Théâtre de campagne/André et Cécile
ANDRÉ
ET CÉCILE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.
PERSONNAGES.
ANDRÉ, Fermier.
CÉCILE, Femme d’André.
LE COMTE D’HORNEBOURG,
Sous le nom de Pierre Honorin, vieux Paysan.
LE MARQUIS DE BRESSAN,
Sous le nom du Marquis de Clarançay, Seigneur du Village.
LA MÈRE TOINETTE, vieille Paysanne.
TOINON, Fille de la Mère Toinette.
ROGER, Paysan, Valet de la Ferme.
UN ENFANT d’André & de Cécile.
PAYSANS et PAYSANNES.
au Village de Clarançai.
Scène première.
Comme il dort, ce cher Enfant ! c’est le bonheur de la maison, & not’ Maître & not’ Maîtresse sont bian faits pour être heureux ; puisqu’ils faisons tout ce qu’ils pouvons, pour que je le soyons.
Scène II.
Eh bien, la Mère Toinette, comment va votre Enfant ?
Fort bian, Piarre Honorin ; j’aurions tort de craindre qu’il fût malade. Voyez comme il dort ; comme il est joli !
C’est un enfant bien cher à ses parens !
Dites à nous tous.
Vous aimez beaucoup André & Cécile ?
Ah ! dame, si je les aimons ? je le devons bian, & c’est pour nous un plaisir. Ils sont si bons, qu’ils nous font presque oublier comme je les avions trouvez biaux d’abord.
La bonté a des droits plus puissants sur les cœurs, que la beauté.
Mais je ne disons pas qu’ils ne sont pas biaux au moins, n’allez pas le croire ; pardi j’aurions grand tort, parce que not’ Maîtresse… Dame, vous la connoissez, elle n’a pas besoin de parure, elle.
Non, non.
Et not’ Maître donc ! Ah ! ils sont bian faits l’un pour l’autre ! Si vous saviais aussi comme ils s’aimons, & quand il faut faire du bian à quelqu’un, comme ils sont toujours d’accord !
Je le sai.
Bon ! du depuis huit jours que vous êtes ici, vous ne pouviais pas tout savoir. Tenez, il n’y a personne dans toute la maison, non personne, qu’ils ayons encore grondés, tant-seulement.
C’est que leur exemple engage tout le monde à faire son devoir.
C’est bian vrai ça. Il y avoit pourtant Roger…
Roger, est un honnête Garçon.
Oh ! pour cela oui ; mais il étoit paresseux, boudeur : savez-vous comment ils l’avions corrigé ?
Non, vraiment.
Eh bian, vous ne le devineriais jamais. Ils l’ont fait venir, & ils lui ont dit : Roger, est-ce que tu ne te portes pas bian ? Pardonnez-moi, a-t-il dit. Tu aurois peut-être de la répugnance à servir, as-tu du bian ? Non, a-t-il répondu ; & cela n’est que trop vrai. Eh bian, mon enfant, nous t’augmenterons tes gages de moitié, crois que le travail est nécessaire à l’homme. Devinez ce qu’a fait Roger ?
Dites-le moi, cela sera plutôt fait.
Roger n’a pas voulu d’augmentation, & tout-d’un-coup il est devenu le meilleur serviteur de la maison, & le plus joyeux.
Quelles ames ! quelle sensibilité ! quelle honnêteté !
Quand tous les autres ont vu cela, il n’y en a pas eu un, qui ait osé seulement être triste. Quand ils sont malades, ils font tout ce qu’ils peuvent pour le cacher à nos Maîtres, de peur de les chagriner.
Où peut-on être autant aimé, & par qui ?
Bon ! je ne vous disons rian. Vous varrez, quand vous aurez été plus long-tems avec nous ; c’est toujours quelque chose de bon, de nouviau. Mais dites-moi donc, Piarre Honorin, pourquoi avez-vous été si long-tems hors du pays.
Parce que j’ai servi dans ma jeunesse au-delà des mers, & qu’on m’a cru mort ; mais j’ai voulu revoir ma Patrie & mes enfans, que je croyois retrouver ici, & finir mes jours avec eux, dans cette Ferme, qui leur appartenoit.
Vous avez bian fait de ne pas revenir plutôt ; car tout ce qu’il y avoit de gens âgés sont morts, il y a trois ans, en même tems que votre Fils, d’une maladie qui couroit dans le pays.
On m’a dit cela.
J’ons bian eu de la peine à en réchapper, ainsi que ma fille Toinon, qui est ici.
Et comment ce village-ci s’est-il repeuplé ?
Ah dame ! c’est que j’avions un si bon Seigneur, que tout le monde a voulu venir demeurer chez lui ; c’étoit presque comme nos Maîtres, mais il est mort : c’est pourquoi Monsieur le Marquis de Clarançai, a acheté cette Terre, & c’est un bian honnête homme, à ce qu’on dit. Le connoissez-vous ?
Beaucoup.
C’est-il vrai qu’il est bon ?
Oui, très-vrai.
Il doit vous aimer, s’il vous connoît.
Vous êtes bien honnête, la Mère Toinette.
Oh, non, je disons la vérité.
Je lui ai les plus grandes obligations.
On aime toujours ceux à qui on fait du bian, j’avois raison. Vous resterez donc ici avec nous ?
Tant que vos Maîtres le voudront.
Ce sera toujours ; car ils vous aimons bian. Ils ne sont occupés que de savoir s’il ne vous manque rian ; mais ils n’osions pas vous le demander, de peur de vous importuner.
Quelle délicatesse ! Je voulois leur payer une pension ; ils ne l’ont pas voulu.
Il ne falloit pas leur parler de cela.
Pourquoi donc ?
Parce que vous étiez sûr de les chagriner.
Mais il est juste pourtant…
Non, non ; promettez-moi de ne leur en plus rian dire.
Je vous le promets.
À propos, Roger vous sert-il bian ? êtes-vous content de lui ?
On ne peut pas davantage.
