Théâtre de campagne/L’Attestation
L’ATTESTATION,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.
PERSONNAGES.
M. GUÉRISSEAU, Médecin.
M. DUCHARPI, Chirurgien.
SAINT-JEAN, Valet de Monsieur Guerisseau.
Scène première.
C’étoit bien la peine de me faire faire neuf lieues pour voir un homme mourant.
Quoi, Monsieur, il y a neuf lieues d’ici où vous avez été ?
Au moins.
Et cet homme est mort ?
Non, mais il n’en sauroit revenir.
C’étoit donc une maladie dangereuse ?
Point du tout, mais on l’a échauffé, au lieu de le rafraîchir.
Cela n’arrive-t-il pas tous les jours, qu’on se trompe ?
Quelquefois au moins. Donnez-moi ma robe-de-chambre.
Mais, Monsieur, on vous attend dans beaucoup d’endroits.
Donnez toujours. Il met sa robe-de-chambre.
On vous attend chez Madame la Comtesse de Plombeuil.
Qu’est-ce qu’elle a ?
Une attaque de nerfs très-forte.
Bon ! c’est une brouillerie d’Amans. N’est-ce pas son Mari qui a envoyé ?
Oui, Monsieur.
Je n’en suis pas étonné ; c’est la plus grande dupe qu’il y ait au monde !
Irez-vous ?
Rien ne presse ; tout cela est sûrement raccommodé à-présent, & je veux me reposer.
Madame de Gourson a une migraine affreuse.
Je le crois bien, son mari ne lui donne pas le sou.
Cela fait pitié.
Oui ; mais elle ne me paye pas.
Madame des Rosalces est dans un anéantissement affreux, & elle ne dort pas.
C’est que personne ne veut d’elle.
Cela est bien fâcheux ! irez-vous tout de suite ?
Non, elle n’est pas jolie, j’irai demain ou après. Donnez-moi mon porte-feuille.
Mais, Monsieur toutes ces visites-là rapportent toujours de l’argent.
Et mes consultations que je fais ici, en me reposant, ne m’en rapportent-elles pas ?
Ah ! je ne dispute pas le contraire. À propos, Monsieur, ce Chirurgien que vous savez, est venu.
Lequel ?
Eh, mon Dieu, j’oublie toujours son nom ; c’est celui qui veut avoir une place de Chirurgien de Village.
Ah ! Ducharpi ?
Oui, Monsieur, c’est lui-même. Il dit que si Monsieur vouloit lui donner une attestation qu’il pût porter à Monsieur l’intendant de cette Province, qu’il seroit reçu tout de suite.
Je ne lui en donnerai point.
Pourquoi donc, Monsieur ?
Parce que c’est un ignorant.
Qu’est-ce que cela fait ?
Comment, qu’est-ce que cela fait ?
Sûrement, il y en a tant d’autres.
Oui ; mais un homme qui coupe à un blessé une jambe pour une autre, & qui oblige de couper la seconde, vous ne trouvez pas cela épouvantable ?
Ah ! cela fait que cet homme n’est pas boiteux, du moins.
Je ne veux pas entendre parler d’une bête comme celle-là.
Mais quand il reviendra ?
Vous le renverrez… Allons, laissez-moi.
Scène II.
Hum, hum, hum, on ne l’a pas saigné ? Cela est bon. Saignée du bras & du pied, & réitérer jusqu’à ce qu’il soit guéri. Il écrit.
Scène III.
Voilà Monsieur Ducharpi, qui est là-dedans.
Je vous ai dit de le renvoyer.
Cela est vrai, mais il veut absolument vous parler.
Dites-lui que je n’y suis pas.
Allons.
Scène IV.
Hum, hum, hum. Sang brûlé ? Je n’en suis pas étonné, il passe toutes les nuits. Qu’est-ce que j’ordonnerai ?… Ah ! c’est un joueur ; aux Eaux de Spa. Il écrit. L’ordonnance lui plaira.
Scène V.
Monsieur ?
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?
Monsieur Ducharpi dit qu’il sait que vous êtes revenu de la campagne, & qu’il n’a qu’un mot à vous dire.
Cela est inutile, je ne veux pas le voir. Dites-lui que je suis en affaire.
J’aurai bien de la peine à le renvoyer.
Scène VI.
Hum, hum, hum, étouffemens, plénitudes ? Exercice, petit-lait & lavemens… De quoi ? ma foi, je n’en sais rien. Lavemens… de… de… Ah ! de fraise de veau. Les gens mangeront la fraise. Il écrit.
