Théatre lyonnais de Guignol/Les Frères Coq

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Théatre lyonnais de GuignolN. Scheuringtome 1 (p. 69-113).
Les frères Coq

LES FRÈRES COQ

PIÈCE EN UN ACTE


Une place publique, à Lyon.

Scène I

Guignol, seul


ENFIN, j’ai de la chance une fois en ma vie. Mon ami Laramée, qui est brigadier dans la cavalerie à cheval, vient de me faire avoir la place de maître bottier dans son régiment. Voilà qui est cannant[1] Maître bottier ! moi qui ne fais que de regrolages[2], me voir à la tête d’un régiment de paires de bottes ! C’est un petit peu joli, & j’ai envie d’aller boire bouteille avec le père Gnafron, pour célébrer c’te fortune… Mais il y a un petit inconvénient, c’est qu’il faut un cautionnement de cinq cents francs en entrant en place, & je n’ai pas le moindre rond… N’y a que mon frère Gaspard qui puisse me les prêter. Il est notaire, & les pécuniaux[3] lui manquent pas… Mais voudra-t-il ? Il est si méchant ! Il dit que je lui fais z’honte, & il m’a défendu de mettre les pieds chez lui… Il m’a même donné trois cents francs pour ne plus porter son nom. Je m’appelais Coq, & à présent je m’appelle plus que Guignol ; c’était le nom qu’on me donnait quand j’étais petit. Ça m’a bien chiffonné de changer de nom comme ça, mais y a fallu en passer par là… Voudra-t-il m’écouter à présent ?… Ah bah ! puisqu’y m’a donné trois cents francs pour ne plus porter son nom, il m’en donnera p’t-être bien cinq cents quand y saura que je vais quitter la ville pour être maître bottier dans un régiment… Allons, ganache ; un peu de courage, saperlotte !… Chapotons[4] chez lui. (Il frappe.)


Scène II.

GUIGNOL, GASPARD.
GASPARD.

Que me veut-on ? Ah ! c’est vous, Monsieur Guignol ? Je vous avais pourtant défendu de vous présenter devant moi.

GUIGNOL.

Dis donc, Gaspard ! mon frère !…

GASPARD.

Je vous ai défendu de me tutoyer, je vous ai défendu de m’appeler votre frère.

GUIGNOL.

Personne ne nous entend… Puis, c’est ben un joli nom tout de même… mon frère !

GASPARD.

Je vous ai défendu de m’appeler ainsi… Je vous ai donné trois cents francs pour cela ; c’est assez cher.

GUIGNOL.

C’est vrai… mais, dis donc… dites-moi, Monsieur Coq… Si tu pouvais… si vous pouviez me rendre un petit service, je t’en saurais bien bon gré.

GASPARD.

C’est encore de l’argent que vous venez me demander ?

GUIGNOL.

Oui, mais c’est la dernière fois. J’ai une belle place, je vais entrer maître bottier dans un régiment de cavalerie à cheval ; tu ne me verras plus par là… Mais il me faut un cautionnement de cinq cents francs… & pas de pécuniaux !

GASPARD.

Cinq cents francs ? comme vous y allez ! Vous croyez que cinq cents francs se trouvent dans le pas d’un cheval !… & qu’avez-vous fait des trois cents francs que je vous ai donnés il y a deux mois ?

GUIGNOL.

Eh bien ! j’avais chez le boulanger une ouche[5] qui était un peu conditionnée… y avait ben cent francs.

GASPARD.

Oui, le désordre, les dettes… Je vous reconnais.

GUIGNOL.

Puis, je devais ben autant au cabaretier.

GASPARD.

C’est cela… l’ivrognerie !

GUIGNOL.

Puis les autres cent francs… que sais-je ?… Louison s’est acheté un bonnet… moi, j’avais besoin d’un tablier de cuir… & les amis… le dimanche… le lundi… la vogue de la Croix-Rousse…

GASPARD.

Non, Monsieur ; non, Monsieur. Je ne vous donnerai pas cinq cents francs pour en faire un pareil usage… Avec les habitudes que vous avez, vous ne resteriez pas trois semaines maître bottier au régiment… On vous chasserait ; vous reviendriez ici, & mes cinq cents francs seraient perdus… Vous êtes incorrigible, & vous ne serez jamais qu’un vagabond.

GUIGNOL.

Gaspard ! (À part.) Oh ! qu’il est méchant !

GASPARD.

Ce n’est pas en vivant comme vous que j’ai amassé ma fortune & que je suis devenu notaire. C’est par la sobriété, par l’ordre, par l’économie, par le travail… Ne me parlez plus de cela ; retirez-vous & que je ne vous revoie jamais !

GUIGNOL.

Mais, Gaspard… Monsieur Coq, laissez-moi vous dire…

GASPARD.

Pas un mot de plus… Allez demander cinq cents francs à vos amis de cabaret. Et si jamais vous remettez les pieds chez moi, je vous fais jeter à la porte par mes gens. (Il rentre & ferme sa porte.)


Scène III.

GUIGNOL, puis LOUISON.
GUIGNOL, seul.

Hum ! hum ! gribouillon, va ! avare, grippe-sou ! Qu’ils viennent me toucher, tes gensses ! je leur tremperai une soupe dans le ruisseau, & une soupe à l’oignon, encore !… J’ai envie de lui jeter des pierres dans ses vitres… Galopin, te n’étais pas si fier quand te sautais les ruisseaux pour ton patron, Monsieur Croquelard… que te venais m’emprunter des gobilles[6], que te me les rendais seulement pas… puis… que te me disais que la m’man avait oublié de te donner ton déjeuner, & que te me mangeais la moitié du mien… Va, sans-cœur ! te t’appelles Coq, & te n’es qu’un gros dinde… Fais donc ta roue… Sors donc, voyons ; viens donc t’expliquer avec moi !

LOUISON, accourant.

Mais, papa, qu’avez-vous donc à crier comme ça dans la rue ?

GUIGNOL.

