Théâtre français – Don Juan d’Autriche de M. Casimir Delavigne
Il y a dans la comédie historique de M. Delavigne plusieurs personnages qui portent des noms célèbres : don Juan d’Autriche, Philippe ii et Charles-Quint. Ceux qui ne connaissent l’Espagne que par l’histoire, et qui n’ont pas, comme l’auteur des Messéniennes, la faculté d’interpréter les querelles religieuses du xvie siècle par la philosophie de Candide, seraient bien embarrassés de retrouver sous ces noms éclatans le vainqueur de Lépante, le bourreau de don Carlos et le rival victorieux de François Ier. Dans l’intérêt des intelligences paresseuses qui ne cheminent pas assez vite pour traverser deux siècles en une soirée, nous analyserons successivement tous les rôles de cette comédie. Nous ne la raconterons pas, car nous croyons que la littérature et le public ne gagnent jamais rien aux procès-verbaux. S’il y a des lecteurs qui demandent à leur journal le menu dramatique d’une pièce, comme les gourmands le programme d’un banquet, avant de se décider à la curiosité ou à l’appétit, nous pensons que ces avides indolences n’ont rien à démêler avec la critique, et ce n’est pas pour eux que nous écrivons.
Dans la comédie de M. Delavigne, don Juan d’Autriche est amoureux d’une jeune fille dont il ne connaît ni le vrai nom, ni la famille. Il ne rêve qu’aux moyens de la voir, de lui parler, de passer à ses genoux des heures enivrées ; il trompe la surveillance de son gouverneur, il gagne les gardiens chargés d’épier ses démarches, s’échappe à la dérobée, et ne conçoit pas une plus digne ambition que d’épouser sa maîtresse. Quand celui qu’il appelle son père, et qui n’est que son tuteur, lui propose d’entrer dans l’église et lui montre dans un avenir prochain le chapeau de cardinal, don Juan n’hésite pas à déclarer son amour. En présence du roi d’Espagne qui se donne pour un seigneur de la cour, il renouvelle son aveu ; il ne demande qu’une épée pour illustrer son nom et mériter par son courage la main de sa maîtresse. Celle qu’il aime est juive, il l’apprend d’elle-même, et, avec la sérénité d’un ami de Mme Geoffrin, il se résigne à cette mésaventure comme s’il s’agissait simplement d’un papier perdu. Surpris par le grand seigneur auquel il s’est confié si ingénuement, sommé de sortir et de ne plus reparaître dans la maison de dona Florinde, il ne se demande pas pourquoi elle s’est enfuie à la seule vue de ce mystérieux personnage ; il la suit en défiant la colère de son rival. Conduit au couvent par l’ordre du roi, il déchire sa robe de novice ; il raconte pour la troisième fois son amour au moine qui le reçoit, et au novice qui essaie de le consoler ; grâce à l’intervention de ses deux nouveaux amis, il réussit à sortir du couvent et retourne chez sa maîtresse. Elle est absente lorsqu’il arrive ; avec une docilité vraiment exemplaire, sur les instances de la duenna, il se cache pour l’attendre et se laisse enfermer. Bientôt dona Florinde, aux prises avec Philippe ii, qui n’est autre que le comte de Santa-Fiore, appelle au secours. Don Juan le provoque, et l’attaquerait sur l’heure, si dona Florinde ne lui criait : Arrêtez, c’est le roi. Or, il a promis au couvent de ne jamais se servir de son épée contre Philippe ii. Cependant il n’en serait pas quitte pour un sermon et irait sans aucun doute achever ses jours dans une prison d’état, si le moine auquel il doit sa liberté, celui qu’il a pris pour confident et pour auxiliaire, sans lui demander ses titres, si Charles-Quint, car c’est lui, ne venait en personne réconcilier son fils légitime et son fils naturel, le roi Philippe ii et le futur vainqueur de Lépante.
