Théâtre antérieur à la Renaissance/Note sur Dulcitius

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Traduction par Charles Magnin.
Ed. Guerin et Cie (p. 23-24).

DULCITIUS
COMÉDIE
PAR HROSWITHA.

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NOTICE SUR DULCITIUS


Le titre de comédies, et surtout de comédies composées à l’imitation de Térence, in œmulationem Terentii, que nous lisons à la tête des dix drames de Hroswitha et qu’en traducteur scrupuleux nous nous serions bien gardé de remplacer, pourrait bien, si on le prenait trop à la lettre, tromper les lecteurs sur le véritable caractère de ces productions. Ce n’est pas ici le lieu de chercher La cause du sens si large et si compréhensif que reçut le mot comœdia depuis le sixième siècle jusqu’au treizième ; il suffit de faire remarquer que cette expression n’emporte nullement avec elle, dans la langue de Hroswitha, l’idée d’une œuvre plaisante et bouffonne. Abraham et Paphnuce, qui se ressemblent à tant d’égards, sont des pièces exclusivement graves et pathétiques. On remarquera dans Gallicanus le ton et la marche de nos drames historiques, ou pièces-chroniques, comme disent les Anglais. On vient de lire dans Callimaque une vraie tragédie, terminée par une effrayante catastrophe, la mort volontaire, et, qui pis est, la damnation d’un des personnages ; une autre pièce de Hroswitha, la Foi, l’Espérance et la Charité, nous offrira le premier modèle de ce qu’on appela plus tard une moralité, c’est-à-dire un drame purement allégorique et idéal. Il n’y a donc, comme on voit, dans les six pièces de Hroswitha, que Dulcitius qui ait quelque rapport avec ce que nous appelons comédie. En effet, cet ouvrage, bien que composé, comme tous ceux du même auteur, dans une vue d’édification et de piété, et spécialement destiné à honorer et à recommander la virginité, remplit néanmoins la plus indispensable des conditions imposées par les critiques anciens et modernes à la comédie, celle d’exciter le rire et la gaîté. On peut même dire que Dulcitius, à cet égard, dépasse quelque peu les bornes du genre. Cette pièce est plus qu’une comédie ; c’est une farce religieuse, une bouffonnerie dévote, une parade sacrée qui se déploie, chose étonnante ! sans trop de disparate, à côté de l’héroïsme et du martyre des trois jeunes sœurs Agapé, Chionie et Irène. Dans cette pièce, où les illusions, les prestiges, le merveilleux dominent, les persécuteurs et les bourreaux des pieuses vierges ne sont pas simplement représentés, selon l’usage, comme des tyrans farouches et sanguinaires, mais comme des hommes ineptes et ridicules, des niais en butte aux plus risibles illusions et livrés aux mystifications continuelles d’une main cachée qui se joue d’eux. Certes, les burlesques déconvenues qui assaillent tour à tour Dulcitius et Sisinnius n’ont pas dû moins divertir, au dixième siècle, la pieuse assemblée réunie au monastère de Gandersheim, que les grotesques tribulations essuyées par M. de Pourceaugnac n’ont diverti, au dix-septième siècle la cour joyeuse de Chambord et de Saint-Germain.

Nous avons été plus heureux dans la recherche de la légende de Dulcitius que dans celle de Callimaque. Cette histoire des trois vierges Agapé, Chionie et Irène, a été écrite, par Métaphraste et l’avait été antérieurement par l’auteur inconnu de la vie de Sainte Anastasie. On peut lire cette légende bizarre dans les Bollandistes, sous la date du 3 avril. Hroswitha, selon sa coutume, a suivi exactement la sainte narration, développant toutefois plus volontiers et mettant de préférence en relief les circonstances du récit les plus amusantes et les plus gaies. Cette comédie, dont la valeur aesthétique et littéraire n’est assurément pas fort grande, ne nous paraît pas moins un monument d’une importance extrême pour l’histoire du théâtre antérieur à la renaissance. Elle prouve, en effet, jusqu’à la dernière évidence, que ces légendes dialoguées n’étaient pas seulement destinées à être lues, mais à être représentées. Il est incontestable que tout le mérite comique de ce petit drame consiste en une suite de jeux de scène qui s’adressent infiniment plus aux yeux qu’à l’esprit. Peut-on voir autre chose qu’une parade calculée pour divertir des spectateurs, dans cette scène où Dulcitius, noirci comme un Éthiopien par le contact des chaudrons et des lèchefrites, repoussé par ses propres gardes, gourmé par les huissiers du palais impérial, se demande avec une intrépidité de bonne opinion vraiment comique : « Eh ! mais ne suis-je donc pas vêtu de mes habits les plus splendides ? Ne suis-je pas éblouissant de propreté ? » Certes, si l’on vient à relire dans quelques mille ans les canevas de nos pièces bouffonnes, le Docteur barbouillé, Crispin médecin, ou ces farces italiennes dans lesquelles Arlequin ne manque jamais de plonger son masque noir dans une jatte de crème, on affirmera, à coup sûr, que de pareilles facéties ont été faites pour les yeux et nullement pour la lecture. Eh bien ! entre, le comique de Dulcitius et celui de nos parades ou de nos comédies-féeries, la parité est complète.

On objectera, peut-être que la mise en scène de Dulcitius a dû offrir de grandes difficultés d’exécution. Cela est vrai ; mais, au dixième siècle, comme au seizième, l’imagination des spectateurs suppléait facilement à l’imperfection de l’art du machiniste. Peut-être aussi remarquera-t-on en souriant qu’il dut être assez difficile aux jeunes religieuses de Gandersheim de représenter au dénouement le lieutenant de l’empereur galopant à cheval à la poursuite d’Irène. Effectivement Sisinnius, comme Richard III dans Shakspeare, demande à grands cris un cheval, s’élance sur celui qu’on lui amène, et poursuit la sainte fugitive sur une montagne où deux anges l’ont transportée. Mais il ne faut pas oublier que le coursier de Sisinnius, comme ceux des Croisés dans la forêt enchantée du Tasse, ne peut ni avancer ni reculer, ce qui simplifie beaucoup les difficultés de la mise en scène.

D’ailleurs, l’introduction des animaux, même vivants, et leur coopération aux jeux et particulièrement aux représentations ecclésiastiques, n’était point un fait rare au moyen-âge. L’ânesse de Balaam, celle du jour des Rameaux, le bœuf et l’âne près de la crèche à Noël, avaient leur place et leur rôle marqués dans les liturgies de l’Eglise. Quelquefois, par respect pour les saints lieux, ces animaux ne figuraient qu’en effigie. Du Cange a extrait d’un ancien rituel la mention d’une Ânesse peinte qu’on plaçait le jour des Rameaux près du maître-autel d’une cathédrale : Asina depicta propter altare. D’autres témoignages nous apprennent que des simulacres en bois du bœuf et de l’âne faisaient, à une certaine époque, partie nécessaire du mobilier de toute église épiscopale ou monastique. On voit donc, sans que nous insistions ici davantage, que cette partie du dénouement de Dulcitius ne surpassait nullement les moyens d’exécution dont le drame ecclésiastique pouvait alors disposer.

Charles Magnin.