Scène VII.
Monsieur, il dit qu’il attendra que Mon-sieur le Docteur ait fini ses affaires, & qu’il sorte, parce que sa fortune dépend de cette attestation.
Eh bien, il manquera sa fortune, je ne m’en soucie guère.
Mais puisqu’il est résolu d’attendre que vous sortiez, vous serez obligé de lui parler.
Eh bien, dites-lui que je ne sortirai point, que je suis malade.
Tout cela ne lui fera rien.
Scène VIII.
Hum, hum, hum. Quelle diable de maladie ! après tout ce qu’on lui a fait, je ne sais qu’ordonner ; un homme fort riche, on n’a pas épargné les remèdes. Ma foi, il faut l’envoyer aux eaux, mais sçavoir auxquelles. Cela est égal, il n’y a qu’à commencer par les premières venues ; s’il ne meurt pas, je l’enverrai aux autres successivement. Il écrit.
Scène IX.
Eh bien, est-il en allé ?
Non, Monsieur, au contraire, il dit qu’il seroit trop heureux s’il pouvoit vous être utile.
Je n’ai que faire de ses services.
Que peut-être une saignée vous sauveroit la vie ; il est dans la plus grande joie d’espérer que vous allez le voir, il dit qu’il vous gardera jour & nuit avec la plus grande vigilance.
Parbleu, voilà un coquin bien obstiné. Allons ? dis-lui que je suis mort. Il me laissera peut-être en repos après cela.
Je vais lui dire.
Scène X.
Je ne sais plus où j’en suis. Ah, aux eaux de, de,… de Barège. Qu’importe ? Il lit. Hum, hum, hum. Un homme qui a beaucoup vécu, qui a des maux d’estomach, de mauvaises digestions : oh que diable tout cela est trop long à lire ; il y en a dix pages. Allons, allons, des Pilules de Savon. Il écrit.
Scène XI.
Ah, Monsieur, c’est pis que jamais ! Monsieur Ducharpi pleure, se désespère, il dit qu’il veut vous voir encore une fois, vous rendre les derniers devoirs, qu’il passera la nuit auprès de vous, s’il est besoin.
Pourquoi faire ?
Je ne sais pas.
Quel diable d’homme ! Comment, je ne pourrai m’en défaire ? qu’il promette du moins, lorsqu’il m’aura vû, de s’en aller.
Vous lui donnerez-donc son attestation ?
Non, puisqu’il me croit mort.
Mais s’il vous voit ?…
Il est trop bête pour ne pas en être la dupe.
Vous le croyez ?
Je m’en vais me jetter sur mon lit.
Et s’il vous tâte le pouls ?
Tu lui diras que je suis mort subitement, que depuis long-tems je ne me portois pas bien. Il ne sera pas étonnant qu’il me trouve de la chaleur.
Je ferai tout ce que vous voudrez. Vous allez donc vous coucher ?
Oui.
Je vais le faire entrer.
Peut-être qu’à la fin il s’en ira.
Scène dernière.
Ah, mon cher protecteur ! quelle perte je viens de faire !
Tenez, le voilà, vous voyez bien que je ne vous trompe pas.
Eh, mon Dieu, oui, malheureusement ! mais de quoi est-il donc mort ?
Il se trouvoit mal quand je vous ai dit qu’il n’y étoit pas, & cela a empiré, & il est mort pendant que je vous ai dit qu’il étoit malade.
Mourir comme cela, tout d’un coup & pendant que j’étois chez lui ! Et de quoi se plaignoit-il ?
D’un… d’un… ah, d’un asthme.
D’un asthme ? cela n’est pas possible. Il va le regarder. Vous voyez bien que la paralysie alloit se former, il a déjà la bouche de travers.
Il m’a dit cent fois, que son asthme l’étoufferoit.
Mais vous voyez bien qu’il a de la couleur, & que c’est le sang qui s’est porté à la tête.
Comme il étoit fort habile, je dois croire, puisqu’il me l’a dit, qu’il est mort d’un asthme.
Moi, je vous dis que c’est d’apoplexie. Il ne se purgeoit jamais ?
Pardonnez-moi, tous les mois.
En ce cas-là, le mal n’étoit pas dans les humeurs, mais dans le sang.
Bon ! dans le sang ; il ne buvoit jamais que de l’eau, afin de le diviser à ce qu’il disoit.
Oui ; mais il ne l’a pas pû. Il ne se faisoit jamais saigner.
Pardonnez-moi, très-souvent.
