Théâtre en liberté/L’Épée
L’ÉPÉE
DRAME EN CINQ SCÈNES.
SLAGISTRI. | Hommes de la montagne. Vêtus de peaux de loup. |
ALBOS. | |
PRÊTRE-PIERRE, âge de patriarche. | Hommes de la plaine. Vêtus de peaux de mouton. |
LE CHANTERRE. | |
Femmes, Jeunes filles. — Vieillards, Enfants. |
Une gorge de montagne.
Une seule maison à gauche, cabane basse, à toit d’ardoises larges, marque l’entrée du village.
Du même côté, plus près, une falaise avec un sentier en zigzag escarpé. Ce sentier a, par endroits, des marches comme un escalier ; ces marches sont de vieilles pierres usées et branlantes.
À droite, un précipice. L’autre côté du précipice est une haute muraille de roche à pic, dans laquelle on voit une ouverture laissant distinguer une grotte profonde. Un pont, fait d’un tronc d’arbre jeté en travers sur le précipice, mène à cette ouverture.
Sur le devant, un banc de pierre.
Vaste paysage au loin. Un lac. Sapins et chênes. Chaîne de glaciers et de sommets, couverts de neige.
Au fond, la mer Adriatique.
Beau soleil d’automne.
SCÈNE PREMIÈRE.
ARC DE TRIOMPHE ET CAVERNE.
Ho ha ha ho ! pensive,
On vogue, ho, ha, ha, ho !
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Veux-tu que je te suive ?
Dit-elle à Paolo,
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
La barque va, furtive.
Gagner Zante ou Milo,
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Fugitif, fugitive,
On s’aime, doux tableau !
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
J’entends chanter la grive
Et frémir le bouleau.
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Vive Albos !
Et qu’on entend la nuit marcher sous les feuillages !
Il est absent ?
Revenir.
Vive Albos !
Tout ce peuple l’attend.
Il nous revient avec le père de son père,
Prêtre-Pierre, l’ancien du pays.
Pourquoi l’appelle-t-on prêtre ?
Sans qu’il le soit ?
Étant l’ancien du peuple, il est prêtre de droit.
C’est l’usage en nos monts. Nul front qui ne se baisse
Devant ce sacerdoce auguste, la vieillesse.
Prêtre-Pierre est l’aïeul, l’ancien, l’homme sacré,
Obéi comme un pape, humble comme un curé.
Il sait les simples, lit les livres, voit les âmes ;
On dirait que Jésus, que toujours nous priâmes,
A fait nos cœurs exprès pour qu’il y pénétrât.
Il est le médecin, il est le magistrat.
Albos, son petit-fils, vient et nous le ramène
Après qu’ils ont été passer une semaine,
Albos en chasse, et Pierre en prière, là-haut.
En même temps qu’Albos, nous allons voir bientôt
Quelqu’un de grand.
Qui donc ?
Tout à l’heure, en collant à terre mon oreille,
J’ai très distinctement entendu des clairons,
Des chevaux, de la foule, un bruit sourd d’escadrons,
Et j’ai dit : Gloire à Dieu ! gloire à saint Charlemagne !
C’est le bon duc qui vient voir sa bonne montagne.
C’est la première fois qu’on aura le bonheur
De voir un duc !
Son duc à soi ! son vrai seigneur !
Car ces monts n’avaient pas encore eu sa visite.
Le visage d’un roi réchauffe et ressuscite.
Qu’il soit le bienvenu !
À la ville, passer son cortège. En avant,
Des trompettes, un tas de tambours, des vacarmes,
Puis des prêtres, et puis des files de gendarmes.
C’est beau. La foule admire, et l’on ne bouge point.
Il suffit d’un soldat, casque au front, lance au poing,
Pour tenir en respect tout un peuple.
Comme nous.
La grosse cloche en branle, et l’on pavoise. On met
À la tour un drapeau comme au reître un plumet.
Dès que le duc s’installe au château, sa bannière
Est plantée au plus haut du donjon, de manière
Que tout passant la voie, attendu que la voir,
Et puis la saluer, c’est le premier devoir.
Quiconque passerait, fût-ce avec ignorance,
Sans faire à l’étendard ducal la révérence,
S’en repentirait.
Nul n’a droit d’ignorer le respect qu’on leur doit.
C’est un très grand bonheur qu’en revenant de Vienne
Et de Rome, le duc notre roi se souvienne
Que nous sommes son peuple et daigne enfin nous voir.
La puissance, c’est Dieu ; le roi, c’est le pouvoir.
Gloire aux rois !
De cloches. Monseigneur entre dans la vallée.
Vive le duc Othon !
Dans les palmiers, depuis le lac jusqu’au rocher,
De quoi lui faire un arc de triomphe.
Ici même.
Mais il n’y viendra pas. Les rois ont pour système
De se laisser voir peu.
Il passait par ici, tenons prêt l’encensoir.
Et dressons-lui son arc de triomphe !
Des rubans !
Et mettons nos habits des dimanches.
et en criant.
Vive le duc !
À nous, notre homme, c’est Albos.
Mais…
Pierre est notre sagesse, Albos est notre force.
La majesté du duc…
Vertu, c’est le fond.
Ce mont tremblerait.
Oui, la montagne. Albos, non.
Le duc, c’est le grand prince.
Albos, c’est le grand pâtre.
Mais…
Notre Albos le soir vient rire au coin de l’âtre.
Le duc est très fameux dans les guerres.
Lui, n’a jamais offert d’hommes morts aux corbeaux ;
Mais des lynx et des ours. Je préfère Albos.
Othon, c’est une altesse.
À cela.
Duc ! Roi, presque. On le sert à genoux.
Albos est montagnard et pauvre comme nous.
Le duc…
Sa statue est là-bas parmi les hautes herbes.
C’est un bloc de pierre âpre et qui semble en fureur.
Albos me plaît à moi plus que cet empereur.
Monseigneur notre prince est tellement illustre
Qu’il peut faire, s’il veut, un noble avec un rustre.
C’est agréable. Moi, seigneur ! quels bons repas !
On a des habits d’or. Vous ne connaissez pas
La douce pesanteur d’une manche brodée.
Nous vêtir d’une peau de loup, c’est notre idée.
Duc, prince, empereur, roi, c’est bien. Mais, dans ces monts,
Le premier, c’est Albos.
Mais…
Puisque nous l’aimons.
