Théâtre de campagne/Le Patagon

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Théâtre de campagneRuaulttome I (p. 201-264).

LE
PATAGON,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

LA COMTESSE DE ROSEVAL.
LE MARQUIS DE FERVILLE.
ADÉLAÏDE, Femme-de-Chambre de la Comtesse.
LE DOCTEUR BRISTOL, Médecin Anglois.
M. CHARMÉ, Poëte.
M. CRESCENDO, Musicien.
UN PATAGON.
COMTOIS, Laquais de la Comtesse.
LA FRANCE,
La Scène est chez la Comtesse.


Scène première.

LE MARQUIS, ADÉLAÏDE.
Adélaïde.

Entrez, Monsieur le Marquis, & ne faites point de bruit ; parce que je ne veux pas que Madame sache que je vous ai parlé.

Le Marquis.

Quel est donc ce mystère ? Il semble que je vienne ici pour la première fois.

Adélaïde.

Non ; mais j’ai peur que ce ne soit pour la dernière, si vous n’y prenez garde.

Le Marquis.

Vous vous moquez de moi ; malgré les vapeurs de la Comtesse, je sais quelle m’aime au fond, & je ne crains pas qu’elle m’échappe.

Adélaïde.

Cependant avec la confiance que vous avez, je n’en serois pas surprise.

Le Marquis.

Je ne suis point fat, je l’aime sincerement, & au lieu de la contrarier, je m’accommode à toutes ses fantaisies ; voilà sur quoi je fonde ma confiance.

Adélaïde.

Oui ; mais vous ne savez pas ce qui est près d’arriver ?

Le Marquis.

Non. Est-ce quelque idée bien bisarre qui lui a passé par la tête ? Je n’en serois pas surpris.

Adélaïde.

Le Docteur Bristol, que vous lui avez donné pour Médecin, le croyez-vous réellement de vos amis ?

Le Marquis.

Oui, je l’ai connu pendant mon voyage d’Angleterre, il m’a paru avoir de l’esprit & être honnête-homme ; pour bon Médecin, c’est autre chose. Il emploie des manieres de remèdes fort extraordinaires, parce qu’ils sont simples, & cette espèce de charlatannerie qui n’est pas dangereuse, peut guérir l’esprit de la Comtesse, ou ses nerfs, comme on appelle sa maladie.

Adélaïde.

Je vous ai laissé dire, mais apprenez qu’il vous sert fort mal.

Le Marquis.

Quelle folie !

Adélaïde.

Oui, folie ! il lui a mis dans la tête un goût d’une vivacité fort extraordinaire, pour un homme qu’il protège.

Le Marquis, riant.

Quoi, cela est bien vrai ?

Adélaïde.

Riez, vous n’en aurez bientôt plus d’envie.

Le Marquis.

Et cet homme, quel est-il ?

Adélaïde.

Ma foi, je n’en sais rien. Il doit arriver de bien loin, c’est un… un Patagon qu’il se nomme. Savez-vous ce que c’est ? Un Roi à ce qu’on dit.

Le Marquis.

À peu près, & elle en est donc enchantée ?

Adélaïde.

Oui vraiment.

Le Marquis.

Eh bien, nous verrons.

Adélaïde.

Vous m’impatientez.

Le Marquis.

Je vous réponds, ma chère Adélaïde, que cet engouement-là cessera.

Adélaïde.

Mais qui vous donne cette assurance ?

Le Marquis.

Le voici. Le Docteur Bristol, pour amuser la Comtesse, lui raconte souvent des traits de ses voyages, & il lui a parlé d’une Isle des Patagons.

Adélaïde.

Oui ; c’est cela même, elle m’en parle aussi sans cesse ; elle dit que ces hommes-là ont onze pieds de haut, c’est ce qui m’a fait trembler pour vous.

Le Marquis.

Eh bien, vous verrez s’ils sont si redoutables. Il falloit contenter le désir qu’elle avoit d’en voir un, & c’est à quoi j’ai pourvu.

Adélaïde.

Vous êtes un Amant rare. Faire venir un Patagon pour sa Maitresse ; voilà ce qu’on appelle une attention merveilleuse !

Le Marquis.

Pas tant que vous le croyez. Elle ne pense plus à mon amour quand elle a quelque fantaisie dans la tête, & je veux la guérir de celle-ci.

Adélaïde.

Enfin, c’est votre affaire. J’entends Madame, faites comme si vous ne veniez que d’entrer.

Le Marquis.

Ne vous inquiétez pas.


Scène II.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, ADÉLAÏDE, COMTOIS, LA FRANCE.
La Comtesse en peignoir, un Livre à la main, une Boëte à tabac, des Lettres & parlant à ses Laquais.

La France, des réponses à mes trois Lettres. La France sort. Comtois, mes Chevaux, pour aller chercher le Docteur Bristol, s’il n’est pas ici dans une heure. Ah, courez après la France ; voici encore une Lettre pour Monsieur Floux le Peintre. Au Marquis. Monsieur le Marquis, je suis aujourd’hui dans un état cruel ! Je ne vous dirai pas un mot ; car je n’ai pas la force de parler. À Adélaïde. Mademoiselle, vous ne pensez à rien. Prenez donc ce Livre. Je dis le Livre, & non pas la Boëte.

Le Marquis.

Vous avez mal dormi cette nuit, peut-être ?

La Comtesse.

Oh, dormi ! je ne dors plus : je rêve, je me retourne, c’est un vrai tourment que cela, & le Docteur m’abandonne ? Je meurs de froid : un manteau, Mademoiselle.

Adélaïde.

En voilà un, Madame.

La Comtesse.

Eh bien, où est-il ? Ah, oui !… Non… Laissez-le là. C’est affreux l’état où je suis !

Le Marquis.

Il y paroît à l’altération de votre visage.

La Comtesse.

