Théâtre de campagne/Le Sac d’Avoine

La bibliothèque libre.
Théâtre de campagneRuaulttome III (p. 357-394).

LE SAC
D’AVOINE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

M. DE SAUVOIR.
Mlle DE SAUVOIR, Fille de Monsieur de Sauvoir.
Mde DE ROISEVILLE, Sœur de Monsieur de Sauvoir.
M. DE PRÉTENDSIERE.
M. DE GARANCI.
M. D’AMABERT.
LANGEVIN, Cocher.
LA FLEUR, Laquais de Madame de Roiseville.


La Scène est chez Madame de Roiseville.

Scène première.

M. DE SAUVOIR, Mde DE ROISEVILLE.
Mde de Roiseville.

Je vous dis, moi, mon Frère, qu’elle ne l’épousera pas.

M. de Sauvoir.

Et moi, ma Sœur, je vous réponds quelle l’épousera.

Mde de Roiseville.

Non, vous êtes trop raisonnable pour cela.

M. de Sauvoir.

Mais je suis le Père de ma Fille, & maître de la pourvoir comme il me convient apparemment.

Mde de Roiseville.

Ce mariage ne convient ni à vous, ni à ma Niéce.

M. de Sauvoir.

Pourquoi ? Monsieur de Prétendsiere est un jeune homme du plus grand mérite.

Mde de Roiseville.

Voilà ce que je ne crois pas.

M. de Sauvoir.

Il ne faut que le voir & l’entendre.

Mde de Roiseville.

C’est parce que je l’ai vu & entendu, que j’en juge tout autrement.

M. de Sauvoir.

Mais, qu’avez-vous à lui reprocher ?

Mde de Roiseville.

Tout, tout.

M. de Sauvoir.

C’est bien-tôt dit, tout.

Mde de Roiseville.

Que peut-on juger d’un homme qui dit, qu’une femme de trente ans est passé ?

M. de Sauvoir.

C’est au plus une étourderie qu’il a faite devant vous.

Mde de Roiseville.

Moi, je n’en ai que vingt-sept, mais il a eu l’air de me regarder, voilà ce qui est, je crois, le comble de l’impertinence.

M. de Sauvoir.

Il ne savoit pas que vous fussiez la Tante de ma Fille.

Mde de Roiseville.

Je ne deviendrai point la sienne.

M. de Sauvoir.

Songez-donc qu’il est fort riche.

Mde de Roiseville.

Je songe qu’il est fat.

M. de Sauvoir.

Non, mais il est fort jeune.

Mde de Roiseville.

Et point poli. Il croit qu’il faut dédaigner les femmes, & il se donne les airs d’en mal parler ; jugez comme il traiteroit votre fille, s’il l’épousoit.

M. de Sauvoir.

Ma Fille est jolie, il l’aimera.

Mde de Roiseville.

Point du tout, il croira être du bon air en n’ayant nul égard pour elle, & en mangeant son bien avec une Danseuse.

M. de Sauvoir.

Voilà ce que je ne souffrirai point.

Mde de Roiseville.

Vous croyez que vous pourrez l’empêcher.

M. de Sauvoir.

Et pourquoi pas ?

Mde de Roiseville.

Ce n’est pas l’usage.

M. de Sauvoir.

Je me moquerai de l’usage.

Mde de Roiseville.

Et que ferez-vous ?

M. de Sauvoir.

Ce que je ferai ?… Mais…

Mde de Roiseville.

Si vous les faites séparer, votre Fille sera réduite à se retirer dans un Couvent, avec une petite pension, & cela fera une Femme bien heureuse, n’est-ce pas ?

M. de Sauvoir.

Vous ne voyez que des malheurs qui n’arriveront point.

Mde de Roiseville.

Au lieu que si elle eût épousé Monsieur d’Amabert, qui l’aime, qui en est aimé…

M. de Sauvoir.

Je ne le connois pas ; & son Père a eu trop de torts avec moi.