Voilà le don Juan d’Autriche de M. Delavigne, ingénu, brave, docile, crédule, tolérant, jetant à la tête du premier venu son amour et ses espérances. Pour dessiner ce caractère, je n’ai pu me dispenser d’indiquer sommairement toute la conduite de la pièce, car il occupe à lui seul le tiers au moins de l’action ; mais Philippe ii et Charles-Quint seraient mal connus s’ils n’étaient envisagés séparément.
Philippe ii quitte la cour pour interroger son frère ; et, pour mieux se déguiser sans doute, il se présente sous un nom qui n’a jamais retenti en Espagne, et qui n’appartient ni à la Castille ni à l’Aragon, sous le nom de Santa-Fiore. Pour peu que don Juan connaisse sa langue, il doit prendre le nouveau venu pour un étranger, car il ne peut soupçonner le roi d’Espagne de porter un nom aussi barbare à Madrid qu’à Florence. Ce Philippe ii, si heureusement baptisé sans doute par quelque prisonnier de Pavie, aime aussi dona Florinde, et il ignore, comme don Juan, la religion et la famille de celle qu’il aime. De la part d’un roi tel que Philippe ii, l’étourderie est surprenante. Quand il veut chasser son rival, au lieu de dire : Je suis le roi, ou d’appeler ses gardes sans se nommer, il se laisse insulter avec la longanimité d’un saint. C’est assurément une grande vertu dans le maître des Espagnes et des Indes. Il envoie son frère dans un couvent, et il surveille si mal l’exécution de ses ordres, que don Juan se rend précisément au couvent de Charles-Quint. Il paraît qu’à cette époque un roi absolu n’était pas obéi aussi bien qu’un préfet de police de nos jours. Il retrouve don Juan chez dona Florinde, et il ne songe pas à lui demander compte de sa fuite. Il porte la main sur dona Florinde, et quand il apprend qu’elle est juive, il la désire avec plus d’ardeur encore. Lui, roi d’Espagne, il se jette aux genoux d’une juive, aux genoux d’une femme qui périrait s’il disait un mot. Il implore la merci d’une proscrite dont la vie est entre ses mains. Pas un historien encore n’avait indiqué dans la vie de Philippe ii les élémens de cet épisode romanesque. Le roi se trouve en face de don Juan, d’un ennemi libre et qu’il avait enchaîné ; il ne pense pas à l’intervention de son père ; il épargne son ennemi et l’abandonne à Charles-Quint, quand il aurait pu se venger personnellement, et sans autre dépense qu’un signe de tête. Avouons que Philippe ii ainsi conçu est tout-à-fait neuf.
Charles-Quint, retiré dans le couvent de Saint-Just, partage son temps entre ses horloges et la conversation d’un jeune novice. Il s’amuse à écouter les caquets d’un enfant et oublie les guerres qu’il a conduites, le camp du Drap-d’Or, l’élection impériale de Trèves, pour le récit d’une cabale monastique. Il oublie Luther auquel il a tenu tête, et Léon x qu’il a protégé, pour tourner en ridicule les ambitions du cloître, et traiter son interlocuteur de moinillon. Il faut croire que Charles-Quint est bien changé depuis les guerres religieuses de l’Allemagne, qu’il a tout-à-fait dépouillé le vieil homme, qu’il ne recommencerait pas sa vie passée ; en un mot, qu’il a deviné l’Essai sur les Mœurs. Autrement, comment expliquer sa bonhomie railleuse qui se complaît dans la familiarité d’un enfant, et qui ne songe pas même à regarder la carte d’Europe, pour suivre du doigt le jeu des nations qu’il a remuées ? Comment comprendre, non pas l’abdication impériale, mais l’abdication intellectuelle du vainqueur de Pavie ? Quand il voit son fils, au lieu de lui rendre la liberté, en ordonnant que les portes soient ouvertes, il a recours à la ruse et se fait nommer abbé pour signer légitimement l’affranchissement du captif. Il entend sans émotion l’éloge de François Ier, il se console par un bon mot, et pour toute réponse à cet étrange panégyrique, sorti d’une bouche espagnole, il donne à don Juan l’épée du prisonnier de Madrid. Décidément, Charles-Quint est un sage accompli, détaché sans retour des vanités humaines. Pardonnons-lui de singer Jules-César, en dictant à la fois trois lettres pour son élection abbatiale : cette parodie est un péché véniel. Pardonnons-lui avec la même indulgence de violer pour lui-même les règlemens qu’il n’osait violer pour son fils, et de sortir du monastère après avoir résigné son nouveau titre, sans alléguer aucune excuse légitime pour cette singulière espièglerie ; j’espère que le nouvel abbé ne négligera pas de punir l’empereur. Pardonnons-lui surtout d’avoir oublié l’âge de don Juan et de parler à un garçon de douze ans comme à un homme de vingt ans ; car don Juan était né en 1546, et Charles-Quint est mort en 1558.
