’appeler votre travail.

Alors elle s’approcha des enfants et les pria de bien tenir leurs chiens et ne pas bouger ; puis elle ôta un petit mantelet de laine qui couvrait ses épaules, et, grimpant sur une roche voisine encore plus élevée que la Roche-Verte, elle fit tournoyer en l’air cette étoffe rouge comme un drapeau au-dessus de sa tête. À l’instant même, de tous les buissons d’alentour, vint se précipiter sur elle une foule d’oiseaux de diverses espèces, moineaux, fauvettes, linottes, bouvreuils, merles, ramiers, et même quelques hirondelles à la queue fourchue et aux larges ailes noires. Elle joua quelques instants avec eux, les repoussant, faisant des gestes, et agitant son mantelet comme pour les effrayer, attrapant au vol quelques-uns, et les rejetant dans l’espace sans réussir à les dégoûter de leur amoureuse poursuite. Puis, quand elle eut bien montré à quel point elle était souveraine absolue et adorée de ce peuple libre, elle se couvrit la tête de son manteau, se coucha par terre, et feignit de s’endormir. Alors on vit tous ces volatiles se poser sur elle, se blottir à l’envi dans les plis de ses vêtements, et paraître magnétisés par son sommeil. Enfin, quand elle se releva, elle réitéra son stratagème, et les envoya, à l’aide d’une nouvelle pâture, s’abattre sur des bruyères, où ils disparurent et cessèrent leur babil.

Il y eut quelque chose de si gracieux et de si poétique dans toute sa pantomime, et son pouvoir sur les habitants de l’air semblait si merveilleux, que cette petite scène causa un plaisir extrême aux voyageurs. La négresse n’hésita pas à croire qu’elle assistait à un enchantement, et le curé lui-même ne put s’empêcher de sourire à la gentillesse des élèves, pour se dispenser d’applaudir leur éducatrice.

— Voilà vraiment une petite fée, dit Sabina en l’attirant auprès d’elle, et je vous déclare, Léonce, que je suis réconciliée avec ses cils d’ambre. Mignon lui avait fait tort dans mon imagination. Je l’aurais voulue brune et jouant de la guitare ; mais j’accepte maintenant cette Mignon rustique et blonde, et j’aime autant sa scène de magie avec les oiseaux que la danse des œufs. Dis-moi d’abord, ma chère enfant, comment tu t’appelles ?

— Je m’appelle Madeleine Mélèze, dite l’oiselière ou la fée aux oiseaux, pour servir Votre Altesse.

— Voilà de jolis noms, et cela te complète. Assieds-toi là près de moi, et déjeune avec nous ; pourvu, toutefois, que ton peuple d’oiseaux ne vienne pas, comme une plaie d’Égypte, dévorer notre festin.

— Oh ! ne craignez rien, Madame, mes enfants n’approchent pas de moi quand il y a d’autres personnes trop près.

— En ce cas, si tu veux conserver ton sot métier, ton gagne-pain, dit le curé d’un ton grondeur, je te conseille de ne pas te laisser accompagner si souvent dans tes promenades par certains vagabonds de rencontre ; car bientôt, à force d’être tenus en respect par la présence de ces oiseaux de passage, les oiseaux du pays ne te connaîtront plus, Madeleine.

— Mais, monsieur le curé, on vous a trompé, assurément, répondit l’oiselière, je n’ai encore eu qu’un seul compagnon de promenade, et il n’y a pas si longtemps que cela dure ; nous sommes toujours tous deux seuls ; ceux qui vous ont dit le contraire ont menti.

Le sérieux dont elle accompagna cette réponse mit Léonce en gaieté et le curé en colère.

— Voyez un peu la belle réponse ! dit-il, et si l’on peut rien trouver de plus effronté que cette petite fille !

L’oiselière leva sur le pasteur courroucé ses yeux bleus comme des saphirs et resta muette d’étonnement.

— Il me semble que vous vous trompez beaucoup sur le compte de cette enfant, dit Sabina au curé : sa surprise et sa hardiesse sont l’effet d’une candeur que vous troublerez par vos mauvaises pensées ; permettez-moi de vous le dire, monsieur le curé, vous faites, par bonne intention sans doute, tout votre possible pour lui donner l’idée du mal qu’elle n’a pas.

— Est-ce vous qui parlez ainsi, Madame ? répondit à demi-voix le curé ; vous qui, par prudence et vertu, ne vouliez pas rester en tête-à-tête avec ce noble seigneur, malgré ses bons sentiments et le voisinage de vos domestiques ?

