Théâtre-Français - Bajazet - Mademoiselle Rachel
Le Théâtre-Français vient de reprendre Bajazet, Mlle Rachel joue Roxane ; c’est, si je ne me trompe, son sixième début. La critique, qui s’était montrée cinq fois indulgente et juste en même temps (chose presque rare), a fait preuve cette fois de sévérité : j’avoue que je ne sais pas pourquoi ; mais huit feuilletons, écrits le même jour par des gens d’esprit et de goût, sont mécontens de cette reprise. Je ne sais non plus pourquoi ils font de cet essai une circonstance à peu près décisive, sur laquelle on remet en question le mérite de la jeune artiste et celui de Racine par la même occasion ; j’avais assisté à la reprise, j’y suis retourné en toute conscience, afin de tenter d’éclaircir ce point, et je sais encore moins pourquoi. Des six rôles que Mlle Rachel a représentés depuis qu’elle est au théâtre, après Hermione, Roxane me semble celui dans lequel il faut la voir, préférablement à tout autre.
Je me souviens qu’un jour, au bal, je vis entrer une jeune femme (c’était une actrice, ce qui rentre dans mon sujet), et je me retournai vers mon voisin, pour lui dire que je la trouvais jolie ; mon voisin était un Anglais, homme d’esprit ; il fut de mon avis. — Cependant, lui dis-je, les journaux disent qu’elle est laide. — Mais, vous savez, me répondit-il, une journal, c’est une jeune homme. — Comment ! un jeune homme ? — Eh oui, c’est une jeune homme qui écrit pour dire comme il voit, pas autre chose. — Fort bien, mais plusieurs journaux trouvent cette personne laide. Eh bien ! me répliqua mon Anglais, nous voilà deux qui le trouvons jolie ; nous sommes autant que deux journaux.
Encouragé par cet exemple, j’ose déclarer que je suis un jeune homme qui trouve Bajazet joli et Roxane charmante. J’ai beau faire, je ne comprends pas ce qu’on a trouvé de mal à cette reprise. La décoration ? Elle est fort convenable. Les costumes ? Ils sont tout battans neufs, passablement exacts. Les acteurs ? Mais ce sont les mêmes qui ont joué Mithridate, Andromaque, Cinna, etc., etc., excepté celui qui est chargé du rôle de Bajazet. Joanny, qui joue Acomat, jouait Mithridate, Auguste, le vieil Horace ; Mlle Rabut, qui représente Atalide, représente Andromaque, Sabine ; d’où vient donc le mécontentement dont on parle, et que, du reste, il m’a été impossible de remarquer dans la salle ? Il ne reste que deux choses à critiquer, ou l’auteur, ou la principale actrice.
Comme il me semble que l’auteur est Racine, je ne m’y arrête pas, pour cause. C’est donc l’actrice qu’on attaque. Pourquoi dans ce rôle ? Elle l’a étudié ; il suffit de la regarder pour le voir, et de l’écouter pour le sentir ; a-t-elle un moins bon maître, moins d’intelligence, moins de cœur ? Est-elle plus faible, ou moins inspirée, ou plus craintive, ou moins bien placée dans cette pièce ? ou enfin, paraissant sous les habits de Roxane et obligée à quelque éclat, est-elle plus petite qu’il y a un mois ? Cette dernière question est peut être la plus importante ; je crois, en effet, que c’est le reproche le plus sérieux qu’on puisse adresser à Mlle Rachel ; elle n’est pas grande ; voilà une chose sur laquelle il faut prendre son parti. Pellegrini, excellent acteur, chanteur divin, avait le nez trop long ; Lablache est un peu gros ; Duprez est aussi trop petit ; tout cela est fâcheux. Mlle Rachel est donc petite, à telle enseigne qu’au quatrième acte de Bajazet, pendant le monologue, j’ai entendu quelqu’un du parterre s’écrier : « Quel petit démon ! » Ce quelqu’un-là ne se doutait guère qu’en parlant ainsi il résumait habilement de grandes questions, et que son mot valait un feuilleton tout entier. En effet, ne serait-il pas curieux de savoir pourquoi Roxane doit être plus grande qu’Hermione ?
