Théâtre (Voltaire)/Introduction

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INTRODUCTION
AU THÉÂTRE DE VOLTAIRE.

La présente édition commence, conformément à un usage traditionnel, par le théâtre. Cet usage ne tient aucunement, comme on l’a dit, à l’espèce de préséance qu’on accordait à la poésie sur la prose. Mais c’est qu’il est bon que, dans la suite des œuvres complètes, l’auteur apparaisse successivement tel qu’il s’est montré à ses contemporains, et que l’on assiste autant que possible au développement graduel de son esprit. Je sais bien qu’en donnant d’abord le théâtre entier, si nous commençons par les premières œuvres que Voltaire ait produites dans sa jeunesse, nous donnons à la fin les dernières que sa vieillesse ait enfantées. Mais il n’importe. Sous quel aspect se révèle d’abord Voltaire ? Il se révèle d’abord comme poëte dramatique et comme poëte épique. C’est ainsi qu’il débute dans la vie littéraire, et c’est une raison fort concluante pour que, dans le long défilé de ses œuvres, nous donnions le premier rang aux pièces de théâtre et à la Henriade. Si nous commencions par les œuvres philosophiques plus considérables qui marquent la dernière partie de sa carrière, nous introduirions à coup sûr une certaine confusion qui serait sensible au lecteur. Supposons, pour prendre un exemple de nos jours, qu’on publie un jour les œuvres complètes de M. Sainte-Beuve. Ne faudra-t-il pas se conformer, non pas absolument sans doute, mais dans la mesure possible, à ce qui s’est passé dans l’existence de l’écrivain ? Ne faudrait-il pas placer d’abord ses poésies et ses études sur le XVIe siècle ? Si nous commencions par ses Causeries du lundi ou par l’Histoire de Port-Royal, nous commettrions une faute. Eh bien ! cette faute ne serait pas moindre, selon nous, si nous ouvrions la série des œuvres de Voltaire par le Dictionnaire philosophique et par l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.

Lorsque Voltaire, vers sa dix-septième année, songea sérieusement à faire son entrée dans la carrière des lettres, c’est vers le théâtre, qui était alors comme aujourd’hui le grand chemin de la renommée, que l’élève du P. Porée tourna sa pensée. Il entreprit de lutter avec Pierre Corneille sur le sujet d’Œdipe roi, qui, depuis Sophocle, a tenté un si grand nombre de poëtes tragiques. Il avait ébauché son Œdipe à dix-huit ans. Deux ans plus tard, il cherchait à le faire accepter par les comédiens français, qui l’accueillaient très-froidement. Ils le font attendre quatre années. Pendant ce temps, il lit sa pièce dans les sociétés élégantes et raffinées où il est reçu : « Je me souviens bien, écrit-il à l’abbé de Chaulieu (20 juin 1746), des critiques que M. le grand-prieur (de Vendôme), et vous, me fîtes dans un certain souper chez M. l’abbé de Bussi. Ce souper-là fit beaucoup de bien à ma tragédie, et je crois qu’il me suffirait, pour faire un bon ouvrage, de boire quatre ou cinq fois avec vous. Socrate donnait ses leçons au lit, et vous les donnez à table : cela fait que vos leçons sont sans doute plus gaies que les siennes. »

Il en fit une lecture au château de Sceaux. Plus tard, beaucoup plus tard, en 1750, il rappelle à la duchesse du Maine les louanges qu’on lui donna et les observations qu’on lui adressa : « Votre Altesse sérénissime, dit-il dans l’épître dédicatoire d’Oreste, se souvient que j’eus l’honneur de lire Œdipe devant elle. La scène de Sophocle ne fut assurément pas comdamnée à ce tribunal, mais vous, et M. le cardinal de Polignac, et M. de Malézieu, et tout ce qui composait votre cour, vous blâmâtes universellement, et avec très-grande raison, d’avoir prononcé le mot d’amour dans un ouvrage où Sophocle avait si bien réussi sans ce malheureux ornement étranger, et ce qui seul avait fait recevoir ma pièce fut précisément le seul défaut que vous condamnâtes. »