J’en sis bian aise ! Ah ça, vous resterez donc toujours avec nous ?
C’est ce que je desire.
Tant mieux. Tenez, je vous aimons tant que vous seriais bian ingrat, si vous nous quittiais.
Allez mon enfant, j’espère que vous serez contente de moi.
Je le sommes déjà. Il faut que je voie si not’ petit dort encore. Elle va voir. Il dort comme un charme. Ah ! voilà Monsieur le Marquis, qui est revenu de son voyage de Paris. Sûrement, il vient pour vous voir ; pendant ce tems-là, je vas examiner si not’ Fille a fait tout ce qu’on lui a ordonné ; car avec la meilleure volonté du monde, les jeunes gens, vous savez bian… Si not’enfant se réveille, Piarre Honorin, appellez-moi, je vous en prie.
Allez, soyez tranquille.
Scène III.
J’arrive dans l’instant de Paris, mon cher Comte, & je viens savoir si vos soupçons se vérifient ; que pensez-vous d’André de Cécile, qu’en avez-vous appris depuis que vous êtes ici ?
Que la réputation qu’ils ont d’aimer à faire le bien est très-méritée, & que je voudrois que ce que je desire fût vrai ; que Cécile fût ma Petite-Fille, & qu’André fût votre Neveu ; mais mon ami, nous ne serons pas assez heureux pour cela.
Croyez que le ciel secondera nos desseins. Pourquoi après toutes nos recherches, ai-je acheté cette Terre-ci plutôt qu’une autre, pour nous y fixer ? Ce n’est point le hasard qui m’y a conduit, c’est un ordre de la Providence.
J’aimerois à m’en flatter !
Absens de France, avant qu’ils fussent nés, rien ne peut nous les faire reconnoître : votre Fils & mon Frère sont morts, il y a trois ans ; & leurs enfans ont disparu peu de tems après, mon Neveu se trouvant sans bien.
Et c’est cette haine cruelle qui divisoit nos deux maisons, qui avoit ruiné la vôtre.
Oui ; c’est ce qui m’a fait chercher sous un autre hémisphère une meilleure fortune : je l’ai trouvée, & de plus j’ai eu le bonheur de mériter votre amitié.
En me sauvant la vie. Quelle action généreuse ! car vous me connoissiez.
Si je vous avois mieux connu plutôt, c’est sous vos ordres que j’aurois pû m’acquérir l’estime que vous m’avez accordée depuis, pourquoi ? Pour n’avoir fait que ce que tout homme doit faire pour son semblable, & dont vous m’avez si bien récompensé.
Mon cher Marquis, je vous serai toujours redevable. Cherchons donc à jouir de nos fortunes en retrouvant nos enfans. Qu’avez-vous appris à Paris ?
Rien.
Et que vous a-t-on promis ?
Beaucoup ; mais il faut du tems, pour faire les recherches que nous desirons.
Et je n’en ai point à perdre, l’âge avance.
La maladie que vous avez eue en arrivant en France, vous assure une santé constante pour long-temps.
Mais si quelqu’un me reconnoissoit ici.
Il ne pourroit y avoir que mes gens, & j’en ai amené de nouveaux ; je les ai pris après que vous m’avez quitté, pour venir exécuter le projet de vous faire recevoir ici comme le Père de cet Honorin, qui habitoit cette ferme avant André & Cécile.
Cette précaution étoit nécessaire pour n’être point découverts.
Il faut achever votre ouvrage. Vous m’avez mandé que jusqu’à présent votre projet avoit réussi.
Oui, & je n’ai qu’à me louer des bons procédés d’André & de Cécile.
Vous mériterez bientôt leur confiance. Ce qui a fait naître en moi l’espoir qu’ils peuvent être nos enfans, c’est qu’ils n’ont du paysan que la candeur, & qu’ils paroissent vouloir cacher qu’ils sont au-dessus de leur état.
Ils ont dit ici, en arrivant, qu’ils étoient étrangers, & ils ont nommé un endroit de la Flandre où l’on parle François ; voilà ce qui dérange toutes mes idées.
Cela est sans doute pour être moins à portée d’être reconnus.
Mais pourquoi ; si ma Petite-fille ne s’est pas jettée dans un Couvent, a-t-elle disposé de son bien, par un testament, & en faveur d’un de ses parens ? Car en voulant se marier, pouvoit-elle priver ses enfans de ce bien ? C’est une réflexion que le Fils de Cécile, que vous voyez-là, m’a occasionnée la premiere fois que je l’ai apperçu.
Quoi ! cet enfant est à eux ?
Oui, regardez-le ; pour moi je ne le vois jamais sans émotion, soit un effet d’une trop flatteuse prévention, ou, je n’ose m’en flatter, soit un effet de la nature, qui reclame ses droits sur mon cœur.
Je crains d’appuyer ces sentimens, il seroit trop douloureux d’avoir à nous en détacher ; cependant il ne faut pas les rejetter entièrement.
Ah ! mon ami, songez donc combien il seroit doux !…
Venez.
Je ne m’arrache qu’avec peine d’auprès de ce berceau. Ah ! Cécile !… Ma Fille !… Que dis-je !… Je m’abuse !
Il me vient une idée qui pourroit accélérer ce que nous desirons.
Ah ! dites promptement ?
On vient, j’y rêverai, & je vous l’expliquerai une autre fois. Il veut s’en aller.
Non, je vous suis.
Scène IV.
Ah ! Monsieur le Marquis, je sommes tretous bian aises de vous voir comme-ça de retour de Paris, en bonne santé.
Je vous suis obligé, la Mère Toinette. Est-ce-là votre Fille ?
Oui, Monsieur le Marquis. Allons, Toinon, faites la révérence.
Elle est fort jolie.
Vous avez bian de la bonté, Monsieur le Marquis. Piarre Honorin est sûrement bian aise de vous voir, car il dit que vous l’aimez bian.
Et il a raison.
Je l’aimons bian aussi, nous ; nos Maîtres font de d’même & toute la maison.