Retiens-moi, Louison ; retiens-moi ; je vas faire un malheur !

LOUISON.

Mais qu’avez-vous ?

GUIGNOL.

J’ai, que ton oncle… non, ce n’est plus ton oncle, il a raison… te n’es pas la nièce d’un artignol comme ça… Monsieur Coq vient de me refuser cinq cents francs qui m’étaient de besoin pour entrer dans une belle place… & il me dit encore une poignée de sottises… il m’appelle vacabond, ivrogne… Moi, ivrogne ! jamais le vin ne m’a fait faire des S… Jamais ! entends-tu, gâche-papier, casse-plume ?

LOUISON.

Allons, papa, venez travailler.

GUIGNOL.

Moi ! est-ce que je travaille quand je suis en colère ? je massacrerais la chaussure… Va chez le marchand de vin me demander bouteille… Prends une grande bouteille, une bouteille de quatre litres.

LOUISON.

Mais, papa, le marchand de vin ne veut plus nous donner à crédit ; il dit que l’ouche est pleine.

GUIGNOL.

Déjà ! mais aussi vous faites des ouches grandes comme rien du tout… Moi, je voudrais des ouches comme des mâts de cocagne… Hé ben, donne-lui d’argent à ce droguiste.

LOUISON.

Mais, papa, d’argent, j’en ai plus.

GUIGNOL.

T’en a pas, petite menteuse ? & les huit sous d’hier ?

LOUISON.

Et votre dîner avec votre ami Gnafron ?

GUIGNOL.

Ah ! te n’as pas de monnaie ? Tiens, va changer cette pièce. (Il lui donne un soufflet.)

LOUISON.

Papa, vous me battez, vous n’avez pas raison… C’est pas moi qui suis cause que vous n’avez pas d’argent & que vous êtes en colère.

GUIGNOL.

C’est vrai, j’ai tort… Ah ! c’est ce scélérat de notaire de malheur !… Je te retrouverai ben quéque jour, gredin. C’est encore toi qu’es cause que je bats ma Louison ; je te mettrai ça sur ton compte… Louison, prends les bottes du postillon, qu’il a apportées ce matin pour les ressemeler, & porte-les au Mont-de-Piété.

LOUISON.

On me prêtera pas grand’chose là-dessus.

GUIGNOL.

Y aura ben toujours pour boire un litre. Je travaillerai demain pour les retirer.

LOUISON.

Et si le postillon vient les demander ?

GUIGNOL.

Te lui diras que je les fais tremper, que je les arrose.

LOUISON.

C’est-à-dire que c’est les bottes que vont vous arroser la corniole.

GUIGNOL.

Elle est drôle, Louison… Allons, cours & reviens vite. J’ai la pépie ; mon gosier est comme un perchemin. (Ils sortent tous deux.)


Scène IV.

JÉRÔME, en costume de voyageur pauvre, VICTOR.
JÉRÔME.

Laisse-moi m’arrêter un instant, mon cher Victor. Je ne puis maîtriser mon émotion. Il y a trente ans que j’ai quitté Lyon, & tant de souvenirs me reviennent à la fois ! Il y a bien des choses changées ici ; mais je retrouve encore mon vieux clocher de Fourvières, les coins de rue où j’ai polissonné avec mes frères… Tout cela me remplit de joie & de tristesse en même temps.

VICTOR.

Mais, mon cher bienfaiteur, me direz-vous pourquoi ce déguisement ?

JÉRÔME.

Il est temps de te l’expliquer. Mon père, Antoine Coq, était un honnête ouvrier de cette ville, qui avait élevé à grand’peine, par son travail, une nombreuse famille. Il lui était resté trois garçons, dont j’étais l’aîné, & il nous avait fait apprendre à chacun un état. J’avais fini mon apprentissage chez un serrurier ; mais cet état ne m’avait jamais plu : j’eus un jour une querelle avec mon patron & je le quittai. J’avais toujours eu un certain goût pour le commerce ; je demandai à mon père la permission d’aller à Marseille pour chercher à m’embarquer, comme mousse, sur un vaisseau marchand : il me le permit ; j’embrassai mon père & ma mère, que je n’ai plus revus, & je partis, il y a de cela trente ans.

VICTOR.

Vous étiez sans argent ?

JÉRÔME.

J’avais vingt francs d’économies & quelques pièces que ma mère avait glissées dans ma poche. Je voulus utiliser mon voyage : j’achetai du fil, des aiguilles, des almanachs, que je vendis le long de la route, achetant ensuite d’autres marchandises. Enfin, lorsque j’arrivai à Marseille, mon petit commerce m’avait nourri pendant le voyage & j’avais soixante francs.

VICTOR.

C’était d’un bon présage.

JÉRÔME.

À Marseille, je vendais des allumettes & de la petite mercerie dans les cafés. Je me promenais souvent sur le port, songeant toujours à m’embarquer. Enfin, un jour, j’y rencontrai un capitaine de vaisseau marchand, dont la figure franche & bonne m’enhardit à lui parler de mon dessein. Je lui demandai de me prendre à son bord, lui offrant de lui servir de domestique pendant toute la traversée, sans autre gage que ma nourriture. Il accepta, & je dois dire que pendant le voyage, il n’exigea de moi aucun service de domestique. Au contraire, il m’instruisait, me faisait apprendre le calcul, la tenue des livres, & me donnait des conseils sur ce que je pourrais faire dans le Nouveau Monde.

VICTOR.

C’était un bien brave homme.

JÉRÔME.

Arrivé à la Martinique, il me plaça chez un riche planteur qui avait une grande exploitation. Mon activité & ma fidélité gagnèrent bientôt la confiance de mon patron : je devins le gérant de toutes ses propriétés. J’eus le bonheur d’apaiser une révolte d’esclaves dans laquelle sa fortune & sa vie couraient les dangers les plus imminents ; & il y a cinq ans, à sa mort, comme il n’avait pas d’enfant, il m’a institué héritier de toute sa fortune, qui s’élevait à trois millions. Je l’ai encore augmentée par cinq années de travail. Mais le désir de revoir mon pays natal, de savoir ce qu’était devenue ma famille, m’a bientôt fait prendre en dégoût la position brillante, mais isolée, que j’avais à la Martinique ; j’ai réalisé ma fortune, j’ai vendu mes plantations, je me suis embarqué, & me voilà !