Il eut l’honneur d’avoir pour critique Mgr le prince de Conti, qui lui fit remarquer quelques défauts qui avaient échappé aux plus fins connaisseurs. À force d’intéresser tout ce beau monde à son œuvre par une habile soumission et une reconnaissance affectée, il approchait du but. Une opinion avantageuse de sa pièce s’était répandue : « On attend avec impatience, écrit Brossette à Rousseau (20 avril 1717), la tragédie d’Œdipe par M. Arouet, dont on dit par avance beaucoup de bien. Pour moi, j’ai peine à croire qu’une excellente ou même une bonne tragédie puisse être l’ouvrage d’un jeune homme. » Rousseau répond : « Il y a longtemps que j’entends dire merveille de l’Œdipe du petit Arouet. J’ai fort bonne opinion de ce jeune homme ; mais je meurs de peur qu’il n’ait affaibli le terrible de ce grand sujet en y mêlant de l’amour. » Sur ce point capital, nous avons les confidences de Voltaire adressées au P. Porée une douzaine d’années plus tard :

« Je veux d’abord que vous sachiez, écrit-il au P. Porée, pour ma justification, que tout jeune que j’étais quand je fis l’Œdipe, je le composai à peu près tel que vous le voyez aujourd’hui ; j’étais plein de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu le théâtre de Paris ; je travaillais à peu près comme si j’avais été à Athènes. Je consultai M. Dacier, qui était du pays ; il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs ; c’était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon. J’eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce ; j’en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu’il n’y avait point de rôle pour l’amoureuse. On trouva la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient dans ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de représenter l’ouvrage.

« J’étais extrêmement jeune ; je crus qu’ils avaient raison ; je gâtai ma pièce pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui les comporte si peu. Quand on vit un peu d’amour, on fut moins mécontent de moi ; mais on ne voulut point de toute cette grande scène entre Jocaste et Œdipe : on se moqua de Sophocle et de son imitateur. Je tins bon ; je dis mes raisons, j’employai des amis ; enfin ce ne fut qu’à force de protections que j’obtins qu’on jouerait Œdipe.

« Il y avait un acteur nommé Quinault (Dufresne), qui dit tout haut que, pour me punir de mon opiniâtreté, il fallait jouer la pièce telle qu’elle était, avec ce mauvais quatrième acte tiré du grec. »

Déjà, quand Voltaire écrivait ainsi à son ancien maître, ses sentiments s’étaient modifiés sur plus d’un point important depuis qu’Œdipe avait paru. Il suffit de lire les lettres dont il fit précéder la pièce imprimée, pour se convaincre qu’il ne trouvait pas Sophocle un si grand maître, ni qu’il ne condamnait pas aussi résolument l’idée d’introduire un peu de galanterie dans un sujet qui n’en comportait point. Mais il paraît certain que les comédiens encouragèrent cette erreur du jeune poëte.

Représenté le 18 novembre 1718, Œdipe réussit brillamment. Voltaire eut ainsi le bonheur de débuter au théâtre par un grand succès. Ce qui séduisit le public, ce fut moins peut-être la perfection de l’œuvre que certain souffle nouveau qui y courait d’un bout à l’autre, une liberté de pensée, un esprit agressif et déjà révolutionnaire, si l’on peut employer ce mot. Bien des vers durent faire tressaillir les contemporains, puisqu’ils nous frappent encore par leur hardiesse.

Qu’eussé-je été sans lui ? rien que le fils d’un roi,
Rien qu’un prince vulgaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on révère ;

Pour Hercule et pour moi, c’est un homme ordinaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai fait des souverains et n’ai point voulu l’être.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ne nous endormons point sur la foi de leurs prêtres ;

Au pied du sanctuaire il est souvent des traîtres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ne nous fions qu’à nous ; voyons tout par nos yeux :

Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;

Notre crédulité fait toute leur science.