Le petit novice, qui aide Charles-Quint à dévorer ses ennuis, n’est qu’un souvenir assez effacé de Chérubin. On ne comprend guère comment Beaumarchais joue un rôle au couvent de Saint-Just. Mais c’était la volonté de M. Delavigne, et nous ne le chicanerons pas pour si peu.
Don Quixada, gouverneur de don Juan d’Autriche, joue pendant cinq heures le rôle de l’Ajo nell’ imbarrazzo. De loin en loin il essaie le pathétique. Mais ces sortes de caprices ne sont pas de longue durée, et le comte Giraud peut réclamer don Quixada comme sa propriété bien authentique ; il est mort et ne réclamera pas. Cervantès aurait bien aussi quelque droit sur ce personnage qui rappelle Sancho dans plusieurs scènes ; ceci soit dit sans injure pour Cervantès.
Il y a dans dona Florinde plusieurs singularités inexplicables. Elle est juive et elle jure par Jésus. Est-elle convertie ? Mais elle n’en dit rien. Elle fréquente les églises catholiques ; quel docteur de la synagogue lui a permis une pareille équipée ? Elle connaît le roi, et au second acte, au lieu d’avertir don Juan du danger auquel il s’expose, au lieu de partir avec lui, pour se dérober à la colère de Philippe ii, elle laisse la partie s’engager ; elle attend, pour démasquer le comte de Santa-Fiore, que le rival de don Juan porte la main sur elle, et tente violemment de contenter son brutal amour. Il faut qu’elle soit bien troublée pour commettre une pareille faute. Elle dit à Philippe ii pour l’arrêter : Je suis juive, et elle revient du tribunal de l’inquisition. De qui est donc venu l’ordre de comparaître ? Comment le roi l’ignore-t-il ? Et s’il le sait, comment ne craint-il pas de se déshonorer par le contact d’une race maudite ? Nous marchons de ténèbres en ténèbres ; où est l’Œdipe qui résoudra cette énigme ?
Vous connaissez maintenant les personnages de cette comédie historique ; voulez-vous que je vous dise l’action ? Au premier acte, don Juan, don Quixada et Philippe ii ; au second, dona Florinde, don Juan et Philippe ii ; au troisième, don Juan et Charles-Quint ; au quatrième, comme au second, Philippe ii, don Juan, et dona Florinde ; enfin au dénouement, Charles-Quint, Deus ex machina, qui réconcilie ses deux fils, et dona Florinde, qui promet de ne jamais revoir son amant, sans qu’on sache le secret de sa résignation.
Où est la vocation qui donne son titre à cette comédie ? est-ce la vocation de dona Florinde pour le catholicisme, ou celle de don Juan pour la gloire militaire ? Décide qui pourra.
