Théatre lyonnais de Guignol/Le Marchand de veaux

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Théatre lyonnais de GuignolN. Scheuringtome 1 (p. 175-203).
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LE MARCHAND DE VEAUX


PIÈCE EN UN ACTE



PERSONNAGES

GUIGNOL, jeune paysan,

GNAFRON, savetier,

MADELON, sa fille,

ANDRÉ, boucher

M. TOUTOU, médecin

MADAME BONNESAUCE, aubergiste

BUTAVANT, avocat de village

LE BAILLI.

Le marchand de veau

LE MARCHAND DE VEAUX

PIÈCE EN UN ACTE


Un village : la maison de Guignol à la droite du spectateur,
une autre maison à gauche.

Scène première

GNAFRON, seul.


JE viens voir si Chignol est toujours dans l’intention d’épousasser ma fille Madelon… Ce n’est pas que les prétendants manquent… y a sur les rangs Gaspard le récureur de puits, & Guillaume le chaudronnier… mais Chignol me convient, & à Madelon aussi… Seulement y a une condition : j’ai promis à ma défunte que celui à qui que je marierais ma fille, il faudrait qu’il eusse trois louis vaillants… Je l’ai juré à c’te pauvre femme… & comme nous nous sommes disputés tant qu’elle a vécu, c’est bien juste que je fasse ses volontés t’après sa mort… Chignol aura-t-il les trois louis ?… Tant pire… il faut qu’il les aye, si il veut avoir ma fille… Appelons-le… & parlons-lui avec dignité. (Il frappe.) M’sieu Guignol, M’sieu Guignol !



Scène II.

GNAFRON, GUIGNOL.
GUIGNOL, de l’intérieur.

On y va ! on y va ! (Il entre.) Ah ! le père Gnafron ! Bonjour, mon vieux ; comment ça va-t’aujourd’hui ? T’es-tu arrosé le gigier ce matin ?

GNAFRON.

Qu’est-ce que c’est que ces manières de parler t’incongrues ? Est-ce ainsi qu’on s’exprime avec le père d’une jeune demoiselle qu’on veut z’épousasser ?

GUIGNOL.

(À part.) Il a l’air tout badiné aujourd’hui ! Qué qu’y a donc ? (Haut.) Mossieu de Gnafron… (À part.) Je le gratte… (Haut.) Comment se porte votre respectable binette ?

GNAFRON.

Voilà qui est mieux. Je viens savoir, M’sieu Guignol, si vous êtes toujours dans les intentions de lier votre existence z’avec ma fille ; faites-moi t’une réponse catégorlique.

GUIGNOL.

Certainement, Mossieu de Gnafron. Je ne demande qu’à me marier z’avec elle.

GNAFRON.

Croyez, M’sieu Guignol, que je suis t’honoré z’& fier de voir z’entrer dans ma famille un gendre tel que vous… Mais vous savez les conditions ?

GUIGNOL.

Ah ! y a des conditions ?

GNAFRON.

Y en a !… J’ai promis t’à mon épouse que l’époux de ma fille possédasserait trois louis d’or… les avez-vous ?

GUIGNOL.

Je les ai pas… Mais, vous le savez, j’ai une maison, j’ai une vache & un veau.

GNAFRON.

Je m’importe peu de tout ça… je veux trois louis… c’est ce que j’ai promis t’à mon épouse.

GUIGNOL.

Et où veux-tu que je les prenne ?

GNAFRON.

Vends ta maison, ta vache ou ton veau.

GUIGNOL.

Si je vends ma maison, ousque je coucherai après ?… Je peux pas vendre mon veau non plus, il a que deux jours.

GNAFRON.

Hé ben, vends ta vache.

GUIGNOL, tristement.

C’est bon, on vendra la vache, quoi !

GNAFRON.

C’est z’entendu. (Fausse sortie.) Ah ! je réfléchis. Je veux pas que te vendes ta vache. V’la l’été, je veux que te me fasses manger des fromages de chèvre.