Remarquez aussi combien la conclusion du jeune auteur est différente de la conclusion de la pièce grecque. Tandis que la tragédie de Sophocle tient les spectateurs courbés sous le poids de la fatalité, et les pénètre de la crainte de l’incompréhensible courroux des dieux, et qu’elle est en cela un drame religieux, la pièce de Voltaire conclut nettement à la révolte :

Honorez mon bûcher,

dit Jocaste,
Et songez à jamais
Qu’au milieu des horreurs du destin qui m’opprime
J’ai fait rougir les dieux qui m’ont forcée au crime.

Voltaire, dès ce début précoce, est tout entier lui-même. Il semble avoir déjà conçu la tragédie comme une machine de guerre, et, dans les œuvres moins heureuses qui suivent Œdipe, il continue, comme il le fera toute sa vie, à semer de ces vers audacieux qui se gravent aisément dans les esprits.

Sa jeunesse, la sève et la vie qui l’animaient, se découvrent principalement dans les anecdotes qui courent à son sujet : à la représentation d’Œdipe, on dit qu’il trouva plaisant de se montrer sur le théâtre, portant la queue du grand-prêtre, et risquant par cette espièglerie de compromettre le succès de son ouvrage. Lorsque Artémire est sifflée, il s’élance sur la scène, court à la rampe, harangue le parterre. Le bruit s’apaise ; on l’écoute et on l’applaudit, et la pièce peut suivre son cours et arriver tant bien que mal jusqu’à la fin. Plus singulière encore est l’historiette du président Bouhier racontant que Voltaire monta une cabale pour empêcher de jouer une seconde fois cette malheureuse Artémire, et que la garde dut le jeter hors du parterre par les épaules.

Ces traits pourraient faire croire à quelque insouciance, et c’était, au contraire, une passion extrême qui l’animait ; il travaillait ses pièces avec un véritable acharnement, comme il travaillait à toutes choses. Il refaisait deux ou trois fois chacune d’elles.

Le critique Geoffroy, avec la perspicacité d’un ennemi, a bien fait ressortir la manière dont Voltaire travaillait ses tragédies :

« Dès que Voltaire avait choisi un sujet de tragédie, il jetait rapidement sur le papier les scènes telles qu’elles se présentaient à son imagination échauffée. La besogne était expédiée et la tragédie faite ordinairement en trois semaines ou un mois. Il envoyait ensuite ce croquis à ses anges, c’est-à-dire au comte d’Argental, et surtout à la comtesse, qu’il appelait Mme  Scaliger à cause des grands commentaires qu’elle faisait sur les impromptus et les prestos tragiques qu’il offrait à sa censure. Si les remarques lui semblaient justes, il corrigeait, retouchait, réformait… Souvent, de lui-même, il remaniait son esquisse, il changeait des actes entiers ; il faisait de nouvelles tirades ; ce travail était bien plus long que celui de la première composition. Enfin, lorsqu’il avait satisfait son conseil privé et lui-même, il s’occupait de la représentation, et c’était là une source de combinaisons profondes. »

Il y a du vrai dans ce que dit là Geoffroy, et l’on peut très-bien n’y voir qu’un renseignement curieux, malgré l’intention satirique qui animait le critique. Les poètes, comme les peintres, ont des procédés différents : comme Molière l’explique dans son poëme de la Gloire du Val-de-grâce, les uns peignent la fresque :

Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, se doit exécuter ;


les autres procèdent par retouches, et il est certain que Voltaire, esprit d’ailleurs partout si facile, est de ceux-ci quand il travaille pour le théâtre, et l’on s’en apercevra bien à la quantité presque toujours considérable de variantes dont il faut faire suivre le texte de ses pièces. Cela permettait à Piron de dire avec fatuité : « Voltaire travaille en marqueterie, et moi, je coule en bronze » ; mot qui nous fait sourire aujourd’hui.