Mde de Roiseville.

Son amour pour votre Fille, le rendra plus attentif à les réparer, en ayant mille égards pour vous.

M. de Sauvoir.

À cause de son amour ?

Mde de Roiseville.

Sûrement ; tout homme qui sait bien aimer a l’ame honnête, sensible, pleine de reconnoissance ; vous n’aurez lieu que de vous louer de sa conduite, & l’image du bonheur que vous aurez toute votre vie sous vos yeux, en deviendra un réel pour vous.

M. de Sauvoir.

J’ai donné ma parole, ainsi je n’écoute rien ; & je vous conseille de préparer ma Fille à bien recevoir Monsieur de Prétendsiere, qui va venir aujourd’hui ici pour lui être présenté. Adieu. Je vais chez mon Notaire.


Scène II.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR.
Mlle de Sauvoir.

Ah ! ma Tante, que je vous ai d’obligation !

Mde de Roiseville.

Comment ?

Mlle de Sauvoir.

Je viens d’entendre tout ce que vous a dit mon Père.

Mde de Roiseville.

Eh bien, vous devez savoir que je ne l’ai point fait changer d’avis.

Mlle de Sauvoir.

Non ; mais je vois que vous pourriez nous seconder, Monsieur d’Amabert & moi ; il va venir ici dans le moment avec Monsieur de Garanci, qui est ami de mon Père.

Mde de Roiseville.

Eh ! que pourrai-je faire ?

Mlle de Sauvoir.

Je n’en sais rien, mais ayez la bonté de les voir.

Mde de Roiseville.

Je 1se demande pas mieux, ma chère Niéce ; je voudrais que vous fussiez heureuse.

Mlle de Sauvoir.

Et je ne puis l’être, si je n’épouse pas Monsieur d’Amabert. J’entends quelqu’un ; ah, sans doute, c’est lui.


Scène III.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. D’AMABERT, M. DE GARANCI, LA FLEUR.
La Fleur, annonçant.

Monsieur d’Amabert & Monsieur de Garanci.

M. de Garanci.

Mademoiselle, je me rends avec empressement à vos ordres.

Mde de Roiseville.

Oui, mais je crains qu’il ne soit trop tard ; son Père s’est entêté d’un Monsieur de Prétendsiere, qu’il veut absolument lui faire épouser.

M. d’Amabert.

Quoi ! cet homme si ridicule, que vous disiez qui ne parloit l’autre jour que de ses bonnes fortunes & de tous les gens qu’il avoit tués en se battant ?

Mde de Roiseville.

Oui, lui-même.

M. d’Amabert.

Comment, Monsieur de Sauvoir peut-il s’être engoué de cet homme-là ?

M. de Garanci.

L’avez-vous jamais vu, vous, Monsieur d’Amabert ?

M. d’Amabert.

Non, vraiment.

M. de Garanci.

Monsieur de Sauvoir ne vous connoît pas ?

Mlle de Sauvoir.

Non, non. Pourquoi ces questions ?

M. de Garanci.

Il me vient une idée.

Mlle de Sauvoir.

Ah ! Monsieur, que nous vous aurons tous les deux d’obligations !

M. de Garanci.

Je ne vous promets pas que cela puisse réussir.

Mde de Roiseville.

Dites-donc quel est votre projet ?

M. de Garanci.

Vous savez que Monsieur d’Amabert contrefait les Anglois à merveille. Je voudrois qu’il pût se rencontrer avec Monsieur de Prétendsiere ici ; il se moqueroit de lui de façon qu’il n’oseroit plus y revenir.

Mde de Roiseville.

Il va arriver dans le moment.

Mlle de Sauvoir.

Oui, & s’il se fâche ?

M. de Garanci.

Oh, ne craignez rien. Ceux qui se vantent d’avoir tué tant de monde, évitent plus que d’autres les occasions d’avoir des affaires.