Roxane est, avec Phèdre, le rôle le plus difficile que Racine ait écrit. Certes, pour comprendre l’étendue de rôles pareils et pour les composer, comme on dit, ce serait une terrible entreprise, si ces rôles n’étaient depuis long-temps connus ; mais ils le sont, et non-seulement connus, approfondis, calculés, mais notés. Qui les a créés ? Racine lui-même ; on sait, depuis cent soixante ans, comment sortir, rentrer, marcher, parler, dans les chefs-d’œuvre du grand siècle ; il est vrai que Mlle Rachel ne suit point la tradition, mais, sans la suivre, elle ne l’ignore pas ; à quelque inspiration qu’elle se livre, c’est sous le portique sacré, antique et solennel, qu’elle improvise ; il n’est pas difficile de reconnaître dans ses plus hardies interprétations le respect et l’intelligence du passé ; elle ne joue pas Roxane de souvenir, car elle n’était pas née la dernière fois qu’on l’a jouée avant elle ; mais il suffit qu’une tirade soit de Racine pour qu’on y sente la Champmeslé. Il ne s’agit donc point, à proprement parler, de savoir si elle a bien conçu le rôle, mais si elle veut, sait, peut le rendre. Mais à quoi bon discuter cela, quand le parterre, les loges ont applaudi ? Quelqu’un, qui a plus que de l’esprit, disait l’autre soir au foyer des Français : « En vérité, on juge singulièrement ici ; on demande non-seulement plus, mais autre chose que ce qu’on peut avoir ; on a réfléchi sur tout, fait mille rêves, on s’est épuisé en fantaisies ; on voudrait trouver Shakspeare dans Racine, Racine dans Shakspeare ; ce n’est pas juger raisonnablement, ni même, pour ainsi dire, d’une manière honnête. »
Mlle Rachel, on le sait, n’a pas dix-huit ans ; voilà ce dont l’on s’est aperçu lorsqu’on l’a vue la première fois dans le costume de Camille ; voilà, il me semble, ce à quoi l’on devrait penser quand on la voit dans cette robe orientale qui la gênait vendredi dernier. De bonne foi, ce n’est pas sa faute si elle est si jeune ; mais Roxane, dit-on, est une belle esclave, devenue sultane par un caprice, plaçant son amant dans l’alternative ou de l’épouser, ou de mourir, amoureuse par les sens seulement, furieuse sans ironie, dissimulée par boutade, lascive et emportée, mais surtout jalouse ; et on s’étonne, on s’indigne presque qu’une enfant de dix-sept ans n’exprime pas tout cela ; ce sont de belles imaginations, de profondes découvertes, sans doute ; Mlle Rachel n’a probablement pas encore eu le temps de les faire. Et pourquoi alors entreprend-elle ce rôle ? demande-t-on. Pourquoi veut-elle rendre des sentimens, je me trompe, des sensations qui lui sont inconnues ? La réponse ne serait pas difficile à faire. D’abord, Racine était un homme pieux, simple, quoique poli, consciencieux, et on n’avait pas inventé de son temps la littérature du nôtre ; il est donc plus que douteux qu’il ait donné à la favorite d’Amurat le hideux caractère qu’on lui prête ; quand ce caractère eût été historique, il n’aurait ni voulu, ni pu le retracer ; et Mlle Rachel, que je ne connais pas, me semble une honnête fille, consciencieuse, qui ne voudrait ni ne pourrait le jouer.
Veux-je dire par là que Roxane soit une vestale ? Non, Dieu merci ! C’est une tête de fer, passionnée, fougueuse ; c’est une sultane, une esclave, une amante, tout ce qu’on voudra ; mais, elle a passé par le noble cerveau de Racine ; et croyez qu’un poète qui mettait deux ans et demi à traduire la Phèdre d’Euripide, presque vers par vers (comme Schiller, à son tour, a traduit la traduction française) ; croyez, dis-je, que ce poète avait dans l’ame un certain instinct de la beauté et de l’idéal, qui ne s’accommode pas d’héroïnes tigresses. Celui qui passe une heure à polir un vers n’y fait pas entrer une idée honteuse ; si sa pensée est cruelle, il sait l’adoucir ; ardente, la purifier ; amoureuse, l’ennoblir ; jalouse, la sonder sans trouble ; sublime et chaste, l’exprimer simplement. S’il a à peindre une Roxane, il la peindra, n’en doutez pas, et sans qu’un trait manque au tableau ; mais chaque trait sera tel que nulle autre main que la sienne ne l’aura pu dessiner ; et de cette main, le cœur en répond. Avant tout, la poésie est là, qui veille, cette rose empoisonnée dont parle Shakspeare, et dont le parfum ne s’échappe qu’avec crainte, modestie et honnêteté ; voilà pourquoi une enfant de seize ans, quand elle s’appelle Rachel, peut jouer Roxane.