GUIGNOL.

Faits avec le lait de ma vache.

GNAFRON.

L’industrie fait tous les jours des progrès… Vends le veau… Adieu, dans t’un quart d’heure je viens chercher la réponse. (Il sort.)

GUIGNOL, seul.

Allons, j’aime mieux ça… ça me chagrinait de vendre ma vache, c’te pauvre bardelle[1]… Je vas lui donner une poignée de trèfle. (Il sort.)



Scène III.

ANDRÉ, puis GUIGNOL.
ANDRÉ, dans la coulisse.

Attention, Carabi, garde la carriole. (Il entre.) On m’a dit que Guignol avait un veau à vendre. Mes pratiques m’en demandent ; & ils sont d’un rare dans ce pays !… Je crois bien que sa maison est de ce côté… Ah ! le voici !

GUIGNOL, entrant.

Ah ! c’est vous, papa André. Bonjour, comment va le commerce ?

ANDRÉ.

Bien, mon garçon ; la viande se vend encore, mais l’argent est rare… Et toi, comment vas-tu ?

GUIGNOL.

Pas mal, M’sieu André… Et vous venez dans le pays pour acheter quéque chose ?

ANDRÉ.

Moi ! du tout !… j’ai ce qui me faut. Est-ce que tu as quelque chose à vendre ?

GUIGNOL.

Moi, du tout.

ANDRÉ.

Je viens voir des amis… Veux-tu prendre un verre de vin, là, chez le père Michaud ?

GUIGNOL.

Non, merci, je suis pas en train ce matin.

ANDRÉ.

Avec ça… ce n’est pas que si tu avais quelque chose à vendre on pourrait tout de même s’arranger… On m’a sifflé aux oreilles que tu avais un veau.

GUIGNOL.

(À part.) Ah ! te voilà donc, farceur ! (Haut.) C’est vrai, papa André.

ANDRÉ.

Tu ne voudrais pas le vendre ?

GUIGNOL.

Non, j’y tiens ; je veux en faire un élève. C’est une belle petite génisse ; dans quatre ans, ça fera un bœuf superbe.

ANDRÉ.

Tu veux rire ; c’est une génisse & tu veux en faire un bœuf.

GUIGNOL.

Avec ça que vous vous gênez, papa André, pour débiter des bœufs qui ont fait la provision de lait de tout le village.

ANDRÉ.

Ça, c’est mon affaire. Voyons, fais-moi voir l’animal.

GUIGNOL.

Par ici !

ANDRÉ.

Marche devant. (Ils entrent chez Guignol. — On entend les mugissements de la vache & sa clochette.)

ANDRÉ, en dedans.

Ah ça ! où donc qu’il est ton veau ?

GUIGNOL., de même.

Il est là, à côté de sa maman.

ANDRÉ, de même.

Sapristi ! qu’il est chétif, ton coco ! Il n’a que la peau. (Ils rentrent en scène.)

GUIGNOL, froidement.

Il est comme ça. (À part.) Te débines ma marchandise, te la paieras plus cher que te ne crois.

ANDRÉ.

Voyons, ne nous fâchons pas. Combien que t’en veux de ce maigrelet ?

GUIGNOL.

J’en veux trois louis.

ANDRÉ.

Tu t’amuses ; c’est pas un prix, ça. J’en donne un louis & demi.

GUIGNOL.

Trois louis tout ronds.

ANDRÉ.

T’es donc tout d’un mot ?

GUIGNOL.

Tout d’un mot, mon pauvre vieux.

ANDRÉ.

Allons, puisque t’es rébarbatif comme ça, voilà un louis pour arrhes. Je vais jusques chez Michaud… En revenant je te donnerai le surplus. À revoir ! (Il sort, & on l’entend crier : ) Allons, Carabi, mon vieux, mettons-nous en route !