Et monseigneur aussi, sans quoi ce serait grave.
Nous sommes tous hardis, mais Albos, c’est le brave.
C’est le fort. Il roula l’autre jour un rocher
Que deux buffles tiraient sans le faire broncher.
L’ombre le craint. Son chant, qui se mêle aux tempêtes,
Fait reculer au fond des bois toutes les bêtes.
Il saute par-dessus l’abîme, et les chamois
Sont stupéfaits. Je l’ai vu saisir à la fois
Deux guépards, qu’il tua, sans qu’ils aient pu le mordre.
Comme il est défendu dans nos monts, par un ordre
Qu’un huissier tous les ans crie au son du tambour,
De se servir du fer autrement qu’au labour,
Il n’a que son bâton et sa fronde ; il attaque
Le vautour dans son trou, l’hyène en son cloaque ;
Il se laisse embrasser par l’ours, et l’un des deux
S’en repent, mais pas lui ; le lycaon hideux,
Le chatpard, dont il ouvre et disloque en silence
La gueule entre ses mains, craignent plus qu’une lance,
Qu’un glaive et qu’un épieu, l’écart de ses deux poings.
Ses bras durs et puissants valent mieux que des coins
Pour rompre un chêne, et l’arbre étreint par lui s’écroule ;
S’il voit une cabane où la pluie entre et coule,
Il apporte une échelle et refait un toit neuf ;
Si des pauvres n’ont pas de cheval ni de bœuf,
Albos vient, et s’attelle à leur charrue ; un prêtre
N’est pas plus secourable ; il mériterait d’être
Géant comme Samson et dieu comme Jésus.
Il est grand et terrible.
Il m’a crié d’en haut : Demain, avec mon père,
Je redescendrai.
Vive Albos !
Du brigand ! N’allez pas de ce côté-là, vous !
C’est une cave, enfants, dont nous avons peur tous.
C’était l’ancien abri du vieux peuple bulgare.
Où jadis on fuyait, maintenant on s’égare.
Un dédale en ce lieu farouche a fait son nœud.
On entre si l’on veut et l’on sort si l’on peut.
C’est un abîme avec toutes sortes de routes,
Un précipice obscur de porches et de voûtes,
Qui s’enfonce, se tord, se croise, se confond,
Et communique avec l’épouvante sans fond.
La montagne est dessus. Ce trou profond la perce
De part en part, et l’ombre horrible s’y disperse,
Et dans ce souterrain que tous nous redoutons,
Les spectres de la nuit sont eux-même à tâtons.
Nul ne va là. Pourtant l’antre affreux, dont personne
N’approche, attire ceux devant qui tout frissonne.
L’homme excommunié cherche le lieu maudit.
Jadis plus d’un brigand dans ce puits se perdit,
Et l’on dit qu’à cette heure un bandit cénobite
S’y cache, et qu’en ce gouffre un homme fauve habite.
Il sort de temps en temps.
Debout au haut des monts dans la clarté du soir.
Qu’est cet homme ?
Une âme en peine. Il sort quand la lande est déserte,
Il parle seul, il va roder dans les brouillards.
Cet homme, nous savons qui c’est, nous les vieillards.
C’est un ancien banni qui s’est enfui sous terre.
C’est le père d’Albos.
Le fils de Prêtre-Pierre !
Est-ce vrai ?
Et l’orfraie a produit l’aigle !
Mais comment ?
Parle !
Oui, c’est le fils de Prêtre-Pierre.
Mais depuis quelque temps il ne se montre guère.
Il est peut-être mort, gisant sur le pavé,
Dans ce gouffre.
On y meurt de faim. C’est arrivé.
Non, je le crois vivant. Mais il vieillit, et l’âge
Pour les plus indomptés est un dur vasselage.
Il n’a plus sa vigueur d’autrefois. Ah ! l’exil
Brise l’homme.
Mais, dis, comment s’appelle-t-il ?
Slagistri.
Qu’est-ce donc qu’il a fait ?
Qu’il se repent.
Quelquefois, et de loin il regarde son fils.
Notre Albos est aussi le sien.
Sa rencontre. Il suivait Albos.
Albos le connaît-il pour son père ?
Mais il l’évite.
Hélas ! quel farouche abandon !
L’aïeul pensif attend qu’il demande pardon.
Mais dis-nous cette histoire.
Et les chênes la nuit entre eux se la murmurent.
Qu’a fait ce Slagistri ?
Quand monseigneur le duc vint régner sur ces monts
Au nom de l’ancien droit de l’empereur des serbes,
Tout fléchit, tout plia, même les plus superbes.
Seul Slagistri leva la tête et protesta.
Ces bois furent jadis consacrés à Vesta ;
Il cria que Vesta c’était la République.
On avait sur un mât devant la basilique
Mis le drapeau ducal, il abattit le mât.
Le prince avait donné l’ordre qu’on désarmât ;
Il garda son épée et dit : Qu’on me la prenne !
Il criait sur les monts pendant la nuit sereine,
Seul, sinistre, et ses cris étaient si furieux,
Si grands, qu’ils faisaient fuir les aigles dans les cieux !
Il réclamait, malgré le soldat et le prêtre,
Toujours les droits du peuple, oubliant ceux du maître.
Cela nous fatiguait, nous avions désarmé.
Tenez, il fut haï comme Albos est aimé.
Ah ! voilà ce que c’est que d’être ainsi tenace
À la lutte, aux courroux amers, à la menace !
On aboutit à quelque existence sans nom !
Cet homme entravait tout. Sans cesse il disait non.
Ce n’est pas qu’il prêchât le meurtre. Non, l’émeute,
Lancer le peuple ainsi qu’à la chasse une meute,
C’était son but. Un jour il dit : — Pas de poignard.
C’est une arme de sbire et non de montagnard.
Mais le glaive ! et luttons. Pour le prince le prêtre ;
Pour nous Dieu. Par derrière, et sous une arme traître,
Je ne voudrais pas, moi, que l’ennemi tombât.
Le poignard assassine et le glaive combat.
Je veux le glaive. — Ainsi criant, il dut déplaire.
Pour trop aimer le peuple on est impopulaire.
Avoir toujours quelqu’un qui dit : Ouvrez les yeux !
Levez-vous ! quand on veut dormir, c’est ennuyeux.
Tout le monde voulait la paix dans la province.