Le second et le quatrième actes ne tiennent pas très étroitement aux trois autres, et sont par eux-mêmes une pièce dans la pièce. Mais je me résignerais volontiers à cette superfétation poétique, si j’avais pu deviner le caractère comique de l’ouvrage. Une fille qu’un roi essaie de violer ne me semble pas prêter à la comédie. Un jeune homme qui joue sa tête pour défendre sa maîtresse, n’est pas non plus un sujet très plaisant. Un roi qui appelle au secours de sa rage amoureuse le tribunal de l’inquisition, et qui d’un trait de plume peut condamner au bûcher son rival et celle qu’il n’a pu vaincre, me paraît plus terrible que ridicule. N’êtes-vous pas de mon avis ? Je ne prétends pas que la biographie de don Juan n’offre aucun sujet de comédie ; mais je déclare en mon âme et conscience que la comédie de M. Delavigne n’est rien moins que gaie.
Ce qui m’a frappé surtout dans cette parodie de l’Espagne au xvie siècle, c’est la couleur voltairienne de Charles-Quint et de don Juan. L’empereur et son fils traitent les questions religieuses comme Zadig ou Pangloss. On dirait que la diète de Worms a déjà trois siècles sur les épaules ; ils ne s’inquiètent ni du saint-siége, ni de Luther ; le protestantisme armé de l’Allemagne ne trouble pas un instant leur pensée. M. Delavigne, faisant parler Charles-Quint comme l’ami de Mme Duchatelet, ressemble fort à ces monarchistes ignorans qui ne voient dans l’histoire de France, depuis quatorze siècles, qu’une succession de rois pareils en tout à Louis xiv. Des deux côtés c’est le même aveuglement ; l’étiquette royale de Versailles, au début de la conquête franke, n’est pas plus ridicule que le sourire de Voltaire dans le couvent de Saint-Just.
La prose de cette comédie, historique au dire de l’affiche, est d’un tissu tout-à-fait nouveau. Ce n’est ni la phrase claire et rapide du xviiie siècle, ni la phrase sévère et logique du xviie, ni la phrase ample et flottante du xvie, ni même la phrase ambitieuse, et tour à tour philosophique ou poétique, du siècle présent ; non, c’est un perpétuel cliquetis d’antithèses puériles ; c’est alternativement la caricature de Beaumarchais ou de quelques dramatistes plus modernes. M. Delavigne a démontré victorieusement qu’il y a autre chose dans la langue que des vers et de la prose, et qu’il ne suffit pas de limer les clous d’une rime pour ouvrir les charnières d’une période. En désertant l’alexandrin, il n’a pas mis le pied sur le seuil d’une nouvelle patrie ; il a perdu son armure, et n’a pas trouvé un manteau à sa taille.
Bien que je n’aie jamais partagé l’avis des critiques, éclairés d’ailleurs, qui proposent la réalité complète savamment restituée, comme le modèle achevé de toute poésie ; bien que pour moi Homère domine Hérodote, comme Shakspeare domine Hollinshed, cependant j’ai toujours pensé que l’imagination ne s’élève au-dessus de la mémoire qu’à la condition d’interpréter le souvenir. Or, est-il probable que M. Delavigne n’ait pas feuilleté les biographes de don Juan d’Autriche ? Est-il probable qu’il se soit contenté de quelques pages de Robertson ou de Strada ? Je répugne à le croire. À la vérité, il a déjà trouvé dans Comines l’étoffe d’une bergerie digne de Racan ; et quelle bergerie ! Louis xi à Plessis-lès-Tours. Mais s’il connaît la vie de don Juan, comment s’est-il plu à dénaturer une réalité plus riche que son poème, que Schiller aurait bien su agrandir et féconder, mais qui, faute d’être labourée par une habile charrue, est plus variée, plus imposante dans son inculte nudité que le roman dialogué de M. Delavigne ?
Élevé jusqu’à sa puberté dans l’ignorance de son père, don Juan est présenté à Philippe ii, dans une partie de chasse, par don Luis Quixada. Charles-Quint en mourant avait révélé à l’héritier de sa couronne le secret de ses premières faiblesses, et lui avait recommandé le bonheur de son fils naturel. Destiné aux dignités ecclésiastiques, don Juan, en apprenant de la bouche même du roi, devant tous les seigneurs de la cour, qu’il est du sang de Charles-Quint, se confirme dans son ambition militaire ; certes c’est là un beau début. Nous n’avons pas la fatuité de construire en quelques lignes un édifice dramatique ; mais vous allez voir comme les masses se groupent d’elles-mêmes, comme elles s’ordonnent harmonieusement.