GUIGNOL, seul.

Nom d’un rat ! V’là mes trois louis trouvés. Je vais donner triple ration de trèfle à ma vache. (Il sort.)



Scène IV.

M. TOUTOU, puis GUIGNOL.
TOUTOU, seul.

L’Académie des sciences vient de faire un rapport superbe sur un sirop nouvellement découvert… qui guérit toutes les maladies… le sirop de mou de veau… Je suis seul médecin dans ce pays… Il faut que je me hâte de mettre à profit cette belle découverte… Malheureusement, le veau est très-rare… Je sais bien qu’il y en a un chez Guignol… un de mes anciens malades… Mais voudra-t-il le vendre ?… Allons, corbleu ! qui ne hasarde rien n’a rien. (Il frappe) Monsieur Guignol !

GUIGNOL, entrant.

Ah ! c’est vous, M’sieu Tuetout !

TOUTOU.

Monsieur Guignol, je ne me nomme pas Tuetout, mais Toutou.

GUIGNOL.

Allons ! on peut bien vous appeler Tuetout au moins c’te année… Ils y ont tous passé, vos malades… Y en a ben eu une soixantaine.

TOUTOU.

J’en ai sauvé six.

GUIGNOL.

Y a pas de quoi crier bien fort.

TOUTOU.

Vous êtes un ingrat, car vous êtes des six ; je vous ai bien tiré de votre fièvre.

GUIGNOL.

C’est-à-dire que c’est moi qui me suis tiré de vos griffes… Ah ! vous y alliez joliment : diète absolue, quarante ventouses & vingt-quatre sangsues… Si j’avais pas eu le voisin qui m’a apporté une bonne soupe aux choux & un bon troc de lard… y a ben longtemps que je serais dans la grande guérite.

TOUTOU.

Je ne viens pas vous demander le prix de mes visites.

GUIGNOL.

Que me voulez-vous donc, aimable docteur ?

TOUTOU.

Voici ce que c’est : vous avez un veau, n’est-ce pas ?… Voulez-vous me le vendre ?

GUIGNOL.

(À part.) Un médecin qui achète un veau ! que diantre veut-il en faire ? (Haut.) Oui, Monsieur, j’ai-t-un veau ; mais j’en veux un bon prix.

TOUTOU.

Nous nous entendrons bien. Peut-on voir l’animal ?

GUIGNOL.

Oui, oui, venez. (Ils entrent chez Guignol ; on entend la vache & sa sonnette.)

TOUTOU.

Il a de belles cornes votre veau, il est d’une belle venue.

GUIGNOL.

Mais vous vous trompez, papa ; c’est la mère que vous arregardez… v’là le gone.

TOUTOU.

Saperlotte ! il n’est pas gros.

GUIGNOL.

Il a de la peau de reste. (Ils rentrent.)

TOUTOU.

Je le prends tout de même. Combien voulez-vous de cette haridelle ?

GUIGNOL.

Il est si petit ! Vous m’en donnerez seulement quatre louis.

TOUTOU.

Oh ! c’est trop cher. Trois louis, cela vous va-t-il ?

GUIGNOL.

À moins de quatre louis, il ne quitte pas ses appartements.

TOUTOU.

Tenez, Monsieur Guignol ; voici trois louis. Dans un quart d’heure j’enverrai Baptiste vous porter l’autre & il emmènera le veau !… Ah ! je suis enchanté de mon marché. Voyez, Monsieur Guignol, vous m’auriez demandé vingt-cinq louis de votre veau que je vous les aurais donnés… C’est un trésor pour moi… Je vais fabriquer du sirop de mou de veau… Je tirerai, je l’espère, de votre animal vingt-cinq mille topettes à vingt-cinq francs. Je vous en vendrai dix, vingt, si vous voulez… Ma fortune est faite… Au revoir, Monsieur Guignol. (Il sort.)

GUIGNOL, l’appelant.

