Théâtre en liberté/Les deux Honneurs

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / Théâtre, tome Vp. 187-188).


[LES DEUX HONNEURS][1]



[Le duc Arnould, épris de Margaretha, ne lui laisse, pour sauver la vie de son père, que cette alternative : ou elle sera à lui, ou la ville assiégée se rendra.]


MARGARETHA. — BERTHOLD.
MARGARETHA.

Il faut que je lui cède ou que vous lui cédiez.

BERTHOLD.

Cédez-lui. Quant à moi je ne rends pas la ville.
Altesse, je n’ai point la manière incivile,
Mais expliquons-nous bien et causons toutefois.
Si le hasard, tenant sa balance à faux poids,
Met dans les deux plateaux mon honneur et le vôtre,
S’il faut se décider et choisir l’un ou l’autre,
Je vous déclare ici, moi soldat, moi seigneur,
Que je préférerai, madame, mon honneur.
Vous êtes fiancée et vous dites : Mon âme
Appartient à celui dont je serai la femme.
Vous êtes la beauté. Votre honneur, c’est l’amour.
Moi je suis le devoir, muré dans une tour.
L’honneur des femmes, c’est un parfum qui s’envole,
C’est un souffle, un rayon, une frêle corolle
Que le caprice fane en venant s’y poser ;
C’est une fleur qui meurt sous le pli d’un baiser.
On passe, on dit : C’est bien ; elle est déshonorée.
Et l’on rit. Et la femme éclatante, admirée,

Radieuse, superbe, et mise en liberté,
N’en a que plus de joie avec plus de beauté.
Mais, Christ ! il n’en est pas ainsi de ce qu’on nomme
De ce mot effrayant et noir, l’honneur d’un homme !
Madame, quand un fils d’une ancienne maison
Souille par quelque fuite ou quelque trahison
Son vieux nom qui faisait les bannières plus blanches,
Quand un chêne s’abat avec toutes ses branches,
Quand un baron s’écroule avec tout son passé,
L’empereur songe, pâle et le sourcil froncé,
Les soldats sous la tente ont de sinistres rêves,
Ce cri : malheur ! malheur ! sort du fourreau des glaives,
Les donjons sur les monts en parlent mécontents,
Et la chevalerie en retentit longtemps.
Un homme flétri fait une race ternie,
Et tout le vieil éclat n’est plus qu’ignominie.
Le félon sent l’opprobre habiter sous son toit,
Et, s’il regarde au mur de son manoir, il voit,
Spectres que le vent pousse avec de sourds murmures,
Tous ses aïeux pendus aux clous de leurs armures.
À côté de mon nom, qu’est-ce que votre cœur ?

MARGARETHA.

Vous n’avez jamais eu de femme ni de sœur !



Date inconnue

  1. Nous avons remis dans ce volume les scènes et fragments parus dans l’édition originale de Dernière Gerbe. Les titres placés entre crochets n’existent pas sur le manuscrit.