L’évêque le chassa de l’église, le prince
Du pays, et son père, hélas, de sa maison.
Ce rebelle avait tort.
Certes !
J’avais raison.
Hein ?
On a parlé ?
Non. C’est le vent dans les arbres.
Les hommes n’ont pas droit à l’âpreté des marbres.
L’exil donne le temps de germer au remord.
Slagistri fut banni. C’est bien. On l’a cru mort ;
Mais voici qu’il revient après vingt ans d’absence.
De son petit Albos il veut voir la croissance.
Mais, sans demander grâce et funèbre toujours,
Il prend ce lieu maudit pour gîte ; il a recours
À l’hospitalité de l’enfer dans cette ombre.
Qu’il y reste !
À jamais !
Amis, et tournons-nous vers l’homme radieux.
Albos vient.
Le dompteur devant qui toute la forêt tremble,
Le voilà !
SCÈNE DEUXIÈME.
TOUS D’ACCORD.
Failli faire un faux pas. Ah ! vous m’avez fait peur.
Donnez-moi votre pied.
Ces marches de granit, et, pour peu qu’on s’appuie,
C’est vermoulu, ça tombe.
Pour vous, père. Mais non, le nuage est dissous.
Attendez que je mette un pavé là-dessous.
Ici la pierre croule.
Ici l’herbe est glissante.
Votre pied bien à plat. — Bien. — L’horrible descente !
Arrêtez. — Que j’écarte un rameau très pointu !
Prenez garde au tournant. — Ce sentier est tortu,
Dur, à pic. — Venez là. — Par ici cela penche.
Appuyez-vous sur moi.
Bien.
C’est de ce mauvais bois de sapin qui se fend.
Vous pouvez marcher seul ! Enfin !
Mon doux enfant !
Hurrah !
En passant, j’ai tué ce loup dans la montagne.
Bonjour vous !
L’ennemi qui nous faisait tant peur.
Hurrah !
Le prince entrer au burg. Suivons les vieux préceptes.
Aimons nos rois !
Compte sur nous, ainsi que sur de bons garçons.
Commande. Fais un signe, et nous t’obéissons.
Autour de ton grand cœur, Albos, notre âme abonde.
Tous nous te suivrions.
Moi, jusqu’au bout du monde.
Moi, jusqu’en enfer.
Moi, jusqu’au ciel.
Tous, oui, tous !
N’es-tu pas le plus fort ?
N’es-tu pas le plus doux ?
Pour toi toutes ces fleurs prises dans le bocage.
Qu’es-tu ?
Je suis marchand d’oiseaux.
Combien ta cage ?
Un florin.
Prends et donne.
Oiseaux, envolez-vous !
Sortez de l’ombre. Allez dans la lumière tous !
Oiseaux du ciel, soyez libres !
À quand les hommes ?
On parle encor !
Tout près, et qui parfois semble parler.
Nous nous parons pour plaire à tes regards si beaux,
Ô frère, et nous chantons pour que tu nous écoutes.
Toutes, nous t’aimons. Toi, laquelle aimes-tu ?
Toutes.
Choisis.
Sans pouvoir faire un choix entre tant de rayons.
Il faut aimer. Voyons, qui choisis-tu ?
Soyez mon seul amour, ô vous que je révère !
Toujours, en toute chose, ô père austère et doux,
Je commence par vous.
Il finira par nous.
Laissez-moi devant vous verser mon cœur, ô père !
C’est par vous que je crois, c’est pour vous que j’espère.
Vous êtes pour moi vie, amour et vérité.
Vous m’avez élevé, vous m’avez abrité,
Mon père étant absent, et ma mère étant morte.
C’est pourquoi maintenant que ma jeunesse est forte,
Devant vous, qui pensiez quand je n’étais pas né,
J’ai pour gloire d’être humble et d’être prosterné.
Sous la charge des ans votre marche est moins sûre ;
Votre prunelle voit moins la terre à mesure
Qu’elle voit mieux le ciel et le grand Dieu clément
Dont l’approche déjà vous blanchit vaguement.
L’arbre vous sait évêque, et l’ombre en vous devine
Une émanation de majesté divine,
Et par tous ces grands monts vous êtes admiré,
Car telle est la beauté de votre âge sacré !
Oh ! j’atteste le blé que coupe ma faucille,
Les vagues, quand ma barque entre leurs chocs vacille,
Les nids, les fleurs, les champs, les bœufs liés aux bâts,
L’épervier que d’un coup de ma fronde j’abats,
Ces pics que des blancheurs éternelles recouvrent,
Les profonds yeux du ciel qui sur nous la nuit s’ouvrent,
Que nul n’offensera mon aïeul, moi vivant !
Votre front semble un feu qui nous mène en avant.
La sagesse au dedans, dehors est la lumière.
Hélas ! vos pieds n’ont plus leur fermeté première,
L’âge me fortifie et vous appesantit ;
Vous me teniez la main lorsque j’étais petit,
Ô monseigneur, souffrez qu’ainsi mon cœur vous nomme,
Celui qui chancelait jadis, gardé par l’homme
Qui maintenant chancelle, à son tour le défend ;
Parfois je me sens père et je vous vois enfant.
C’est mon âge à présent qui veille sur votre âge ;
La bise, qui sur vous souffle trop fort, m’outrage ;
Mon ambition, c’est vous servir. Je n’ai pas
D’autre rêve que d’être un bâton pour vos pas.
Oh ! le cœur filial que rien ne peut corrompre,
Je l’ai. Quand vous parlez, s’il osait interrompre,
Ô père, je dirais au tonnerre : Plus bas !
Une d’elles, mon fils, chaste épouse, en ses bras
Un jour te recevra, quand je serai sous l’herbe.
Qu’elle te rende heureux, ô mon enfant superbe,
Et je lui sourirai dans le tombeau profond.
Nous partons. C’est midi. Les vendanges se font.
Noble Albos, donne-nous quelque chose à chacune
En souvenir de toi ; l’heure, cette importune,
Nous rappelle au travail, et nous nous en allons.
Soit.
Viens, toi.
Ce bouquet de jasmin, de verveine et de menthe.
Et moi ?
Prends ce rosaire.
Et moi ?
À ta bouche, qu’embaume un souffle aérien,
À ta beauté je donne un baiser.
Et moi, rien ?