Cela est très bien fait, je vous le recommande, ayez-en bien soin.
Il n’est pas nécessaire de nous le dire ; c’est un si honnête homme !
Allons, venez avec moi.
Vous reviendrez, Piarre Honorin ?
Oui, oui.
Bientôt ?
Ne soyez pas en peine.
Si vous voulez, je vous enverrons Roger au Château.
Non, non ; je ne m’éloignerai pas. Au Marquis. Vous pouvez juger des Maîtres par leurs domestiques. Ils s’en vont.
Scène V.
Je sommes bian aise que Monsieur le Marquis t’ait vu, Toinon.
Pourquoi donc ma Mère ?
Four quelque chose.
Ah ! dites donc ?
C’est que Roger est un bian honnête garçon, n’est-ce pas ?
Pour cela oui, ma Mère ; car il veut toujours faire tout mon ouvrage.
Il ne faut pas le souffrir, voilà ce que je te défendons.
Bon ! il ne m’en demande tant seulement pas la permission.
Tu ne connois pas le danger de cela, mon enfant.
Comment donc ma Mère ?
C’est que quand les Hommes rendent quelques services à une Fille, ils veulent en être récompensés.
Récompensés ?
Oui, voirement.
Et comment cela ?
Ils voulions vous embrasser, par exemple.
Ah ! oui ; c’est vrai.
Roger t’a donc embrassée ?
Oui, ma Mère ; mais je ne le voulions pas.
Et si not’Maîtresse l’avoit vu ?
Oh ! elle étoit bien loin, bien loin ; sans cela…
Sans cela ?
Je ne l’aurions pas laissé faire.
Tiens, ma Fille, tu aimes Roger.
Mais ma Mère… Vous l’aimez bien aussi vous ?
Oui ; mais ce n’est pas la même chose ; je ne sis pas amoureuse de lui, moi.
Il vous aime bien Roger.
Je le crois ; mais c’est parce qu’il a de l’amour pour toi, avoues-le moi ?
Mais, ma Mère…
Tians, sans que tu parles, j’entendons bian ce que ça veut dire, eh bian, mon enfant, je te défendons aussi de te trouver seule avec lui, jamais.
Mais si nos Maîtres nous envoyons ensemble chercher quelque chose ?
Ils ne t’y envarrons pas.
Quoi vous croyez que s’ils saviont comme je nous aimons, qu’ils en seriont fâchés, eux qui vouliont que tout leur monde s’aiment ici, qui s’aimiont tant, & dont c’est le plus grand bonheur ?
Oui ; mais ils sont riches.
Est-ce qu’il faut être riches comme eux pour s’aimer ?
Il faut l’être un peu du moins pour se marier. Voici not’ Maîtresse, songe à ce que je vians de te dire.
Oui, ma Mère.
Scène VI.
Eh bien, Toinette, mon cher enfant ?
Il se porte à marveilles, not’ Maîtresse, & j’avions tort tantôt de nous inquiéter, voyez comme il dort.
C’est l’image du bonheur ! Elle le baise. C’est tout le portrait d’André. N’est-il pas vrai, Mère Toinette ?
C’est le sien ; c’est le vôtre ; c’est tout ce qu’il y a de plus biau ! Et tenez, je le disions encore tout-à-l’heure à Piarre Honorin.
Ou est-il donc, Pierre Honorin ?
Il est allé avec Monsieur le Marquis, qui est venu le voir.
Il falloir envoyer quelqu’un avec lui.
Il n’a pas voulu, il a dit qu’il n’alloit pas loin.
Je suis fâchée qu’il soit aussi âgé ! je sens, je ne sais pourquoi, qu’aux dépens de mes jours, je voudrois pouvoir prolonger les siens.
C’est un bian brave homme !
Il m’inspire une vénération, un respect… je crois, quand je ne le vois pas, que ce sentiment est celui qu’on éprouve volontiers pour quelqu’un qui a consacré toute sa vie au service de la Patrie…
Je sommes tous comme cela.
Et dès qu’il paroît, un certain desir m’entraîne vers lui, & me feroit jetter dans ses bras, si je n’étois retenue par la réflexion.
Monsieur le Marquis l’aime aussi beaucoup.
Il le connoît ?
Oui voirement, & Piarre Honorin lui a les plus grandes obligations, à ce qu’il m’a dit.
Il les exagère, j’en suis sûre ; voilà bien comme il est, reconnoissant, sensible !… Rien ne me console de son âge ; quel exemple il seroit pour notre enfant !
Et lui en faut-il d’autre que celui de son Père ?
André ?
Oui, j’ons bian vu des hommes depuis que je sommes au monde ; mais je n’en avions point encore vu comme notre Maître. Où trouveriais-vous un aussi bon Mari, un Maître plus généreux, & je crois que je pouvons dire un si bon Père ; puisqu’il est à tretous le nôtre.
Ah ! Toinette, tu as raison, je suis la plus heureuse Femme du monde !
Et vous le méritais, je ne voulions pas le dire, parce que vous êtes-là, mais Toinon sait bian ce que je disons de vous toute la journée.
Oh ! pour cela oui, not’ Maîtresse.
Allons, mes enfans ; cela est fort bien, je ne puis pas me défendre du plaisir que vous me faites en louant André ; parce que tout ce que vous dites est vrai ; mais pour moi…
Eh bian, c’est la même chose.
Non, non ; ne parlez plus de cela. Je ne sais pourquoi ; mais il me semble qu’André tarde un peu plus à revenir qu’à l’ordinaire.
Où est-il donc ?
Avec les Moissonneurs.
Je vais y envoyer Toinon, si vous voulez ?
Non, non, Roger y est allé.
Je le vois qui revient, je crois.
Scène VII.
C’est lui-même.
Le voilà, le voilà qui revient not’ Maître.
Il ne falloit pas courir, Roger.
Pardi, me vela bian malade ! on n’est jamais fatigué quand on porte une bonne nouvelle.