L’altération de mon visage ? Cela est tout-à-fait galant, Monsieur. Mademoiselle ?… Mon écritoire ?… Non… Du tabac. Elle prend du tabac. Monsieur le Marquis, vous vous croyez aimable avec votre grosse santé ?

Le Marquis.

Moi, Madame ? Point du tout : mais je dors la nuit au lieu de veiller ; voilà ce que vous devriez faire.

La Comtesse.

Oui, cela est tout-à-fait noble ! se coucher de bonne heure, pour se bien porter ! mais cela est pitoyable ! je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites.

Le Marquis.

Je ne dis pas absolument se coucher de bonne heure, mais ne pas tant veiller.

La Comtesse.

Poussez-moi donc ce fauteuil, Mademoiselle. Elle s’assied. Mes nerfs ne tiennent à rien ; c’est une pâte ; il n’y a nuls ressorts ! À Adélaïde. Avancez la toilette. Monsieur le Marquis vous m’excédez aujourd’hui ! Je suis fâchée de vous le dire. Mademoiselle, que voulez-vous que je fasse de ce Livre ? Mais asseyez-vous donc, Monsieur, vous piétinez sans cesse, cela me fatigue horriblement ! en vérité, vous n’avez nulle attention, il faut tout vous dire, il faudroit avoir une poitrine de fer, d’acier.

Le Marquis s’asseyant.

Je ne fais pourquoi, mais, Madame, je ne mérite pas ces reproches.

La Comtesse.

Vous en méritez cent fois plus. Mademoiselle, Monsieur Crescendo ne vient point.

Adélaïde.

Madame, à peine a-t-il reçu votre billet.

La Comtesse.

Allons, vous voilà comme le Marquis. Et Monsieur Charmé ? Nulle nouvelle non plus ?

Le Marquis.

Monsieur Crescendo, Monsieur Charmé ! je n’ai jamais entendu parler de ces gens-là.

La Comtesse.

Je le crois bien ; vous n’avez nul goût. Mademoiselle, des boucles comme disoit Monsieur Floux. Vous en souvenez-vous ?

Adélaïde.

Oui, Madame.

La Comtesse au Marquis.

Vous ne connoissez pas Monsieur Floux, non plus ?

Le Marquis.

Je vous jure que non.

La Comtesse.

C’est pourtant lui qui a dessiné toutes les Ruines d’Herculanum, il connoît l’Antique comme les Grecs : c’est le premier Peintre qu’il y ait à présent.

Le Marquis.

Je l’ignorois.

La Comtesse.

Monsieur Charmé est un Poëte délicieux ! ses vers se chantent d’eux-mêmes, ils me transportent, ils calment toutes mes inquiétudes !

Le Marquis.

C’est un homme précieux.

La Comtesse.

Non, Monsieur, ce n’est pas précieux qu’il faut dire. Savez-vous que rien n’est plus excédant que de n’avoir jamais le mot propre. Monsieur Crescendo est le Musicien de la Nature ; il peint tout l’agitation des feuilles, le bruit d’une cascade, le vol des oiseaux ; un aveugle s’y méprendroit.

Le Marquis.

Cela est charmant !

La Comtesse.

Charmant, précieux ! cela est divin ; voilà le mot qui exprime. Je n’en puis plus ! Mademoiselle, du sel de vinaigre, je vous prie.

Le Marquis prenant un flacon sur la Toilette.

Je crois que le voilà.

La Comtesse.

Non, Monsieur, laissez cela. Mademoiselle ; c’est à vous que je le demande. En vérité, Monsieur, pour un homme qui dit qu’il sait autant aimer ; vous n’avez nulle délicatesse, non…

Le Marquis.

Mais, Madame, vous ne me rendez pas justice.

La Comtesse.

Quoi ? N’allez-vous pas vous plaindre à-présent ? Le ton langoureux m’affadit les nerfs, je vous en avertis.

Le Marquis.

Vous n’aurez plus ce reproche à me faire.

La Comtesse.

Des reproches, moi ! que voulez-vous dire ?

Le Marquis.

Rien, Madame.

La Comtesse.

Rien ? C’est fort tendre.

Le Marquis.

La tendresse a un terme, Madame, il faut en convenir, & j’espère qu’à l’avenir, vous serez plus contente de moi : votre amitié me sera toujours précieuse.

La Comtesse.

Je crois que vous rêvez ! qu’est-ce que vous parlez d’amitié ? Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? Mais répondez donc ?

Le Marquis.

Madame… Je vais me marier, puisqu’il faut vous le dire.

La Comtesse.

Vous marier ! Mademoiselle, vous croyez qu’il va se marier ?

Adélaïde.

Oui, Madame ; moi, j’aime les gens qui se marient ; parce qu’à la fin, chacun à son tour.

La Comtesse.

C’est bien sot ce que vous dites-là ! vous marier !… Comment se marie-t-on sans amour ? Cela fait mal au cœur !

Le Marquis.

Mais il peut naître du mariage ?

La Comtesse.

Naître du mariage, l’amour ? Fi-donc, Monsieur ! Enfin vous vous mariez, & vous venez me confier cela c’est tout-à-fait flatteur ; mais très-flatteur ! j’en suis en vérité charmée, enchantée !… Vous me faites un mal, Mademoiselle !… Mais finissez donc.

Adélaïde.

Madame, je ne vous touche pas.

La Comtesse.

Vous vous mariez ? Vous devez avoir beaucoup d’affaires.

Le Marquis.

J’entends ce que cela veut dire ; vous voulez que je vous laisse.

La Comtesse.

Je ne vous dis pas cela ; ce sera comme vous voudrez ; la gaucherie d’esprit m’anéantit ! Vous verra-t-on ?

Le Marquis.

Madame…

La Comtesse.

Aujourd’hui, je le veux absolument.

Le Marquis.

Oui, Madame.

