Théâtre de Londres - Mme Malibran à Covent-Garden
Le succès récent des Puritani ne peut aveugler aucun esprit sérieux sur le mérite réel de Bellini. La popularité acquise à ce dernier ouvrage appartient aux voix admirables de Rubini, de Tamburini et de Lablache au moins autant qu’au jeune maestro. Mais on ne peut contester à Bellini une certaine grace mélodieuse, qui explique suffisamment la fortune de ses opéras. Il est fâcheux que la Norma, le plus sérieux de ses ouvrages avant les Puritani, n’ait pas encore été chantée en France. Cependant il est probable qu’Il Pirata, la Straniera, la Sonnambula et les Puritani présentent, à peu de choses près, toutes les formules musicales de Bellini. On peut, sans trop de hardiesse, dire maintenant qu’on sait à quoi s’en tenir sur son compte ; depuis que Rossini se repose, Bellini partage avec Donizetti le sceptre de la mode. Pour combien de temps ? Il est assez peu important de le prévoir et de le présager. Mais il n’est pas inutile de caractériser la réaction à laquelle Bellini prête son nom, puisqu’on lui fait l’honneur de lui attribuer des projets révolutionnaires. La Sonnambula est aujourd’hui chantée à Londres sur trois théâtres à la fois, en anglais par miss Romer et Mme Malibran, en italien par Julie Grisi. Avec un peu de bonne volonté, l’auteur peut se prendre pour un grand maître. À quoi se réduit pourtant la valeur de ses œuvres ? On l’accuse d’une réaction mélodiste ; je le crois très innocent de cette gloire qu’on lui jette à la tête, et j’ai vu sans étonnement Rossini applaudir de toutes ses forces à la première représentation des Puritani. L’auteur de la Semiramide peut dormir tranquille ; si la fin de son règne approche, ce n’est pas Bellini qui le détrônera.
Que Bellini ait substitué aux formules rossiniennes des phrases plus simples et d’un rhythme moins rapide, je ne veux pas le nier ; qu’il ait tenté quelquefois avec bonheur d’exprimer la tendresse et les douces émotions, à la bonne heure ! Mais de là à la conquête d’un rang glorieux dans l’histoire de la musique il y a loin, n’est-ce pas ? Je reconnais bien volontiers que Rossini a souvent abusé de son incroyable fécondité, qu’il lui est arrivé de terminer en queue de rat, par des crescendo assez uniformes, le développement d’un thème inventé avec génie ; qu’en distribuant à la voix humaine des parties instrumentales, il a quelquefois pressé les doubles croches de façon à rendre l’expression impossible : mais avec tous ces défauts il a créé le Barbiere, la Gazza, Otello, Semiramide et Mosè. Il a trouvé moyen de mettre sur la scène et dans l’orchestre toutes les variétés de la passion acceptables et traduisibles pour la musique. Or Bellini est-il de force à réagir contre une gloire aussi légitime, aussi bien assise que celle de Rossini ? Si la tâche était départie à Weber, la partie serait sérieuse ; mais de Bellini, Rossini n’a pas même à craindre une égratignure.
L’auteur de la Sonnambula a commencé par où finissent d’ordinaire les maîtres éminens, par une entière confiance en lui-même. Il a entendu parler des improvisations de Rossini, et il improvise pour lui ressembler. Mais qui osera dire le temps de l’enfantement ? Qui osera compter les insomnies laborieuses au prix desquelles s’achète la rapidité apparente de la composition ? Vous parlez du Barbier écrit en six semaines ; et les semaines précédentes dépensées en rêveries, en motifs caressés amoureusement, et répudiés plus tard avec un dédain irrévocable, vous les comptez pour rien ? Bellini, comme tous les hommes à qui sourit la popularité, est entouré de courtisans, et rarement de conseillers. La flatterie est de moitié dans la précipitation habituelle de son travail. Sa musique est aujourd’hui sur tous les pianos, elle est facile à chanter ; elle est ornée avec sobriété, et prépare aux gosiers de salon de nombreux triomphes. Faut-il s’étonner si les femmes s’empressent à louer l’auteur de la Sonnambula ? La musique de ses opéras est blonde, souriante, inoffensive ; elle blesse rarement le goût ou les habitudes de l’auditoire. Les tentatives les plus excentriques de Bellini ne vont guère au-delà de l’unisson de deux voix, et quand ces deux voix emplissent la salle comme dans les Puritani, les loges prennent pour un trait de génie un thème de chanson à boire, qui n’irait pas mal dans la bouche de deux chantres avinés après un baptême seigneurial.