Mais ce n’est pas tout d’avoir remanié sa pièce scène par scène : il faut la faire jouer. Que de circonstances dans une vie si agitée viennent ajourner la représentation ! Que d’allées et de venues, de mécomptes ! que de combats à livrer ! Les amis critiquent, les acteurs se querellent, les censeurs s’effrayent et hésitent. El lorsque les dernières difficultés sont surmontées, les répétitions exigent de nouveaux soins, de nouvelles fatigues. Voltaire y était curieux à observer. La vivacité de son caractère s’y déployait. Il ne pouvait se contenir quand on rendait mal sa pensée ; il avait d’étonnantes façons de stimuler et de reprendre les interprètes faibles ou exagérés. Beaucoup d’anecdoctes ont été recueillies à ce sujet par la tradition. Pendant les répétitions de Mérope, Voltaire n’était pas content du jeu de Mlle  Dumesnil dans la scène avec Cresphonte, au quatrième acte. Aux observations qu’il lui fit l’actrice repartit : « Il faudrait avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. — Eh ! vraiment oui, mademoiselle, riposta Voltaire ; c’est le diable au corps qu’il faut avoir pour exceller dans tous les arts ! »

Le comédien Legrand, chargé du rôle d’Omar, dans Mahomet, ayant au deuxième acte à peindre l’effet que l’arrivée du prophète produit sur le sénat de la Mecque, dit :

Au milieu de leurs cris, le front calme et serein,
Mahomet marche en maître, et l’olive à la main ;
La trêve est publiée, et le voici lui-même.

En entendant l’acteur réciter ces vers du ton le plus plat. Voltaire s’écria : « Oui, oui, Mahomet arrive ; c’est comme si l’on disait : Rangez-vous, voilà la vache ! »

Rappelez-vous le récit que fait Lekain de sa visite à Ferney, après les représentations de l’Orphelin de la Chine. Le succès que le tragédien, alors au commencement de sa carrière, avait eu à Paris dans le rôle de Gengis-Khan fit souhaiter à l’auteur de lui voir interpréter ce personnage ; Lekain s’empressa de céder à ce désir : il se mit à déclamer son rôle avec toute l’énergie tartarienne, comme lui-même le dit. À peine Voltaire eut-il entendu ces éclats de voix, ces accents furieux, que l’indignation et la colère se peignirent dans ses traits. « Arrêtez ! s’écria-t-il, arrêtez !… le malheureux ! il me tue ! il m’assassine ! » On fit de vains efforts pour le calmer ; c’était dans ce moment un vrai tigre ; il sortit plein de rage et courut s’enfermer dans son appartement. Lekain était consterné. Il ne lui restait qu’à partir. Le lendemain il demanda à voir Voltaire : « Qu’il vienne s’il veut ! » répondit le poëte toujours irrité. L’acteur se présente, exprime le désir de recevoir des conseils. L’auteur s’adoucit, récite le rôle, et Lekain, profitant de cette leçon, change du tout au tout la manière dont il jouait le personnage. Ses camarades, remarquant ce changement, à son retour à Paris, disaient malignement : « On voit bien qu’il revient de Ferney. »

Le roi de Prusse, désirant voir jouer la Mort de César, détermina l’auteur à y prendre un rôle. Celui-ci choisit le rôle de Brutus. Mais, comme les bons acteurs étaient rares en Prusse, il se trouva fort mal secondé. Dans une situation pathétique, l’acteur qui jouait le rôle de César, à l’aspect de son célèbre interlocuteur et du grand roi dont il fixait l’attention, fut interdit et ne put articuler une seule syllabe. Brutus-Voltaire, voyant par ce contre-temps la scène refroidie, entra tout à coup en fureur, et s’écria : « Parleras-tu, maudit César ? parle donc, ou je t’assomme ! »

À quatre-vingts ans, lorsqu’il faisait répéter sa dernière tragédie, Irène, il s’abandonnait encore aux mêmes vivacités ; un jour, il récitait des morceaux d’Irène à Mlle  Clairon. Celle-ci, après avoir écouté ces vers : « Où trouver, dit-elle, une actrice assez forte pour les rendre ? Un pareil effort est capable de la tuer. — C’est ce que je prétends, s’écria le poëte ; je veux rendre ce service au public ! »

On pourrait multiplier ces anecdotes. Celles que nous venons de rappeler suffisent à montrer la passion que Voltaire apportait à ses compositions théâtrales, et l’ardent intérêt qu’il prit jusqu’à la fin de ses jours à leur fortune.