La Comtesse.

Allez donc vous marier. Allez, allez.


Scène III.

LA COMTESSE, ADÉLAÏDE.
La Comtesse.

Je ne puis pas souffrir les hommes qui se marient, cela n’est plus capable de rien, nuls soins, plus d’égards… En vérité, je ne sais ce que j’ai… Je suis oppressée… J’ai de l’étouffement. Laissez-moi donc respirer… Ah ! il se marie !… Il devoit pourtant m’aimer toujours !

Adélaïde.

Mais, Madame, vous avez bien eu envie de vous marier aussi.

La Comtesse.

Cela se ressemble-t-il ? Je peux & je dois faire tout ce qu’il me plaît.

Adélaïde.

Il aura peut-être su l’infidélité que vous vouliez lui faire.

La Comtesse.

L’infidélité, Mademoiselle ! apprenez que les femmes ne sont jamais dans le cas de l’infidélité, il n’y a que les hommes. Comment, avec une santé déplorable, il faudra ne penser qu’à un seul homme ! ne s’occuper que de lui, ne faire que ce qu’il veut, que ce qu’il lui plaît, n’est-ce pas ?

Adélaïde.

Mais vous admiriez tant Astrée, il y a quelque tems.

La Comtesse.

Astrée avoit une santé de Villageoise, les tourmens, les pleurs, les inquiétudes, tout cela est bon pour ces gens-là. Enfin, il va se marier ! j’en suis bien aise… Je me meurs ! dénouez mes rubans : je n’en puis plus !


Scène IV.

LA COMTESSE, ADÉLAÏDE, COMTOIS.
Comtois.

Monsieur le Docteur Bristol.

La Comtesse.

Je ne puis pas continuer ma toilette. Allez-vous en, Mademoiselle, je vous appellerai.


Scène V.

LA COMTESSE, LE DOCTEUR.
Le Docteur.

Madame, je ne suis point été à l’hôtel depuis la matin ; mais j’ai trouvé Monsieur la Marquis qui m’a dit que vous aviez envoyé chez moi. Qu’est-ce que c’est ?

La Comtesse.

Ah ! cher Docteur, mon mal augmente à chaque instant.

Le Docteur.

Cela il doit être, voyez-vous ; c’est un fort bon indiquement.

La Comtesse.

Quoi, je dois toujours souffrir ?

Le Docteur.

Non, je dis pas toujours, mais encore & puis plus. Porte vous à le spectacle, faites tout ce que vous avez envie, & tout il ira bien.

La Comtesse.

J’ai pris vos pilules ; j’ai été soulagée d’abord ; mais dans ce moment-ci, c’est pis que jamais.

Le Docteur.

Oui, je vois fort bien.

La Comtesse.

Mon ame est tendue de noir.

Le Docteur.

C’est l’épaissement de l’humeur ; c’est un bon signe ; tout cela il va sortir promptement, tout ensemble.

La Comtesse.

C’est que j’essuye des contrariétés insoutenables !

Le Docteur.

Il faut pas, il faut pas, il faut pas, chasse tout cela, je vous prie.

La Comtesse.

Mais je n’en suis pas la maîtresse ; le Marquis en est la cause ; il m’est odieux !

Le Docteur.

Si vous voulez, je le purgerai demain, la Marquis, puis tout cela il va mieux : il fera pour vous, je suis certainement sûr, le sympathie ; il sera plus fort.

La Comtesse.

De la sympathie entre lui & moi, il n’y en aura jamais.

Le Docteur.

Je croyois pourtant qu’il étoit ; mais il viendra, laisse-moi faire, il est bon tempérament & cela il fera bien. Mange pourtant aujourd’hui un peu.

La Comtesse.

Mais quoi ?

Le Docteur.

Tant qu’il vous plaît, la plaisir il est la meilleur remède.

La Comtesse.

Puisque vous le dites, cher Docteur, je le crois ; mais où est-il le plaisir ?

Le Docteur.

Partout : sur vos yeux, dans votre visage, & puis encore… dans votre logis, je trouve toujours dé le porte.

La Comtesse.

Moi, je le trouve dans tout ce que vous dites.

Le Docteur.

C’est un grand bonté ; mais mon conversation il est ingratement, à cause de la langage que je ne suis pas encore bien au fait.

La Comtesse.

J’y trouve pourtant un charme, une expression que personne n’a. Mais, à propos, je rafolle de votre Patagon. Quand arrive-t-il ?

Le Docteur.

Je puis pas dire bien au juste, peut-être à ce moment, dans cinq jours, demain, après ; la vent il fait tout. Je dois avoir aujourd’hui le poste d’Angleterre. Je trouverai peut-être chez moi.

La Comtesse.

Vous le connoissez beaucoup, celui qui vient ici ?

Le Docteur.

Oh, plus encore : nous fumions plus que sept pipes de tabac ensemble, pendant six semaines tout le jour.

La Comtesse.

Et il a beaucoup d’esprit ?

Le Docteur.

Oh, oui ; j’ai trouvé beaucoup, mais il ne parle pas Anglois.

La Comtesse.

Vous entendez assez le François pour en juger.

Le Docteur.

Il ne parle point François, il dit la langage de son pays.

La Comtesse.

Et avez-vous eu beaucoup de peine à apprendre cette langue-là ?

Le Docteur.

Moi, je n’ai point jamais sçu : mais Monsieur Crescendo il sait fort bien, il vous dira.

La Comtesse.

Je l’attends & il n’arrive pas. Vous verrez le divertissement que je fais faire pour recevoir votre Patagon.

Le Docteur.

Il aime beaucoup la musique du tambour, par exemple.

La Comtesse.

C’est-il bon pour les nerfs ?

Le Docteur.

Oui, parce qu’il engurdit la nerf. Adieu, Madame, je marche, dans le moment, sur un malade, je reviens avec ma poste d’Angleterre.

