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Théodore Rousseau (Th. Gautier, 1868)

La bibliothèque libre.
Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 231-239).


THÉODORE ROUSSEAU

NÉ EN 1812. — MORT EN 1867

Théodore Rousseau appartenait à cette grande génération de 1850, qui marquera dans l’avenir et dont on parlera comme d’une des époques climatériques de l’esprit humain. On eût dit qu’une flamme était descendue du ciel, le même jour, sur des fronts privilégiés. Quelle ardeur, quel enthousiasme, quel amour de l’art, quelle horreur de la vulgarité et des succès achetés par de bourgeoises concessions ! Chacun se donnait tout entier avec son effort suprême et sa plus intense originalité. Toutes les natures étaient lancées à fond de train, et l’on se souciait peu de mourir, pourvu qu’on atteignît le but. L’art se renouvelait sur toutes ses faces ; la poésie, le théâtre, le roman, la peinture, la musique formaient un bouquet de chefs-d’œuvre. Cabat avait découvert la nature sans aller bien loin. Le jardin Beaujon, le cabaret de Montsouris, la Mare aux canards, le Moulin de la galette, lui avaient suffi. Flers, le maître de Cabat, trouvait des paysages charmants aux environs d’Aumale. Théodore Rousseau, après s’être inspiré des coteaux de Sèvres et de Meudon, s’était aventuré jusqu’à la forêt de Fontainebleau, alors presque inconnue, et il y avait planté sa tente. Là il peignait des arbres, des rochers, des ciels, comme si Berlin, Bidault, Watelet, Michallon n’eussent jamais existé ; des arbres qui n’étaient pas historiques, des rochers où ne s’abritait pas la nymphe Écho, des ciels que ne traversait pas Vénus sur son char. Il rendait ce qu’il voyait avec son attitude, son dessin, sa couleur, ses rapports de ton, naïvement, sincèrement, amoureusement, ne se doutant pas que c’était là une audace presque insensée, et qu’il allait passer pour barbare, chimérique et fou.

La vérité a ce privilège lorsqu’elle se montre dans sa saine nudité, au milieu de nos vaines apparences et de nos mensonges spécieux ; on la trouve indécente et l’on veut la faire rentrer dans son puits. Après avoir paru une fois au Salon, par surprise sans doute, Rousseau en fut exclu systématiquement pendant de longues années. L’Institut semblait craindre que ce feuille révolutionnaire ne renversât la société de fond en comble. À chaque refus d’admission, c’étaient dans la jeune presse d’alors des cris, des injures, des diatribes contre le jury, dont on ne saurait se faire une idée. Quelle consommation d’épithètes et de métaphores outrageantes ! Nous-même nous étions, à l’endroit de ces pauvres jurés, d’une férocité qui nous fait sourire aujourd’hui quand le hasard met sous nos yeux ces pages virulentes, début obligatoire de tout Salon en ce temps. La forme était peut-être excessive, mais nous avions raison de défendre la liberté de l’art. Cependant Rousseau, sans se décourager, continuait à étudier la nature ; il allait la surprendre le matin en déshabillé, quand elle croit que personne ne la regarde ; il l’épiait à sa sieste de midi et surtout au crépuscule, au moment qu’elle va s’endormir. Il ne la quittait même pas la nuit et la cherchait aux heures mystérieuses, à travers la demi-transparence des ténèbres. De ces études d’une conscience si scrupuleuse, d’une observation si profonde, il faisait des tableaux pleins de hardiesse, de fougue et d’originalité, ajoutant, comme tout grand artiste, son âme à la nature. Ces tableaux, quelques amis seulement les connaissaient, et ils durent rester longtemps dans l’atelier, humiliés, poussiéreux et retournés contre les murs, comme pour cacher leur affront !