Allez, mes amis, allez vous reposer ; on va vous donner de quoi vous rafraîchir & puis après, vous serrerez dans la grange, le reste des gerbes, qui ne sont pas encore rentrées.
Eh bien, qu’attendez-vous ? N’êtes-vous pas assez fatigués ?
C’est, not’ Maître, qu’avant de s’en aller, ils voudriont savoir comment se porte vot’ Fieux.
Cécile ?
Il n’est point malade, mes enfans, nous nous étions trompés. Allez, nous vous sommes bien obligés de cette preuve de votre attachement.
Scène VIII.
Quelle satisfaction est plus grande que celle qu’on voit partager à tout ce qui nous environne !
Dame, c’est bian juste, cet enfant-là, nous est aussi cher qu’à vous deux.
Ah ! Cécile, quelle douce félicité ! nous goûtons un bonheur que personne ne peut nous envier. Que, dans le monde, notre sort eût été différent ! c’est à toi, c’est à ton courage, & plus encore, c’est à ton amour que je dois le bien dont je jouis !
N’est-ce pas toi qui me l’as inspiré cet amour qui nous a uni ? N’est-ce pas toi qui m’en fais goûter sans cesse les douceurs & les fruits ? Regarde cet enfant ; c’est toi-même ; j’y vois déjà tout ce qui m’a fait t’aimer ; il resserre nos liens, il augmente leurs charmes.
Il double notre existence !
Ils s’approchent doucement du Berceau. André, à genoux, regardant son Fils & Cécile tour-à-tour tient la main droite de Cécile avec les deux siennes ; l’autre main de Cécile, qui est debout, est appuyée sur l’épaule d’André.
La Mère Toinette & Toinon, un peu éloignées, expriment leur admiration.
Combien nous sommes vengés de cette haine cruelle & déraisonnable qui a divisé nos Parens !
Je voudrois que ce qui en reste, pût la bannir pour toujours, en se réunissant comme nous.
Je n’ai plus qu’un Oncle, que je n’ai jamais vu.
Et moi, des Parens éloignés, & peut-être un Grand-Père ; mais ayant été obligé de fuir depuis long-temps sa Patrie pour une affaire malheureuse, on n’en a point eu de nouvelles.
Ce Parent avare qui vouloit, en te faisant épouser son Fils, disposer de tous tes biens, quoique tu les lui aye laissés, n’est sûrement pas si heureux que nous. L’oisiveté où plongent les richesses, produit l’ennui & des maux que nous n’éprouverons jamais.
Quel avenir heureux, pour notre enfant !
Il faut qu’il ignore toujours son vrai nom, pour que rien ne trouble sa félicité.,
Il conservera dans ces lieux, habitant avec tout ce qui nous environne, l’innocence & la pureté des mœurs. Il n’aura d’autre ambition, que celle de faire du bien à ses semblables ; c’est une délicieuse occupation & une jouissance continuelle.
Ton exemple, chère Cécile, nourrira son ame dans ces principes : nous recueillerons sans cesse le fruit de nos soins, & quand l’âge affoiblira nos forces, nous nous verrons renaître en lui. Quelle sera sa reconnoissance de tout notre amour & de tout ce que nous aurons fait pour lui ! Nous lui deviendrons aussi précieux qu’il nous l’est à nous-même dans son enfance. Rien ne nous échapera de tous les mouvemens de son ame, & rien ne sera si doux pour nous, que de lui voir nous exprimer toute sa tendresse.
Dans cet asyle, personne ne cherchera à pénétrer notre secret.
S’il nous échappoit jamais, Cécile, cet avenir délicieux seroit bien-tôt évanoui. Oui, cher enfant, je jure par ta Mère, par toi, que rien ne pourra jamais…
André, les sermens sont indiscrets.
Cécile, que dis-tu, pourrois-tu desirer un autre sort ?
Non, mon cher André, tu connois le fond de mon cœur, je ne crois pas que tu m’en accuses, ni que tu puisses jamais le craindre.
Voudrois-tu exposer cet Enfant à perdre, un jour, cette innocence si précieuse que nous devons lui conserver ?
Scène IX.
Quel spectacle enchanteur & touchant !
André, tu m’affliges avec cette idée. Quand la crainte me fait penser…
Ah ! pardonne, Cécile, pardonne à ma tendresse alarmée, pour un objet qui nous est si cher. Ta défiance sur l’avenir vient du même principe que la mienne ; nos cœurs sont trop intimément unis, pour que rien au monde puisse jamais les diviser. Il presse Cécile dans ses bras & se lève.
Si je pouvois le craindre un instant, il n’y auroit plus de bonheur pour moi.
Je vous trouve toujours les mêmes, jouissans sans cesse du bien de vous aimer,
Oui, Pierre Honorin.
Et je vous en félicite. Vous vivez dans des liens où les autres ne savent que languir ; tous les instans vous sont précieux.
Au milieu du grand monde on a beaucoup de connoissances & peu d’amis. L’homme riche ou puissant est-il heureux ? Il vient toujours un tems qu’il finit par être isolé ; mais quand le même intérêt unit deux cœurs, ils se desirent sans cesse, se retrouvent avec la même vivacité de sentimens, tout se partage entr’eux, les maux s’adoucissent & les plaisirs s’augmentent par ce partage ; enfin on sent que l’on ne vit qu’autant qu’on aime & que l’on est aimé.
Jugez donc quel est le sort d’un Vieillard tel que moi.
Si vous nous aimez, n’êtes-vous pas sûr de notre amitié ?
Ah ! ma chère Cécile, André, je sens que je ne tiens plus à la vie que par vous.
Vous nous êtes cher, Pierre Honorin, & nous vous le prouverons sans cesse ; vous êtes sensible, un témoin de notre bonheur, aussi délicat que vous, est un présent bien précieux que le Ciel nous envoyé.
Ah ! mes amis !… Mais vous voulez que je me taise sur ma reconnoissance, je ne vous en parlerai point.
Nous vous en prions.