La Comtesse.

Docteur, ne soyez pas long-tems.

Le Docteur.

Pas plus que le tems de marcher.

La Comtesse.

Adieu, Docteur, adieu. Je ne me porte bien qu’avec vous. Écoutez, Docteur, je meurs d’impatience de voir votre Patagon.

Le Docteur.

L’impatience il n’est pas bon pour le santé.

La Comtesse.

Cela ne me fait rien ; je ne veux pas être contrariée.

Le Docteur.

Vous ferez comme il vous plaît, Madame.

La Comtesse.

Ah ! Docteur, vous êtes délicieux !


Scène VI.

LA COMTESSE, ADÉLAÏDE.
Adélaïde.

Madame, Monsieur Charmé est là-dedans, puis-je le faire entrer ?

La Comtesse.

Sans doute : vous faites attendre un homme que j’attends moi, depuis le matin.

Adélaïde.

Mais quand Madame est avec Monsieur le Docteur, je croyois…

La Comtesse.

Vous croyez mal. Allons, Mademoiselle, qu’il entre, & achevez de me coëffer.

Adélaïde.

Monsieur Charmé, donnez-vous la peine d’entrer.


Scène VII.

LA COMTESSE, M. CHARMÉ, ADÉLAÏDE.
La Comtesse.

On vous a fait attendre, Monsieur Charmé, j’en suis furieuse. Vous me trouvez dans un abattement, dont il n’y a que vous qui puissiez me tirer.

M. Charmé.

Je serois trop heureux, Madame, si mes vers avoient ce bonheur là.

La Comtesse, lui faisant signe de s’asseoir.

J’en suis sûre, vous dis-je. Vous êtes aussi trop modeste, un Auteur comme vous doit sentir ce qu’il vaut.

M. Charmé.

Je crois bien le sentir aussi, Madame ; mais les jaloux sont toujours à l’affût du mérite pour le dénigrer.

La Comtesse.

Quoi, vous avez des jaloux ?

M. Charmé.

Ah ! Madame, je n’ai que tout Paris seulement.

La Comtesse.

Je vous plains, mais je ne suis pas jalouse, moi ; vous pouvez me parler naturellement. Où en sommes-nous ? Qu’a fait Monsieur Crescendo ? Êtes-vous mis en musique ?

M. Charmé.

Oui, Madame, & pas mal, il y a seulement de certaines choses ; ou si Madame vouloit lui parler un peu…

La Comtesse.

Je lui parlerai, je lui parlerai, voyons toujours. Mademoiselle, point de bonnet aujourd’hui, songez-y.

Adélaïde.

Oui, Madame.

M. Charmé, tirant un papier de sa poche.

Madame, voici mon sujet ; c’est Vénus qui quitte l’Isle de Paphos, pour venir dans l’Isle des Patagons.

La Comtesse.

Délicieux, divin ! ah ! Monsieur, quelle imagination ! sûrement vous devez avoir bien des jaloux, vous avez raison.

M. Charmé.

Madame… Les Patagons sont rangés en palissade à droite, & les Patagones à gauche. Ils sont accourus sur le rivage pour voir débarquer la Flotte galante de Vénus, qui paroît dans le lointain. Cela commence par un chœur.

Chœur de Patagons.

Hurlons,
Chantons,
Chantons,
Hurlons,
Le prodige,
Le prestige
Que nous voyons.


Chantons,
Hurlons,
Hurlons,
Chantons,
Le prestige,
Le prodige
Que nous voyons.

La Comtesse.

Admirable, Monsieur Charme ! c’est gai, lyrique, & dans le genre, le costume : il n’y a que vous, il n’y a que vous capable de faire des Opéra. Mademoiselle, vous n’admirez pas cela ?

Adélaïde.

Mais, Madame, hurler ne me paroît pas agréable.

La Comtesse.

La maussade créature ! vous ne comprenez rien. Apparemment que les Patagons hurlent en chantant ; il faut tout vous dire, tout vous dire. Monsieur Charmé, continuez & ne l’écoutez pas.

M. Charmé.

Madame, à présent une Bergere Patagone vient chanter seule.

La Bergere.

Que les Merluches,
Que les Péruches,
Fendent les airs, fendent les eaux,
Pour accourir sur ces côteaux.

Que nos chants se confondent,
Que tous les échos nous répondent.

Que les Merluches,
Que les Péruches,
Fendent les airs, fendent les eaux,
Pour accourir sur ces côteaux.

Et puis le Chœur reprend.

Hurlons,
Chantons,
Chantons,
Hurlons,
Le prodige,
Le prestige
Que nous voyons.

La Comtesse.

Voilà comme on peint la joie, l’étonnement, le ravissement, l’empressement !…

M. Charmé.

Ah, Madame, arrêtez, vous faites une Arriette sans y songer.

La Comtesse.

Moi ?

M. Charmé.

Sans doute ; voyez

Le ravissement,
L’étonnement,
L’empressement.

Quel mouvement dans tout cela ! voilà ce qu’on appelle peindre.

La Comtesse.

Eh bien, c’est sans m’en appercevoir. Vous ne vous en étiez pas apperçue non plus, vous, Mademoiselle ?

Adélaïde.

Non, Madame, je vous assure.

La Comtesse.

Vous n’entendez rien. Jugez donc, Monsieur, de l’excellence de vos vers, puisqu’ils en font faire aux autres.

M. Charmé.

Madame… je suis bien flatté…

La Comtesse.

Monsieur ; mais comment tous les Musiciens ne courent-ils pas après vous ?

M. Charmé.

Madame, cela seroit inutile ; j’ai donné ma parole à Monsieur Crescendo de ne travailler que pour lui.

La Comtesse.

Ah, c’est d’un honnête homme cela, par exemple, on ne peut que vous louer. Voyons la suite. Mademoiselle, laissez-moi, & écoutez pour vous former le goût.