Voilà ce que c’est ; c’étoit la partie aqueuse qui sortoit de la veine, & la lymphe n’en devenoit que plus épaisse.
Mais il toussoit beaucoup toute la nuit, & il la passoit à son séant.
Parce que le sang l’étouffoit.
Point du tout. Il crachoit, & il étoit soulagé, ainsi vous voyez bien que c’étoit un asthme.
Tenez, puisque je ne peux pas vous persuader par les faits ; les raisonnemens vous prouveront peut-être mieux ce que j’avance.
Je n’en crois rien, mais je vais vous écouter.
Vous allez m’écouter ?
Oui, oui, parlez.
Prêtez-moi attention. Le sang est composé de parties… de parties hétérogènes.
Hétérogènes ?
Oui, c’est comme qui diroit… comme qui diroit…
Eh bien ?
Je cherche à me mettre à votre portée ; c’est comme qui diroit… simphatique, de-là l’opposition des glandes cellulaires.
Cellulaires ?
Oui, cellulaires, & les… lombes pressées par le foie, font… refluer sur le cœur, la… dilatation… obstruée des corps sanguins, qui venant à rencontrer les… épiglottes, ferment les soupapes de… de la trachée-artère & font crisper… les muscles supérieurs, ce qui établit… la paralysie, en même-tems que l’apoplexie.
Cela peut être fort bien dit ; mais je crois toujours qu’il est mort d’un asthme.
Voulez-vous que je vous fasse toucher au doigt la chose.
Comment ?
Rien n’est plus aisé.
Je serai fort aise que vous puissiez me prouver que vous êtes habile, car mon Maître ne le croyoit pas, & c’étoit pour cela qu’il vous refusoit l’attestation que vous vouliez avoir.
Bon ! je ne suis pas étonné de ce que vous me dites-là. Les Médecins nous croyent toujours moins habiles qu’eux, nous autres Chirurgiens.
Cela est vrai, cela.
C’est qu’ils sont jaloux de nous.
Je le crois au-moins.
Rien n’est plus sûr.
Revenons à ce que vous voulez me prouver.
Tout-à-l’heure. J’ai justement ici ce qu’il me faut pour cela.
Quoi donc ?
Vous allez voir. Il cherche dans sa poche, & il tire un étui d’Instrumens.
Qu’est-ce que vous cherchez ?
Un bistouri pour ouvrir Monsieur le Docteur.
Ah ! si vous l’ouvrez, je ne pourrai plus douter de tout ce que vous m’avez dit.
Le voici, allons, venez. Il se retourne, & il voit M. Guérisseau qui se lève. Ah ? Ciel ! que vois-je ?
Un homme qui est ennuyé de t’entendre dire des sottises.
Ah ! Monsieur le Docteur, que je serois heureux de vous avoir rendu la vie !
Ce n’est pas que tu n’ayes fait tout ce qu’il faut pour me faire mourir d’impatience. Allons, sors d’ici tout-à-l’heure.
Mais, Monsieur le Docteur, je ne vous demande qu’un mot d’écrit, cela sera bientôt fait, si vous le voulez.
Je ne le veux pas.
Mais pourquoi, Monsieur le Docteur ?
Peux-tu le demander, infâme ignorant ?
Mais songez-donc que vous ferez ma fortune.
Oui, aux dépens des malheureux que tu tueras ?
Pourquoi donc ? je serai peut-être assez heureux pour en guérir comme un autre.
Et où est la science ?
Ah ! la science n’y fait rien, Monsieur le Docteur le sait bien.
Voilà comme on dépeuple le Royaume.
Avec cette place je me marierai, ainsi je rendrai d’un côté ce que je ferai perdre de l’autre.
Allons, je ne veux plus entendre parler de cela.
Mais, Monsieur le Docteur, vous vous débarrasseriez de moi, si j’ai le malheur de vous déplaire.
Je ne te reverrois plus ?
Pardi, vous le savez-bien. Cela arrive tous les jours.
Qu’est-ce qui arrive tous les jours ?
Que l’on oublie ceux à qui on doit les bienfaits.
Il est vrai.
Je ne suis pourtant pas un ingrat.
Ah, je te permets de l’être, & à cette condition je veux bien faire ton affaire. Il écrit.
Ce sera comme il vous plaira.
Tiens. Va-t-en, & que je ne te revoie jamais.
En vous remerciant, Monsieur le Docteur.
Vous, Saint-Jean, ne le laissez jamais entrer.
Au moins, je m’informerai avant s’il n’a pas de bistouri dans sa poche.