Sabina regarda le curé avec étonnement, et ensuite Léonce d’un air de reproche et de dérision : puis elle ajouta avec un noble abandon de cœur :

— Si vous jugez ainsi le motif qui nous a fait rechercher votre société, monsieur le curé, vous devez y trouver la confirmation de ce que je pense de cette enfant : c’est que ses pensées sont plus pures que les nôtres.

— Pures tant que vous voudrez, Madame ! reprit le curé, que, dans sa pensée, Sabina avait déjà surnommé le bourru, occupée qu’elle était de retrouver les personnages de Wilhelm-Meister dans les aventures de sa promenade ; mais laissez-moi vous objecter que chez les filles de cette condition, qui vivent au hasard et comme à l’abandon, l’excès de l’innocence est le pire des dangers. Le premier venu en abuse et c’est ce qui va arriver à celle-ci, si ce n’est déjà fait.

— Elle serait confuse devant vos soupçons, au lieu qu’elle n’est qu’effrayée de vos menaces. Vous autres prêtres, vous ne comprenez rien aux femmes, et vous froissez sans pitié la pudeur du jeune âge.

— Je vous soutiens, moi, reprit le bourru, que ce qui est vrai pour les personnes de votre classe, n’est pas applicable à celle des pauvres gens. La pudeur de ces filles-là est bêtise, imprévoyance ; elles font le mal sans savoir ce qu’elles font.

— En ce cas peut-être ne le font-elles pas, et je croirais assez que Dieu innocente leurs fautes.

— C’est une hérésie, Madame.

— Comme vous voudrez, monsieur le curé. Disputons, j’y consens. Je sais bien que vous êtes meilleur que vous ne voulez en avoir l’air, et qu’au fond du cœur vous ne haïssez point ma morale.

— Eh bien, oui, nous disputerons après déjeuner, répliqua le curé.

— En attendant, dit Sabina en lui remplissant son verre avec grâce, et en lui adressant un doux regard dont il ne comprit pas la malice, vous allez m’accorder la faveur que je vais vous demander, mon cher curé bourru.

— Comment vous refuser quelque chose ? répondit-il en portant son verre à ses lèvres ; surtout si c’est une demande chrétienne et raisonnable ? ajouta-t-il lorsqu’il eut avalé la rasade de vin de Chypre.

— Vous allez faire la paix provisoirement avec la fille aux oiseaux, reprit lady G… Je la prends sous ma protection ; vous ne la mettrez pas en fuite, vous ne lui adresserez aucune parole dure ; vous me laisserez le soin de la confesser tout doucement, et, d’après le compte que je vous rendrai d’elle, vous serez indulgent ou sévère, selon ses mérites.

— Eh bien, accordé ! répondit le curé, qui se sentait plus dispos et de meilleure humeur, à mesure qu’il contentait son robuste appétit. Voyons, dit-il en s’adressant à Madeleine qui causait avec Léonce, je te pardonne pour aujourd’hui, et je te permets de venir à confesse demain, à condition que, dès ce moment, tu te soumettras à toutes les prescriptions de cette noble et vertueuse dame, qui veut bien s’intéresser à toi et t’aider à sortir du péché.

Le mot de péché produisit sur Madeleine le même effet d’étonnement et de doute que les autres fois ; mais, satisfaite de la bienveillance de son pasteur et surtout de l’intérêt que lui témoignait la noble dame, elle fit la révérence à l’un et baisa la main de l’autre. Interrogée par Léonce sur les procédés qu’elle employait pour captiver l’amour et l’obéissance de ses oiseaux, elle refusa de s’expliquer, et prétendit qu’elle possédait un secret.

— Allons, Madeleine, ceci n’est pas bien, dit le curé, et si tu veux que je te pardonne tout, tu commenceras par divorcer d’avec le mensonge. C’est une faute grave que de chercher à entretenir la superstition, surtout quand c’est pour en profiter. Ici, d’ailleurs, cela ne te servirait de rien. Dans les foires où tu vas courir et montrer ton talent (bien malgré moi, car ce vagabondage n’est pas le fait d’une fille pieuse), tu peux persuader aux gens simples que tu possèdes un charme pour attirer le premier oiseau qui passe et pour le retenir aussi longtemps qu’il te plaît. Mais tes petits camarades, que voici, savent bien que, dans ces montagnes, où les oiseaux sont rares et où tu passes ta vie à courir et à fureter, tu découvres tous les nids aussitôt qu’ils se bâtissent, que tu t’empares de la couvée et que tu forces les pères et mères à venir nourrir leurs petits sur tes genoux. On sait la patience avec laquelle tu restes immobile des heures entières comme une statue ou comme un arbre, pour que ces bêtes s’accoutument à te voir sans te craindre. On sait comme, dès qu’ils sont apprivoisés, ils te suivent partout pour recevoir de toi leur pâture, et qu’ils t’amènent leur famille à mesure qu’ils pullulent, suivant en cela un admirable instinct de mémoire et d’attachement, dont plusieurs espèces sont particulièrement douées. Tout cela n’est pas bien sorcier. Chacun de nous, s’il était, comme toi, ennemi des occupations raisonnables et d’un travail utile, pourrait en faire autant. Ne joue donc pas la magicienne et l’inspirée, comme certains imposteurs célèbres de l’antiquité, et entre autres un misérable Apollonius de Thyane, que l’Église condamne comme faux prophète, et qui prétendait comprendre le langage des passereaux. Quant à ces nobles personnes, n’espère point te moquer d’elles. Leur esprit et leur éducation ne leur permettent point de croire qu’une bambine comme toi soit investie d’un pouvoir surnaturel.