M. Charmé.

Le Roi des Patagons va au-devant de Vénus ; marche de tous les Patagons. Les Néréides, les Tritons, les Amours, chantent, courent, nagent, voltigent, les airs se parfument, ce que l’on n’a point encore vû.

La Comtesse.

Ah, vous avez bien raison, si l’on peut ne sentir plus le suif : mais il faut que ces odeurs ne fatiguent pas les nerfs.


Scène VIII.

LA COMTESSE, M. CHARMÉ, ADÉLAÏDE, COMTOIS.
Comtois.

Monsieur Crescendo demande à voir Madame.

La Comtesse.

Monsieur Crescendo ? Faites entrer.

Adélaïde.

Madame sonnera quand elle aura besoin de moi.

La Comtesse.

Oui, oui. Eh bien, Monsieur Crescendo où est-il donc ?

Comtois.

Le voici.


Scène IX.

LA COMTESSE, M. CHARMÉ, M. CRESCENDO.
La Comtesse.

Allons, Monsieur Crescendo, je vous attends avec un empressement, un desir…

M. Crescendo.

Madame la Comtesse me fait bien de l’honneur.

La Comtesse.

N’êtes-vous pas enchanté des paroles de Monsieur Charmé ?

M. Crescendo.

Oui, Madame, sur-tout depuis que j’ai changé tout plein de choses.

La Comtesse.

Comment, changé ?

M. Charmé.

Madame, ne souffrez pas cela, je vous prie.

M. Crescendo.

Madame, ces Messieurs font des vers, mais ils ne font pas de la Musique, & c’est la Musique qui fait tout.

La Comtesse.

Mais le Poëme est le dessein, l’ensemble…

M. Crescendo.

Oui, oui ; mais la Musique est ce qu’on vient entendre ; ainsi il faut que ce soit elle qui ait le pas.

M. Charmé.

Le pas ? Non, Monsieur, Voilà ce que je disputerai.

La Comtesse.

Eh, Messieurs, ne disputons pas, je vous prie, il n’est pas question ici de la prééminence de la Musique ou de la Poësie. Les vers de Monsieur Charmé, la conduite de son Poëme, ravissent !

M. Charmé.

Vous en conviendrez bien, Monsieur ?

M. Crescendo.

Monsieur, Monsieur, il faut voir tout cela en musique.

La Comtesse.

Mais, Monsieur, le premier coup-d’œil est enchanteur. Cette Vénus, flottant sur les eaux avec tout ce qui l’environne…

M. Crescendo.

Voilà précisément ce que j’ai changé.

M. Charmé.

Quoi, Monsieur ?…

M. Crescendo.

Ce n’est rien ; ce n’est que le titre à changer : au lieu de Vénus dans l’Isle des Patagons, je mets Jupiter, qu’est-ce que cela fait ?

M. Charmé.

Tout, tout, Monsieur.

M. Crescendo.

Non, je mets des hommes à la place des femmes, & des femmes à la place des hommes.

M. Charmé.

Monsieur, en ce cas-là, je retire mon Poëme.

M. Crescendo.

Ah, tant que vous voudrez, je sais m’en passer.

La Comtesse.

Un moment, Messieurs. Monsieur Charmé, écoutons, je vous prie. Monsieur Crescendo, pourquoi ce changement ? car le plan est de moi, c’est moi qui veut que Vénus aime un Patagon ; c’est une allégorie.

M. Crescendo.

Madame trouvez-moi donc une voix pour chanter Vénus, quand j’ai des basses-tailles à choisir pour faire mon Jupiter ?

La Comtesse.

Je conviens que les basses-tailles… mais c’est qu’il n’y a point de tendresse dans les basses-tailles.

M. Crescendo.

Eh, Madame, tous les Bergers sont basses-tailles à présent.

La Comtesse.

Cela est vrai ; mais avez-vous aussi changé les paroles du premier chœur ?

M. Crescendo.

Non, Madame, quand les choses me conviennent, je les conserve avec soin.

La Comtesse.

C’est qu’il m’a paru divin !

M. Charmé.

Il est fait pour la Musique, je crois.

Fendez les airs, fendez les eaux.

M. Crescendo.

Oui, oui.

La Comtesse.

Pourriez-vous me faire entendre ce premier chœur ?

M. Crescendo.

Oui, Madame, c’est par où je commence.

La Comtesse.

Vous voyez bien que tout n’est pas changé, Monsieur Charmé, il faut avoir patience.

M. Crescendo.

Si Madame veut me faire l’honneur de m’écouter, voici le chœur.

Il chante & il contrefait un Chœur.

Tan tan tan tan
Tirelititi
Tan tan tan tan
Tron tron tron tron
Ti ti ti ti ti
Ta ta ta ta ta
Tirelititi
Tron tron tron tron.

La Comtesse.

Fort beau, Monsieur Crescendo, ravissant !

M. Crescendo chante.

Tan tan tan tan
Tirelititi
Tan tan tan tan
Tron tron tron tron
Ti ti ti ti
Ta ta ta ta ta
Tirelititi
Tron tron tron tron.

La Comtesse.

Cette Musique-là est fort bonne, Monsieur Charmé.

M. Charmé.

Oui, avec les paroles, cela ne fera pas mal.

M. Crescendo.

Avec les paroles ? Mais elles y sont toutes.

La Comtesse.

Je ne les ai pas distinguées du tout.

M. Crescendo.

Madame, dans un chœur, ce n’est pas l’usage. Écoutez cependant. Il chante.

Tan tan tan tan
Tirelititi

Tan tan tan tan
Tron tron tron tron
Ti ti ti ti
Ta ta ta ta ta
Tirelititi
Tron tron tron tron.

La Comtesse.

Je n’y comprends pas davantage.

M. Charmé.

Ni moi non plus, je vous assure.