VICTOR.

Mais, Monsieur, lorsque je vous ai rencontré à Marseille, vous portiez un costume plus convenable à votre condition. Pourquoi venez-vous de prendre celui-ci à l’hôtel où nous sommes descendus ?

JÉRÔME.

Tu es jeune, mon cher Victor, & tu ne connais pas encore les hommes. J’ai quitté mon pays & ma famille il y a trente ans : il se passe bien des choses en trente années. Mon père & ma mère sont morts. Mais mes parents, mes amis, comment me recevront-ils ? Je sais bien qu’ils recevront à bras ouverts Jérôme trois fois millionnaire ; mais recevront-ils aussi bien Jérôme pauvre, Jérôme ouvrier, Jérôme au retour d’un long voyage, dont il ne rapporte que des infirmités ? Voilà ce que je voudrais savoir, voilà pourquoi j’ai pris ce costume.

VICTOR.

Je vous comprends, Monsieur.

JÉRÔME.

Le ciel ne m’a point donné d’enfant & je suis veuf. Il est vrai que j’ai en toi un fils, Victor. Tu m’as sauvé la vie à Marseille, lorsque j’étais attaqué par ces bandits qui avaient appris que j’avais sur moi des valeurs considérables. Tu ne me quitteras jamais. Mais je voudrais savoir ce que sont devenus mes deux frères. Ils étaient d’un caractère bien différent ; l’un, laborieux, économe, un peu avare même ; l’autre, sans soucis, toujours content, aimant le plaisir, mais un cœur d’or… Il faut que tu m’aides à les chercher. Nous sommes dans le quartier qu’habitait mon père, la Grande rue St-Georges. On doit se souvenir d’eux ici… Reste sur cette place. Si tu peux lier conversation avec quelque passant, interroge-le.

VICTOR.

Volontiers, Monsieur.

JÉRÔME.

Moi, je vais faire un tour dans le quartier. J’entrerai chez les boulangers, les épiciers, les charcutiers ; j’arriverai bien à savoir quelque chose… Attends-moi ici.

VICTOR.

Ne me laissez pas seul trop longtemps ; je ne connais pas la ville.

JÉRÔME.

Je te retrouverai avant une heure.


Scène V

VICTOR, puis GNAFRON.
VICTOR, seul.

Je vais mettre tous mes soins à prendre les renseignements que désire Monsieur Coq. Je ne veux pas qu’il puisse penser que je convoite sa succession & que je l’éloigne de sa famille. (On entend Gnafron chanter : Nous quitterons-nous sans boire ? ou tout autre refrain bachique[7].) Voilà un homme qui a l’air d’un bon vivant. Je crois que je puis m’adresser à lui.

GNAFRON, entrant sans voir Victor.

Je n’ai pourtant pas sifflé un verre de vin depuis hier soir. Je me range, décidément. Ah ! c’est que le gousset est comme le gosier ; il est sec… je chante, mais je suis triste. (Il recommence à chanter.)

Les frères Coq
VICTOR.

Mon ami, pardonnez-moi d’interrompre votre chanson… je voudrais…

GNAFRON.

Ne vous gênez pas M’sieu ; je la recommencerai tout à l’heure.

VICTOR.

Je suis étranger dans cette ville ; voudriez-vous me rendre un petit service ?

GNAFRON.

Ah ! M’sieu, on voit bien que vous ne connaissez pas les Lyonnais. Y a jamais d’étranger pour nous. Qu’est-ce que je peux faire pour vous être agréable ? M’sieu veut-il accepter un verre de vin ?

VICTOR.

Je vous remercie. C’est un renseignement que je voudrais avoir.

GNAFRON.

Vous ne pouvez pas mieux vous adresser. Le père Gnafron n’a jamais quitté le quartier… & j’y connais tout le monde, depuis les boutiques jusqu’au cintième.

VICTOR.

Avez-vous connu autrefois la famille Coq ?

GNAFRON.

Coq ! je n’ai connu que ça. Le père était canut, bistanclaque ; il est mort & la mère aussi, qui était une des bonnes langues du quartier… On pouvait la charger d’habiller quelqu’un… habit, veste & culotte, quand elle y avait passé, y n’y avait pas besoin d’aller rue Impériale ; y n’y manquait rien… Brave femme, du reste !… Ils avaient trois fils avec qui que j’ai polissonné, quand j’étais petit… nous jouions au quinet ensemble ; un joli jeu… On l’a défendu à présent… on dit que ça sautait quéque fois dans les quinquets des passants… c’est dommage.

VICTOR.

Vivent-ils encore, les fils Coq ?

GNAFRON.

Y en a un qui est parti pour les Iles, où l’on a dit qu’il a été mangé par les sauvages, que c’était même le roi qui l’avait mangé parce qu’il était gras… Les deux autres sont encore ici. Y en a un qui est dans les cossus ; il est notaire.

VICTOR.

Notaire ?

GNAFRON.

Oui, M’sieu. Vous pouvez voir sa plaque ici, toute dorée : Coq, notaire.

VICTOR.

C’est un brave homme ?

GNAFRON.

Certainement ! pour la bravoure !… si M’sieu a du bien à placer, il peut le mettre dans son étude & être tranquille… Mais nous ne nous fréquentons pas.. Il est un peu fiéreux, quoiqu’on se soit bien connu dans les temps… Il ne voit plus les petits négociants.

VICTOR.

Vous êtes négociant ?

GNAFRON.

Oui, M’sieu, pour vous servir.

VICTOR.

Et c’est par son travail que Monsieur Coq est arrivé à cette position ?

GNAFRON.