À Madrid, don Juan trouve don Carlos amoureux d’Élisabeth de France, compromis par des amitiés séditieuses ; lui-même se passionne pour Marie de Mendoza ; Philippe ii lui ravit sa maîtresse, et renferme dans un couvent l’amante déjà mère. Don Juan souffre patiemment l’injure qui lui est infligée ; il appelle la gloire qui lui échappe, et lutte sans colère contre la jalousie du roi.
Don Carlos conspire ; don Juan n’hésite pas à le dénoncer. L’oncle et le neveu se défient, et mettent l’épée à la main ; don Carlos appelle au secours ; il est condamné ; son adversaire demande sa grace, et pleure sa mort avec des larmes sincères.
Délivré de son fils, Philippe ii confie à don Juan le châtiment des Maures de Grenade, et plus tard il lui accorde la victoire de Lépante. À ce moment, la jalousie du roi se réveille plus furieuse et plus terrible que jamais : il a pardonné l’amour, pardonné la générosité, il ne pardonne pas la gloire.
Nommé gouverneur des Pays-Bas, don Juan comprime la révolte et assure à son frère la paisible possession d’une de ses plus riches provinces. Mais son heure est venue ; le lendemain de la victoire de Gembloux, il meurt empoisonné.
N’y a-t-il pas dans la vie et la mort de ce héros, qui s’éteint à trente-trois ans, une grandeur et une énergie tout à la fois épiques et dramatiques ? Le duel de ces deux frères qui se combattent dans toutes leurs passions, n’est-il pas taillé pour le théâtre ? Cette lutte acharnée de la ruse contre l’héroïsme, cette couronne oisive et cette épée qui ne se repose jamais, ne vous semblent-elles pas satisfaire à toutes les exigences de la terreur et de la curiosité ? Cette tragédie qui débute par une partie de chasse, qui continue par un amour imprévoyant, qui se noue par la mort d’un fils incestueux, qui se resserre par la gloire envahissante du héros, et qui se dénoue enfin par la vengeance d’un rival impuissant à soutenir une lutte glorieuse ; cette tragédie vous paraît-elle mesquine ? Je ne dis pas que cette tragédie est toute faite ; car si la réalité n’est pas l’histoire, pourquoi l’histoire serait-elle la poésie ? Si Rome impériale se rétrécit ou s’élargit sous la plume de Suétone ou de Tacite, pourquoi Brantôme et Strada ne subiraient-ils pas la même destinée entre les mains d’un rimeur ou d’un poète ? Non, la tragédie n’est pas faite ; mais vienne un poète, et elle se fera. Si l’on me demande où est l’unité de ce programme gigantesque, je répondrai que toutes les parties de ce colosse sont réunies ensemble par un lien indissoluble, par la jalousie ombrageuse de Philippe ii. Quand il obéit aux dernières volontés de son père, il est jaloux ; il caresse don Juan pour le gouverner ; il l’attire à sa cour pour l’éblouir et l’habituer à l’obéissance. Quand il lui enlève Marie de Mendoza, c’est qu’il craint la postérité de son frère, c’est qu’il tremble que l’église ne réprouve le scandale de cet amour qui s’avoue à la face du ciel ; il est encore jaloux. Quand après la mort de don Carlos il confie ses armées à don Juan, c’est pour l’éloigner du trône ; il lui dit d’aller jouer sa vie pour la gloire, mais il espère que don Juan ne reviendra pas. Quand il l’envoie en Flandre, il prie Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le débarrasse d’un général trop célèbre ; et quand il accomplit le dessein de toute sa vie, le lendemain d’une victoire gagnée pour lui, ne couronne-t-il pas dignement cette tragédie à laquelle il travaillait depuis si long-temps ?