Voltaire, à la suite de l’outrage que lui fit le chevalier de Rohan, obligé de se réfugier en Angleterre et d’y demeurer près de trois années (mai 1726 — mars 1729), revint en France avec un nouveau fonds d’idées dramatiques que le théâtre anglais lui avait fournies. Il y avait appris à connaître Shakespeare, et, sans lui rendre une complète justice, il avait été frappé de la puissance de son génie. Dans la dix-huitième des Lettres sur les Anglais publiées en 1732, il le présente aux Français qui n’avaient guère entendu encore parler de lui : « Shakespeare, dit-il, que les Anglais prennent pour un Sophocle, créa leur théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles… Il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses, qu’on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. » Il ajoute sur les tragiques anglais en général : « Leurs pièces, presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d’ordre, de vraisemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. »

Il songea à introduire dans notre littérature quelques-unes de ces idées dramatiques qu’il rapportait de Londres. Il s’agissait, bien entendu, non pas d’imiter Shakespeare, Dryden, ni même Addison, mais de les civiliser, de les assujetir à l’étiquette de notre scène, d’emprunter ce qu’il croyait acceptable en France de cette barbarie éloquente, et de l’envelopper dans les formes rigoureuses de notre art. « J’ai toujours pensé, dit-il à la fin de sa traduction de Julius César, qu’un heureux et adroit mélange de l’action qui règne sur le théâtre de Londres et de Madrid, avec la sagesse, l’élégance, la noblesse, la décence du nôtre, pourrait produire quelque chose de parfait. » En un mot, Voltaire ne prétendit nullement faire une révolution dans notre théâtre ; mais le ranimer, lui infuser en quelque sorte un sang nouveau et une nouvelle vie.

Il paraît avoir été surtout frappé du Caton d’Addison : « M. Addison, dit-il, est le premier Anglais qui ait fait une tragédie raisonnable. Je le plaindrais s’il n’y avait mis que de la raison. Sa tragédie de Caton est écrite d’un bout à l’autre avec cette élégance mâle et énergique dont Corneille le premier donna chez nous de si beaux exemples dans son style inégal. Il me semble que cette pièce est faite pour un auditoire un peu philosophe et très-républicain…. Il est triste que quelque chose de si beau ne soit pas une belle tragédie : des scènes décousues qui laissent souvent le théâtre vide, des apartés trop longs et sans art, des amours froids et insipides, une conspiration inutile à la pièce, un certain Sempronius déguisé et tué sur le théâtre ; tout cela fait de la fameuse tragédie de Caton une pièce que nos comédiens n’oseraient jamais jouer, quand même nous penserions à la romaine ou à l’anglaise. La barbarie et l’irrégularité du théâtre de Londres ont percé jusque dans la sagesse d’Addison. Il me semble que je vois le czar Pierre qui, en réformant les Russes, tenait encore quelque chose des mœurs et de l’éducation de son pays. »

Il est facile d’apercevoir ici le principe, l’origine première de Brutus et de la Mort de César. Voltaire voulut transporter chez nous ces fiers et patriotiques sentiments, mais sans rien garder de la barbarie artistique de l’Angleterre. Les lignes de la Lettre XVIII sur les Anglais que nous venons de transcrire ont été écrites très-probablement après le médiocre succès de Brutus, avant la Mort de César. « La coutume d’introduire de l’amour à tort et à travers dans les ouvrages dramatiques, ajoute-t-il, passa de Paris à Londres vers l’an 1660 avec nos rubans et nos perruques. Les femmes, qui y parent les spectacles comme ici, ne veulent plus souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour. Le sage Addison eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractère aux mœurs de son temps, et gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu plaire. »

Voltaire, dans Brutus, avait fait un peu comme le sage Addison ; mais il n’imita plus cette molle complaisance lorsqu’il traita la Mort de César.