Oui, oui : son père l’avait mis saute-ruisseau chez un vieux papa à perruque, qui était là avant lui. Il est devenu troisième clerc, puis second, puis premier ; puis il a acheté le trou…

VICTOR.

Et l’autre ?

GNAFRON.

Ah ! par exemple, celui-là, il n’est pas notaire… Je le connais beaucoup : nous buvons ensemble… Un bon enfant ! Il n’a jamais six sous sans m’appeler pour les manger avec lui… Nous sommes collègues.

VICTOR.

Collègues ! & puis-je vous demander quel état ?

GNAFRON.

Nous sommes bijoutiers.

VICTOR.

Bijoutiers !… c’est un bel état… qui demande beaucoup de goût.

GNAFRON.

(À part.) De goût ! Y en a assez quand on remue le baquet… (Haut.) Y ne faut pas confondre. C’est bijoutier sur le genou.

VICTOR.

Bijoutier sur le genou ! je ne connais pas cet état.

GNAFRON.

Nous ne montons pas le diamant sur or ou sur argent, nous le montons sur cuir…vous savez la chanson :

Il fallait tirer avec les dents… ents,
Du cuir mouillé plein de poix… oix.
VICTOR.

Ah ! je comprends… cordonnier ?

GNAFRON.

Vous êtes bien honnête… cordonnier en vieux.

VICTOR.

Savetier ?

GNAFRON.

Oui ; les gens qui ont reçu de l’éducance nous appellent savetiers ; ceux qui n’en ont pas reçu nous appellent gnafres.

VICTOR.

Et fait-il ses affaires ?

GNAFRON.

Bien petitement. Le commerce va si mal, & les cuirs sont si chers !… Mais c’est un fier ouvrier… Je lui porte souvent mon ouvrage, parce que je commence à avoir la vue un peu gogotte.

VICTOR.

Je vous remercie de tous ces détails, mon ami. Puis-je vous offrir quelque chose ?

GNAFRON.

Oh ! M’sieu ; je ne vous demande rien.

VICTOR.

Mais non, mais non : je vous ai fait perdre votre temps ; faites-moi le plaisir d’accepter ceci, vous boirez à ma santé.

GNAFRON.

Oh ! M’sieu, vous êtes bien honnête. Je vous remercie, mais c’est bien pour ne pas vous fâcher… c’est trop… De l’or !… mon habit n’en a jamais vu… Dites-moi, s’il vous plaît, combien est-ce que ça fait, ce que vous me donnez là ?

VICTOR.

Soixante francs.

GNAFRON, à part.

Soixante francs ! mais c’est un milord anglais cet étranger ! Je m’en vais acheter une bareille pour cet argent… (Haut.) M’sieu, puis-je vous demander votre nom ?

VICTOR.

Oh ! c’est inutile.

GNAFRON.

Comme vous voudrez… C’est que, voyez-vous, j’aurais fait mettre deux verres ; je les aurais remplis ; puis j’aurais dit : À votre santé, M’sieu Jules, ou M’sieu Auguste, ou M’sieu Georges ! À la vôtre ! j’aurais répondu. J’aurais trinqué, j’aurais bu mon verre, puis j’aurais bu le vôtre… Ça fait plaisir.

VICTOR.

Je m’appelle Victor.

GNAFRON.

Ah ! Victor, c’est un joli nom ! ça fait penser à la victoire qui rime avec boire… Pardonnez-moi encore, M’sieu, de vous demander votre état.

VICTOR.

Je suis rentier.

GNAFRON.

Ah ! en voilà un fameux état !… M’sieu n’aurait pas besoin d’un associé par hasard ?

VICTOR, riant.

Non, merci… Mais dites-moi, où demeure votre ami, Monsieur Coq ?

GNAFRON.

Tenez, M’sieu ; vous voyez au coin de cette rue, cette baraque… C’est là qu’il demeure… Ces bottes qui pendent, c’est les aiguilles de sa pendule. Puis-je vous rendre encore quelque service, M’sieu ?

VICTOR.

Je vous remercie, mon ami.

GNAFRON.

Si vous avez besoin de quéqu’un pour vous conduire par la ville… je vous ferai voir l’abattoir, le coq de Saint-Jean, la fontaine des Trois-Cornets ; n’y en a plus qu’un, mais c’est égal… la grille de la rue de Gadagne… le dôme de l’Hôpital, avec le lézard.

VICTOR.

Je vous remercie ; j’ai besoin de me reposer, je verrai la ville plus tard.

GNAFRON.

Allons, M’sieu, toujours à votre service… Je m’appelle Gnafron… je vais boire à votre santé, M’sieu Victor… (À part.) Si je mettais un troisième verre pour Guignol ?… oui, je mettrai trois verres… (Haut.) Adieu, M’sieu Victor.

VICTOR.

Adieu, Monsieur Gnafron.


Scène VI.

VICTOR, puis JÉRÔME.
VICTOR.

Allons, j’ai eu de la chance ; je me suis bien adressé. C’est une gazette, ce brave Monsieur Gnafron.

JÉRÔME, arrivant.

Te voilà ! je t’ai fait attendre ; mais je n’ai pas perdu mon temps. Mes deux frères vivent. L’un est notaire, l’autre savetier. Il ne me reste plus qu’à connaître leur adresse.

VICTOR.

Hé bien ! moi, j’ai encore mieux opéré que vous. Je la sais, leur adresse ; vous êtes tout près d’eux. Voici le notaire & voilà le savetier.

JÉRÔME.

En vérité ?

VICTOR.

Voyez l’enseigne du notaire.

JÉRÔME.
Tu as raison. Je vais commencer par lui ; à tout seigneur, tout honneur !… Vas à l’hôtel faire préparer notre repas ; il est probable que je vais dîner en famille. J’irai te retrouver sous peu.
(Victor sort. — Jérôme frappe chez Gaspard.)

Scène VII.

JÉRÔME, GASPARD.
GASPARD, sortant.

Qu’est-ce ?… Ah ! un mendiant encore !… Bonhomme, je ne donne pas l’aumône chez moi. Il y a dans la ville des établissements pour les indigents, auxquels je verse une somme chaque année. Il faut vous y adresser ; on vous donnera ce qui vous est nécessaire.