Vous étiez-là, auprès du fruit de votre union ?
Oui, & le repos dont il jouit a calmé toutes nos inquiétudes. Mais, Cécile, pourquoi n’est-il pas dans sa chambre ?
L’air étoit si pur & si doux, que j’ai imaginé qu’il lui feroit du bien. Je vais le faire reporter chez lui. Mère Toinette, rentrez votre enfant ; mais prenez garde de le réveiller.
Oh ! ne vous inquiétez pas, j’allons le reporter tout doucettement. Allons, Toinon, vians m’aider.
André, je vais voir si les Moissonneurs sont contens, & s’ils ont eu tout ce que j’avois ordonné pour eux.
Ce sont ces soins qui vous attachent ici tous les cœurs.
C’est une dette ; ces gens-là font tout pour nous, nous ne pouvons trop faire pour eux. Elle s’en va.
Scène X.
Quelle Femme vous avez-là, mon cher André !
Quand vous la connoîtrez mieux, vous l’admirerez encore plus. Dans votre métier des armes, vous avez parcouru le monde, & je ne sais avec qui vous avez vécu ; mais vous pensez & vous sentez si délicatement, que vous verrez mieux qu’un autre, quelle différence il y a de Cécile à toutes les Femmes.
Vous ne pourrez jamais m’en dire autant de bien que j’en pense. Je ne vous parlerai point de son cœur, de son ame, ils vous sont mieux connus qu’à moi ; mais son esprit me paroît très-cultivé.
La lecture des bons livres a étendu ses idées, ils ont achevé de développer le germe de toutes les vertus qui sont en elle, & dont la pratique lui est si facile. Si vous saviez tout ce que je lui dois, quel a été son courage ! combien elle a perfectionné mon ame ! elle a surmonté tous les obstacles qui s’opposoient à notre union.
Quels obstacles donc ?
Qu’ai-je dit ? À Pierre Honorin. Maïs ceux qu’on trouve quelquefois, en voulant épouser une Fille qu’on aime. À part. Quand on est plein de sa tendresse, comme, avec un ami sensible, on est prêt d’être indiscret !
Je ne veux point savoir ce que vous voulez cacher.
Je n’ai point de secret.
Je le crois, puisque vous le dites. Soyez sûr que vous me trouverez toujours prêt à vous entendre, & avec plaisir, lorsque vous voudrez me parler de Cécile.
Je compte sur votre amitié.
Scène XI.
Not’ Maître, on vous demande.
Qui cela ?
Ah ! Dame, c’est un Monsieur que je ne connois pas.
Où est-il ?
Dans le Verger. Il m’a dit qu’il alloit vous attendre tout au-bout.
Sais-tu ce qu’il me veut ?
Non, il a dit seulement qu’il vouloir vous parler en particulier. Il est arrivé à cheval.
Ah ! je crois savoir ce que c’est.
Peut-on vous le demander ?
Oui, je pense que c’est un homme du voisinage, qui veut me vendre quelques arpens de terre, sans qu’on le sache, parce qu’il a besoin d’argent.
Pouvez-vous les lui acheter ?
Oui, mais je ne veux pas profiter de son malheur, je lui prêterai seulement l’argent dont il a besoin.
Allez, homme toujours digne de plus en plus d’être heureux.
Si Cécile revient, Roger, & qu’elle demande où je suis, dis-lui que je vais revenir.
Oui, oui, not’ Maître, ne vous embarassez pas.
André entre dans le Verger, & Roger va au-devant de la Mère Toinette & de Toinon qui arrivent. Pierre Honorin s’assied sur les pierres qui sont au pied du premier arbre.
Scène XII.
Je craignois que ce ne fût déjà l’homme que le Marquis doit envoyer à André pour faire réussir notre projet. Hélas ! quelque bien que nous en puissions attendre, je redoute les alarmes que pourront avoir André & Cécile.
Tenez-vous là, Roger, avec Toinon. Elle va parler à Pierre Honorin. Ah ça, Piarre Honorin, vous souvenez-vous que je vous ons demandé tantôt, si vous étiez content de Roger ?
Sûrement, je vous ai même répondu que oui.
C’est que vous ne savez pas ?
Non, qu’est-ce qu’il y a ?
C’est bian difficile à vous dire ; c’est qu’il est amoureux de ma Fille.
De Toinon ?
Oui.
Est bien, le voilà dit.
Oh ! mais ce n’est pas tout ; c’est que je voudrions les marier ensemble, parce que ma Fille l’aime aussi, Roger.
Et quel âge a-t-elle ?
Dix-sept ans, Piarre Honorin.
Et moi, vingt-trois.
Cela est fort bien. Et que donnerez-vous en mariage à Toinon ?
Ah ! voilà ce que je trouvions bian difficile à vous dire ; car alle n’a rian du tout.
Ni moi non plus ; nous sommes tous les deux tout de même ; c’est bian bon cela, n’est-ce pas, Piarre Honorin ?
Mais pas trop.
Pardonnez-moi ; parce quand il y en a un des deux qui est riche, quelquefois on ne veut pas qu’il épousions l’autre.
Oui, cela arrive.
Eh bian, nous avons cet embarras-là de moins ; vous voyais bian que c’est une bonne avance.
Mais, s’il te venoit tout-d’un-coup un bon héritage, Roger ?
Je n’en voudrois pas, si cela m’empêchoit d’épouser Toinon.
Je ne ferois pas comme cela, moi.
Quoi, Toinon ?…
Je le prendrois pour te le donner, & tu m’épouserois après si tu le voulois.
Vous voyais bian, Piarre Honorin, que je ne vous trompois pas, quand je vous disions tout-à-l’heure qu’alle aimoit Roger.
Non ; mais vos Maîtres, Mère Toinette ? savent-ils votre dessein ?
Eh, voirement, non ; parce que tenez, voilà ce que j’ons trouvé qui étoit le bian plus difficile à dire ; mais vous le leur diriais bian, si vous le vouliais, vous, Piarre Honorin.