Pour citer un exemple entre autres, quelques journaux ont remarqué ce vers :
Pour me servir de ce mot qu’on dénature, et qui n’en vaut pas moins pour cela, je dirai que Mlle Rachel a rempli son rôle avec un charme inimitable, Si ce rôle était son premier début, la critique n’aurait pas assez d’éloges, d’épithètes pompeuses, de phrases louangeuses, pour rendre compte de la représentation de Bajazet. Dans quel étonnement ne serions-nous pas, dans quel enthousiasme ! Mais c’est le sixième rôle qu’elle joue, et voilà comme nous sommes à Paris ; nous aurions voulu autre chose que Mlle Rachel elle-même ; nous connaissons cette grande manière de dire, ces gestes rares, frappans, ce regard profond, cette prodigieuse intelligence, de notre jeune artiste ; nous les admirions hier, nous les aimions, et tout cela nous allait au cœur. Mais aujourd’hui, nous avons mal dîné, et nous voudrions du nouveau. Au lieu de cette énergie, nous voudrions de la tendresse ; au lieu de cette sobriété, du désordre, et que l’actrice surtout fût plus grande. Voilà comme on juge, du moins dans les journaux ; car, Dieu merci, le public n’est pas le moins du monde de cet avis ; il est venu à la seconde représentation comme il était venu à la première, comme il ira à la troisième ; il a vingt fois interrompu l’actrice par ces murmures involontaires que ne peut retenir une foule émue, et qui sont les vrais applaudissemens. En un mot, Roxane a été l’un des plus beaux triomphes de Mlle Rachel.
Pourquoi quelques journaux veulent-ils nier ce triomphe ? J’ai dit que je n’en savais rien, et s’il m’était permis de le leur demander, voici comment je m’exprimerais :
Mais enfin, dites-moi, messieurs, pourquoi la chagrinez-vous ? Elle a fait ce qu’elle a pu, et ce que nulle autre qu’elle, assurément, ne pourrait faire. Puisque vous dites qu’il faut pour ce rôle des femmes de trente ans, amenez-en donc, et que nous leur entendions dire :
Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime,
Vous vous perdez.
Puisque vous ne voulez pas d’ironie, enseignez-nous comment il faut prononcer autrement que notre jeune tragédienne :
Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
Puisque vous aimez la passion, l’énergie, je dirais presque la férocité, trouvez donc l’accent de ce vers :
Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.
Puisqu’enfin vous refusez à Mlle Rachel ce qu’on appelle la sensibilité, c’est-à-dire l’expression qui sort du cœur, essayez donc de répéter après elle :
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes.
Pour parler sérieusement, la critique a des droits que nul ne conteste ; c’est à juste titre que des hommes de sens et d’esprit, qui ont fait leurs preuves et qui sont en possession d’une réputation légitime, parlent et discutent sur toute chose, donnent des arrêts quelquefois légers, mais fins, piquans, et qui se font toujours lire ; si quelques-uns s’en plaignent, tous en profitent ; oui, la critique est une vraie puissance, et l’une des plus grandes aujourd’hui.
Oui, lorsqu’une jeune fille débute, lorsqu’elle arrive sur un théâtre qu’elle ne connaît pas, où elle doit craindre plus qu’espérer, où rien ne la soutient encore ; lorsque le public qui l’ignore et qui ne se donne la peine de rien deviner la laisse jouer dans le désert des pièces qu’il s’est habitué à abandonner ; et lorsque dans cette solitude, l’artiste, inconnue, mais fidèle à sa conscience, révèle courageusement son talent, sans regarder qui est là ni si on l’écoute ; oui, la critique alors a une noble tâche à remplir ; c’est d’écouter, de prendre la plume, d’avertir le public qu’il faut venir, et le public vient. Cette foule blasée, indifférente, dont on a gâté le goût, assourdi les oreilles, quitte l’Opéra, le boulevart, voire même la rue Saint-Denis, et accourt ; elle s’assied, elle fait silence, elle voit qu’on ne l’a pas trompée, et tout Paris se dérange le lendemain pour venir entendre, au milieu de cinq actes qu’il sait par cœur, cent vers récités par un enfant.