La musique de Bellini est, dit-on, expressive. Mais l’expression de cette musique n’est-elle pas toujours la même ? Qu’il s’agisse d’effroi ou d’amour, de fierté ou de jalousie, de menace ou de prière, n’est-ce pas toujours et à tout propos le même ruisseau de notes gazouillantes, qui coulent avec une limpidité uniforme, comme une source naissante sur un lit de cailloux ? Bellini atteint-il jamais à la solennité ? Oui ; mais à quelles conditions ? Quand il est chanté par Mme Pasta ou Mme Malibran. Et dans la bouche de ces deux cantatrices, ce n’est pas la note qui est solennelle, c’est le timbre de la voix. La phrase originale dite simplement, mais fidèlement, est vulgaire et vide. Qu’une femme de génie brode sur la trame nue et déserte de quelques phrases insignifiantes la tragédie ou le drame, c’est une bonne fortune pour l’auditoire et pour l’auteur, mais qui n’agrandit pas de l’épaisseur d’un cheveu la pensée du musicien. Il est arrivé aussi à Mrs Siddons de faire trembler toute une salle avec deux lignes de Rowe. Est-ce que Rowe est devenu le frère de Shakspeare ? Talma était admirable en récitant les alexandrins de Lafosse et même de M. Lucien Arnault, comme Rubini en chantant le Pirate ; qu’en faut-il conclure pour M. Lucien Arnault et M. Bellini ?
Oui, Bellini est un homme heureusement doué. Oui, il y a dans sa nature une grace incontestable. Mais la science et la méditation n’ont pas fécondé cette nature. Mais, à force de s’exagérer le mérite de la simplicité, il arrive au vide, au néant, et il laisse pleine carrière à la prima donna, au primo tenore, et tant mieux s’il tombe aux mains de Mme Malibran ou de Mme Pasta. Est-ce là vraiment une musique expressive par elle-même ?
Mme Malibran est encore aujourd’hui telle que nous l’avons connue à Paris ; c’est toujours la même richesse de nature, la même abondance dans l’invention, la même puérilité de coquetterie, mais aussi la même imprévoyance dans les moyens qu’elle emploie pour agir sur l’auditoire. M. Bishop, chargé d’adapter la musique de Bellini aux paroles anglaises, a respecté religieusement toute la partition italienne. Il n’a fait qu’une faute, bien vénielle assurément, et que je lui pardonne de grand cœur ; il a fait prendre l’ouverture d’un morceau de sa composition, où se trouvent entassées pêle-mêle toutes les trivialités d’un orchestre de mélodrame. Ce serait une symphonie admirable pour les chiens savans ou les serpens à sonnettes, une vraie symphonie foraine. Mais que cette faute soit remise à M. Bishop ! car il n’a pas commis le grand opéra de M. Barnett, le Sylphe de la montagne. Le poète anglais, chargé du libretto de la Sonnambula, a traduit avec une littéralité scrupuleuse les vers de Romani. Quelquefois, il est vrai, la lettre a tué l’esprit ; mais il ne faut pas se montrer trop sévère pour l’inélégance de cette imitation, en songeant que la partition originale, grace à cette littéralité, s’est conservée toute entière.
Je ne puis pas non plus me plaindre des scènes dialoguées ajoutées au libretto italien. Alessio est devenu un niais très amusant, quoique très banal sous les traits de M. Duruset. Miss Betts est très bien placée dans le rôle de Liza ; quand elle aperçoit Amina, après l’aventure de la chambre, elle dit avec une pruderie parfaite : I won’t be seen even speaking to her (je ne veux pas qu’on me voie même lui parler) ; il y a dans l’accent de miss Betts une chasteté furieuse que rien ne peut rendre. Je ne crois pas qu’il soit jamais donné à une actrice française d’atteindre cette pruderie radicale. Le comte Rodolfo, M. Seguin, ne fait pas tache dans l’ensemble, mais ne mérite pas l’enthousiasme du parterre et des loges ; il se résigne d’assez bonne grace aux applaudissemens, et nous devons lui tenir compte de sa modestie ; sa voix est une assez belle basse, mais il la conduit gauchement. Dans Elvino, Templeton fait grand plaisir, même après Rubini ; c’est, je crois, un mérite assez glorieux : il seconde parfaitement Mme Malibran, et souvent il lui arrive de trouver des accens vraiment pathétiques.