Ah ! c’est toi, brave enfant, bonne comme une aïeule,
Qui, lorsqu’on va danser, restes au logis seule,
Sourde à l’appel joyeux des valseurs triomphants,
Pour garder les agneaux et soigner les enfants,
Viens, je te donne à toi qui veilles et qui chantes
Ce loup fauve dont j’ai brisé les dents méchantes.
À qui donneras-tu le maître détrôné ?
On parle !
Mais non. C’est une voix humaine.
Dans les lointains échos, mais on ne voit personne.
N’écoutez pas les bruits inutiles. Des voix
Qu’on croit humaines sont l’illusion des bois.
Ô pasteurs, on n’a pas à trembler sous vos chaumes
Si des mots inconnus sont dits par des fantômes.
Dieu règne. Ce n’est pas l’affaire des vivants
D’écouter le sanglot désespéré des vents
Et des flots, car l’air triste et les sombres eaux creuses
Roulent dans leurs plis noirs les âmes malheureuses,
Et tout un groupe informe et vague de proscrits
Souvent dans l’ouragan passe en poussant des cris.
Les morts ont des tourments ainsi qu’ils ont des palmes.
Laissons l’obscurité tranquille, et soyons calmes.
J’arrive des grands monts couverts d’âpres forêts
Où l’on voit de plus loin l’aube et Dieu de plus près.
Je descends, et je suis une face éblouie.
Je me suis enivré l’esprit, les yeux, l’ouïe,
De ce vaste horizon visionnaire ; et, seul,
Étant le mage, étant l’apôtre, étant l’aïeul,
J’ai songé, peuple, ému par Dieu presque visible ;
Et, de ces profondeurs s’ouvrant comme une Bible,
De ces sommets sacrés, de ce ciel pur et chaud,
Je rapporte l’immense apaisement d’en haut.
Nos pères adoraient Vesta, mais, fils des cimes,
Habitaient comme nous les montagnes sublimes,
Et ces païens pensifs étaient chrétiens, pour peu
Qu’ils sentissent le souffle auguste du haut lieu,
Quand la clémente nuit, sainte autant qu’elle est sombre,
Courbait leurs fronts devant les étoiles sans nombre.
Peuple, acceptons le monde azuré de Rhéa,
D’Astrée et de Jésus comme Dieu le créa.
Dieu n’a point fait le choc, le refus, la querelle.
Il tira du chaos la paix surnaturelle ;
Il a fait les soleils se levant lentement
Sans haine et sans colère au fond du firmament,
Les constellations formidables et douces,
Mai plein de fleurs, l’agneau mordant les vertes pousses,
La glèbe offrant le grain au moulin qui le moud ;
Car la sérénité suprême régit tout,
Et l’enfer souffre moins, et l’ombre est apaisée
Quand les petits oiseaux sont ivres de rosée.
Devant nos aïeux fiers et forts, nous nous courbons ;
Mais, ils n’étaient que grands, et vous, vous êtes bons.
Peuple des champs, le jour le dur labeur vous ploie ;
Mais après le travail le soir donne la joie
À ceux à qui la nuit va donner le sommeil ;
L’indigence s’oublie au coin du feu vermeil ;
Le sarment qui pétille aide le pauvre à rire.
Sachez lire, sachez compter, sachez écrire.
Dieu donne à votre soif le vin, à votre faim
L’épi ; le soleil vient après l’ondée, afin
De mûrir le raisin pourpré ; la pluie alterne
Avec l’azur, afin de remplir la citerne ;
Si vous travaillez bien, fils, vous êtes comblés
D’oliviers, de cédrats, de vignes et de blés.
Dieu ! prodigue à nos champs les fruits, les aromates,
Les moissons, et bénis Othon, duc des dalmates !
L’homme a besoin de chefs et l’âme d’éclaireurs.
Othon est l’héritier des anciens empereurs ;
Sois loué d’établir l’ordre ainsi sur la terre ;
Car il est vraiment juste et digne et salutaire
Que nous te rendions grâce à toute heure, en tout lieu,
Père saint, tout-puissant Seigneur, éternel Dieu !
Oh ! protège, bénis ces hommes et ces femmes.
Je suis accablé d’ans et je suis chargé d’âmes,
Car étant le vieillard, je suis le portefaix,
Dieu qui mets sur nos monts ces neiges, et qui fais
Glisser la mer le long de nos îles étroites,
Ce sont d’humbles esprits et des volontés droites,
Ils sont vêtus de laine épaisse, et la brebis,
Seigneur, est dans leur cœur autant qu’en leurs habits ;
Ils sont fils des titans du vieux Péloponèse,
Qui peignaient leur armure au feu de la fournaise
En versant des couleurs sur le bronze rougi ;
Mais le fils chante après que le père a rugi ;
Né d’un peuple guerrier, ce peuple est doux ; les hommes
Sont bons, les enfants gais, les femmes économes ;
Ils travaillent ; ils vont à la pêche très loin ;
En remettant du chaume à leurs toits, ils ont soin
D’y ménager des trous pour les nids d’hirondelles.
Hommes, prenez les champs tranquilles pour modèles,
Imitez la candeur du cygne, et la gaîté
Des nids, et la douceur auguste de l’été ;
Croissez comme les pins, les frênes, les érables,
Et soyez innocents, et soyez vénérables.
Que tout est beau, voyez ! ce bois vert, ce lac bleu,
Le soleil, et le soir tous les astres ! car Dieu
Montre le jour sa face et la nuit sa tiare.
Vivez, aimez.
Que ce lac n’est pas bleu, que ce bois n’est pas vert,
Que la fleur sent mauvais, que tout d’ombre est couvert,
Que les vierges n’ont pas de beauté sous leurs voiles,
Que l’aurore est lugubre, et qu’il n’est pas d’étoiles
Dans les cieux, tant qu’on a sur la tête un tyran !
Slagistri !
SCÈNE TROISIÈME.
SEUL CONTRE TOUS.
Et de mettre le doigt, quand la justice pleure,
Sur l’aiguille de Dieu trop lente à marquer l’heure.
Me voici.
C’est toi !
Moi.
Pourquoi viens-tu ?
Faire voir à ce peuple un homme.
Et fidèles. Mais toi, d’où sors-tu ? Des ténèbres.
Et la colère immense est dans tes yeux funèbres.
La colère est aveugle et te cache le droit,
Le dogme, la raison, tout.
La colère voit.