JÉRÔME.

Vous vous trompez, Monsieur ; je ne demande pas l’aumône.

GASPARD.

Que me voulez-vous donc ? Parlez, mais hâtez-vous : je suis notaire ; mes affaires réclament tout mon temps, & je ne puis le perdre en conversations.

JÉRÔME.

Je viens, Monsieur, vous apporter des nouvelles de quelqu’un qui vous touche de prés. Vous aviez un frère nommé Jérôme.

GASPARD, sèchement.

Oui, un fort mauvais sujet, qui a fait beaucoup de chagrins à mon père. Il n’a jamais pu apprendre aucun métier ; il est parti pour l’Amérique. On croit qu’il y est mort de la fièvre jaune, ou qu’il a péri dans quelque folle expédition.

JÉRÔME.

C’est une erreur, Monsieur… Jérôme vit.

GASPARD.

Ah !… & sans doute il a toujours été le même : léger, paresseux, débauché, il n’a pas su épargner un sou.

JÉRÔME.

Vous vous trompez encore, Monsieur ; il a amassé une fortune de plus de trois millions.

GASPARD.

Hum !… vous dites, Monsieur ?

JÉRÔME.

Je dis que Jérôme a amassé une fortune de plus de trois millions, & qu’il a voulu revenir dans son pays auprès des siens, parce qu’il n’a pas d’enfant. Il a débarqué il y a quelques jours à Marseille, & il arrive aujourd’hui, tout à l’heure, par le prochain convoi du chemin de fer.

GASPARD.

(À part.) Trois millions ! pas d’enfant ! (Haut.) Pardonnez-moi : je n’avais pas compris d’abord : j’ai la tête cassée. Jérôme, mon frère, grand & noble cœur !… je le reconnais bien là. Il avait l’esprit aventureux, mais le coup d’œil sûr ; une véritable capacité commerciale !… Pardonnez-moi, Monsieur ; mais il faut que j’aille à sa rencontre ; il ne se reconnaîtrait plus ici ; notre ville a tellement changé d’aspect… (À la cantonnade.) Lafleur ! François ! mettez les chevaux à la voiture ; nous allons au chemin de fer. Vite, vite ! c’est un de mes frères qui arrive.

JÉRÔME, à part.

Ce n’est pas à ma rencontre qu’il va, c’est à celle de mes millions.

GASPARD.

À tout à l’heure, Monsieur !

JÉRÔME.

Vous vous hâtez peut-être un peu. Je ne vous ai pas encore tout dit. Jérôme avait, comme je vous l’ai annoncé, gagné à la Martinique une fortune de plusieurs millions ; mais il ne l’a plus. Le vaisseau qui l’amenait en France a fait naufrage ; il a eu grand peine à se sauver, & tout ce qu’il possédait a été englouti. Il a pu venir jusqu’ici, mais il est à peu près sans ressources.

GASPARD.

Ah ! peste ! (À la cantonnade.) Lafleur ! François ! attendez ; n’attelez pas ! mon frère n’arrive pas encore ! (À Jérôme.) Je vous fais compliment, Monsieur ; vous contez fort bien. Vous savez donner à vos narrations un intérêt, un charme saisissant ; mais je vous ai compris. Jérôme revient misérable comme il a toujours vécu. Il a appris que j’ai acquis par mon travail quelque fortune, & il vous envoie en éclaireur pour savoir ce qu’il pourra tirer de moi. Hé bien ! dites-lui que je ne veux pas le recevoir, que j’ai déjà assez d’autres membres de ma famille qui me font rougir, sans qu’il vienne ici étaler le spectacle de son inconduite… Je lui ferai passer quelque argent, une fois pour toutes… pourvu qu’il quitte la ville… Surtout, qu’il ne se présente pas chez moi… S’il vient, je le ferai jeter à la porte.

JÉRÔME.

Monsieur, il est votre frère !

GASPARD.

Pas un mot de plus. S’il se présente, je le ferai jeter à la porte. (Il sort brusquement.)


Scène VIII.

JÉRÔME, seul.

J’ai bien réussi chez le notaire ! C’est peu encourageant pour le surplus de mes visites de famille ! Si celui qui a de l’éducation, des manières… qui est un homme comme il faut, m’a reçu de cette façon, comment me recevra donc le savetier ? Je crois que je n’ai qu’à faire mon paquet & à repartir… Il faut cependant aller jusqu’au bout. Faisons encore cet essai. (Il frappe de l’autre côté.)


Scène IX.

JÉRÔME, GUIGNOL.
GUIGNOL.

(À l’intérieur.) On y va ! on y va ! (Entrant.) Bonjour, Mossieu. C’est pour un ressemelage, Mossieu ? Je peux vous faire ça tout de suite… (À part.) Le particulier n’a pas l’air cossu.

JÉRÔME.

Je vous remercie ; ce n’est pas pour cela que je viens.

GUIGNOL.

Et pourquoi donc ? C’est pour des clous ? Vos groles prennent l’eau ?

JÉRÔME.

Non plus… Je vais vous le dire. Vous vous appelez Coq ?

GUIGNOL.

C’est-à-dire… je m’appelais Coq autrefois,… mais à présent je m’appelle plus que Guignol.

JÉRÔME.

Comment cela ?

GUIGNOL.

C’est mon frère le notaire qui m’a donné trois cents francs pour que je porte plus son nom.

JÉRÔME, à part.

Le nom de notre père !

GUIGNOL.

Même que, dans le quartier, on se moque de moi ; ça me fait bisquer… mais j’ai reçu l’argent, je l’ai même mangé… Faut ben que je tienne ma parole… S’il avait seulement voulu me donner ce matin cinq cents francs pour avoir la place de maître bottier dans un régiment, je l’aurais débarrassé, j’aurais quitté la ville… Mais qué que ça vous fait à vous tout ça, vieux ?

JÉRÔME.