Heureusement il y avait en ce temps-là des jeunes gens doués du sentiment de l’enthousiasme et de l’admiration, qui s’éprenaient d’un talent et s’y dévouaient avec une sorte de fanatisme. Ils ne manquaient aucune occasion de vanter leur dieu, souvent un dieu inconnu, de le défendre, de l’exalter par-dessus tous les autres, d’injurier même un peu ses adversaires, de crier à l’injustice des juges et à la stupidité du siècle. Dans les ateliers, dans les salons, sur le boulevard, où se rencontraient les péripatéticiens de l’esthétique, ils lui recrutaient des néophytes qu’ils menaient mystérieusement contempler le chef-d’œuvre repoussé. C’est ainsi que nous vîmes pour la première fois l’Allée de châtaigniers de Théodore Rousseau. L’impression que produisit sur nous cette peinture si forte, si drue, d’une fraîcheur si vigoureuse, tout imbibée des sèves de la nature et des souffles de l’atmosphère, on peut facilement le comprendre. Trente ans n’ont pas affaibli le souvenir de cette surprise, et en retrouvant chez Khalil Bey le tableau devenu célèbre, nous avons éprouvé le même effet qu’autrefois. C’estpour notre âge mûr une vraie satisfaction que de n’avoir rien à réformer des admirations de notre jeunesse. Ce que nous avons trouvé beau jadis l’est encore et le sera probablement toujours, car pour beaucoup de ceux que nous aimions, la postérité a déjà commencé. Si la vie ne nous a pas tenu toutes ses promesses, l’art au moins, rendons-lui cette justice, ne nous a jamais trompé. Aucun des dieux que nous avons adorés n’est un faux dieu, et nous pouvons continuer à brûler devant eux un encens légitime. Hélas ! pourquoi faut-il que nous en jetions si souvent les grains sur la flamme d’un trépied funèbre !

Les tableaux d’un paysagiste n’ont pas, comme ceux d’un peintre d’histoire, de nom spécial qui les distingue. Il n’y a ni fait ni anecdote dans le paysage tel que le concevait Rousseau. Les personnages n’y interviennent que comme d’agréables taches de couleur, et n’ont pas plus d’importance qu’ils n’en offrent réellement au sein de la vaste nature, où l’homme disparaît si aisément. Sauf quelque particularité de site, Paysage est encore le meilleur titre qu’on puisse donner à un paysage, et c’est ce qui nous empêche de citer ici les principales œuvres de Théodore Rousseau, comme il était si facile de le faire pour Ingres. La postérité saura bien leur trouver des noms, comme pour Ruysdaël ou pour Hobbema.

Contrairement à la plupart des peintres, qui se confinent dans une manière qui devient reconnaissable comme une écriture, Rousseau est très-varié dans son œuvre ; il cherche la vérité par tous les moyens : tantôt il empâte, tantôt il frotte ; cette fois il procède avec la fougue de l’esquisse ; cette autre, il finit minutieusement ; aujourd’hui il choisit un site qu’il présente à une heure particulière, sous un aspect presque fantastique, comme en offre souvent la nature à ses contemplateurs assidus ; demain il reproduira avec bonhomie une campagne toute plate, accidentée d’un chemin communal, et hérissée de quelques maigres peupliers ; ou bien il s’enfonce dans sa forêt chérie ; il prend un chêne et en fait le portrait comme on ferait celui d’un dieu, d’un héros ou d’un empereur. Quelle majesté et quelle force active encore dans cet ancien de la forêt, dans ce burgrave végétal, digne d’être chanté par Laprade, qui a vu les siècles tomber autour de lui comme les feuilles jaunes de l’automne ! Il eût rendu des oracles à Dodone et fourni le gui sacré, dans le bois druidique, à la faucille d’or d’une Velléda. La couleur intense de ce chef-d’œuvre s’est déjà agatisée, comme disent les experts et les connaisseurs, et ne changera pas plus désormais que celle d’une mosaïque. Quoique profondément original et procédant directement de la nature, Théodore Rousseau avait cependant sa famille dans l’art ; il était un peu cousin à la mode de Bretagne de Gainsborough, de Constable, et surtout de ce peintre, peu connu sur le continent, que les Anglais appellent Old Crome (le vieux Crome). Rousseau dessinait bien et fidèlement, mais c’est surtout comme coloriste qu’il restera. À l’âge où l’artiste, jugeant sa jeunesse avec sévérité, prend la maladie du style, Théodore, grâce à sa incessante familiarité avec la nature et à son tempérament robuste, surmonta heureusement celle crise fâcheuse, resta lui-même et se contenta d’admirer, sans les copier, les paysages philosophiques du Poussin. Par une de ces analogies secrètes qu’on sent plutôt qu’on ne les raisonne, on peut dire que Théodore Rousseau était le Delacroix du paysage.