Ton cœur, c’est le volcan.
L’éruption éclaire.
Je t’avais de chez moi banni, je te tolère
Près d’ici, mais pourquoi troubles-tu mon troupeau ?
Montrer ses haillons, c’est le devoir du drapeau.
Tu sembles l’ours captif qui tire sur sa chaîne.
C’est l’air que m’ont donné vingt ans de juste haine.
Tu nous troubles. La haine est un monstre.
Aussi. Guerre de monstre à monstre alors. Mais moi
Je dis que l’équité n’est pas monstre. Je sème
La justice, et je veux le bien, et ma haine aime.
Que fais-tu là ?
Content d’être maudit puisqu’Othon est béni.
Mais que veux-tu ?
Je veux modérer l’allégresse.
Tu sors de ta nuit comme un spectre qui se dresse.
Pourquoi ?
Pour abhorrer votre maître tout haut.
Rentres-y !
N’ayant plus de patrie ici que ma tanière,
Et ma vieille âme étant du devoir prisonnière.
Ce qui se passe ici chez nous, c’est notre goût.
Et qu’est-ce que cela peut te faire, après tout,
À toi qui vis à part, seul ?
Et l’éclaboussure !
Le prince a son duché, le pâtre a sa masure,
Chacun chez soi.
Chacun chez soi ; le droit, dehors !
Voyons, toi ! brave et simple, et fort parmi les forts,
Puis-je t’appeler fils ? Voyons, en es-tu digne ?
Sois-en fier. Il est grand.
À voir vos fronts courbés.
Son coup de pierre fait du haut des cieux profonds
Tomber l’aigle.
Mieux vaut jeter bas un despote.
Mon fils…
Mon père !
Mais tout bas. N’être point aimé, c’est là l’exil.
Sois pour lui filial, mais pour moi sois viril.
Entends-moi, tu n’as pas l’oreille encor fermée.
Quoi ! le piétinement sauvage d’une armée
Ne te fait pas dresser l’oreille, enfant des bois !
Tu ne sens pas frémir ce vieux mont aux abois !
Quoi ! tu ne vois partout que ciel bleu, qu’aube pure !
Quoi ! l’éternel soleil dans l’immense nature,
Tu ne vois que cela ! Mais l’honneur est détruit !
Quoi donc ! tu ne sens pas en toi monter la nuit !
Devant l’oppression, le bourreau, la géhenne,
Toi si tendre et si bon, tu ne sens pas de haine !
Quoi ! pour toi tout est l’hymne, et, dans ce grand concert,
Tu n’entends pas le cri sinistre ! À quoi te sert,
Jeune homme, d’être aimé, beau, charmant, populaire,
Si tu n’as jamais d’ombre et jamais de colère !
Je te sais grand, pensif, profond comme la mer,
Mais toujours doux, toujours calme, jamais amer !
Que sert d’être océan, si l’on n’a pas d’écume !
Le haut sapin est fait pour sortir de la brume ;
Rien n’est superbe comme un héros paysan.
Tu fais ce que tu veux de ce peuple, fais-en
Un peuple !
Paix ! c’est fête aujourd’hui.
Sombre fête !
Ta parole est d’un fou.
Qui serait un prophète.
Mais ce peuple est heureux ! La joie est sur son front.
On ne commence point par là.
Doit-on commencer ? Dis. Réponds.
La joie avec le joug est mal en équilibre.
L’esclave a des bonheurs tremblants, vite déçus,
Et honteux, car le fouet du maître est au-dessus.
Bien. Garde tes bonheurs et laisse-nous les nôtres.
Je n’en ai pas.
Alors tais-toi.
Non.
Vous êtes contents ! Ah ! vous êtes heureux, vous !
Gais à la chaîne ! Alors ils ont raison, les loups,
D’être maigres, sans feu ni lieu, nus sous la bise,
Mourant de soif sitôt que la rivière est prise,
Las, affamés, errants l’hiver, errants l’été,
Et d’avoir la misère, ayant la liberté !
Ah ! le chien est content du bâton, et le lèche !
Donc tout est là ! Gratter la terre avec sa bêche,
Récolter, assister à l’office divin,
Aller vendre au marché de la viande et du vin
Pour les seigneurs, des fleurs et des fruits pour les dames,
Puis revenir, danser, et boire, et faire aux femmes
Des enfants qui seront des esclaves ! des fils
Qui de la servitude aimeront les profits,
Et qui n’auront, devant les rois que Rome acclame,
Pas de révolte, pas de blasphème — et pas d’âme !
Donc tout est bien, pourvu qu’octobre soit vermeil,
Pourvu que le panier de raisins, au soleil,
Jette une ombre joyeuse au front des jeunes filles,
Pourvu que l’herbe abonde au tranchant des faucilles,
Et que le soir, dans l’âtre empourpré, le sarment
Se mette à rire, et fasse un feu lâche et charmant !
Ah ! le duc Othon vient avec son porte-hache ;
Le mont vierge se met sous la brume et s’y cache
Indigné ; le duc règne, insolent, arrogant ;
Quiconque est citoyen, on l’appelle brigand ;
Nos pâtres, fiers naguère, ont un rire servile ;
Nous sommes devenus presque un pays de ville ;
Nous sommes un duché. Vous êtes contents, vous !
Dieu fit à l’homme un pli, c’est le pli des genoux,
Mais le fit pour lui seul. Par le sceptre et l’épée
La génuflexion de l’homme est usurpée.
— Pourtant l’épée est sainte, en s’en servant bien. — Ah !
L’autel jaloux que veut l’immense Jéhovah,
Ce petit duc le prend et l’appelle son trône !
Vous lui payez l’impôt, il vous donne l’aumône !
Nous sommes un duché, plat !
On perce des chemins pour les soldats ! — Jadis
Notre âme altière avait la roche pour compagne ;
Nous étions république et nous étions montagne.
C’était le temps honnête et fort. Reviendra-t-il ?
Ainsi qu’un malheur grand, il est un bonheur vil,
Apprends-le, peuple ! Et tout n’est point dans la ripaille.
Là, Séjan dans l’or, là, Spartacus sur la paille.
J’aime mieux Spartacus. Ah ! les rois sont vos dieux !
Le vrai Dieu voit sans joie et tient pour odieux
Cet apaisement bas sous lequel gronde et vibre
Le sourd rugissement du dernier homme libre.