Vous aviez un frère nommé Jérôme ?

GUIGNOL.

Oh oui ! pauvre Jérôme ! un bien bon enfant, lui ! nous nous aimions bien… il me donnait ben des tapes quéquefois ; mais, c’est égal, je l’aimais bien. Quand il avait une brioche, ou un carquelin[8], ou une pomme, il m’en donnait toujours un morceau… & moi aussi.

JÉRÔME.

Il y a longtemps que vous ne l’avez vu ?

GUIGNOL.

Je pense bien. Il est parti pour l’Amérique, pour la Martinique ; que sais-je ?… Y n’y a pas de chemin de fer pour ce pays-là… Oh ! puis c’est un pays qu’est plein de sauvages qui mangent les hommes… Pauvre Jérôme ! Il est p’t-être mort ; & comment encore ? Il a p’t-être été mangé par un sauvage ou par un cocodrille.

JÉRÔME.

Hé bien ! non, il n’a pas été mangé, il n’est pas mort. Je l'ai vu il n'y a pas bien longtemps.

GUIGNOL.

Pas possible ?

JÉRÔME.

Il m’a chargé de vous donner de ses nouvelles & de vous dire qu’il viendra bientôt ici.

GUIGNOL.

Vraiment ?… & il doit être bien changé ?

JÉRÔME.

Oh ! si changé, que, voyez-vous, il serait devant vos yeux, vous ne le reconnaîtriez pas.

GUIGNOL, ému.

Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que vous me dites donc là ?… Mon pauvre Jérôme… je le reconnaîtrais pas !… V’là que je me sens tout chose à présent !… Plus je vous regarde… C’est son nez, c’est ses yeux, c’est son parler… Allons, ne fais donc pas le bête… Jérôme !… ganache !… mon frère ! c’est toi !… (Il se jette dans les bras de Jérôme. — Ils s’embrassent longuement.)

JÉRÔME.

Mon bon frère !

GUIGNOL.

Comme te v’là changé, en effet. Te n’as pas rajeuni.

JÉRÔME.

Mais ni toi non plus, il me semble. Cependant je t’ai reconnu tout de suite… Puis tu as conservé l’accent du pays.

GUIGNOL.

Ah ! nom d’un rat, je n’ai pas voyagé comme toi. Mais dis-moi donc, que nous rapportes-tu de ton Amérique ? Il me semble que te n’as pas fait fortune là-bas.

JÉRÔME.

Hélas ! non, mon frère : j’ai eu de grands malheurs. J’avais ramassé une petite fortune, je l’ai perdue.

GUIGNOL.

Que veux-tu ? Y aura ben ici un morceau de pain pour toi, en attendant que te trouves de travail ; sois tranquille.

JÉRÔME.

C’est que je ne suis pas venu seul.

GUIGNOL.

Je comprends… T’as épousé là-bas une négresse ; te l’amènes avec des mioches que ne sont pas blancs. Va, va ! nous coucherons & nous décrasserons ben tout ça. Nous les mettrons dans le baquet.

JÉRÔME.

Non, mon frère ; je n’ai point d’enfant ; mais je suis ici avec un jeune homme, un ami qui m’a sauvé la vie un jour où j’allais être tué par des brigands. Je l’avais adopté lorsque j’étais dans la richesse ; je ne puis pas l’abandonner aujourd’hui.

GUIGNOL.

Oh ! le brave garçon ! je voudrais l’embrasser.

JÉRÔME.

Mais toi ? tu es marié, tu as des enfants ?

GUIGNOL.

Je suis veuve ; ma Madelon est morte y a trois ans ; mais j’ai une fille, Louison. Il faut que te la voies, c’est une belle fille, va ! je vas l’appeler. Louison ! Louison ! avance ici ;… avance donc, molasse !



Scène X.

les mêmes, LOUISON.
LOUISON, de l’intérieur.

Me v’là, papa ! (Entrant.) Ah ! un m’sieu !

GUIGNOL.

Te sais ben, ton oncle Jérôme dont je t’ai si souvent parlé… Hé ben ! le v’là ! embrasse-le.

LOUISON.

Ah ! mon oncle ! (Elle l’embrasse.)

JÉRÔME.

Je te fais compliment. Elle est très-gentille, ta Louison.

LOUISON.

Vous êtes bien honnête, mon oncle. Mon père me parlait bien souvent de vous. Il me racontait les farces que vous faisiez ensemble quand vous étiez petits ; & quand on lui disait que vous étiez mort, il ne voulait jamais le croire.

JÉRÔME.

Brave frère !

GUIGNOL.

Louison, faut faire la soupe pour quatre.

LOUISON, bas.

Papa, j’ai point de beurre.

GUIGNOL, de même.

Mets-y ma colle : ça donne très-bon goût.

JÉRÔME.

Je vous quitte pour un instant, mes enfants. Je vais chercher ma malle à l’auberge où je suis descendu & je vous amènerai mon ami Victor. (Il sort.)

GUIGNOL.

Ne sois pas longtemps. Je vas faire faire le dîner. (À la cantonnade.) Fais bien attention aux omnibus. Marche sur les trétoirs. Allons ! bon ! V’là un boulanger qui l’attrappe avec son ouche… Prenez donc garde, mitron ! C’est mon frère.


Scène XI.

GUIGNOL, LOUISON.
LOUISON.

C’est bien facile de dire : Je vas faire faire le dîner. Mais avec quoi ? j’ai pas d’argent.

GUIGNOL.

Combien t’a-t-on donné sur les bottes du postillon ?

LOUISON.

Trente sous ; & vous avez déjà bu un litre là-dessus.

GUIGNOL.

Ah ! nom d’un rat !… Faudra acheter un quart de salé… quatre têtes de mouton… Ah ! puis, je me rappelle qu’il aimait bien le gras-double. J’ai là-haut un vieux tablier de cuir bien gras, qui ne sert plus, te le couperas en petits morceaux… À la poële, avec un oignon, deux sous de graisse blanche & bien de vinaigre, ça sera à se licher les doigts.