Mme Malibran, en choisissant le rôle d’Amina, était sûre de réussir ; mais elle avait beaucoup à faire pour élever la musique jusqu’à elle. Après avoir pratiqué, en France et en Italie, Mozart, Cimarosa et Rossini, elle devait se sentir trop à l’aise dans une opérette comme la Sonnambula. Cette musique indécise ne va guère à sa taille ; mais, comme la plupart des virtuoses de premier ordre, elle préfère sans doute la musique secondaire, parce qu’elle la traite plus librement, parce qu’elle la chante avec une franchise plus cavalière. C’est, je crois, un mauvais calcul ; charmante et mutine dans Rosina, adorable de tristesse et de passion dans Ninetta, puérile quelquefois comme une petite fille grondée, mais le plus souvent pathétique et sublime dans Desdemona, pourquoi maintenant va-t-elle prendre sous son patronage le rôle d’Amina ? Est-ce pour lutter avec Julie Grisi ou avec miss Romer ? Mais, malgré les caprices de la presse, il n’y a pas de comparaison possible entre Mme Malibran et la belle Milanaise. Mlle Grisi possède un très agréable talent ; elle est pleine de grace, de zèle pour son art, mais les applaudissemens qu’elle recueillait à Paris cet hiver, et qu’elle reçoit maintenant à Londres, ne s’adressent-ils pas aussi un peu à sa jeunesse et à sa beauté. Miss Romer est gracieuse, mais son talent musical est tout-à-fait sans conséquence. Je crois plutôt que Mme Malibran a choisi le rôle d’Amina, écrit en anglais, pour montrer que rien ne résiste à la toute-puissance de ses facultés, et en effet elle a su imprimer aux consonnes multipliées de l’Amina anglaise un caractère singulièrement mélodieux ; il y a, dans sa manière de prononcer les mots, quelque chose de personnel et de facile, qui n’est pas précisément l’accent anglais, mais qui ne se heurte à aucune syllabe ; elle réduit à son obéissance les mots les plus rebelles, par la fraîcheur et la jeunesse de ses intonations ; elle multiplie les richesses de la prosodie, et pas une voix dans l’auditoire ne songe à discuter la légitimité de son accent.
Elle n’a pour elle ni la beauté sculpturale, ni la beauté pittoresque. Il y a dans ses attitudes et dans ses gestes une rapidité presque virile, qui d’abord ne prévient pas pour elle. Mais elle a mieux que la beauté, elle a une exubérance de facultés qui se réfléchit sur son visage, et qui la fait supérieure à tout ce qui l’entoure. Son regard est si vif, sa voix si passionnée, sa lèvre si palpitante, sa respiration si hâtée, qu’elle semble vivre à chaque minute une heure de la vie commune. Les singularités qui déplairaient chez une autre femme, charment en elle comme une grace de plus.
Dans la scène de jalousie entre Elvino et Amina, elle est ravissante. Elle dit avec une finesse inexprimable tous les mots du dialogue, et son regard accompagne sa voix avec une précision qui défie la critique la plus difficile. Quand elle rappelle son amant pour lui avouer une faute imaginaire, elle a très bien chuchotté : Yes, y will acknowledge (eh bien ! oui, j’avouerai) ; puis, avec une bouderie délicieuse, elle ajoute : Y can’t acknowledge so far (je ne puis pas avouer de si loin).
Je supprimerais sans regret la pirouette d’Amina devant le comte Rodolfo. C’est une pirouette bien faite, une espièglerie charmante, mais inutile, je crois, et que Mme Malibran doit rayer de sa mémoire.
Dans la partie sérieuse de la Sonnambula, elle a été toujours puissante, plusieurs fois sublime. Je dois ajouter cependant qu’il lui est arrivé de dépasser le but. Était-ce, de sa part, défaut de goût ? je ne le pense pas. Tous les ornemens de son chant, qui, pour la plupart, sont improvisés, brillent en général par une rare élégance. Et puis elle ne manque jamais un effet dramatique, elle pose admirablement les scènes les plus difficiles. Ainsi, par exemple, quand elle se jette aux genoux d’Elvino, sa pantomime est d’une exquise simplicité, son cri est déchirant, l’auditoire frissonne comme devant un danger réel ; elle comprend à merveille ce qu’il faut faire, et le fait mieux que personne. Je ne puis pas douter de l’étendue et de la netteté de son intelligence. Pourquoi donc va-t-elle au-delà ? Pourquoi ? C’est qu’elle chante à Covent-Garden.
En résolvant par cette laconique réponse une question aussi grave dans le domaine de l’art dramatique, je suis loin de vouloir faire une injure à l’auditoire anglais. Une rapide analyse de ma réponse suffira, je l’espère, pour la rendre parfaitement claire, et pour la justifier.