Eh ! Docteur ! Non, vrai, venez donc, je ne vends pas mon veau !… Tenez, voilà votre argent… Ah ! bah ! il ne m’entend plus. Me voilà bien monté ; j’ai vendu mon trésor… Allons ! j’ai déjà quatre louis ; mon mariage est fait. (Il entre chez lui.)


Scène V.


Mme BONNESAUCE, puis GUIGNOL.
Mme BONNESAUCE, dans la coulisse.

Merci, merci, je trouverai bien. Une maison d’un étage, vous dites… c’est très-bien… Monsieur Guignol… je comprends. (Elle entre.) Je crois que m’y voici… frappons. (Elle frappe.) Holà ! quelqu’un ?

GUIGNOL, entrant.

Présent ! Ah ! c’est du beau sexe… C’est vous, Madame, qui avez chapoté chez moi ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

Mme BONNESAUCE.

Monsieur, je m’appelle Madame Bonnesauce ; je suis restauratrice.

GUIGNOL.

Je comprends, vous tenez une gargote, vous êtes restaurateuse.

Mme BONNESAUCE.

Oui, Monsieur, restauratrice. Je tiens un restaurant fort bien achalandé à Vernaison, à l’enseigne du Chavasson d’argent… Aujourd’hui je suis dans tous mes embarras. J’ai une fort jolie noce, quatre-vingt-dix couverts… Ils m’ont recommandé de leur faire manger du veau, & je veux en acheter un entier pour le leur faire servir à toutes les sauces… On m’a dit que vous en aviez un à vendre… Nous pouvons faire affaire ensemble, si vous êtes raisonnable.

GUIGNOL, à part.

(À part.) Bon ! je l’ai déjà vendu à deux… Mais au fait, si elle m’en donnait plus que les autres !… Il paraît que le veau est très-recherché aujourd’hui… (Haut.) Mais, tout de même, Madame : si vous voulez me suivre, je vais vous faire voir l’animal. (Ils entrent chez Guignol : on entend la vache & sa sonnette.) Prenez garde au gaillot[2] ; & surtout ne mettez pas le pied dans ma marmite.

Mme BONNESAUCE, dans l’intérieur.

(Poussant un cri) Ah ! qu’est-ce que je vois là… Chassez donc ce gros chat rouge ; il me fait peur.

GUIGNOL, de même.

Mais, Madame, c’est mon veau.

Mme  BONNESAUCE, de même.

Comment, ce maigrillon-là, c’est votre veau ; il entrera tout entier dans une casserole. (Ils rentrent.)

GUIGNOL, froidement.

Il est comme ça, Madame.

Mme  BONNESAUCE.

Le prix fait tout. Combien en voulez-vous ?

GUIGNOL.

Parce que c’est vous, Madame, ça sera cinq louis.

Mme  BONNESAUCE, riant.

Ah ! ah ! Monsieur, n’est-ce pas que vous me trouvez l’air un peu jeune, l’air innocentin ?

GUIGNOL.

Mais, pas du tout, Madame… (À part.) Elle a l’air d’avoir fait la campagne de Moscou.

Mme  BONNESAUCE.

Allons, je suis pressée : dites-moi votre dernier mot.

GUIGNOL.

Cinq louis, Madame ; à un sou de moins y ne sort pas de sa chambre garnite.

Mme BONNESAUCE.

Ah ! ah ! vous êtes un farceur ; vous me plaisez. Vous me rappelez mon premier mari, qui était tambour-major dans la Grande armée. Voici deux louis que je vous donne à compte. Je vais achever mes emplettes… En repassant, je vous apporte les trois autres, & j’emmène cet insecte… Adieu, Monsieur Guignol, à une autre fois. (Elle sort.)



Scène VI.

GUIGNOL, seul.