Je trouve le temps long. Que d’infâmes oublis !
Mais vos tyrans, comment se sont-ils établis ?
N’ont-ils pas fait scier Rigas entre deux planches ?
N’ont-ils pas, dans Alep, marché des femmes blanches,
Fait vendre aux turcs les sœurs et les mères de ceux
Qui semblaient à vouloir des chaînes paresseux ?
Et tout cela vous est sorti de la mémoire !
Ah ! faite avec du deuil, peuple, la joie est noire.
Dans le froid souterrain sur qui pèse un démon,
Oh ! qu’il est dur de voir s’infiltrer le limon
Goutte à goutte et suinter d’heure en heure la honte.
Votre cri de bonheur jusqu’aux nuages monte !
Ah ! vous êtes contents. Soit. C’est bien. Attachés
Et garrottés, riez et chantez ! Et sachez
Que le lion attend dans sa caverne, et bâille.
Mais que demandes-tu ?
Et je viens vous parler de la bonté du fer.
Certes, le fer est bon pour labourer, c’est clair.
Mais, le sillon ouvert, sa tâche est accomplie.
Je ne suis pas d’avis, moi, quand le joug nous plie,
Quand un maître nous fait de son spectre un bâillon,
Que tout l’emploi du fer soit d’ouvrir le sillon.
Travailler et prier, c’est tout. Je ne réclame
Que le soc pour le bras et la bible pour l’âme.
Soldat contre soldat, arme contre arme, fer
Contre fer, le ciel même ainsi combat l’enfer,
Et c’est ce qu’il nous faut, car le burg aux tours rondes
N’a pas peur des bâtons et ne craint pas les frondes.
Mais quand donc diras-tu : Frères, vivez en paix !
Soyez doux ! Bornez-vous au saint travail.
On n’entre dans la paix qu’en sortant du despote.
C’est d’en haut que nous vient l’impulsion. Tout flotte.
Tout, la vague et son bruit, l’esquif et son orgueil,
Passe.
Oui, ce peuple est l’onde, et moi je suis l’écueil.
Écoute. J’ai les yeux pleins de pleurs, quand je pense,
Devant ta vieillesse âpre, à ta charmante enfance.
Hélas ! un père est fait pour aimer, et le cœur,
Quand il faut qu’il se ferme, est tristement vainqueur.
Je le sais.
Père !
Hélas !
Je t’ai congédié de la maison sacrée
Où mon père naquit, où ma mère mourut.
Depuis ce jour, en moi d’heure en heure décrut
La sainte joie, appui de l’aïeul qui décline.
Mon fils de moins faisait ma vieillesse orpheline.
Mon père !
Ô Slagistri, ton père, en un jour effrayant,
T’a mis hors de son toit, mais non hors de son âme.
De tous les maux du père un fils est le dictame ;
Je souffre, et ton retour serait ma guérison.
Écoute. Si tu veux rentrer dans ma maison,
Je serai bien content, il suffit de me dire :
J’avais tort, père ! et moi j’irai dire au duc : Sire,
Il avait tort. Le duc alors, l’évêque aussi,
Te feront grâce, et moi je te dirai : Merci !
Me feront grâce !
Quand toute la famille est complète, et le père,
Quand il pardonne, croit recevoir son pardon.
Est-il beau qu’un laurier se transforme en chardon,
Qu’une âme tourne en haine, et qu’un homme ait l’approche
D’un glacier, d’un buisson épineux, d’une roche ?
Rentre sous ce bon toit qui tous nous protégea.
Tu n’es plus jeune, et moi je suis si vieux ! Déjà
Quand tu naquis j’avais des cheveux gris, et l’âge
Me donnait rang parmi les anciens du village.
Rentre dans ta maison. Reviens. Regarde Albos !
C’est notre enfant. Il doit couvrir nos deux tombeaux
De son ombre, et tous deux il nous a pour racines.
Nos âmes dans son cœur doivent être voisines.
Reviens. Sois son amour comme il est notre orgueil.
Quoi ! tu ne veux donc pas, après un si long deuil,
L’épanouissement de tout ce cœur superbe !
Contemple ton fils, père, et, laboureur, ta gerbe.
Entends-moi, rends-toi, laisse amollir ton granit.
Ah ! jadis, quand j’avais ma couvée et mon nid,
Hélas ! quand tu jouais, enfant, près de ta mère,
Je ne t’aurais pas dit une parole amère
Et tendre, que j’aurais, avant d’avoir fini,
Senti courir vers moi ton pas doux et béni,
Et tes bras se hausser pour que mon front se penche,
Et tes petites mains tirer ma barbe blanche !
C’est donc bien malaisé de dire : J’avais tort !
Oui, certes, quand on est la justice.
Non. Et puisque tu veux raisonner, je t’explique.
Sois attentif.
J’écoute, ô père !
On est hors de la loi de l’évangile, et Christ
A dit : Payez la drachme à César. C’est écrit.
Que m’importe ! À quoi bon le prince ?
Il nous protège.
Mais nos droits ?
Sont les siens.
Mais sa troupe ?
Un cortège !
Mais l’impôt ?
Juda, qui fut roi, fit Israël triomphant ;
Turacar, qui fut roi, sauva le peuple arnaute.
Un guide est nécessaire aux caravanes ; ôte
Le pilote aux vaisseaux, l’eau va les submerger ;
Est-ce que le troupeau ne suit pas le berger ?
L’état vivre sans chef ! l’homme vit-il sans tête ?
Une boussole est donc de trop dans la tempête ?
La famille a le père et le peuple a le roi.
On sent quelqu’un de bon vivre au-dessus de soi.
Ce qui fait grands les rois, c’est que Dieu les complète.
Leur diadème est nimbe, et leur sceptre est houlette ;
S’ils retournent le glaive, à genoux ! c’est la croix.
Je vois Dieu. J’obéis, de même que je crois.
Moïse monte et Dieu descend. De leur rencontre
Sort réclair et jaillit la loi. Que dire contre ?
Lis la bible. Comprends le dogme ; le salut
Est dans ce livre saint, si profond qu’il fallut
Un Dieu pour le dicter, des spectres pour l’écrire.
Car le prophète était fantôme, et son délire
Était la vision du ciel démesuré.
Les mages semblaient fous dans Ur et dans Mambré,
Mais du Seigneur pour eux telle était la largesse
Que, la raison éteinte, ils gardaient la sagesse.