LOUISON.

Vous croyez, papa ? Ça sera ben un petit peu dur.

GUIGNOL.

Te mettras de linge blanc sur la table.

LOUISON.

Où voulez-vous que je le prenne ?

GUIGNOL.

Mets ma chemise que j’ai quittée samedi.

LOUISON.

Mais, papa, elle est toute sale.

GUIGNOL.

Sale ! je l’ai portée que quinze jours !… Te la retourneras à l’envers, & te mettras les manches en dedans.

LOUISON.

Ça sera joli !

GUIGNOL.

Allons, vas vite !… Ah ! dis-moi, faudra inviter Gnafron.

LOUISON.

Votre Gnafron, je sais pas ce qu’il a… il boit depuis ce matin, il peut plus se tenir.

GUIGNOL.

Raison de plus ! il est charmant quand il est pochard. Il égaye toute une société : il fait tant de chansons, il a une voix superbe. Nous lui ferons chanter : Où peut-on être mieux ?

LOUISON.

Mais où prendre l’argent ?

GUIGNOL.

Ah bah ! crève l’avarice, & vive la joie ! J’ai encore une couverture… zou !… au Mont-de-piété !… je me couvrirai cette nuit avec des écopaux. C’est pour mon frère !… j’y vas pendant que te fais le fricot.


Scène XII.

GASPARD, seul.

Je suis ruiné, déshonoré, perdu… Une lettre de Marseille m’annonce la faillite d’un armateur auquel j’avais avancé des sommes considérables !… Si je ne trouve pas aujourd’hui même deux cent mille francs, je suis obligé de prendre la fuite… Qui l’aurait dit ? une affaire qui s’annonçait si bien ! Mais que faire ? bon Dieu ! que faire ? (On entend chanter Gnafron).


Scène XIII.

GASPARD, GNAFRON.
GNAFRON, ivre.

Sapristi ! j’y vois pas bien clair : y fait aujourd’hui un brouillard ! (Il heurte Gaspard.)

GASPARD.

Faites donc attention, ivrogne !

GNAFRON.

Ah ! c’est vous, M’sieu Coq ! pardon, excuse, je vous voyais pas ; c’est le brouillard… Mais faut pas rudoyer le pauvre monde… Ah ! votre frère Jérôme est pas comme vous ; il m’a touché la main.

GASPARD.

Jérôme ! il est donc ici ?

GNAFRON.

Ah ! je crois ben ; & il est ben aussi cossu que vous. Ah ! il en a des pécuniaux celui-là ! il est galonné sur toutes les coutures… Son ami qui est venu avec lui m’a donné trois jaunets pour boire ; & je fais bien sa commission… je les fais pas moisir, ses jaunets ; depuis ce matin j’arrête pas de pomper.

GASPARD.

Est-il possible ?… Ah ! maladroit que j’ai été ! c’est Jérôme qui s’est présenté à moi ce matin ; c’était une épreuve… Et comment l’ai-je reçu ?… Tous les malheurs fondent sur moi en même temps… Il est riche, il revient d’Amérique ; il n’y a que lui qui puisse me sauver… Mais comment réparer ma conduite ? comment le retrouver d’abord ? Il faut que j’aie cet argent aujourd’hui.

GNAFRON.

Il a vu votre frère Guignol ; ils se sont embrassés.

GASPARD.

Et où est-il à présent, ce cher Jérôme ?

GNAFRON.

Ah ! je sais pas ; mais il m’a dit qu’il allait venir chez Guignol… M’sieu Coq, on pourrait pas vous offrir un verre de vin ?… Voyez ! les jaunets ont pas encore tous passés dans mon gésier.

GASPARD.

Non, non, je vous remercie. (À part.) Il faut que je parle à Guignol.

GNAFRON.

Adieu, M’sieu Coq. Je vas boire à la santé de votre frère… & à la vôtre aussi, bah !… à la santé de toute la famille Coq !… Vive la famille Coq ! (Il sort. Gaspard frappe chez Guignol : Guignol entre.)


Scène XIV.

GASPARD, GUIGNOL.
GASPARD.

Guignol, dis-moi, je te prie…

GUIGNOL.

Tiens, il me tutoye à présent. Que voulez-vous, Monsieur Coq ?

GASPARD.

Tu as vu notre frère Jérôme ?

GUIGNOL.

Je suis donc votre frère à présent ?

GASPARD.

Oublie ce qui s’est passé, j’ai eu tort. Tu as vu Jérôme ?

GUIGNOL.

Oui, je l’ai vu, il va venir manger ma soupe. Voulez-vous dîner avec nous ?

GASPARD.

Je te remercie ; je suis un peu pressé… Où est-il ?

GUIGNOL.

Je sais pas, il est allé à son auberge ; il va apporter sa malle. Je crois ben qu’elle n’est pas ben lourde. Pauvre garçon ! il est comme moi, il y a de la place dans son gousset.

GASPARD.

Mais tu te trompes, Guignol. Jérôme est riche, très-riche ; millionnaire peut-être.

GUIGNOL.

Oh ! pour ça, c’est pas vrai.

GASPARD.

Je viens de l’apprendre, j’en suis certain.

GUIGNOL.

On t’a tiré une craque ; je te dis que c’est pas vrai. S’il était riche, il aurait plus son air bon enfant des autres fois. S’il était riche, il m’aurait pas tutoyé, il m’aurait pas appelé son frère. S’il était millionnaire, il aurait fait comme toi ; il m’aurait jeté quelques écus pour que je porte plus le nom de notre père ; ou ben, il l’aurait quitté, lui, ce nom, pour se faire noble à la douzaine… Il m’aurait défendu de me présenter devant lui, en me menaçant de me faire jeter à la porte par ses gens… Va, va ! je te dis qu’il est pauvre ; il m’a embrassé de trop bon courage, & en pleurant encore… Te ne pleures pas comme ça, toi ; t’es riche. (Vers la fin de cette scène, Jérôme a paru dans le fond avec Victor.)


Scène XV.