M. Crescendo, riant.

Ali, ah, ah, Madame, je sais bien pourquoi.

La Comtesse.

Dites donc ?

M. Crescendo.

C’est que j’ai traduit les paroles Françoises en Patagon.

La Comtesse.

Ah, il n’y a rien à dire, vous êtes un homme merveilleux !

M. Crescendo.

Voilà ce que c’est que de savoir cette langue-là, & je m’en sers très-souvent, la langue Patagone est très-sonore.

La Comtesse.

Oui ?

M. Crescendo.

Sans doute ; tenez voyez. Patagon, Patagon, Patagon : cela exprime tout. J’en mets souvent dans tous mes Opéra, & quand vous croyez ne pas entendre les paroles, c’est que les Acteurs chantent en Patagon.

La Comtesse.

Ah, je ne savois pas cela.

M. Crescendo.

Au lieu de dire, par exemple,

Chantons,
Hurlons,

Je dis,

Tan tan tan tan
Tirelititi, &c.

M. Charmé.

Madame, approuvez-vous cela ?

La Comtesse.

Comment, si je l’approuve ?

M. Charmé.

Eh bien, il peut faire tout votre Opéra, en Patagon si vous voulez ; pour moi, quand je fais des paroles, je veux qu’on les entende.

M. Crescendo.

Monsieur Charmé, vous êtes un ingrat.

M. Charmé.

Un ingrat, Monsieur, un ingrat ?

La Comtesse.

Eh, Messieurs…

M. Crescendo.

Oui, Monsieur, un ingrat, & vous m’avez une très-grande obligation. Quand mes accompagnemens empêchent qu’on entende vos vers, je le fais par amitié pour vous.

M. Charmé.

Mes vers sont bons à entendre, Monsieur Crescendo.

M. Crescendo.

Oui, Monsieur ? Eh bien, la première fois j’adoucirai tout, & on n’en perdra pas un mot ; je me vengerai, puisque vous le voulez.

M. Charmé.

Mes paroles soutiendront votre musique.

M. Crescendo.

Ma musique n’a pas besoin de paroles.

M. Charmé.

Tant mieux, Monsieur, vous n’en aurez plus. Adieu, adieu.

La Comtesse.

Mais, Monsieur Charmé, un moment.

M. Charmé.

Non, Madame, non ; qu’il vous fasse des paroles, puisque vous l’admirez tant.


Scène X.

LA COMTESSE, M. CRESCENDO, ADÉLAÏDE entre.
La Comtesse.

Tout votre Opéra est-il fait dans ce goût-là, Monsieur ?

M. Crescendo.

Oui, Madame.

La Comtesse.

En vrai Patagon ? Allons finissez, Mademoiselle.

M. Crescendo.

En vrai Patagon. Ce sera peut-être ce que j’aurai fait de plus beau. Quand vous en voudrez entendre une répétition, tout est copié.

La Comtesse.

Une répétition ? Mais aujourd’hui même.

M. Crescendo.

Je ne le peux pas. Si Madame la Comtesse veut demain, je rassemblerai tous les Musiciens.

La Comtesse.

Demain ? Sûrement, Monsieur Crescendo, demain.

M. Crescendo.

Madame, je crois que vous serez contente. Je m’en vais promptement.

La Comtesse.

Vous ne m’oublierez pas ; car je suis d’une impatience…

M. Crescendo.

Non, non, Madame, vous y pouvez compter.


Scène XI.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, ADÉLAÏDE, COMTOIS.
Comtois.

Monsieur le Marquis de Ferville.

La Comtesse, du ton de reproche.

Vous revenez de bonne heure, Monsieur.

Le Marquis.

Madame, c’est que j’ai eu beaucoup d’affaires.

La Comtesse.

Vous avez tout perdu.

Le Marquis.

Comment ? Vous m’effrayez !

La Comtesse.

Des Vers, de la Musique.

Le Marquis.

Quoi vous aimez les Vers & la Musique à présent ?

La Comtesse.

À présent ; je les ai toujours aimés : mais c’est inconcevable la mauvaise opinion que vous avez de moi !

Le Marquis.

Je ne sais que ce que vous m’avez dit.

La Comtesse.

J’ai dit ce que j’ai voulu, & je n’aime pas qu’on me fasse souvenir de ce que j’ai dit.

Le Marquis.

Ah ! c’est autre chose.

La Comtesse.

Oui, Monsieur. Enfin vous auriez entendu un Opéra délicieux.

Le Marquis.

Un Opéra nouveau ?

La Comtesse.

Très-nouveau, car c’est moi qui l’ai fait faire.

Le Marquis.

Je n’entends rien à cette plaisanterie.

La Comtesse.

Ce n’est pas une plaisanterie. Vous vous mariez, est-ce pas ?

Le Marquis.

Oui, Madame.

La Comtesse.

Eh bien, moi, je m’occupe de recevoir un Patagon. Ne puis-je pas lui donner une fête ?

Le Marquis.

Sûrement, Madame.

La Comtesse.

Songez donc quel plaisir je vais goûter, d’avoir chez moi un homme d’une espèce si rare & que personne n’a jamais vu dans ce païs-ci ! cela vaut mieux que tous les Cabinets de Tableaux, d’Histoire Naturelle, de Médailles, de Magots, d’Antiques, & tout ce qu’il y a de plus rare & de plus précieux. Je suis dans une joie !… qui m’empêche de songer à autre chose : je l’avoue, je sens que cela doit vous piquer.

Le Marquis.

Pourquoi, Madame ?

La Comtesse.

C’est que je suis bien sûre que vous ne vous mariez que par dépit, & qu’au fond du cœur vous me regrettez.

Le Marquis.

Mais me regrettez-vous, moi, Madame ?

La Comtesse.

J’aime tout-à-fait la comparaison. Et si je voulois vous épouser, je crois que cela ne seroit pas difficile.