— Eh bien, monsieur le curé, dit lady G…, vous ne pouviez rien dire qui ne fût moins agréable, ni faire sur la superstition un sermon plus mal venu. Vos explications sont ennemies de la poésie, et j’aime cent fois mieux croire que la pauvre Madeleine a quelque don mystérieux, miraculeux même, si vous voulez, que de refroidir mon imagination en acceptant de banales réalités. Console-toi, dit-elle à l’oiselière qui pleurait de dépit et qui regardait le curé avec une sorte d’indignation naïve et fière : nous te croyons fée et nous subissons ton prestige.

— D’ailleurs, les explications de M. le curé n’expliquent rien, dit Léonce. Elles constatent des faits et n’en dévoilent point les causes. Pour apprivoiser à ce point des êtres libres et naturellement farouches, il faut une intelligence particulière, une sorte de secret magnétisme tout exceptionnel. Chacun de nous se consacrerait en vain à cette éducation, que la mystérieuse fatalité de l’instinct dévoile à cette jeune fille.

— Oui ! oui ! s’écria Madeleine, dont les yeux s’enflammèrent comme si elle eût pu comprendre parfaitement l’argument de Léonce, je défie bien M. le curé d’apprivoiser seulement une poule dans sa cour, et moi j’apprivoise les aigles sur la montagne.

— Les aigles, toi ? dit le curé piqué au vif de voir Sabina éclater de rire ; je t’en défie bien ! Les aigles ne s’apprivoisent point comme des alouettes. Voilà ce qu’on gagne à de niaises pratiques et à des prétentions bizarres. On devient menteuse, et c’est ce qui vous arrive, petite effrontée.

— Ah, pardon, monsieur le curé, dit un jeune chevrier qui s’était détaché du groupe des enfants, et qui écoutait la conversation des nobles convives. Depuis quelque temps, Madeleine apprivoise les aigles : je l’ai vu. Son esprit va toujours en augmentant, et bientôt elle apprivoisera les ours, j’en suis sûr.

— Non, non, jamais, répondit l’oiselière avec une sorte d’effroi et de dégoût peinte dans tous ses traits. Mon esprit ne s’accorde qu’avec ce qui vole dans l’air.

— Eh bien, que vous disais-je ? s’écria Léonce frappé de cette parole. Elle sent, bien qu’elle ne puisse en rendre compte ni aux autres, ni à elle-même, que d’indéfinissables affinités donnent de l’attrait à certains êtres pour elle. Ces rapports intimes sont des merveilles à nos yeux, parce que nous ne pouvons en saisir la loi naturelle, et le monde des faits physiques est plein de ces miracles qui nous échappent. Soyez-en certain, monsieur le curé, le diable n’est pour rien dans ces particularités ; c’est Dieu seul qui a le secret de toute énigme et qui préside à tout mystère.

— À la bonne heure, dit le curé assez satisfait de cette explication. À votre sens, il y aurait donc des rapports inconnus entre certaines organisations différentes ? Peut-être que cette petite exhale une odeur d’oiseau perceptible seulement à l’odorat subtil de ces volatiles ?

— Ce qu’il y a de certain, dit Sabina en riant, c’est qu’elle a un profil d’oiseau. Son petit nez recourbé, ses yeux vifs et saillants, ses paupières mobiles et pâles, joignez à cela sa légèreté, ses bras agiles comme des ailes, ses jambes fines et fermes comme des pattes d’oiseau, et vous verrez qu’elle ressemble à un aiglon.