Adieu, Madame… V’là mon veau vendu à trois personnes tout d’même. Comment me tirer de là ?… Mais, j’y pense, il y a ici un vieux qui prête à la petite semaine & qui donne des conseils… Il connaît tous les plans… Je vais me faire donner une consulte. (Il frappe à gauche.) Monsieur Butavant !



Scène VII.

GUIGNOL, BUTAVANT.
BUTAVANT.

Qu’y a-t-il pour votre service ?

GUIGNOL.

M’sieu Butavant, je viens vous demander une consulte… une consulte de six francs.

BUTAVANT.

Expliquez-moi votre affaire.

GUIGNOL.

V’là ce que c’est. J’avais un veau, M’sieu ; je l’ai vendu.

BUTAVANT.

On ne vous a pas payé ?

GUIGNOL.

Ce n’est pas ça… C’est que je l’ai vendu à trois personnes.

BUTAVANT.

Différentes ?

GUIGNOL.

Différentes.

BUTAVANT.

Peste ! vous vous êtes mis là dans de vilains draps.

GUIGNOL.

Mes draps sont pas plus vilains que les vôtres ; ils sont en carlicot tout neuf.

BUTAVANT.

Je veux dire que vous vous êtes exposé à un fort mauvais procès, en vendant votre veau à trois personnes différentes.

GUIGNOL.

C’est bien pour ça que je viens vous trouver. Je voudrais garder le veau…

BUTAVANT.

Et l’argent ? (Guignol fait un signe affirmatif.) Peste ! ce n’est pas là une consultation de six francs, ça vaut douze francs.

GUIGNOL.

Je donne dix francs.

BUTAVANT.

Impossible… douze.

GUIGNOL.

Eh ben, va pour douze francs !

BUTAVANT.

Laissez-moi réfléchir. (Il met sa tête dans ses mains.) J’ai votre affaire. Lorsque les personnes à qui vous avez vendu votre veau reviendront, vous ne leur répondrez pas une parole, vous ne ferez que ce geste & ce bruit. (Il siffle en passant sa main devant sa bouche.) Fui ! fui !

GUIGNOL.

Rien que ça ? (Il imite le geste & le sifflement.) Fui ! fui !

BUTAVANT.

On vous prendra pour un fou & tout sera fini… Donnez-moi mes douze francs.

GUIGNOL.

Tout à l’heure, quand j’aurai gagné.

BUTAVANT.

Comme il vous plaira. Je vais examiner cette scène de mon balcon, & je m’en vais bien rire… ah ! ah ! (Il sort en riant.)

GUIGNOL.

Il vient de me donner un bon plan, le vieux coquin. (Apercevant André.) Aïe, aïe, aïe, v’là le boucher.



Scène VIII.

GUIGNOL, ANDRÉ.
ANDRÉ, dans la coulisse.

Attention, Carabi, garde la voiture ! (Entrant.) Bonjour, maître Guignol, je viens prendre mon veau.

GUIGNOL, avec le geste & le sifflement indiqués.

Fui ! fui ! fui ! fui !

ANDRÉ

(À part.) Qu’est-ce qu’il a donc ? (Haut.) Je viens chercher mon veau. (Même jeu de Guignol.) Ah mais ! ça finit par m’ennuyer… Si vous avez changé d’idée, eh ben ! c’est pas joli… mais ça m’est égal… Rendez-moi mon louis, & il n’y a rien de fait. (Même jeu de Guignol.) Ah ! c’est comme ça… ni l’un ni l’autre ?… petite canaille ! je vais trouver Monsieur le Bailli & nous allons voir. (Il sort. — Guignol l’accompagne avec le même jeu.)

GUIGNOL.

En voilà un d’expédié… Ah ! le médecin à présent !


Scène IX.

GUIGNOL, M. TOUTOU.
TOUTOU.