Voltaire songeait évidemment aux spectres du théâtre anglais en essayant le terrible sujet d’Ériphyle, le même que celui d’Oreste et celui d’Hamlet ; mais, comme dit M. Villemain, « le poëte français, s’il prenait à l’Hamlet de Shakespeare quelques impressions de terreur mélancolique, croyait avoir besoin de les relever, de les ennoblir, par le merveilleux mythologique et la pompe des traditions grecques. À ce prix il osait se passer d’amour, et demandait grâce pour cette innovation dans un ingénieux prologue ».

Othello fut incontestablement le modèle d’Orosmane. « J’imagine Voltaire, dit le même critique, lisant l’Othello de Shakespeare, et tout révolté de ces figures outrées, de ces bassesses de langage, de cette férocité d’Othello ; quelles images à présenter aux esprits polis du XVIIIe siècle et à ces belles pleureuses des premières loges, comme disait Rousseau. Voltaire avait entrevu cependant le profond pathétique du sujet, et voulait en profiter. Mais pour cela il faut tout changer, tout ennoblir : le Maure de Venise, l’officier de fortune vieilli sous les armes, deviendra le soudan de l’Asie… Cette intrigue obscure de garnison qui fomente la jalousie d’Othello, le poëte la remplace par les plus beaux noms et les souvenirs les plus poétiques de notre histoire : saint Louis, la croisade, Lusignan détrôné et mourant dans les fers ; Desdémona, si soumise, si dévouée à son amour, a disparu devant Zaïre, captive respectée dans le sérail même, fille des rois de Jérusalem, fière avec Orosmane, et lui disant :

Demain tous mes secrets vous seront révélés. »


Zaïre a ravi tout le XVIIIe siècle, et, malgré les critiques qu’elle a essuyées depuis, elle n’en reste pas moins une des œuvres capitales de notre théâtre tragique. Elle consacrait le génie du poëte, jusqu’alors contesté. C’est Laharpe qui nous a transmis dans son Cours de littérature cette curieuse anecdote : « Je tiens de la bouche même de Voltaire, que les plus beaux esprits de ce temps, que Mme  de Tencin rassemblait chez elle, et à leur tête Fontenelle et Lamotte, engagèrent cette dame à lui conseiller de ne plus s’obstiner à suivre une carrière pour laquelle il ne semblait pas fait, et d’appliquer à d’autres genres le grand talent qu’il avait pour la poésie, car alors on ne le lui disputait pas ; c’est depuis que son talent pour la tragédie eut éclaté de manière à ne pouvoir pas être mis en doute, qu’on s’avisa de lui contester celui de la poésie. Ainsi les sottises de la haine et de l’envie varient selon les temps et les circonstances ; mais l’envie et la haine ne changent point. Je demandai à Voltaire ce qu’il avait répondu à ce beau conseil : « Rien, me dit-il ; mais je donnai Zaïre. »

La réponse fut en effet péremptoire ; et, croyons-nous, les auteurs même d’Inès de Castro et de Thétis et Pélée se le tinrent pour dit et ne furent plus tentés de revenir à la charge. Le poëte tragique est hors de page.


Disciple de Corneille et de Racine, il commence par marcher sur leurs traces, mais en apportant à la scène, dès son début, la liberté de pensée qui anime toutes ses œuvres. L’étude du théâtre anglais fortifie son génie et lui ouvre quelques routes nouvelles. Dès Zaïre, la tragédie voltairienne est trouvée dans ses variétés principales : Œdipe sert de tête de ligne, si l’on nous passe l’expression, aux œuvres purement traditionnelles : Mérope, Oreste, Sophonisbe, Atrée et Thyeste. Brutus commence les pièces de propagande politique et philosophique : la Mort de César, Rome sauvée, le Triumvirat, Mahomet. Zaïre enfin est la première de ces tragédies plus romanesques et pathétiques, qui offraient tout ce que le théâtre français comportait alors d’innovation littéraire : Adélaïde du Guesclin, Alzire, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, Sémiramis.