Si des cimes de l’histoire nous redescendons dans la plaine monotone que M. Delavigne appelle sa comédie historique, ne sommes-nous pas émus de pitié pour cet ouvrier patient qui prend un bloc de marbre, et qui, au lieu de l’équarrir hardiment, et d’y tailler une statue, le polit et l’use à sa manière, le creuse, le mine, le divise, l’éparpille en ruines, et n’arrive pas même à construire un pan de mur ?
Dans une comédie ainsi faite, la tâche des acteurs était difficile. La composition scénique de don Juan exigeait surtout une intelligence et une volonté supérieures à celle du poète ; car la perpétuelle pétulance que M. Delavigne a prêtée au frère de Philippe ii est d’un effet médiocre et ne peut intéresser pendant cinq heures. Je m’assure que si Talma eût accepté ce rôle, il en aurait varié la physionomie, à l’insu ou contre le gré de l’auteur. Il aurait fait sentir tout ce qu’il y a de romanesque et de mélancolique dans la singulière destinée du héros de Lépante. Il ne se serait pas laissé aller en toute occasion à l’emportement de sa jeunesse. Il se serait souvenu du trône placé si près de lui, et son ardeur belliqueuse se serait contenue pour ne pas effacer sous l’officier de fortune celui qui aurait pu être le roi. Firmin a compris autrement le rôle de don Juan ; il a exécuté avec une docilité exemplaire la volonté de l’auteur ; il a joué le fils de Charles-Quint en jeune premier, vivement, sans se reposer un instant, comme si l’âge du personnage lui eût prescrit la perpétuité du mouvement ; mais il ne s’est guère inquiété de savoir si M. Delavigne s’était trompé, s’il était au pouvoir de l’acteur de corriger la bévue du poète. Il a obéi, et n’a rien deviné au-delà de son devoir littéral. C’est sans doute par la même raison qu’il n’a pas songé à prendre un costume plus élégant et mieux caractérisé.
Geffroy avait un rôle ingrat entre tous. Le personnage de Philippe ii dans la pièce de M. Delavigne n’est terrible que par son nom ; il ne frappe pas, comme dans Schiller, par la simplicité même de sa cruauté. Il est méchant et il n’est pas roi. Il veut le mal et il s’épuise en efforts pour l’accomplir. Au lieu de commander d’un geste ou d’un sourire, il déploie une pompe de colère qui ne signifie que l’impuissance. Il convoque autour de lui le tribunal entier de l’inquisition, et il oublie que l’inquisition lui est dévouée ; il s’agite et se multiplie comme s’il n’avait pas d’autre force que son énergie personnelle. Ce n’est pas ainsi que se conduisent les rois absolus. À quoi leur servirait la terreur qu’ils inspirent, si elle ne les dispensait pas de l’action, et si toute leur vie ne se réduisait pas à la seule volonté ? C’est pourquoi il y aurait de l’injustice à juger sévèrement Geffroy dans le rôle de Philippe ii. Il aurait pu sans doute atténuer par son débit la monotonie odieuse du personnage qu’il représentait. Il aurait pu mettre plus d’élégance dans ses attitudes et gouverner plus habilement sa voix. Car les rois, obéis sur un signe de tête, ne sont pas habitués à parler aussi haut qu’un chef d’escadron ; et même dans la colère, quand ils ne sont pas sans témoins, ils craignent de se dégrader en élevant la voix. — Le costume de Geffroy était beau.