Ces domestiques sont insupportables ! Baptiste est sorti, & je ne puis pas attendre… Je suis impatient d’avoir ce veau & de commencer mes distillations. (Apercevant Guignol.) Ah ! Monsieur Guignol, mon domestique est absent. Je vous prie de conduire mon veau chez moi ; je vous donnerai cinq francs pour votre peine. (Même jeu de Guignol.) Hein ! plaît-il ? qu’est-ce que cela veut dire ? Je vous demande mon veau. (Même jeu.) Vous ne voulez plus me le vendre, peut-être ?… Eh bien ! rendez-moi mes arrhes. (Même jeu.) Ah ! c’est ainsi ! je vais porter ma plainte à Monsieur le Bailli, petit fripon !

GUIGNOL.

Deux d’entortillés !… Oh ! v’là la maman.


Scène X.

GUIGNOL, Mme BONNESAUCE.
Mme BONNESAUCE.

Mon cher Monsieur Guignol, je viens chercher le petit animal ; est-il prêt ? (Même jeu de Guignol.) Hein ! plaît-il ? vous sifflez ! vous avez perdu un chien ?… ça me contrarie pour vous… Mais donnez-moi vite mon veau, je suis très-pressée. (Même jeu de Guignol.) Que signifie cette mauvaise plaisanterie ? Donnez-moi mon veau ou rendez-moi mon argent. (Même jeu.) Mais c’est une abomination, c’est un vol ! Je vais trouver Monsieur le Bailli, & il me rendra justice, petit scélérat !

GUIGNOL.

Et de trois ! C’est pas sans peine ; je peux plus siffler… Aïe ! aïe ! qu’est-ce qui vient de ce côté ? Ils reviennent tous avec le Bailli… Un petit m’ment ! (Il sort.)


Scène XI.

LE BAILLI, ANDRÉ, TOUTOU, Mme BONNESAUCE,
puis GUIGNOL.
Le Bailli est entouré d’André, de Toutou & de Mme Bonnesauce,
qui lui parlent tous à la fois.
LE BAILLI.

Silence ! Sapristi ! Parlez les uns après les autres… Je n’y comprends rien. (À André.) Voyons, vous qui êtes venu le premier, que m’avez-vous dit ?

ANDRÉ

Je lui ai donné un louis d’arrhes…

TOUTOU.

Mais, Monsieur le Bailli, permettez-moi de vous expliquer…

Mme BONNESAUCE.

On n’a donc point d’égards pour le beau sexe… Je lui ai donné…

TOUTOU.

Laissez-moi donc parler…

ANDRÉ

Mais, sapristi ! mon tour est bien venu.

LE BAILLI, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre.

Silence ! mes oreilles sont cassées… Voyons, docteur, expliquez-vous posément. (Ils recommencent à crier & à s’interrompre.) Silence ! le premier qui parle, je le mets hors de cause. (À Guignol qui est venu se placer silencieusement près de la bande.) Monsieur Guignol, qu’avez-vous à répondre à ces réclamants ?

TOUTOU, ANDRÉ, Mme  BONNESAUCE.

Oui, qu’as-tu à répondre, scélérat, canaille, fripon ? (Guignol répond avec le geste & le sifflement indiqués.)

LE BAILLI.

Heim ! (Même jeu.) Que dites-vous ? (Même jeu.) Cet homme est fou, vous le voyez bien. On ne traite pas avec un aliéné… Vous êtes dans votre tort. Arrangez-vous comme vous pourrez. Je me retire.

TOUTOU, ANDRÉ, Mme  BONNESAUCE.

Mais, Monsieur le Bailli, Monsieur le Bailli.

LE BAILLI.

(À part.) C’est égal, cette affaire-là n’est pas claire ; je reviendrai. (Haut à André, &c.) Laissez-moi tranquille, vous êtes dans votre tort. (Il sort.)

TOUTOU, ANDRÉ, Mme  BONNESAUCE.

Monsieur le Bailli, Monsieur le Bailli. (À Guignol.) Scélérat ! canaille ! (Guignol, qui a pris un bâton, les bat & les chasse. Ils sortent en criant. Guignol rit.)