Oui, lorsque plus tard cette même jeune fille, devenue femme, sûre d’elle-même et de sa réputation, adoptée depuis long-temps par tous, paraît dans un rôle nouveau, la critique a encore une belle part ; c’est de veiller sur la gloire de l’artiste, de ne pas la laisser descendre de la place qu’elle a conquise, de l’avertir à son tour, et au besoin de la blâmer, de faire en un mot l’office de la vigie qui annonce la terre et marque aussi l’écueil.
Mais quand on est encore aux premiers pas, quand cette enfant qui ne doit pas croire à sa gloire, est encore à lutter pour qu’on la comprenne ; lorsque, applaudie dans cinq rôles, elle s’essaie dans un sixième, et là, n’ayant encore que du génie, lorsqu’elle cherche à mûrir son talent ; viendrez-vous déjà, dès le lendemain, avec votre esprit, votre expérience, viendrez-vous vous asseoir sur ce même banc où vous avez été si juste, et jugerez-vous sévèrement maintenant cette noble et modeste intelligence qui s’exerce devant deux mille personnes, qui s’écoute elle-même en public, impatiente de se sentir, de se deviner, dans un des plus difficiles, des plus dangereux rôles de nos tragédies ? assisterez-vous à cet essai comme si c’était un spectacle ordinaire, une fantaisie, un passe-temps ? Et vous, forts de vos souvenirs, viendrez-vous hocher la tête là où vous devriez battre des mains, uniquement parce que ce n’est plus tout-à-fait un premier début, parce que votre esprit a changé peut-être, parce qu’il faut du nouveau à tout prix ?
Si c’est là aujourd’hui votre rôle, alors nous, public, nous qui payons nos stalles, nous que vous avez avertis hier de venir voir Andromaque, nous avons le droit de vous dire comme le vieux Corneille : Tout beau ! car ce n’est plus d’une actrice qu’il s’agit, ni d’une réputation, ni d’un caprice de mode ; vous nous avez appris à aimer un plaisir que nous avions perdu, mais qui nous est cher et qui est à nous ; nous voulons voir ce qui en sera, comment Mlle Rachel jouera Roxane après-demain, et ensuite Esther ou Chimène ; la tragédie renaît par elle, nous n’entendons pas qu’on l’étouffe ; il faut nous laisser d’abord écouter, et nous vous dirons dans deux ans d’ici ce que nous en pensons définitivement ; l’artiste, jusque-là, ne vous appartient plus ; ce n’est plus elle qui en est question, c’est l’art qu’elle ravive, l’art immortel, gloire et délices de l’esprit humain.
Quel est votre but, en effet, et que prétendriez-vous faire ? Admettons que Mlle Rachel n’ait réellement pas été à sa hauteur ordinaire dans Bajazet, ce que je suis loin d’accorder, mais n’importe. Admettons encore que c’est en conscience que vous signalez cet échec, et que vous faites en cela un acte d’impartialité. Ne voyez-vous pas que votre devoir était, au contraire, l’indulgence ? Vous en aviez pour Talma vieillissant, vous ne lui disiez pas ainsi qu’il avait été faible un soir : et ce silence que vous vous imposiez par respect pour la renommée d’un homme, ne pouviez-vous pas le garder aujourd’hui par respect pour vos propres espérances, pour l’avenir de l’art, pour les efforts d’un enfant, pour vos paroles de la veille ? Quand il serait vrai que Bajazet eût été moins bien joué que Mithridate, quelle si grande importance y attachez-vous donc, quelle si grande différence y avez-vous trouvée ? Ne voyez-vous pas qu’en attaquant ainsi cette jeune fille, vous plaidez une cause qui n’est pas la vraie, qui ne peut pas être bonne, quand même elle serait juste ? Est-ce votre admiration pour Racine qui produit votre mécontentement, et êtes-vous si fort indignés de le voir moins bien représenté aujourd’hui qu’hier ? À qui rendez-vous service en le disant ? Ce n’est pas à Racine lui-même, car si ses ouvrages reprennent faveur au théâtre, ce sera grace à Mlle Rachel, et ne sentez-vous pas qu’en se voyant blâmée si vite, avec si peu de ménagement, elle peut se décourager ? Ne sentez-vous pas qu’en lisant vos articles, cette enfant en qui seule repose toute la grandeur d’une renaissance, cette enfant qui n’est pas sûre d’elle, et qui, malgré son génie précoce, n’est pas encore à l’épreuve des chagrins que peut nous causer la critique, cette enfant qui joue si bien Hermione, qui sait si bien comprendre et réciter Racine, peut se mettre à pleurer ?