Le Marquis.

Je vous demande pardon, Madame, sur-tout au point où en sont les choses.

La Comtesse.

Moi, je vous dis que si je le voulois, cela seroit.

Le Marquis.

Non, Madame.

La Comtesse.

Celui-là est impertinent !

Le Marquis.

Et pourquoi impertinent ? Est-ce que je m’oppose à la joie que vous avez d’avoir chez vous un Patagon, au plaisir que vous aurez de le faire voir à tout le monde, à l’espèce de triomphe dont vous vous apprêtez à jouir ? Chacun cherche à se procurer l’espèce de bonheur qui lui convient, selon sa maniere de penser & de sentir ; cela est tout simple.

La Comtesse.

Le vôtre surpassera sûrement de beaucoup le mien.

Le Marquis.

Je ne compare rien, Madame, de crainte de me tromper.

La Comtesse.

Ah, vous êtes piqué ; c’est honnête du moins.

Le Marquis.

Moi piqué ? Non, Madame, je ne le suis pas, je vous prie très-fort de le croire.

La Comtesse.

Êtes-vous venu ici pour me contrarier, pour me rendre malade ? Mademoiselle, finissez donc. Je n’en puis plus !… Comme me voilà… Voyez un peu. Donnez-moi du rouge-pâle. Je me meurs !… Un collier gris-de-lin. C’est affreux !… Ma robe blanche. C’est épouvantable ce que je souffre !… Ce sont vos contrariétés, Monsieur, qui ont agacé mes nerfs ; la Musique les avoit adoucis. Si vous n’êtes revenu que pour cela, c’est un complot affreux, indigne !

Le Marquis.

Je suis revenu, parce que vous me l’avez ordonné.

La Comtesse.

Eh bien, Monsieur, allez-vous-en, & promptement.

Le Marquis.

À la bonne heure, Madame, se levant nonchalamment.


Scène XII.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, ADÉLAÏDE, LE DOCTEUR, COMTOIS.
Comtois.

Monsieur le Docteur Bristol.

La Comtesse.

Le Docteur ? Au Marquis. Je veux que vous restiez.

Le Marquis.

Mais…

La Comtesse.

Non, je veux que vous entendiez ce qu’il va me dire. Docteur, en vérité, vous êtes odieux d’être si long-tems sans me voir.

Le Docteur.

Madame, il vient de m’arriver un petit aventure fort chagrinant. Vous connoissez le Baronne de Fortpierre, qu’il y a long-tems que je traite ; car il y a presque cinq ans : il m’a fait un trahison étrangement grand.

La Comtesse.

Comment donc ? Elle en est bien capable, au reste.

Le Docteur.

Je lui entretiens son petit langueur depuis que je le connois, sans rien faire du tout que de le voir, pour lui donner du patience après la rétablissement de son santé.

La Comtesse.

C’est bien sagement la conduire.

Le Docteur.

Eh bien, point du tout, il me trahit avec un autre Médecin, & je trouve justement qu’il va mieux depuis un mois, comme il doit aller par mon Ordonnance, & à-présent il dit que cette Médecin, c’est lui qui l’a guéri ; pendant que plus que cinq ans moi j’y travaille.

La Comtesse.

C’est une noirceur abominable !

Le Docteur.

Pour moi, je retourne après cela en Angleterre, sur le moment.

La Comtesse.

Ah ? Docteur ! vous m’abandonneriez ?…

Le Docteur.

Mais, si ce n’est pas à présent, ce sera une autrefois toujours ; votre charme seule il peut me retenir encore ici après cette malheur.

Le Marquis.

Il est galant, le Docteur !

La Comtesse.

Plus que vous toujours. Eh bien, avez-vous reçu des nouvelles d’Angleterre ?

Le Docteur.

Oui, l’autre Docteur il dit que la Patagon, il arrive justement aujourd’hui à ce qu’il croit à Paris ; qu’il vient avec lui à Calais, & qu’il me fait encore un poste de lettre.

La Comtesse avec joie.

Aujourd’hui ! aujourd’hui ! c’est charmant ! Mademoiselle, ôtez-moi ce peignoir. Eh bien, Marquis, vous ne dites rien ?

Le Marquis.

Moi, Madame, je vous félicite, c’est un très-grand bonheur ! vous allez acquérir là sûrement un grand ami, si l’on en juge par la taille.

La Comtesse, ironiquement.

Voilà une très-jolie plaisanterie, & vous devez être bien content d’avoir trouvé cela.

Le Marquis.

N’est-ce pas onze pieds de haut qu’il a, Docteur ?

Le Docteur.

Oui, onze pieds de chez nous ; c’est comme justement dix des vôtres.

La Comtesse.

Vous serez bien aise de le voir toujours.

Le Marquis.

Comment, mais je vous prierai de me faire l’honneur de me présenter à lui.

La Comtesse.

Mais écoutez donc ; c’est un Souverain, n’est-ce pas, Docteur ?

Le Docteur.

Oui, comme cela ; un chef de Nation qu’on appelle.

La Comtesse.

Eh bien, c’est la même chose.


Scène XIII.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, ADÉLAÏDE, LE DOCTEUR, COMTOIS.
La Comtesse, à Comtois.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Comtois.

C’est Monsieur le Docteur qu’on demande.

La Comtesse.

Voyez, voyez, Docteur, ce sont peut-être encore des nouvelles.

Le Docteur.

Je vais regarder. Il sort.


Scène XIV.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, ADÉLAÏDE.
La Comtesse au Marquis.

Je veux que vous restiez.

Le Marquis.

Comme vous voudrez.

La Comtesse.

Jusqu’à ce que le Docteur soit revenu. Mademoiselle, donnez-moi donc ce collier gris-de-lin. Ah, voilà le Docteur !