Quand Amina se réveille pour la seconde fois, aperçoit Elvino, craint de rêver, et, sûre enfin de la réalité, s’élance dans les bras de son amant, elle pourrait courir à lui simplement, comme une jeune fille amoureuse, d’un pas rapide, je le veux bien ; mais il est au moins inutile qu’elle prenne son élan comme pour franchir un fossé. Pourquoi Mme Malibran, qui sait cela aussi bien que nous, se résout-elle, contre l’évidence, à forcer un effet si naturellement indiqué ?
À Favart, à San-Carlo, à la Scala, elle ne ferait pas ce qu’elle fait à Covent-Garden ; car la France, l’Italie et l’Angleterre jugent diversement l’art dramatique.
À Paris, nous sommes sévères, et même nous allons volontiers jusqu’à la pruderie. Les cantatrices les plus sûres d’elles-mêmes, applaudies chaque soir à Naples ou à Milan, redoutent le théâtre italien de Paris comme une épreuve hasardeuse, et cependant, par une fierté glorieuse, elles ne veulent pas décliner la compétence de ce tribunal austère. Elles ont raison de venir à nous, et nous devons les remercier. Mais elles pourraient, sans se révolter contre la justice, contester bien souvent notre juridiction. À Paris, en effet, nous tenons bien plus à notre avis qu’à notre plaisir. Quand nous écoutons le plus bel opéra du monde, don Giovanni, chanté par les premiers gosiers de l’Europe, nous sommes sur le qui vive et nous faisons bonne garde. Nous épions Mlle Sontag et Mme Malibran comme des professeurs de solfège. Ni la douleur de dona Anna, ni la coquetterie de Zerlina, ne réussissent à nous captiver. Avant tout, nous demandons aux virtuoses une correction irréprochable ; car le moment le plus important de notre soirée n’est pas celui où l’émotion nous arrache des larmes : toute notre joie se concentre dans les causeries du foyer. Là nous étalons à notre aise notre incorruptible sagesse. Nous faisons gloire de n’être pas des hommes, mais de pures oreilles. Beau triomphe, et bien digne de pitié !
L’auditoire de San-Carlo a plus de bienveillance et de laisser-aller. Ce qu’il désire surtout, c’est le plaisir et l’émotion. Il ne se montre pas trop scrupuleux sur les lois de la vocalisation, pourvu que la note soit pénétrante, pourvu surtout qu’il soit ému. Il pardonne sans bouderie les traits les plus hasardés, si l’actrice identifiée avec son rôle fait preuve de passion et d’entraînement.
La Scala est plus sévère que San-Carlo. La patrie de Léonard n’est pas si facile à contenter que celle de Salvator. Mais Milan, il faut le reconnaître, met l’art au-dessus de la discussion ; il vaut mieux que nous pour les cantatrices. Il les traite avec une paternelle indulgence. L’auditoire de Covent-Garden ne brille ni par la sagacité, ni par la mélomanie. Il n’y a dans ce partage, rien de honteux pour l’Angleterre. Dans la poésie et dans l’industrie, elle tient un rang assez élevé pour se consoler sans peine de ne pas juger comme Favart, et de ne pas applaudir comme la Scala. Peut-être Mme Malibran s’est-elle exagéré la difficulté d’émouvoir le parterre et les loges de Covent-Garden, peut-être a-t-elle conçu une idée trop sévère de l’impassibilité musicale des ames auxquelles elle s’adresse. J’inclinerais à le penser en me rappelant les frémissemens électriques de la salle à la seconde représentation de la Sonnambula. Quoi qu’il en soit, je ne puis expliquer le jeu forcé, dans quelques scènes, de la délicieuse Amina, qu’en me persuadant qu’elle a voulu agir sur les yeux ; si elle n’avait pas désespéré d’arriver à l’ame par l’oreille, elle eut mis dans ses attitudes une simplicité plus constante, dans ses gestes plus de modération. Elle n’aurait pas engagé avec Elvino une lutte à bras le corps. Elle n’aurait pas essayé sur son bras et son épaule ce doigté furieux qu’on applaudit à Covent-Garden, mais dont, à coup sûr, elle ne s’applaudit pas, si le soir, avant de s’endormir, elle pèse les battemens de main. L’Angleterre est la patrie adoptive de Handel, elle a donné à ses cendres un tombeau dans Westminster-Abbey. Mais elle est la patrie réelle de Bishop et de Barnett. C’est là un plaidoyer puissant en faveur de Mme Malibran.
Si Amina n’était pas si parfaite et si divine quand elle veut, je ne lui reprocherais pas les fautes légères que j’ai aperçues chez elle, et qui, chez une autre, ne se compteraient pas. Qu’elle se moque donc de ma sévérité, qu’elle se rie de mes chicanes, et qu’elle continue long-temps encore d’être, comme aujourd’hui, admirable.