Voltaire remua avec une prodigieuse activité le vieux champ de la tragédie, et lui fit porter des moissons nouvelles. On ne peut se figurer quelle admiration, quel enthousiasme obtinrent, dans les générations qui vinrent immédiatement après lui, ces pièces aujourd’hui trop oubliées et dédaignées.

Lisez par exemple, dans une publication importante, les Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres en neuf volumes (1812), l’article Voltaire. Voltaire, comme poëte dramatique, y est placé résolument au-dessus de Corneille et de Racine :

« Corneille, Racine, Crébillon, dit l’auteur de cet article, n’ont guère songé, en composant leurs pièces, ni à corriger les mœurs ni à éclairer les spectateurs. Ils se sont bornés à rendre le crime odieux, sans faire aimer la vertu : et, suivant tout bonnement l’instinct de leur génie ou la voie de leur intérêt, ils ont fait des tragédies uniquement pour faire des tragédies. Quelques-unes même de leurs pièces sont une école de mauvaises mœurs. Voltaire s’est presque toujours proposé un but moral, et n’a cherché à faire pleurer que pour attendrir les humains sur les malheurs de la vertu et exciter l’indignation contre le crime. Dans Sémiramis, il nous inspire la plus profonde horreur pour les crimes secrets ; Zaïre nous fait voir les suites funestes de la jalousie ; Adélaïde du Guesclin, l’empire de l’amitié fraternelle sur les cœurs honnêtes ; Tancrède, les dangers de la calomnie ; l’Orphelin de la Chine, les avantages d’un peuple civilisé sur un peuple barbare ; Brutus, le respect que l’on doit aux lois de son pays, et Mahomet les fureurs du fanatisme. Cette tragédie de Mahomet, quoiqu’elle ne soit pas conforme à l’histoire et quoique le caractère de Mahomet soit visiblement altéré, est, selon nous, la plus grande leçon qu’on puisse donner aux peuples ; c’est la plus grande preuve de la sublimité du génie de Voltaire. Disons-le au risque de déplaire à quelques enthousiastes : Racine est le peintre des femmes, Voltaire, celui des hommes. Phèdre, Roxane, Hermione, etc., sont tracées de main de maître et avec une supériorité que personne ne conteste ; mais ce qui est incontestable aussi, c’est que les portraits des héros de Racine sont, en général, un peu négligés, et que les héros des tragédies de Voltaire, Orosmane, Gengis-Khan, Zamore, Vendôme, Tancrède et Mahomet sont, au contraire, admirablement dessinés. Voltaire, en peignant les passions des hommes, a la même supériorité que Racine lorsqu’il peint les passions des femmes.

« Après avoir comparé Voltaire aux tragiques français ses compatriotes, qu’il nous soit permis de jeter un coup d’œil rapide sur les imitations qu’il a faites des anciens. Il a débuté dans la carrière dramatique, à l’âge de dix-huit ans, par la tragédie d’Œdipe. Voyez l’Œdipe de Sophocle et celui de Sénèque. Corneille avait manqué ce sujet difficile. Voltaire osa le traiter après le père de notre tragédie, et triompha tout à la fois de Sophocle, de Sénèque et de Corneille.

« Il a puisé dans l’Othello de Shakespeare le sujet de sa tragédie de Zaïre ; il l’emporte encore sur l’Anglais. Cette tragédie de Voltaire a été traduite en anglais et représentée sur le théâtre de Londres concurremment avec Othello. Les Anglais eux-mêmes ont donné la préférence à Zaïre. Enfin il a imité la Mérope du marquis de Maffei, et a également triomphé de ce poëte célèbre.