Je ne demande pas mieux. Je ne voudrois pourtant pas que vous manquassiez de confiance vis-à-vis d’eux ; cela seroit mal, vous savez qu’ils vous aiment.
Oui ; mais ils sont nos Maîtres, & s’ils ne le vouliont pas, je serions fâchés d’avoir eu envie de faire une chose qui leur déplairiont.
Cela est très-bien pensé.
Et moi, je dis que non.
Pourquoi donc, Roger ?
Parce que, quand ils sauront que je nous aimons, est-ce qu’ils voudront nous faire de la peine, eux qui n’en ont jamais fait à parsonne.
Ah ! c’est bian vrai.
Eux, qui me voulions augmenter mes gages, parce que j’étions un paresseux.
Je l’ai dit à Piarre Honorin.
Ils vouliont que l’on aime à travailler ; & ils saviont bian que quand on est mariés, il faut que l’on travaille encore davantage.
Oui ?
Sans doute ; parce qu’il viant des enfans, & qu’il faut bian avoir de quoi les nourrir.
Il a raison, Roger, ne trouvez-vous pas, Piarre Honorin ?
Oui, oui. Allons, ne vous inquiétez pas, je vois venir Cécile, je vais lui parler.
Ah ! que je vous serons obligés !
Toinon, quel plaisir !
Ah ! Roger !
Scène XIII.
Où est donc, André ? Savez-vous ce qu’il est devenu, Roger ? Je ne le trouve nulle part.
Ne soyez pas en peine not’ Maîtresse, il m’a dit de vous dire, comme ça, qu’il alloit revenir.
Vous tenez donc compagnie à Pierre Honorin, mes enfans ; cela est très-bien fait. Je suis fâchée que mes occupations m’obligent à le laisser quelquefois tout seul.
Quand je ne vous vois pas, Cécile, je trouve toujours quelqu’un qui aime à me parler de vous ; & le plus grand plaisir que je puisse goûter, est celui d’entendre chanter vos louanges.
Savez-vous, Pierre Honorin, que si j’étois moins en garde contre la présomption, qu’avec le cas que je fais de vous vous me feriez bientôt perdre le peu que vous dites que je vaux ?
Vous n’avez rien à craindre, vous êtes trop modeste pour cela.
Parlons, je vous prie, d’autres choses.
Quand je dois réclamer vos bontés, il faut bien que je vous en fasse souvenir.
Mes bontés ! dites mon amitié. Mais que desirez-vous ? Parlez.
Ce n’est pas ce que je vous dirai, qui vous persuadera, c’est votre sensibilité ordinaire. Regardez ces jeunes gens, & devinez ce que j’ai à vous demander pour eux.
J’ai cru m’appercevoir qu’ils s’aimoient.
Ils n’ont point de bien ; mais assurés en se mariant de demeurer toujours avec vous, en auront-ils besoin ? Consentez qu’ils s’épousent.
Je ne demande pas mieux.
Ah ! quelle bonne Maîtresse j’avons-là !
J’aime la Mère Toinette, j’aime sa Fille. Roger avoit des défauts, il s’en est corrigé ; cela me répond qu’il sera toujours un bon sujet. Mais pour les marier, il faut qu’André y consente.
Il y consentira, il y consentira ; puisque vous nous approuvez.
Roger a raison, not’ Maître n’a jamais eu d’autre volonté que la vôtre.
Je lui en parlerai.
Notre mariage est donc sûr ; ah ! Piarre Honorin !…
Mon ami, il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez heureux.
Quand il ne seroit venu ici que pour cela ; c’est comme un bonheur qui nous est tombé du Ciel, quand il est venu chez nous ; aussi je promettons de le bian aimer toujours.
Oui ; toujours, toujours.
Mais que vois-je ? André !…
Scène XIV.
Mes Enfans, laissez-nous.
Ah, mon Dieu ! lui seroit-il arrivé quelque malheur ?
André, dans quel état ?…
Cécile !… À la Mère Toinette, douloureusement. Éloignez-vous donc.
La Mère Toinette, Toinon & Roger s’en vont avec la plus grande inquiétude.
Je l’avois bien prévu, c’est l’homme du Marquis qu’il vient de voir.
Scène XV.
Cécile, tout est perdu ! nous sommes découverts.
Est-il bien possible ? Ah ! mon cher André, ne vous trompez-vous point ?
Non, notre malheur n’est que trop certain ! Un inconnu, qui m’a fait demander un entretien particulier, vient de m’apprendre que nos Parens, à force de recherches, ont trouvé notre demeure ; ils nous persécuteront, il n’y a plus de bonheur pour nous.
Quelques efforts qu’ils puissent faire, ils ne nous sépareront jamais ; je mourrai plutôt que de me laisser arracher d’auprès de toi. Elle le tient embrassé par le milieu du corps.
Ma chère Cécile, confie à Pierre Honorin, quelle a été la cause de notre établissement ici. J’espère en ses conseils. Moi, je vais trouver le Marquis de Clarençai, lui demander sa protection ; & une retraite dans son Château, si l’on vouloit employer la force pour nous désunir. Il veut s’en aller.
André, si l’on prenoit cet instant pour nous séparer ?
Non, ne crains rien encore ; on m’a affiné que nous avions du tems.
Qu’il passera rapidement !
Écoute-moi ; hors nos noms, ne cache rien à Pierre Honorin ; ce vieillard a de l’expérience, il nous aime, il pourra nous être utile.
Va, je t’obéirai exactement. André fait quelques pas. Embrasse-moi donc avant de t’en aller. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.
Comment soutenir cet excès de douleur !
Pierre Honorin, je vous la confie ; écoutez-la, consolez-la ; faites renaître l’espoir dans son ame, s’il est possible.
Ah ! fiez-vous-en à mes soins ; elle m’est aussi chère qu’à vous. Il la prend par la main, & il la fait asseoir sur les pierres, au pied de l’arbre.
Ils nous sépareroient ! Dieux !