De là le Livre, écrit par ces grands inspirés.
Le roi, quand des vieux temps on gravit les degrés,
Tient au juge, et le juge adhère au patriarche.
Et, depuis six mille ans qu’Adam s’est mis en marche,
Le genre humain soumis suit les rois. C’est ainsi.
Et qu’as-tu maintenant à répondre ?
Que j’étouffe. Oh ! parfois, je m’en vais dans les plaines
Et j’ouvre ma poitrine aux sauvages haleines,
Farouche, à pleins poumons, comme l’aigle et l’eider,
Je voudrais aspirer les ouragans… — Pas d’air !
Tout est prison. Dans l’eau des lacs, dans les vallées,
Sur les pics, dans les fleurs qui me semblent foulées,
Dans l’herbe et le buisson, dans les jours, dans les nuits,
La pesanteur du maître est partout, je m’enfuis,
Je cherche cette cave obscure, et quand j’y rentre,
J’ai sur moi le mont sombre, et je sens dans cet antre
La montagne moins lourde encor que le tyran !
Je dis que, loin des flots, pays du cormoran,
Loin des neiges, refuge altier du gypaète,
J’ai là, peuple, un cachot rempli d’horreur muette,
Et que, libre dedans, je suis captif dehors !
Peuple, la patience est pleine jusqu’aux bords.
Je dis que j’ai mon père, oui, mais j’ai ma patrie.
Mon père est satisfait, mais ma mère est flétrie ;
Ma mère, la voilà, c’est la montagne. Enfant,
Elle m’aima. Je l’aime à mon tour. Triomphant,
Ou vaincu, je la veux fière autant qu’elle est haute.
Celui qui prend aux monts la liberté, leur ôte
La grandeur, et je dis que je souffre ! je dis
Que c’est en vain qu’au fond des bois les vents hardis
Font bruire et parler la feuille et la ramure,
Je dis que je me sens muet quand tout murmure,
Je dis que je voudrais prendre en mes bras les os
De nos aïeux, et fuir, peuple ! et que les oiseaux,
Quand ils s’envolent, gais et hautains, m’humilient ;
Je dis que les joncs vils me raillent lorsqu’ils plient ;
Je dis qu’en plein été, quand l’air semble agrandi,
J’ai froid, et que je suis aveugle en plein midi.
Est-ce que par hasard vous entendez encore
Le rossignol la nuit et le coq à l’aurore ?
Moi pas. Je dis que j’ai la diminution
D’être un homme portant envie à l’alcyon,
Je dis qu’en ce sépulcre où l’âme est endormie,
J’ai ma part de suaire et ma part d’infamie.
Et que je sens ce ver, l’opprobre, qui me mord,
Et que tout est vivant, et que moi je suis mort !
Oh ! porter ce fardeau honteux, un roi ! Dépendre
D’une humeur, qu’il n’a pu sur quelque autre répandre,
De ses plans contre ou pour telle ou telle tribu,
D’un plaisir mal fini, d’un vin tristement bu !
Ah ! je suis bête fauve, eux sont bêtes de somme !
Ô transformation hideuse ! où donc est l’homme ?
Où donc est le peuple ? Ombre, où donc est le soleil ?
Je fais le rêve affreux dont ils ont le sommeil !
Quand donc entendra-t-on le bruit du jet de lave,
La respiration fauve d’un peuple brave
Aimant mieux dépenser son sang que son honneur,
La rumeur de la ruche en éveil, le seigneur
Criant grâce ! l’émeute, et, parmi les mêlées,
Tous les tocsins hurlant dans toutes les vallées !
Ô peuple, en subissant le maître, tu l’absous.
La conscience humaine est gisante dessous.
Tu ne distingues plus ton droit. Mais quelle espèce
D’éclair te faut-il donc dans cette nuit épaisse ?
Moi de moins, tout périt. Car je suis le dernier.
Oh ! je dis qu’en cette ombre on finit par nier
Que la vie ait un but, que le monde ait une âme,
Je dis qu’un beau ciel bleu semble un complice infâme,
Que tout cet univers n’est plus qu’un sombre jeu,
Et qu’un homme de trop, c’est l’éclipse de Dieu !
Quand la langue de feu tombe, et parle à la terre,
L’homme ne peut l’éteindre ; elle ne peut se taire.
Savez-vous seulement quels aïeux vous avez ?
Vos pères souriaient devant les rois bravés.
Aux hallebardes d’or, aux riches pertuisanes,
Ces pâtres opposaient les piques paysannes ;
Pour garder leur paix sainte ils étaient belliqueux ;
Leur lance était leur femme et couchait avec eux ;
Ah ! ni czar, ni sultan, ni duc sérénissime.
Ils veillaient, ils faisaient des feux de cime en cime,
Si bien qu’à chaque mont, porteur d’une clarté,
Ils mettaient cette étoile au front, la liberté.
Hélas ! ce qu’ils étaient flétrit ce que vous êtes.
Les déroutes du turc féroce étaient leurs fêtes.
Ah çà ! vous avez donc dans l’esprit que je puis
Oublier nos aïeux qu’un monde eut pour appuis !
Ils guerroyaient au vent, au soleil, sous les pluies.
Ils faisaient frissonner leurs mères éblouies ;
Ils péchaient et chassaient seuls chez eux, expulsant
Venise avec sa croix, Stamboul et son croissant,
Et ce golfe a toujours vu devant leurs colères
Fuir le lourd battement des rames des galères.
Cela n’empêchait pas de labourer ; l’été,
On moissonnait gaîment, et leur simplicité
Mêlait l’humble travail aux résistances fières.
Ce peuple, à l’empereur qui, pour mettre aux bannières,
Leur envoyait un aigle, envoyait un crapaud.
Si quelque prince eût dit : J’attends de vous l’impôt,
Ils eussent répondu : Payable à coups de pique.
Ah ! c’était un beau bruit dans la montagne épique,
C’était un fier frisson dans les rocs et les bois,
Quand ces chasseurs des loups donnaient la chasse aux rois !
Aujourd’hui l’on me dit : Quoi, bandit, tu persistes !
Oh ! que dans vos tombeaux vous devez être tristes,
Géants !
Si tu voulais !
Non.
Fils, n’écoute rien.
Tu me résistes, toi !
Vous lui résistez bien !
Ô nos aïeux ; venez m’aider contre mon père !