M. d’Amabert.

Je voudrois seulement détromper Monsieur votre Père, & le faire revenir du desir qu’il a de l’avoir pour Gendre.

Mde de Roiseville.

Eh bien, allez vous préparer.

M. d’Amabert.

Il ne me faut qu’une cravatte.

Mde de Roiseville.

Demandez-en une à Victoire. Allez, j’entends quelqu’un ; que mon Frère ne vous voie pas avant.


Scène IV.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de GARANCI.
Mlle de Sauvoir.

En vérité, ma Tante, je crois que ce que nous faisons-là n’est pas prudent ; Monsieur d’Amabert est sûrement très-brave, & il pourroit pousser son rival un peu vivement.

M. de Garanci.

Croyez-vous qu’il veuille, chez vous, s’engager de façon à se nuire à lui-même vis-à-vis de Monsieur de Sauvoir ? Mais je crois que c’est lui que j’entends.


Scène V.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de PRÉTENDSIERE, M. DE GARANCI.
M. de Sauvoir.

Ma Sœur, ma Fille, voici Monsieur de Prétendsiere.

M. de Prétendsiere.

Mademoiselle, j’ai suivi les usages & sous le mot de convenances, j’ai caché ce qui me faisoit desirer de vous épouser ; mais plus je vous vois, & plus je me flatte que nos arrangemens vous conviendront.

Mde de Roiseville.

Il me semble, Monsieur, que vous avez été plus occupé à suivre la mode, que de consulter le cœur de ma Niéce.

M. de Prétendsiere.

Madame, le cœur est sans doute une chose très-séduisante, mais on n’en parle guère que dans les Romans : on dit encore quelquefois je vous aime ; mais on se cache pour prononcer ce mot.

Mde de Roiseville.

L’on a raison, la pudeur…

M. de Prétendsiere, éclatant de rire.

Ah ! la pudeur est excellente !

Mde de Roiseville.

Comment, Monsieur ?…

M. de Prétendsiere.

Oui, Madame, je trouve la pudeur charmante ! Et savez-vous pourquoi ? C’est qu’elle est rare.

Mde de Roiseville.

En vérité, Monsieur, vous me feriez penser que vous ne croyez pas qu’il y ait une Femme honnête.

M. de Prétendsiere.

Vous vous tromperiez, Madame ; je crois, au contraire, qu’elles le sont toutes.

M. de Sauvoir.

Vous voyez bien, ma Sœur, que vous êtes toujours prompte à mal juger des personnes que j’aime.

M. de Prétendsiere.

Bon ! Monsieur, cela ne vaut pas la peine de vous fâcher ; mais je vais détromper Madame, & cela me sera aisé, quand elle voudra bien faire réflexion que l’on a détruit de vieux préjugés, qui étoient le tourment de la Société.

M. de Sauvoir.

Les préjugés souvent sont des erreurs.

M. de Prétendsiere.

C’est ce que je vous dis. On croyoit autrefois une Femme malhonnête, parce quelle avoit des Amans.

Mde de Roiseville.

Mais, Monsieur, sûrement.

M. de Prétendsiere.

Eh bien, tout cela est changé. On trouve qu’on se convient, on s’arrange & tout le monde le trouve bon. C’étoit le mystère qui perdoit tout.

Mde de Roiseville.

Quand au bout d’un certain tems que dure une passion, on s’épouse, sûrement on auroit tort de plaisanter.

M. de Prétendsiere.

Ah ! une passion ! Je ne parle ni de passion, ni d’amour ; ce sont des mots proscrits. Quelquefois on a du goût ; mais les arrangemens valent mieux, on se quitte, on se prend sans s’aimer, ni se brouiller, cela est délicieux !

M. de Garanci.

Vous parlez bien là en homme qui a toujours été libre.

M. de Prétendsiere.

Et qui veut l’être toujours.

M. de Sauvoir.

Comment ! Monsieur, est-ce que vous ne voulez plus épouser ma Fille ?