Scène XVI.
Ma chère Cécile, calmez-vous.
Le bonheur n’auroit donc lui qu’un instant pour nous !
Il n’est pas détruit, & il ne le sera pas ; j’ose vous en assurer.
Eh ! le pouvez-vous ?… Mais il faut obéir à André, écoutez-moi.
Comptez que l’intérêt le plus tendre m’attache à vous & à votre sort.
André, que vous voyez, ce Mari que j’adore, n’est point ce qu’il vous paroît, ni moi non plus. Nous sortons, l’un & l’autre, de deux Familles illustres, d’une Province de France.
Je n’en suis pas surpris ; votre ton, vos manières, vos sentimens, tout m’avoit empêché de m’y tromper.
Un soit, que j’étois seule à rêver sur la terrasse du Château de mon Père, vêtue comme vous le voyez (car André a voulu que je conservasse cet habillement en demeurant ici.) André passoit à cheval, seul, la tristesse étoit peinte sur son visage, il tourne ses yeux languissamment vers moi : je ne vous dirai point l’effet de ce regard, je vous le peindrois trop foiblement.
Continuez.
J’éprouvai ce que je n’avois jamais senti, je n’étois plus occupée que d’André, je passois les journées entières sur cette terrasse.
Poursuivez, je vous en supplie.
André avoit senti le même trait, il avoit vivement pénétré son cœur. Sa santé étoit épuisée par de longs chagrins que lui avoit causés la perte du reste de ses biens. Il étoit revenu chez lui, d’où il étoit sorti depuis l’enfance, pour voir s’il lui restoit quelque ressource ; ayant perdu tout espoir, il s’en éloignoit lorsque je le vis. La fatigue ou plutôt l’amour qu’il avoit conçu pour moi le déterminèrent à rester dans le Village de mon Père, & la fièvre le prit très-violemment dans la nuit.
Et ce Village se nomme ?
C’est ce qui m’est défendu de vous dire.
Vous ne m’apprendrez donc point vos noms, non plus ?
Cela m’est impossible. Au bout de deux jours, on vint dire à mon Père qu’un jeune Gentilhomme étoit dangereusement malade à l’auberge. André qui avoit sçu le nom de mon Père en demandant le mien, trouvant en lui l’ennemi de sa Maison, celui qui avoit achevé de le ruiner en suivant les mouvemens d’une haine irréconciliable, qui duroit depuis long-tems, prit le parti de cacher son nom à ses hôtes ; & mon Père, qui fut le chercher pour le faire transporter, l’ignora aussi.
Que de maux ces haines cruelles ont causés !
Celle-ci avoit fait sentir vivement à André, en m’aimant, le malheur de m’avoir vue. Quel fut mon étonnement, lorsque mon Père l’amena, de retrouver en lui cet objet que j’adorois & de le voir mourant ! Nos yeux se rencontrèrent, une douloureuse joie qu’il vit dans les miens le pénétra : je lus facilement tout ce qui se passoit dans son ame ; car la mienne étoit déjà d’intelligence avec la sienne.
Comptez que rien ne pourra désunir deux cœurs si bien formés pour s’aimer toujours.
Mon Père m’ordonna d’avoir soin d’André. Quelle joie cet ordre me causa ! quel plaisir j’eus à lui obéir ! & quelle fut la reconnoissance d’André ! il se rétablit en peu de tems. Il ne pouvoit nous quitter, & je redoutois l’instant de son départ, lorsque mon Père tomba malade : il se crut obligé de rester pour m’aider à lui rendre des soins. En peu de jours la mort me l’enleva, & je demeurai maîtresse d’un bien considérable. Pendant tout ce tems, André n’osa me rien dire de son amour, & tout en lui m’en assuroit. Mais il devenoit plus sombre de jour en jour ; j’en fus alarmée, je n’osois lui en demander la cause ; lorsque je le surpris seul, & que je l’entendis prononcer quelques mots entrecoupés, qui m’apprirent qu’il alloit se disposer à me quitter.
Que fîtes-vous ?
Je lui en demandai la raison ; il me regarda, soupira & fondit en larmes. André, m’écriai-je, vous m’aimez ! croyez-vous que je l’ignore ? Vous n’êtes pas riche ; mais mon Père auroit approuvé le desir que j’avois de m’unir à vous, j’en étois presque sûre lorsque je l’ai perdu. Quelle est votre erreur, reprit-il ! Il ignoroit mon nom. Héritier d’une Maison que la vôtre a toujours poursuivie, il n’auroit point consenti à ce mariage, & il se nomma. Je lui jurai de n’être jamais qu’à lui & je croyois que rien ne pouvoit s’y opposer ; lorsqu’un Oncle, de qui je connoissois la haine pour la Maison d’André, avide de mes biens, vint me proposer d’épouser son Fils. Je résistai d’abord, mais voyant que son parti étoit pris, je demandai quinze jours, & ce tems me suffit pour exécuter un projet, auquel j’eus bien de la peine à faire consentir André.
Tout ce que j’entends… Ah ! ma chère Cécile ! oui…
Que dites-vous ?
Que vous me pénétrez d’admiration !
J’avois toujours aimé la vie champêtre, les avantages de la naissance ne me paroissoient qu’une chimère inventée par l’orgueil, & peu nécessaire au bonheur. André n’avoit pas lieu de s’en louer. Je lui proposai d’exécuter le plan que nous avons suivi en venant nous établir ici. Il fit tout ce qu’il put pour, disoit-il, m’empêcher de me sacrifier à lui ; mais je n’écoutai rien. Je fis mon testament, je laissai à mon Oncle tout mon bien ; nous partîmes avec une somme considérable, & je fis courir le bruit de ma mort.
Dieux ! vous me la rendez donc !
Nous fûmes nous marier en Flandre ; mais décides à vivre dans notre Patrie, nous revînmes, avec les noms que nous portons, nous fixer dans ce lieu, qui est très-éloigné de celui de notre naissance.