— Comme il vous plaira, dit Madeleine, qui paraissait être douée d’une rapide intelligence et comprendre tout ce qui se disait sur son compte. Mais, outre le don de me faire aimer, j’ai aussi celui de faire comprendre ; j’ai la science, et je défie les autres de découvrir ce que je sais. Qui de vous dira à quelle heure on peut se faire obéir et à quelle heure on ne le peut pas ? quel cri peut être entendu de bien loin ? en quels endroits il faut se mettre ? quelles influences il faut écarter ? quel temps est propice ? Ah ! monsieur le curé, si vous saviez persuader les gens comme je sais attirer les bêtes, votre église serait plus riche et vos saints mieux fêtés.

— Elle a de l’esprit, dit le curé bourru, qui était au fond un bourru bienfaisant et enjoué, surtout après boire ; mais c’est un esprit diabolique, et il faudra, quelque jour, que je l’exorcise. En attendant, Madelon, fais venir tes aigles.

— Et où les prendrai-je à cette heure ? répondit-elle avec malice. Savez-vous où ils sont, monsieur le curé ? Si vous le savez, dites-le, j’irai vous les chercher.

— Vas-y, toi, puisque tu prétends le savoir.

— Ils sont où je ne puis aller maintenant. Je vois bien, monsieur le curé, que vous ne le savez pas. Mais si vous voulez venir ce soir avec moi, au coucher du soleil, et si vous n’avez pas peur, je vous ferai voir quelque chose qui vous étonnera.

Le curé haussa les épaules ; mais l’ardente imagination de Sabina s’empara de cette fantaisie. — J’y veux aller, moi, s’écria-t-elle, je veux avoir peur, je veux être étonnée, je veux croire au diable et le voir, si faire se peut !

— Tout doux ! lui dit Léonce à l’oreille, vous n’avez pas encore ma permission, chère malade.

— Je vous la demande, je vous l’arrache, docteur aimable.

— Eh bien, nous verrons cela ; j’interrogerai la magicienne, et je déciderai comme il me conviendra.

— Je compte donc sur votre désir, sur votre promesse de m’amuser. En attendant, n’allons-nous pas retourner à la villa pour voir comment mylord G… aura dormi ?

— Si vous avez des volontés arrêtées, je vous donne ma démission.

— À Dieu ne plaise ! Jusqu’ici je n’ai pas eu un instant d’ennui. Faites donc ce que vous jugerez opportun ; mais où que vous me conduisiez, laissez-moi emmener la fille aux oiseaux.

— C’était bien mon intention. Croyez-vous donc qu’elle se soit trouvée ici par hasard ?

— Vous la connaissiez donc ? Vous lui aviez donc donné rendez-vous ?

— Ne m’interrogez pas.

— J’oubliais ! Gardez vos secrets ; mais j’espère que vous en avez encore ?

— Certes, j’en ai encore, et je vous annonce, Madame, que ce jour ne se passera pas sans que vous ayez des émotions qui troubleront votre sommeil la nuit prochaine.

— Des émotions ! Ah ! quel bonheur ! s’écria Sabina ; en garderai-je longtemps le souvenir ?

— Toute votre vie, dit Léonce avec un sérieux qui semblait passer la plaisanterie.

— Vous êtes un personnage fort singulier, reprit-elle. On dirait que vous croyez à votre puissance sur moi, comme Madeleine à la sienne sur les aigles.

— Vous avez la fierté et la férocité de ces rois de l’air, et moi j’ai peut-être la finesse de l’observation, la patience et la ruse de Madeleine.

— De la ruse ? vous me faites peur.

— C’est ce que je veux. Jusqu’ici vous vous êtes raillée de moi, Sabina, précisément parce que vous ne me connaissiez pas.

— Moi ? dit-elle un peu émue et tourmentée de la tournure bizarre que prenait l’esprit de Léonce. Moi, je ne connais pas mon ami d’enfance, mon loyal chevalier servant ? C’est tout aussi raisonnable que de me dire que je songe à vous railler.

— Vous l’avez pourtant dit, Madame, les frères et les sœurs sont éternellement inconnus les uns aux autres, parce que les points les plus intéressants et les plus vivants de leur être ne sont jamais en contact. Un mystère profond comme ces abîmes nous sépare ; vous ne me connaîtrez jamais, avez-vous dit. Eh bien, Madame, je prétends aujourd’hui vous connaître et vous rester inconnu. C’est vous dire, ajouta-t-il en voyant la méfiance et la terreur se peindre sur les traits de Sabina, que je me résigne à vous aimer davantage que je ne veux et ne puis prétendre à être aimé de vous.