Scène XII.

GUIGNOL, BUTAVANT.
BUTAVANT arrive en riant.

Ah ! ah ! ah ! Eh bien ! Monsieur Guignol, vous le voyez, mon conseil a parfaitement réussi ; je viens chercher mes douze francs.

GUIGNOL.

Ah ! vos douze… (Il s’arrête & siffle avec le geste indiqué.)[3]

BUTAVANT.

Non, Monsieur Guignol, il n’y a plus personne ici… vous n’avez rien à craindre… vous pouvez parler… donnez-moi mes douze francs. (Même jeu de Guignol.) Ah ! c’est comme ça que vous agissez ; vous viendrez une autre fois me demander des conseils !… (Furieux.) Je vous croyais plus honnête que cela… Canaille !…

GUIGNOL, lui donnant un coup de tête.

Allez donc vous plaindre à M’sieu le Bailli.


Scène XIII.

Les mêmes, le BAILLI qui est entré vers la fin de la scène précédente avec les trois plaignants.
LE BAILLI.

J’ai tout entendu, Monsieur Butavant… Vous donnez des conseils pour tromper autrui, & vous ne voulez pas qu’on vous trompe ?… Un bon marchand doit faire lui-même l’essai de sa marchandise… C’est par vos fraudes que ces gens-là ont été dupés… Vous leur rembourserez l’argent qu’ils ont avancé à Guignol.

ANDRÉ.

Justement il m’a prêté l’autre jour une petite somme à douze pour cent par mois. Je me retiendrai mon louis.

TOUTOU.

Moi, je lui ai emprunté quelque argent pour ma fabrication de sirop de mou de veau, à cinq pour cent par semaine. Je me retiendrai mes trois louis.

Mme  BONNESAUCE.

Et moi, je suis sa débitrice à un pour cent par jour. Je me retiendrai mes deux louis.

LE BAILLI.

Je vous y autorise… Vous entendez, Monsieur le donneur de conseils !… Et j’espère que vous modérerez un peu ces petits intérêts-là… sinon j’y mettrai ordre… Quant à toi, Guignol, qui as reçu l’argent, tu en as besoin pour ta noce ; mais tu le rembourseras à Monsieur Butavant. Tu lui feras un billet payable dans quinze ans, sans intérêt… Et que je ne te rattrape pas à faire un semblable commerce !

TOUS, moins Butavant.

Bien jugé ! bien jugé ! (Ils sortent.)

GUIGNOL, seul, à la cantonnade.

Merci, M’sieu le Bailli ; soyez tranquille, on ne m’y reprendra plus.


Scène XIV.

GUIGNOL, GNAFRON, MADELON.
GNAFRON, à Madelon qui pleure.

Tais-toi, Madelon ; tais-toi, te vas savoir ton sort. (À Guignol.) Mossieur Chignol, je viens voir si les conditions sont remplites.

MADELON.

M’sieu Guignol, faut-y rire ? faut-y pleurer ?

GUIGNOL

Riez, riez, Mamz’elle.

MADELON.

Alors je ris, je ris !

GNAFRON.

T’as les trois louis, mon vieux ?

GUIGNOL.

J’en ai six ; & j’ai ma maison, ma vache & mon veau.

GNAFRON.

Ah ! Chignol, t’es bien le gendre qu’y me fallait ; y a toujours de quoi licher avec toi.

GUIGNOL.

À quand la noce ? dans quinze jours ?

GNAFRON.

Non, nous allons la commencer tout de suite… Nous la finirons dans quinze jours.

Ils sortent en chantant & en dansant.



fin du marchand de veaux.




  1. Bardelle : nom que les paysans de notre contrée donnent à une vache dont la robe est de plusieurs couleurs.
  2. Gaillot ; bourbier, flaque d’eau.
  3. Dans cette scène & les cinq précédentes, le souvenir de la farce de Patelin est manifeste.