M. de Prétendsiere.

Pardonnez-moi, Monsieur, je vous ai donné ma parole, & je ne sais ce que c’est que d’y manquer.


Scène VI.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de PRÉTENDSIERE, M. de GARANCI, M. D’AMABERT, LA FLEUR.
La Fleur.

Milord Ridling.

Mde de Roiseville.

Ah ! mon Frère ; c’est un Anglois dont vous serez très-content.

M. de Sauvoir.

Mais il vient bien mal à propos.

M. d’Amabert.

Madame, je demande pardon si je interromps le Compagnie.

Mde de Roiseville.

Vous ne nous dérangez point, Milord. Mon Frère, ma Niéce, voici Milord Ridling, qui avoit grande envie de faire connoissance avec vous.

M. de Sauvoir.

Vous me faites bien de l’honneur, Milord. Voulez-vous bien vous asseoir auprès de ma Sœur.

M. d’Amabert.

Je suis depuis cinq semaines arrivé, & je suis point accoutumé encore.

M. de Prétendsiere.

Vous avez vu nos Spectacles sûrement, Milord ?

M. d’Amabert.

Oui, je marche sur l’Opéra tout le jour.

Mde de Roiseville.

Vous aimez donc beaucoup la musique ?

M. d’Amabert.

Je suis pour cela point du tout ; mais l’étonnement il me fait plaisir.

M. de Prétendsiere.

De quoi êtes-vous donc si étonné  ?

M. d’Amabert.

Je dis à ce moment. C’est que tous le Demoiselles qui sont à l’Opéra, on dit qu’ils sont à tous le Messieurs qui regardent le Spectacle, & l’on dit que je dois avoir aussi moi une.

M. de Prétendsiere.

Mais sans doute, comme tous les Anglois qui viennent à Paris.

M. d’Amabert.

Mais si tous mes compatriotes ils font une faute, est-ce que je dois faire aussi ?

M. de Prétendsiere.

Je ne sais pas pourquoi vous appellez une faute, ce que font tous les François.

M. d’Amabert.

Les François qui font, ils sont pas comme moi ; que je suis venu ici pour la mariage.

Mde de Roiseville.

Vous venez pour vous marier, Milord ?

M. d’Amabert.

Oui, Madame, oui, pour marier, ainsi je suis pas pour un Fille d’Opéra, voyez-vous.

M. de Prétendsiere.

Quand vous aurez vécu un peu de temps en France, vous suivrez nos usages.

M. d’Amabert.

Non, Monsieur, jamais, je dis encore.

M. de Prétendsiere.

Quand vous aurez passé ici cinq ou six mois…

M. d’Amabert.

Avec la mariage ?

M. de Prétendsiere.

Oui, vous verrez que vous changerez de façon de penser.

M. d’Amabert.

Qu’est-ce que dites-vous ? Je deviens un malhonnête homme ?

M. de Prétendsiere.

Non, mais vous ferez comme tout le monde.

M. d’Amabert.

Je dis encore que je trouve point bon cette raisonnement, voyez-vous. Je suis avec mon Femme & puis plus.

Mde de Roiseville.

Mais j’estime beaucoup Milord, de penser comme cela.

M. de Prétendsiere.

Ce n’est pas là ce qu’on appelle savoir les usages. D’ailleurs, il ne faut pas le contrarier, ces Messieurs aiment la liberté.

M. d’Amabert.

Oui, Monsieur, nous trouvons le liberté bon pour faire le bien, mais jamais pour le mal.

M. de Prétendsiere.

Milord me paroît Philosophe.

M. d’Amabert.

Philosophe, si vous il veut, l’usage de cette païs il n’est point avec moi. Je parle comme il est mon pensée.

M. de Prétendsiere.

Oui, avec liberté ; c’est ce que je disois.

M. d’Amabert.

Monsieur, je trouve point bon que le liberté il soit pour vous un badinage.