GASPARD, GUIGNOL, JÉRÔME en costume riche, VICTOR.
JÉRÔME, se montrant.

Tu te trompes, Guignol. La richesse n’endurcit que les méchants & les orgueilleux. Ceux qui ont du cœur, quand le bon Dieu leur a donné la prospérité, reconnaissent toujours leurs parents & leurs vrais amis… Oui, mon cher frère, je suis riche ; je suis trois fois millionnaire, & je veux que tu sois heureux avec moi.

GUIGNOL.

Sapristi, quel beau paletot tu as !… & un chapeau à trois lampions !

JÉRÔME.

Hé bien ! Monsieur le notaire, me permettez-vous à moi de porter le nom de Coq ?

GASPARD.

Pardonnez-moi, mon frère, de ne vous avoir pas reconnu ce matin. Les soucis, les affaires m’avaient troublé l’esprit ; je ne savais plus ce que je faisais. Prenez pitié de moi ; vous voyez devant vous le plus malheureux de tous les hommes. Je suis ruiné si vous ne venez à mon secours. Je viens d’éprouver une perte considérable, & si, dans la journée, je ne trouve pas deux cent mille francs à emprunter, je suis perdu.

JÉRÔME.

Avez-vous eu pitié de moi, quand vous me croyiez misérable ? Et Guignol, lui avez-vous prêté ce matin les cinq cents francs qui pouvaient le tirer de la misère ?

GUIGNOL.

Jérôme ! c’est notre frère !… nous avons eu tous trois le même p’pa & la même m’man. Tu sais ben, il était ben gentil quand il était petit. Il avait une petite culotte bleue avec une pièce verte… au coude. Il a de chagrins ! les escalins te manquent pas. Lâche-lui de médailles ! Lâche-lui de médailles !

JÉRÔME.

Vous lui avez donné trois cents francs pour qu’il ne portât plus le nom de notre père ; je vous en donne trois cent mille pour que vous ne déshonoriez pas ce nom.

GASPARD.

Merci, mon frère ! (Il s’en va.)


Scène XVI.

JÉRÔME, GUIGNOL, VICTOR, puis LOUISON.
JÉRÔME.

Allons, il faut nous réjouir à présent.

LOUISON, entrant.

Papa, le dîner est prêt.

JÉRÔME.

Écoute, mon frère… Ta boutique est un peu étroite pour que nous y dînions tout à l’aise. Je vais vous emmener dîner au cabaret. D’autant plus que, si tu le veux, Guignol, ce dîner sera un repas de fiançailles.

GUIGNOL.

Comment ça ?

JÉRÔME.

Je veux te demander la main de ta fille Louison pour Victor, mon fils adoptif.

GUIGNOL.

Monsieur Victor, qui t’a sauvé la vie ! Oh ! je donne mon consentement.

JÉRÔME.

Et toi, Louison ?

LOUISON.

Je ne suis qu’une pauvre fille sans éducation, mon oncle. Comment puis-je devenir la femme d’un jeune homme bien élevé ?

JÉRÔME.

La dot est mon affaire ; & pour l’éducation ça ne sera pas long. Je te ferai donner des maîtres : en six mois tu seras une fille accomplie.

VICTOR.

Mademoiselle, je serais le plus heureux des hommes si vous pouviez être du même avis que Monsieur Jérôme.

GUIGNOL.

Allons, z’enfans, donnez-vous la main, & embrassez-vous… Jeune homme, faudra ben me la rendre heureuse, au moins !

JÉRÔME.

Nous allons conclure cette affaire-là à table… Toi, Guignol, tu resteras avec nous ; nous ne nous quitterons plus.

GUIGNOL.

C’est qu’en dehors de la savaterie, je suis pas bon à grand’chose.

JÉRÔME.

Hé bien, tu feras des souliers pour tous les pauvres de la ville. Je te fais un abonnement de dix mille francs par an pour ça.

GUIGNOL.

Ah ben, décidément me v’là maître bottier ! Ce n’est plus le même régiment, mais je suis toujours sûr de ne pas manquer de pratiques… Dis donc, Louison, faudra pas oublier d’aller retirer les bottes du postillon.

au public.

Messieurs, nous voilà tous riches, & cependant il nous manque encore quelque chose. Nous vous avons dit tant de gognandises[9] que nous en sommes tout honteux. Mais si nous étions sûrs de vous avoir réjouis, nous serions fiers comme des Coqs.

fin des frères coq[10].
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  1. Cannant : amusant, agréable.
  2. Regrolage : raccommodage de soulier.— Grole : vieux soulier, savate.
  3. Les pécuniaux : le numéraire : pecunia.
  4. Chapoter : frapper.
  5. Ouche : taille, broche de bois sur laquelle les fournisseurs marquent leurs livraisons.
  6. Gobilles : billes à jouer.
  7. On trouve dans quelques manuscrits le couplet suivant :
    Quand aura passé le flambeau
    De mon existence légère,
    Si vous venez à mon tombeau,
    Chers enfants du tonneau,
    Dites : Ci-gît un frère,
    Un franc joyeux compère ;
    Et videz, amis, un flacon
    En mémoir’ du père Gnafron.
  8. Craquelin : sorte de gâteau jadis fort apprécié de la jeunesse lyonnaise.
  9. Gognandises : billevesées, bêtises.
  10. Les Frères Coq est une des rares pièces qu’une tradition constante attribue à Mourguet, 1er du nom. Bien que les retouches successives soient très visibles dans les leçons qui se jouent aujourd’hui, le tissu de l’intrigue & les principales scènes se sont transmis à nous à peu près intacts. Il est facile d’y reconnaître une donnée déjà plusieurs fois mise au théâtre, notamment dans l’Habitant de la Guadeloupe, de Mercier. Mais sur cette donnée de lieu commun, Mourguet a fait une pièce très-originale, très-bien filée, où les sentiments du peuple sont très-bien compris & très-bien exprimées. Les Frères Coq est le chef-d’œuvre du théâtre Guignol de Lyon.