Qu’on nous permette de placer ici un souvenir personnel. Après avoir subi longtemps la persécution, celui qu’on appelait le grand refusé en était venu à être juré et même président du jury. Des conditions plus équitables et plus libérales de jugement avaient permis cette transformation. L’ancien coupable, le condamné d’autrefois s’était assis à son tour sur le fauteuil du juge. Le soin religieux, l’attention soutenue, la compréhensive indulgence qu’il apportait a ces délicates fonctions, dont on ne peut apprécier la difficulté qu’après les avoir pratiquées soi-même, il n’est pas besoin de les dire, et lorsqu’une œuvre bizarre, outrée, extravagante de pensée ou d’exécution, nous passait sous les yeux, avant de prononcer le verdict de refus, Rousseau disait aux vieux de 1830, devenus comme lui membres du jury : « Prenons garde, messieurs ; nous ne sommes peut-être plus que des ganaches romantiques, classiques à notre façon. »

À l’une de ces séances, la dernière, nous sortîmes ensemble. Le paysagiste solitaire était un causeur remarquable ; il parlait bien de toutes choses et surtout de son art. Une vieille ardeur inextinguible l’empêchait de sentir la fatigue, et après ce travail qui courbaturait les plus jeunes, il était animé, vaillant, prêt à la théorie, au paradoxe et à l’esthétique. Nous traversions lentement ces jardins où Ledoyen a installé sa cuisine, dans une villa pompéienne d’un assez bon effet, entrevue sous un rayon de soleil à travers des massifs de verdure. Un arbre d’un jet superbe et le tronc à demi enveloppé de lierre, comme une colonne, nous frappa, et nous le fîmes remarquer au grand artiste. Nous trouvions à cet arbre une élégance particulière, mondaine pour ainsi dire et fashionable. Il y a, disions-nous, des arbres sauvages, des arbres paysans, des arbres bourgeois, des arbres dandies ; celui-ci en est un. On peut le considérer comme un marquis de la végétation ; on dirait qu’il s’est formé aux belles manières en voyant passer sous son ombre le luxe du grand monde et du demi-monde, les voitures brillantes, les chevaux fringants, les toilettes tapageuses. Les arbres des parcs princiers ou seigneuriaux semblent porter des blasons. Sans doute la nature inculte vaut mieux, mais il y a un charme dans cette nature arrangée. Et pourquoi les paysagistes ne représentent-ils jamais un parc, un jardin, une villa avec son élégance agréable, quoiqu’un peu peignée ? Théodore Rousseau répondit : « Cela est bien difficile. » Nous allâmes, tout en continuant le discours, au Cours la Reine, à l’Élysée et aux Tuileries : différents groupes d’arbres de la disposition la plus heureuse et d’une beaulé de formes qu’on «’aurait pas trouvée plus grande dans une forêt vierge, mais toujours avec un cachet aristocratique reconnaissable. Les grands yeux de l’artiste s’étaient illuminés, et déjà le tableau se composait dans sa tête, et son doigt levé, suivant le contour des choses, en esquissait les principales lignes. Deux marronniers qui s’élèvent derrière la Diane chasseresse lui paraissaient propres à former le groupe central, ou, comme il le disait, le nœud de la composition. Ce rêve l’occupait déjà tout entier ; il voulait peindre Tarbre des cités après avoir si bien peint l’arbre des forêts, et, nous donnant une brusque poignée de main, il nous quitta en nous jetant ces mots : « Ce tableau, je le ferai. »

Ce tableau, il ne l’a pas fait. L’homme fait des projets sans compter sur la mort, et nul n’est sûr d’achever la ligne commencée. Nous n’avons plus revu Théodore Rousseau. Qui eût pu croire que cette promenade charmante, entremêlée de causeries, d’études de la nature, de discussions amicales sur l’art, était le dernier entretien que nous aurions sur la terre ? La journée était belle, tout souriait ; l’artiste, avec ses larges épaules, sa physionomie vigoureuse et colorée, sa barbe où se glissaient à peine quelques touches grises, semblait logiquement promis à une longue vie. Nul pressentiment funeste, rien qui présageât la séparation éternelle. Quelle chose douloureuse et mélancolique de penser que lorsqu’on se quitte, c’est peut-être pour toujours !

Maintenant Théodore Rousseau repose à Fontainebleau, dans ce cimetière où nous avons déjà mené Decamps, à travers la forêt, par une journée de printemps qui semblait rire de la douleur humaine. Il a voulu être enterré là, près de cette chaumière de Barbison, enfouie dans les fleurs et les plantes grimpantes, où il se plaisait, et qui ressemblait au cottage de Gainsborough. Que la nature donne un bon sommeil à son peintre favori, et que la forêt tant aimée lui verse une ombre fraîche découpée de soleil !

(Moniteur, 4 janvier 1868.)