M. de Prétendsiere.

Je ne badine point, & nous aimons la liberté autant que vous.

M. d’Amabert.

Je crois que cette deux Messieurs, ils sont pour penser avec moi comme je dis.

M. de Garanci.

Oui, Milord, il ne faut pas croire que tous les François ayent les défauts dont quelques-uns se vantent.

M. d’Amabert.

Je suis pas pour dire aussi, & je suis fort charmé de voir.

Mde de Roiseville.

Milord nous fera-t-il l’honneur de souper avec nous ?

M. d’Amabert.

Madame, j’ai un petit affaire que je dois aller à cette moment.

Mde de Roiseville.

Oui ; mais après vous pourrez revenir ?

M. d’Amabert.

Dites-moi, je vous prie, cette Monsieur, s’il sera aussi ?

M. de Prétendsiere.

Pourquoi, Milord ?

M. d’Amabert.

C’est que je reste alors avec mon affaire. Je trouve point pour bon que sur le liberté Angloise on parle, voye-vous.

M. de Prétendsiere.

C’est une plaisanterie qui ne doit pas vous offenser.

M. d’Amabert.

Il doit pas ?

M. de Prétendsiere.

Non, vraiment.

M. d’Amabert.

Eh bien, il fait autrement qu’il doit, voye-vous. Je dis comme cela. Voilà mon plaisanterie. Je viens pour voir après avec le souper, si vous il dira. Madame, Messieurs, je suis encore par le Ville un moment, & puis je retourne après. Il sort.


Scène VII.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de GARANCI, M. de PRÉTENDSIERE.
M. de Prétendsiere.

Ces Anglois sont plaisans avec leur liberté. Ils sont peuple, & voilà tout.

M. de Garanci.

Comment peuple ?

M. de Prétendsiere.

Oui, cela n’a nul ton, nul goût.

M. de Garanci.

Ils ont de la raison & du bon sens.

M. de Prétendsiere.

Ils me font pitié !

M. de Garanci.

Si Milord Ridling vous entendoit, cela ne lui plairoit point du tout.

M. de Prétendsiere.

Je ne le crains pas. Les Anglois ne tirent point l’épée à Londres, la liberté le leur défend. Il doit croire que c’est la même chose ici.

M. de Garanci.

Ne pensez pas cela. Il n’aime point notre Nation, & il est vindicatif. Il étoit très-craint dans ses voyages, & en Provence il a eu beaucoup d’affaires. Il a la bravoure du monde la plus froide.

M. de Prétendsiere.

Je ne sais pas pourquoi on reçoit de pareilles gens dans la Société.

Mde de Roiseville.

C’est un très-honnête homme.

M. de Prétendsiere.

Parbleu, voilà un grand mérite d’être honnête homme ; je ne vois que les honnêtes gens d’ennuyeux dans le monde.

M. de Sauvoir.

Moi, je les crois très-respectables.

M. de Prétendsiere.

Tant que vous le voudrez ; mais ce qu’on appelle souvent un honnête homme, n’est qu’un censeur insupportable, qui ne connoît que les devoirs & qui blâme les plaisirs ; oh ! je vous demande si cela est agréable à rencontrer ?

M. de Sauvoir.

On ne peut pas plaisanter plus agréablement !

M. de Prétendsiere.

Non, je ne plaisante point ; mais il est je crois… Il tire sa montre. Diable ! huit heures & demie ! je m’enfuis. Je suis très-aise d’avoir eu l’honneur de faire ma cour à ces Dames.

M. de Sauvoir.

Où voulez-vous donc aller >

M. de Prétendsiere.

À l’Opéra, où j’ai affaire.

M. de Sauvoir.

Mais, notre Contrat ?

M. de Prétendsiere.

Vous arrangerez bien tout cela sans moi.

M. de Sauvoir.

Ne soyez donc pas long-tems.