Ligier, chargé du rôle de Charles-Quint, a eu le tort, assez grave selon moi, de le jeter dans le même moule que Louis xi. Or, entre le vainqueur de Pavie et le prisonnier de Péronne, on m’accordera bien qu’il y a quelque différence. Il y avait dans Charles-Quint comme dans Louis xi du renard et du chat. Mais quand la ruse était épuisée, quand les négociations étaient à bout, le renard se réveillait lion, et Charles-Quint livrait bataille. Il gardait François Ier à Madrid, mais il ne mettait pas La Balue dans une cage. Il n’était pas donné à Ligier de changer le rôle qu’il avait accepté, mais il pouvait donner au moine de Saint-Just un mélange de finesse et de vivacité, une brusquerie, non pas capricieuse et maladive comme celle de Louis xi, mais bien hautaine et militaire par accès, réprimée impérieusement, mais de sorte cependant que le soldat reparût quelquefois, et qu’il cherchât son épée à la place de son chapelet. En demandant à Ligier cette individualité historique, nous sommes sûrs de nous rencontrer sinon avec sa volonté, du moins avec sa pensée. Nous savons qu’il prend son art au sérieux ; il s’attache à composer ses rôles, et s’il ne réussit pas toujours à se renouveler, ce n’est pas inattention de sa part, c’est plutôt la faute des couplets tragiques qu’il a récités depuis dix ans, et qui l’ont habitué à une sorte d’inflexibilité. Non pas que j’accuse d’une incorrigible monotonie tout le répertoire tragique de la France ; mais à côté de Pierre Corneille et de Jean Racine, Ligier n’a-t-il pas trouvé MM. Soumet et Ancelot ?
Sous la robe du jeune novice, Mlle Anaïs a été ce qu’elle devait être, gracieuse et mignarde. Elle a été Chérubin des pieds à la tête, mais Chérubin lisant Beaumarchais sous les yeux de Marivaux. Sa voix a de la jeunesse, mais elle manque de franchise ; elle dit bien et avec intelligence, mais elle n’est jamais hardiment accentuée ; elle lance les mots, mais elle se prépare trop visiblement à les lancer : on dirait qu’elle prend son élan. Le défaut capital de Mlle Anaïs, c’est de ne jamais modérer son ambition, et de chercher à tous propos les grands effets. Je ne sais comment il arrive qu’elle a toujours l’air de promener sa langue sur ses lèvres, tant elle exagère le son enfantin de ses moindres paroles. Cependant elle a fait plaisir au troisième acte. Les plaisanteries qu’elle récitait n’avaient pas grande valeur ; mais dans sa bouche elles prenaient une sorte de nouveauté. Mlle Anaïs faisait de son mieux ; elle était espiègle pour son compte et pour celui de l’auteur.
Samson, dans le rôle de don Quixada, a fait de louables efforts pour témoigner de ses études. Mais il a eu beau faire ; Crispin reparaissait à tout moment sous le tuteur de don Juan. Il n’a pas saisi la nuance qui sépare le comique du grotesque. Quand il voulait être pathétique, et amener cependant le sourire sur les lèvres, la passion s’effaçait tout entière, la comédie n’avait plus d’entrailles, la gaieté ne partait plus du cœur, l’attendrissement était manqué : Samson redevenait le très humble serviteur de Valère.
Mme Volnys, qui débutait dans le rôle de dona Florinde, a continué sur la scène de la rue Richelieu les habitudes du boulevart Bonne-Nouvelle. Elle a été coquette et a manqué de charme ; elle a levé ses grands beaux yeux, et son regard n’a ému personne ; elle a voilé sa voix comme si elle eût tremblé d’amour, et sa parole, malgré cet artifice trop visible, était dure et presque rauque. Elle a enlevé la salle avec deux mots : Je suis juive, et, plus tard, quand elle se débat sous la main libertine de Philippe ii, on viendra, je suis sûre qu’on viendra ; mais elle a détruit par sa pantomime mélodramatique l’impression qu’elle avait produite avec ces deux mots. Il y avait dans son attitude, et même dans son accent, plus de colère encore que de frayeur.
Je ne demande pas à M. Delavigne pourquoi il écrit dona au lieu de doña. Je pousserai même la complaisance et la politesse jusqu’à ne pas le chicaner sur quelques douzaines de solécismes comme celui-ci, par exemple : Réfléchir que ; comme la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie n’est pas encore publiée, les difficultés de cet ordre ne sont pas résolues pour tout le monde. — En fidèle historien, j’ajouterai que la pièce et les acteurs ont été fort applaudis ; le public a pris son plaisir en patience.