— Pourvu que nous restions amis, Léonce, dit lady G…, dominée tout à coup par une angoisse qu’elle ne pouvait s’expliquer à elle-même, je consens à vous laisser continuer ce badinage ; sinon je veux retourner tout de suite à la villa, me remettre sous la cloche de plomb de l’amour conjugal.

— Si vous l’exigez, j’obéis ; je redeviens homme du monde, et j’abandonne la cure merveilleuse que vous m’avez permis d’entreprendre.

— Et dont vous répondez pourtant ! Ce serait dommage.

— J’en puis répondre encore si vous ne résistez pas. Une révolution complète, inouïe, peut s’opérer aujourd’hui dans votre vie morale et intellectuelle, si vous abjurez jusqu’à ce soir l’empire de votre volonté.

— Mais quelle confiance faut-il donc avoir en votre honneur pour se soumettre à ce point ?

— Me croyez-vous capable d’en abuser ? Vous pouvez vous faire rcconduire à la villa par le curé. Moi, je vais dans la montagne chercher des aigles moins prudents et moins soupçonneux.

— Avec Madeleine, sans doute ?

— Pourquoi non ?

— Eh bien, l’amitié a ses jalousies comme l’amour : vous n’irez pas sans moi.

— Partons donc !

— Partons !

Lady G… se leva avec une sorte d’impétuosité, et prit le bras de l’oiselière sous le sien, comme si elle eût voulu s’emparer d’une proie. En un clin d’œil les enfants reportèrent dans la voiture l’attirail du déjeuner. Tout fut lavé, rangé et emballé comme par magie. La négresse, semblable à une sibylle affairée, présidait à l’opération ; la libéralité de Léonce donnait des ailes aux plus paresseux et de l’adresse aux plus gauches. Il me semble, lui dit Sabina en les voyant courir, que j’assiste à la noce fantastique du conte de Gracieuse et Percinet ; lorsque l’errante princesse ouvre dans la forêt la boîte enchantée, on en voit sortir une armée de marmitons en miniature et de serviteurs de toute sorte qui mettent la broche, font la cuisine et servent un repas merveilleux à la joyeuse bande des Lilliputiens, le tout en chantant et en dansant, comme font ces petits pages rustiques.

— L’apologue est plus vrai ici que vous ne pensez, répondit Léonce. Rappelez-vous bien le conte, cette charmante fantaisie que Hoffmann n’a point surpassée. Il est un moment où la princesse Gracieuse, punie de son inquiète curiosité par la force même du charme qu’elle ne peut conjurer, voit tout son petit monde enchanté prendre la fuite et s’éparpiller dans les broussailles. Les cuisiniers emportent la broche toute fumante, les musiciens leurs violons, le nouveau marié entraîne sa jeune épouse, les parents grondent, les convives rient, les serviteurs jurent, tous courent et se moquent de Gracieuse, qui, de ses belles mains, cherche vainement à les arrêter, à les retenir, à les rassembler. Comme des fourmis agiles, ils s’échappent, passent à travers ses doigts, se répandent et disparaissent sous la mousse et les violettes, qui sont pour eux comme une futaie protectrice, comme un bois impénétrable. La cassette reste vide, et Gracieuse, épouvantée, va retomber au pouvoir des mausais génies, lorsque…

— Lorsque l’aimable Léonce, je veux dire le tout puissant prince Percinet, reprit Sabina, le protégé des bonnes fées, vient à son secours, et, d’un coup de baguette, fait rentrer dans la boîte parents et fiancés, marmitons et broches, ménétriers et violons.

— Alors il lui dit, reprit Léonce : Sachez, princesse Gracieuse, que vous n’êtes point assez savante pour gouverner le monde de vos fantaisies ; vous les semez à pleines mains sur le sol aride de la réalité, et là, plus agiles et plus fines que vous, elles vous échappent et vous trahissent. Sans moi, elles allaient se perdre comme l’insecte que l’œil poursuit en vain dans ses mystérieuses retraites de gazon et de feuillage ; et alors vous vous retrouviez seule avec la peur et le regret, dans ce lieu solitaire et désenchanté. Plus de frais ombrages, plus de cascades murmurantes, plus de fleurs embaumées ; plus de chants, de danses et de rires sur le tapis de verdure. Plus rien que le vent qui siffle sous les platanes pelés, et la voix lointaine des bêtes sauvages qui monte dans l’air avec l’étoile sanglante de la nuit. Mais, grâce à moi, que vous n’implorerez jamais en vain, tous vos trésors sont rentrés dans le coffre magique, et nous pouvons poursuivre notre route, certains de les retrouver quand nous le voudrons, à quelque nouvelle halte, dans le royaume des songes.