« La plupart des dénoûments de Voltaire sont en action, et c’est en cela qu’ils sont préférables à ceux de ses rivaux ; car la tragédie est faite pour les yeux comme pour les oreilles. Les récits, ou ce qui revient au même, les dénoûments de Racine sont pour la plupart languissants, et la flamme du génie et des mouvements impétueux animent tous ceux de Voltaire. Dans Racine, c’est un éclair qui ne fait que passer ; dans Voltaire, c’est la foudre qui tombe et qui met tout en feu…

« On ne finirait pas, si l’on voulait citer tous les mots sublimes équivalant au qu’il mourût ! qui sont dans les tragédies de Voltaire. Il a popularisé la morale, puisque ses belles sentences sortent à chaque instant de la bouche du peuple :

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux, etc.

« Le théâtre de Voltaire, toutes ses pièces comprises, est à nos yeux le plus beau, le plus moral, le plus intéressant, et surtout le plus varié qu’il y ait jamais eu chez aucune nation du monde. »

Voilà qui n’est pas admirer à demi. Après tout, l’auteur ne faisait que préciser et résumer les conclusions du Cours de littérature de Laharpe. Le critique Geoffroy avait pris le parti contraire, et déclaré à la gloire tragique de Voltaire une guerre acharnée. Cette guerre littéraire fit presque autant de bruit que les grandes campagnes napoléoniennes qui marquèrent les premières années de ce siècle.


Les plus enthousiastes ont toujours abandonné à l’ennemi, presque sans combattre, les comédies de Voltaire. Laharpe n’a guère défendu que Nanine, qu’il proclame un petit chef-d’œuvre. L’admirateur que nous venons de citer fait encore appel aux connaisseurs en faveur de l’Enfant prodigue, de l’Écossaise et de la scène principale du Droit du seigneur.

On peut s’étonner que Voltaire, qui a tant d’esprit, tant de verve satirique, qui a le trait si aiguisé, l’ironie si mordante, n’ait pas plus brillamment réussi dans la comédie. Il y a là quelque chose de singulier, et presque d’incompréhensible à première vue. Il faut bien se rendre compte, pour l’expliquer, des conditions essentielles à l’art de la comédie, plus spécial encore que l’art de la tragédie. M. Villemain a dit le mot de l’énigme : « Voltaire n’a été bon plaisant que dans son propre rôle. » C’est-à-dire qu’il n’a pas su sortir en quelque sorte de lui-même pour entrer dans la peau des personnages qu’il voulait peindre, ni adopter leur manière de voir, de sentir, de juger et de parler. Il n’avait pas ces mille âmes dont parle Shakespeare.

Ses comédies, celles surtout qu’il a composées sans apprêt pour divertir ses hôtes, n’en sont pas moins fort amusantes, et elles réservent, aux curieux qui ne les connaissent pas et qui les liront, d’assez piquantes surprises.

Ses opéras aussi méritent de fixer l’attention du lecteur moderne. Ces sortes de poëmes étaient jusqu’alors purement mythologiques ou fabuleux. Il essaya d’en tirer parti et de leur donner un sens, une portée philosophique. Samson, Tanis et Zélide, Pandore, devancent nos grands opéras modernes, la Muette, les Huguenots, le Prophète, Faust, Caïn, etc., et si Voltaire ne réussit pas à transformer ce genre, si ses compositions ne purent arriver à la scène, c’est qu’ici il ne pouvait agir seul et qu’il avait à compter d’abord avec les musiciens, qui s’empressaient de l’abandonner. Que de mal il se donna pour tâcher d’amadouer l’intraitable Rameau ! Ce fut en vain qu’il déploya pour lui seul une patience surprenante ; en vain qu’il se fit placide, résigné jusqu’à l’affectation. « Ce Rameau est aussi grand original que grand musicien, écrivait-il au président Hénault ; il me mande que j’aie à mettre en quatre vers tout ce qui est en huit, et en huit tout ce qui est en quatre. » Le musicien ne se souciait pas plus de l’auteur de Zaïre que des plus vulgaires librettistes, et leur association n’aboutit à rien qu’au ballet de la Princesse de Navarre.

Cet ensemble considérable d’œuvres dramatiques variées, inégales, mais puissantes, va passer de nouveau sous les yeux du lecteur, qui, s’il est bien inspiré, se gardera des opinions toutes faites et voudra juger par lui-même.


Louis MOLAND.