Scène XV.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE DOCTEUR, ADÉLAÏDE.
La Comtesse.

Eh bien, Docteur, sont-ce des nouvelles ?

Le Docteur, d’un air triste.

Oui, Madame, il est arrivé.

La Comtesse, avec joie.

Il est arrivé ?

Le Docteur, toujours triste.

Et j’ai ordonné de transporter ici tout présentement.

La Comtesse.

Ah, quel bonheur ! mais, Monsieur, faites-moi donc compliment. Docteur qu’avez-vous donc.

Le Docteur.

Madame, c’est que je crains un malheur, justement.

La Comtesse.

Comment un malheur ! est-ce qu’il seroit malade ?

Le Docteur.

C’est bien une autre chose pour lui & pour vous que le maladie.

La Comtesse.

Je ne vous comprends point.

Le Docteur.

Écoute le lettre du Docteur Knifton. Il lit. Mon cher ami, je me hâte de vous envoyer le Patagon, parce que en arrivant à Calais, j’ai été étrangement surpris de voir qu’il n’étoit plus si grand moins d’un pied.

Le Marquis.

C’est qu’on l’a mesuré avec un pied de France, peut-être.

La Comtesse.

Oui, le Marquis a raison.

Le Docteur.

Non, non, voyez le suite du lettre. Il lit. J’ai regarde avec attention, & j’ai cru voir qu’il est moins encore toujours, cela il me fait décider à vous l’envoyer sans dormir à Calais ; vous verrez son grandeur à Paris, & si je me trompe. Bonjour Docteur.

Le Marquis.

Eh bien, nous allons voir.

Le Docteur.

La Valet-de-chambre qui vient avec lui & le lettre, il dit qu’il ne reconnoît plus pour son grandeur, qu’il est presque pas plus que un autre.

La Comtesse consternée.

Je ne le saurois croire.

Le Docteur.

Il va venir.

Le Marquis.

C’est la différence du climat sûrement.

Le Docteur.

Je pense comme Monsieur la Marquis ; il paroît vrai.


Scène XVI.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE DOCTEUR, ADÉLAÏDE, COMTOIS.
Comtois.

On demande Monsieur le Docteur.

Le Docteur.

Je vais. À la Comtesse. On m’écrit aussi qu’il parle François, qu’il dit bonjour, fort bon.

Le Marquis.

Cela est charmant !

La Comtesse.

Vous triomphez, mais tout cela n’est peut-être pas vrai. Docteur faites-le entrer.

Le Docteur.

Je vais dire à ce moment. Il sort pour aller chercher le Patagon & il rentre.


Scène XVII.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE PATAGON, ADÉLAÏDE, LE DOCTEUR, COMTOIS.
Le Docteur.

Entrez, entrez.

Le Patagon, au Docteur.

Bonjour, bonjour.

Le Docteur, lui donnant la main.

C’est lui-même. Bonjour, mon cher ami.

Le Patagon, diminuant peu-à-peu.

Fort bon, fort bon.

Le Marquis.

Eh bien, Madame, je le trouve charmant !

La Comtesse, affligée.

Quoi, Docteur, c’est-là un Patagon ?

Le Docteur.

Oui, Madame, mais il étoit plus une fois grand toujours.

Le Patagon.

Bonjour, bonjour.

Le Marquis.

Mais parlez-lui donc, Madame, pendant qu’il est grand encore, car il me semble qu’il ne le sera pas long-tems.

La Comtesse.

Effectivement, Docteur, il diminue à vue d’œil.

Le Docteur.

Je crois voir aussi.

Le Patagon.

Fort bon, fort bon.

La Comtesse.

Ah, je suis désespérée !

Le Marquis.

Je crains, si on ne le renvoie promptement, qu’il ne devienne à rien.

Le Patagon.

Bonjour, bonjour.

Le Docteur.

Je pense aussi comme Monsieur la Marquis.

Le Marquis.

Mais, Madame, regardez-le donc.

Le Patagon.

Fort bon, fort bon.

La Comtesse.

Monsieur, vous êtes insoutenable, ô Dieux ! Docteur que ferons-nous ?

Le Docteur.

Je vais dire à celui qui l’a amené de le remener sur le moment. Il fait sortir le Patagon, qui est tout petit.

Le Patagon.

Bonjour, bonjour.


Scène dernière.

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE DOCTEUR.
Le Marquis.

Ce Patagon-là n’a pas profité en venant chez nous.

Le Docteur.

Il y a un remède à cela, Madame la Comtesse.

La Comtesse.

Quel est-il ?

Le Docteur.

C’est de vous embarquer avec lui, & d’aller dans son Isle ; il y reviendra sûrement aussi grand qu’il étoit.

La Comtesse.

Le Marquis le mériteroit.

Le Marquis.

Moi, Madame, je ne vois pas pourquoi.

La Comtesse.

Pour me venger du triomphe dont vous semblez jouir ; mais je suis généreuse, je vous pardonne, & je vous donne ma main.

Le Marquis.

Mais, Madame…

La Comtesse.

Comment, vous hésitez, je crois ?

Le Marquis.

Vous savez les engagemens que j’ai formés, &…

La Comtesse.

Il n’y a point d’engagement qui tienne devant ma volonté.

Le Docteur.

Monsieur la Marquis, quand un Dame il vous prie.

La Comtesse.

Je ne prie point, je le veux & je le lui ordonne.

Le Marquis.

Mais, me promettez-vous, du moins, de, m’aimer toujours ?

La Comtesse.

Je ne vous promets rien ; mais je vous épouse : vous êtes encore trop heureux.

Le Marquis.

Eh bien, moi, je vous promets tout. Il lui baise la main.

Le Docteur.

Madame le Comtesse, je vous fais ma compliment.

La Comtesse.

Je vous remercie, Docteur ; mais ce mariage-là ne me consolera jamais de la perte du Patagon.

FIN.