M. de Prétendsiere.

Comment ?

M. de Sauvoir.

Oui, parce que nous signerons avant le souper.

M. de Prétendsiere.

Je ne soupe pas ici. Est-ce que je ne vous l’avois pas dit ?

M. de Sauvoir.

Non, vraiment ; mais il me semble qu’un jour où l’on signe son Contrat…

M. de Prétendsiere.

Je ne le peux pas en honneur ; j’ai un engagement, où je ne saurois manquer ; c’est une partie délicieuse qui a été remise vingt fois, & qui est enfin arrangée pour aujourd’hui.

M. de Garanci.

Je sais quelle est cette partie. Je crois que Milord Ridling en est.

M. de Prétendsiere, avec effroi.

Milord Ridling ?

Mde de Roiseville.

Non, il nous a promis de revenir souper ici.

M. de Garanci.

Ah ! vous avez raison ; il ne tardera pas, il ne se fait jamais attendre.

M. de Prétendsiere.

Monsieur de Sauvoir, nous nous reverrons. Il sort précipitamment.


Scène VIII.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de GARANCI.
Mde de Roiseville.

Eh bien, mon Frère, c’est donc-là cet homme que vous trouviez si aimable ?

M. de Garanci.

Malgré toute sa valeur, je parie qu’il ne soupe pas ici de crainte de Milord Ridling.

Mde de Roiseville.

Mon Frère, j’espère que vous reviendrez de votre prévention en sa faveur.

Mlle de Sauvoir.

Mon Père, vous voyez le peu de cas qu’il fait des Femmes, comment pouvez-vous espérer de me rendre heureuse avec un pareil mari ?

M. de Garanci.

Mon ami, vous n’auriez pas cru ce que nous aurions pu vous en dire, mais vous venez de l’entendre.

Mde de Roiseville.

A-t-on jamais refusé de souper avec celle qu’on doit épouser, le jour que le Contrat doit se faire, & pour aller avec qui encore ! au moment où l’on devroit, au moins, renoncer pour toujours à de pareilles connoissances.

M. de Garanci.

Monsieur de Sauvoir est sûrement trop raisonnable pour continuer à desirer d’avoir un pareil Gendre. Mais qu’est-ce que j’entends ?


Scène IX.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. DE GARANCI, M. de PRÉTENDSIERE qui entre l’épée à la main & l’air égaré. Les femmes font un cri en le voyant, & elles sont rassurées par la présence de M. D’AMABERT, qui entre en riant.
M. de Prétendsiere, à M. de Sauvoir.

Ah, Monsieur, je vous demande pardon, il vient de m’arriver chez vous un malheur affreux ! sauvez-moi, cachez-moi, je vous en prie.

M. de Sauvoir.

Dites-donc promptement ce que c’est ?

M. de Prétendsiere.

Monsieur, en sortant tout-à-l’heure, je trouve dans votre Cour quelqu’un qui me barre le passage, l’obscurité m’empêche de distinguer qui c’est ; je ne doute pas que ce ne soit Milord Ridling qui m’attend, je lui crie défendez-vous & je lui donne deux coups d’épée qui le font tomber mort.

M. de Sauvoir.

Vous avez tué Milord Ridling ?

M. de Prétendsiere.

Oui, Monsieur ; sauvez-moi, je vous prie.

M. d’Amabert.

Moi, je suis tué ?

M. de Prétendsiere.

Que vois-je ? Quoi, Monsieur, je ne vous ai pas donné deux coups d’épée ?

M. d’Amabert.

Non, je ne sente pas.

M. de Prétendsiere.

Et vous n’êtes pas tombé à terre ?

M. d’Amabert.

Non, je dis ; je suis toujours resté de même que vous il voit sur le moment.

M. de Prétendsiere.

Je ne comprends pas…


Scène X.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de GARANCI, M. D’AMABERT, M. de PRÉTENDSIERE, LA FLEUR, LANGEVIN, un fouet à la main.
La Fleur.