Silence !
Non. — Ce peuple inerte m’exaspère.
Toi bon, toi vertueux, quoi ! rien en toi n’éclôt !
La bonté, cela doit s’allumer. Fils, il faut
Que toutes les vertus dégagent une flamme,
Et cette flamme, en bas c’est la vie, en haut l’âme.
C’est la liberté. L’homme est un esprit. Ayant
Des ailes, dans la cage il devient effrayant.
C’est pourquoi l’on m’entend pousser des cris farouches.
Pas de feu dans ces yeux ! pas de souffle en ces bouches !
Oh ! quelle abjection !
Vous en répondez !
Des menaces !
Non pas. Des craintes.
Est de trop.
Il n’eût pas alors fallu me faire.
Je suis ton père. Sors.
Va-t’en !
Je suis ton père.
Le temps finira-t-il par le calmer ? hélas !
Mais j’ai presque oublié dans tous ces noirs éclats
Que je suis attendu partout dans les chaumières
Pour du pain, pour un peu d’argent, pour des prières.
Et les malades ! Vite ! Ah ! mon pas est caduc !
Père, nous voulons faire à monseigneur le duc
Une porte en laurier, s’il vient par aventure.
Il faut qu’elle soit haute assez pour sa voiture.
Bien, mes enfants.
Mon fils, aide-les. Je reviens.
SCÈNE QUATRIÈME.
CE QUI ENTRE PAR L’ARC DE TRIOMPHE.
L’aïeul dit vrai. La paix est le premier des biens.
Sans l’ordre pas de paix ; sans le prince pas d’ordre.
C’est la sagesse.
Ces deux branches pour faire un cintre, de façon
Qu’on puisse entre elles deux suspendre l’écusson.
Fugitif, fugitive,
On s’aime, doux tableau !
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Tout cela semblera bien plus vert si tu poses
Par endroits, dans le houx et le lierre, des roses.
…Au fil de l’eau.
De Malte elle est native,
Et lui de Céfalo.
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Vite, qu’on les proscrive !
Dit le duc Dandolo.
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
La lune a l’air craintive.
Au fond de son halo.
À la dérive…
Cette couronne d’or faite avec des safrans,
C’est beau.
Donne ton myrte.
Oui, pour un baiser.
Prends.
et se remet à chanter.
.........................
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Le couple heureux s’esquive,
Paola, Paolo.
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Moi, je chante, captive
Au cloître Archangelo.
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
L’amour dont on me prive
S’envole… Ho ha ha ho !
À la dérive,
Au fil de l’eau.
Au fil de l’eau.
Ils accrochent au-dessus du cintre l’écusson.
Porte cligne d’un roi !
Certe !
Albos, te plaît-elle ?
Oui.
Si c’était pour toi, nous la ferions plus belle.
Nous l’avons détaché d’une vieille maison.
C’est doré. C’est en bois.
Oui, l’aïeul a raison.
SCÈNE CINQUIÈME.
CE QUI SORT DE LA CAVERNE.
C’est monseigneur.
Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ?
Des yeux égarés. Père ! Ah ! que s’est-il passé ?
Parlez-moi, père ! Est-il tombé dans un fossé ?
Père ! — Il ne me voit pas ! — Sa robe est déchirée.
A-t-il été heurté par des bœufs à l’entrée
De quelque chemin creux ? Levez la tête un peu.
Vous n’entendez donc pas que je vous parle ? Ah ! Dieu !
C’est monseigneur.
Qu’y a-t-il ? qu’est-ce donc ?
Du sang !
C’est monseigneur.
De quelque chariot qu’il s’est blessé ? Les ponts
Des ravins sont étroits.
Tu dois avoir vu. Dis, qu’est-il arrivé ?
J’ai tout vu. Mais parler, c’est dangereux peut-être.
Le danger, ce serait de te taire. Je veux
Prendre et traîner ce mont hagard par les cheveux,
Si quelqu’un me résiste ici ! Parle !
Entre deux peurs qu’on a, la tienne est la première.
Eh bien, voici. Le duc notre seigneur… — Voilà.
Mais parle donc !
Il ne regardait pas. Il traversait la place.
L’église est d’un côté, le donjon est en face.
Lui, par oubli, n’a pas salué le drapeau.
Le duc venait derrière. Il a vu le chapeau
De Prêtre-Pierre, et dit : Châtiez-moi cet homme !
Alors les lansquenets qu’il amène de Rome
Et de Vienne ont fait mettre à genoux ton aïeul.
Un homme qui marchait vêtu d’un grand linceul,
Après le duc, on dit que c’est le bourreau, frère,
Cet homme a déchiré la robe à Prêtre-Pierre,
Puis a pris une verge… et le sang a coulé.
Ô profondeurs des cieux, vous n’avez pas croulé !
Les prêtres qui suivaient le duc, portant des cierges,
Riaient. Tous, ils riaient.
Vieillard ! ô le plus saint des hommes ! Ces démons !
Frapper le mage à qui Dieu parle sur les monts !
Ah ! je n’étais pas là ! Je suis un misérable.
Un vil sceptre a touché l’apôtre vénérable !
On a dans les ruisseaux traîné ces vieux genoux,
Et tout ce qu’ils ont fait de prières pour nous !
Celui qui réchauffa jadis ma petite âme,
Le voilà sanglant, nu, meurtri du fouet infâme !
Il ne peut plus parler, la stupeur l’étouffant !
Ô mon bon vieux grand-père adoré ! mon enfant !
Ces prêtres qui riaient ! race au cœur de vipère !
Ô mains saintes !
Le peuple a hué.
Qui ?
Ton père.
Ah ! l’homme est un aveugle imbécile et dormant !
Pour lui montrer l’abîme il faut l’écroulement,
Et pour qu’il voie enfin l’honneur et la justice.
Il faut que le soufflet de l’ombre l’avertisse !
Abominable duc ! prince abject ! affreux roi !
Oh ! qui fera sur lui tomber la foudre ?
Toi.
Moi ! mais je ne puis rien. Oh ! l’ours dans sa tanière
Est heureux ; le lion, secouant sa crinière,
Est heureux ; le grand tigre altier, les loups rôdants
Sont heureux ! Tous ils ont des griffes et des dents !
Mais l’homme est misérable et nu. Sa main crispée
Est sans force. Il n’a pas d’ongles.
Il a l’épée !