Voyez le grand mal ! dira-t-on peut-être ; oui, ce serait un très grand mal ; que les journaux attaquent demain Mlle Grisi ou Fanny Elssler, et qu’elles s’en affligent un instant, peu importe ; leur réputation est faite, leurs noms sont aimés, elles sont à l’abri d’un blâme passager. D’ailleurs, la musique, la pantomime, la danse, ne sont point aujourd’hui des arts délaissés. Il en est autrement de la tragédie. Si on décourageait Mlle Rachel, ce serait Hermione elle-même, Monime et Roxane, qu’on découragerait. Quiconque aime les arts doit y regarder à deux fois. Sommes-nous donc aux beaux jours de Talma, de la Duchesnoy, de Lafont, de Mlle Georges ? Peut-être alors on aurait eu le droit de traiter légèrement une débutante, de la comparer à ceux qui l’auraient entourée, et de lui donner, dans son intérêt, des conseils sévères ; mais aujourd’hui, dans le désordre où nous sommes, dans le triste état où se trouve le théâtre, les amis des arts, critiques et poètes, artistes de toutes sortes, peintres, musiciens, tous tant que nous sommes, nous n’avons qu’une chose à faire lorsque nous allons aux Français, c’est d’applaudir Mlle Rachel, de la soutenir de toutes nos forces, de la vanter même outre mesure, s’il le faut, sans crainte de la gâter par nos éloges ; n’est-ce pas un assez beau spectacle que cette volonté, cette puissance d’une jeune fille, qui ne se laisse troubler ni par la multitude, ni par les répliques si souvent fausses des acteurs qui jouent avec elle, ni par la difficulté ni par la grandeur de sa tâche, mais qui arrive seule, simplement et tranquillement, se poser devant le parterre, et parler selon son cœur ? N’en fait-elle pas assez par cela seul qu’elle fait ce qu’elle peut, et qu’elle peut régénérer l’art au temps où nous sommes ? Quant à moi, si je savais qu’un des articles dirigés contre elle l’eût affligée, et si je l’avais vue pleurer, je lui aurais dit : Pleurez pour Bajazet, mademoiselle ; pleurez pour Pyrrhus, pour Tancrède ; voilà des sujets dignes de vos pleurs, et soyez sûre que la moindre larme que vous verserez pour eux sur la scène, en fera plus pour votre gloire que tous les feuilletons de l’univers.
Il n’y a de bonne cause que celle de l’avenir, car c’est la seule à qui doive rester la victoire. On peut nuire à cette cause, la gêner, l’affaiblir, mais non la détruire ; voilà ce qu’on ne sait pas assez. On peut écraser un talent médiocre, on peut aussi le faire valoir et lui donner une apparence de renommée ; mais vouloir étouffer un vrai talent, c’est la même chose que d’essayer de prouver que le bleu est rouge, ou qu’il fait clair à minuit ; c’est s’attaquer à plus fort que soi, c’est perdre son temps d’une méchante manière ; le talent triomphe tôt ou tard, car il n’a qu’à se montrer pour qu’on le reconnaisse. Celui qui me dirait que Mlle Rachel est l’objet d’un caprice du public, et qu’elle ne tiendra pas ses promesses, je ne lui répondrais qu’une chose : mon esprit peut porter un faux jugement, mais quand je suis ému, je ne saurais me tromper ; je puis lire ou écouter une pièce de théâtre et m’abuser sur sa valeur, mais, eussé-je le goût le plus faux et le plus déraisonnable du monde, quand mon cœur parle, il a raison. Ce n’est pas là une vaine prétention à la sensibilité, c’est pour vous dire que le cœur n’est point sujet aux méprises de l’esprit, qu’il décide à coup sûr, sans réplique, sans retour, que ni brigues, ni cabales ne peuvent rien sur lui, que c’est, en un mot, le souverain juge. Voilà ce qui me donne la hardiesse de répéter ce que j’ai déjà dit de Mlle Rachel, qu’elle sera un jour une Malibran. Voilà pourquoi j’ai vu avec peine, avec tristesse, qu’on l’ait attaquée ; voilà enfin pourquoi il me semble que, si peu de crédit qu’on ait, il faut la défendre autant qu’on le peut, et se garder surtout de vouloir détruire, dans le cœur d’une enfant, le germe sacré, la semence divine, qui ne peut manquer de porter ses fruits.