Ah ! croyez, ma chère Cécile, que rien ne peut altérer seulement votre bonheur.
Ah ! je revois André ! Elle se lève & court au-devant d’André.
Scène XVII.
Non, je ne te quitte plus.
Mes enfans, vous n’avez rien à redouter, vos Parens ne vous persécuteront pas ; je les connois, ils ne vous cherchent que pour se réunir à vous, & passer le reste de leur vie à jouir du plaisir de vous voir heureux.
Pierre Honorin, ne seriez-vous venu parmi nous que pour pénétrer notre secret, & poux nous trahir ?
Ah ! vous ne le connoissez pas, André, je vous réponds de lui.
Après la protection que vous m’avez promise, je dois vous croire, & je le prie de me pardonner ; mais je crains tout ; je ne suis pas le maître de bannir mon inquiétude. Je ne saurois me persuader que la haîne qui subsiste entre nos deux Maisons…
C’est où je vous arrête, elle est détruite, vous avez tout réuni.
On vous trompe, croyez-le ; on connoît l’honnêteté de votre ame, & l’on en a abusé pour pouvoir parvenir à se rendre maître de nous.
Ah ! nommez-vous seulement, & vous verrez ces Parens que vous redoutez, voler dans vos bras.
Cécile, garde-toi jamais…
Ne crains rien, tu me suffis, ta volonté sera toujours ma loi.
Qui peut vous faire résister ainsi ?
Le desir de ne point changer de genre de vie ; en peut-il être un plus heureux pour nous, que celui que nous avons embrassé ? Nos jours sont doux, notre vie est pure ; qu’on nous laisse vivre en paix, & qu’on ne vienne point troubler l’innocence où nous vivons, en nous rappellant une vaine grandeur qui n’éblouit jamais le sage.
On appelle souvent sagesse ce qui favorise nos passions ; mais l’homme est-il né pour lui seul ? Il se doit à la société.
Eh, ne vivons-nous que pour nous ? Dans l’état que nous avons choisi, nous ne voyons dans tous les hommes que nos frères ; lorsque dans un rang plus élevé, l’on n’a pour eux que du mépris, on les fait servir à sa vanité, & ici, ils sont nécessaires à notre bonheur, ils le partagent & ils nous aiment. Bien loin d’avoir perdu, en vivant ainsi, nous avons tout gagné.
Et qui vous donne le droit de disposer de votre sort, de celui de vos enfans ?
La liberté, dont tout homme sage doit chercher à jouir !
Et croyez-vous être né libre ?
Sans doute.
Vous vous trompez, les Grands le sont moins que les autres hommes ; la noblesse est la récompense de la vertu & des grandes actions, voilà les engagemens que vos ancêtres ont contractés avec votre patrie ; pouvez-vous y renoncer, répondez ?
Quoi ! je serois moins libre que le dernier des citoyens ?
Vous vous devez, ainsi que votre Fils, à l’État. Nés pour le défendre, ne rougiriez-vous pas de voir cet emploi rempli par des gens que la seule richesse auroit élevés à cette gloire, à leur devoir le repos dont vous jouiriez ? Quel cas fait-on dans le monde, & avec juste raison, d’un Gentilhomme qui vit dans ses terres, sans avoir été utile à sa Patrie ?
Mais ces premiers Nobles, dont on tire tant de vanité de descendre, n’étoient que des tyrans.
Parce qu’ils régnoient injustement sur leurs vassaux, & qu’ils les sacrifioient à leurs desirs, à leurs intérêts, à leurs volontés.
Et depuis, ils ont perdu toute leur liberté.
Les loix ont déterminé leur pouvoir, & leurs actions les ont fait admirer & respecter de toute la Nation. Voilà le but que doit se proposer un homme de qualité, pourquoi il est né, & ce qu’il doit faire envisager à ses enfans.
Cécile est Petite-fille du Comte d’Hornebourg, André est Neveu du Marquis de Bressan, l’un & l’autre sont devant vous.
André ?
Cécile ?
Nous ne croyons pas nous tromper ; mais s’il étoit possible, le Marquis & moi, nous vous adoptons. Nos enfans ne sauroient mieux valoir, ils sont perdus pour nous ; vous seuls pouvez nous les rendre.
Vous nous serez toujours chers.
Eh bien, vous triomphez, nous ne saurions vous résister davantage. Cécile, notre bonheur sera toujours le même. Il embrasse le Marquis.
Voilà donc ces mouvemens de respect, & de vénération que j’avois pour vous, expliqués, enfin.
Oui, ma chère Fille ; combien ne m’en a-t-il pas coûté depuis que je suis ici, pour contenir toute ma tendresse pour vous.
Vous vous cachiez envain, la nature vous avoit dévoilés à nos yeux.
Quand nous croyions que rien ne pouvoit augmenter notre félicité ; c’est que nous ne vous connoissions pas.
Scène DERNIÈRE.
Ma Fille, voilà la Mère Toinette, sa Fille & Roger.
Oui, nous sommes tous inquiets de nos Maîtres ; ils nous ont paru tristes, nous craignons qu’il ne leur soit arrivé quelque malheur.
Non, mes enfans, au contraire, ce qui nous arrive, va vous récompenser tous de votre attachement pour nous.
Sûrement, mais j’ai contracté une dette avec la Mère Toinette, moi, & je veux l’acquitter. Je marie sa Fille avec Roger.
Vous, Piarre Honorin ?
Oui, moi. À Cécile & André. Mes enfans, n’y consentez-vous pas ?
Ah ! mon Père, vous êtes fait pour rendre tout heureux !
On ne peut pas être mariés sous de meilleurs auspices.
Son Père !
Ma Mère ?
Toinon ?
Oui, Cécile est ma Petite-Fille, & votre Maître est le Neveu de Monsieur le Marquis.
Je ne comprenons rian à tout cela.
On vous l’expliquera. À Cécile. Allons embrasser votre Fils & prouvons aux hommes, que la vraie sagesse consiste à suivre l’ordre établi de tous les tems.