Je te dis qu’il y a du monde & que tu ne peux pas entrer.

Langevin.

Oh ! je veux le trouver, & je lui casserai mon fouet sur le corps.

M. de Sauvoir.

Qu’est-ce qu’il y a, Langevin ?

Langevin.

Monsieur, c’est que je m’en vais vous dire. Pendant que j’étois allé allumer ma lanterne, pour donner sur votre respect à manger à mes chevaux, il est venu un… un coquin, qui a donné deux ou trois coups d’épée dans un sac d’avoine que j’avois laissé dans la cour, & toute mon avoine est répandue. Je voudrois trouver celui qui a fait ce coup-là, il s’en souviendroit long-tems.

M. de Sauvoir.

Allons, en voilà assez.

Langevin.

Oui, en voilà assez, & mon avoine ?

M. de Sauvoir.

On vous en tiendra compte, laissez-nous.

Langevin.

Oh ! je m’en vais l’attendre, & si je le vois sortir…

M. de Sauvoir.

Allons, allez-vous-en à votre écurie.

Langevin.

Voilà un beau tour à faire de donner des coups d’épée à un sac d’avoine ! je l’aurois bien défendu si j’avois été auprès de lui.

M. de Sauvoir.

Veux-tu bien t’en aller.

Langevin.

Mais, Monsieur, c’est que je prends vos intérêts.

M. de Sauvoir.

La fleur, emmenez-le.

Langevin.

Se battre contre un sac d’avoine, voilà une belle valeur !

La Fleur.

Allons, viens-donc. Ils sortent.

M. d’Amabert.

Monsieur de Prétendsiere, vous nous avez donné un bon Comédie, vous pouvez après cela marcher sur l’Opéra.

M. de Prétendsiere.

Monsieur, Monsieur…

M. d’Amabert, d’un ton ferme.

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

M. de Prétendsiere.

Mesdames, je vous souhaite bien le bon soir. Il sort.


Scène XI.

Mde DE ROISEVILLE, Mlle DE SAUVOIR, M. de SAUVOIR, M. de GARANCI, M. D’AMABERT.
M. de Garanci.

Je ne crois pas après cette aventure-là qu’il ose jamais reparoître ici.

Mde de Roiseville.

Eh bien, mon Frère, que dites-vous à tout cela ?

M. de Sauvoir.

Que j’ai grande obligation à Milord, ainsi que ma Fille, de nous avoir débarrassés d’un homme qui ne nous convenoit point du tout.

Mlle de Sauvoir.

Ah ! je respire.

Mde de Roiseville.

Vous devriez desirer de lui prouver votre rcconnoissance.

M. de Sauvoir.

Je le desire aussi de tout mon cœur, mais que puis-je faire pour un Anglois ?

M. d’Amabert.

Monsieur, je suis très-François, & prêt à vous servir toute ma vie.

M. de Sauvoir.

Comment ?

Mde de Roiseville.

Vous ne pouvez pas douter de ce que vous dit-là Monsieur d’Amabert.

M. de Sauvoir.

Quoi, c’est lui ?

Mde de Roiseville.

Oui, c’est lui-même, & que vous ne sauriez comparer à votre Monsieur de Prétendsiere.

M. de Sauvoir.

Eh bien, ma Sœur, savez-vous ma dernière résolution ?

Mde de Roiseville.

Non, si vous ne me l’apprenez.

M. de Sauvoir.

C’est de donner ma Fille à Monsieur d’Amabert. Je veux que nous soyons tous contens.

M. de Garanci.

Mon ami, voilà ce qu’on appelle être raisonnable.

M. d’Amabert.

Monsieur…

Mlle de Sauvoir.

Mon Père…

M. de Sauvoir.

Vous me ferez vos remerciemens quand le Contrat sera signé. Allons, venez tous chez moi, où le Notaire va arriver dans l’instant.

FIN.