Théodore Weustenraad, poète belge/Années d’incertitude et d’apprentissage

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Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 47-55).

III

Années d’incertitude et d’apprentissage


Les quinze années que Théodore Weustenraad passa à Liège, (novembre 1832 — août 1847), furent les plus heureuses — et les plus fécondes — de son existence. Il était très sensible, nous apprend G. Stas, au charme du pays liégeois, que l’industrie, en ce temps-là, n’avait pas encore défloré. « On ne se fait point d’idée, dit-il, de la joie naïve et presque enfantine qu’il éprouvait dans les charmantes promenades de Quincampoix, de Chaudfontaine et de Tilff ». Je note ce trait, qui est bien d’un poète. Mais je suis porté à croire que, si Weustenraad aimait la grande ville wallonne, c’était moins pour la beauté de ses environs que pour la cordialité de ses habitants et l’atmosphère morale qu’elle lui offrait. Le milieu liégeois semble avoir été, à cette époque, particulièrement vivant. Le Maestrichtois y rencontra quelques-uns des hommes de talent ou de cœur qui incarnaient les aspirations belges, tels que les historiens Mathieu Polain et Adolphe Borgnet, le poète Lesbroussart et l’humoriste Grandgagnage, et noua avec eux une amitié durable. Je me figure volontiers les enthousiastes causeries de ces jeunes hommes, les joyeuses promenades qu’ils firent ensemble, par les beaux jours d’été, dans les romantiques vallées de la Vesdre et de l’Ourthe. Weustenraad explora, en 1837, avec Grandgagnage, la grotte de Tilff, récemment découverte, et il fit plusieurs séjours à la maison de campagne de son ami, sur la hauteur d’Embourg. Le président Grandgagnage vouait une sorte de culte à certains bouleaux de son jardin, à l’ombre desquels celui qu’il appelait « le chantre ardent et vigoureux de la renaissance belge »[1] avait composé son poème sur les chemins de fer ; il les avait baptisés les « bouleaux-Weustenraad »[2].

Le journalisme et la poésie continuèrent à se partager les loisirs du magistrat. Weustenraad collabora assidûment au Politique, qui, le 1er avril 1841, fusionna avec l’Espoir et s’intitula La Tribune, et il fut même, jusqu’en 1847, le rédacteur en chef de cette dernière feuille. Tout porte à croire que cette abondante production journalistique n’est nullement dépourvue d’intérêt politique ou même littéraire. Mais c’est le poète et non le publiciste qui nous intéresse en Weustenraad.

Il semble que le poète ait d’abord traversé une crise. Diverses influences se le disputent. Il tâtonne et se cherche. Nous le voyons hésiter entre l’élégie lamartinienne, (Solitude, 1833,) et la satire sociale, (Mœurs, 1833, l’Honnête homme, 1835). La déclamation alterne chez lui avec une netteté incisive ou même avec une mélancolique douceur. Ces pièces sont intéressantes mais peu personnelles, et elles déconcertent à force de variété. Elles ont cependant un caractère commun, qui est leur pessimisme ; un pessimisme un peu forcé et où il entre beaucoup de littérature. Quetelet va jusqu’à mettre en doute la sincérité de Weustenraad dans les œuvres de cette période : « Ses pièces, dit-il, portent l’empreinte d’une misanthropie qui ne se trouvait point dans le cœur du poète et qui n’était que l’œuvre de sa plume ».

Weustenraad dit beaucoup de mal de son temps. Il dénonce le pharisaïsme de ces bourgeois qui réprouvent chez les humbles une corruption dont ils sont eux-mêmes secrètement infectés (Mœurs, l’Honnête homme). Comme un romantique de la première heure, il se lamente sur les progrès de l’incrédulité et regrette la foi de ses jeunes années (Regrets) :

Et je dis : ouvrez-vous, livres saints de nos pères,
Exhalez sur mon front, aride avant le temps,
L’énergique parfum des croyances austères
Dont s’embaumaient jadis les jours de mon printemps !

Il consacre deux pièces assez obscures à un suicide (Mystère, 1832, Chute et pardon, 1833). On sait si le suicide fut à la mode vers 1835. Ces deux poèmes sont loin d’être sans valeur, le second surtout, qui raconte la malheureuse fin d’un artiste belge aujourd’hui bien oublié[3]. Tout un drame moral s’y laisse deviner, malheureusement retracé en termes trop généraux ou trop figurés, que les contemporains pénétrèrent assurément sans peine, mais qui nous semblent aujourd’hui assez vagues. Cependant, si le récit des faits, dans ce poème, manque de clarté, nous y trouvons, clairement dépeints, les tourments d’une âme généreuse, qui, dévastée par le doute, déçue dans ses nobles ambitions, découragée par l’indifférence ou la perfidie des hommes, cherche un refuge dans la mort. Il y a dans Chute et Pardon beaucoup de chattertonisme.

En somme, l’auteur de ces divers poèmes se dit revenu de tout, de l’amour, de la foi, de la pensée, du rêve, de l’action, et incline vers un sombre nihilisme. Ailleurs il exhale une mélancolie vague et sans objet précis, qui semble être d’origine lamartinienne.

Ce siècle que devait naguère illustrer le triomphe du saint-simonisme, n’est plus désormais pour lui qu’un siècle de « barbarie civilisée », qui, rompant avec les plus saintes traditions, a détruit la foi, perverti les mœurs, instauré l’anarchie, proscrit l’idéal et propagé un abject matérialisme. Il a provoqué la décadence des arts, de l’éloquence et des lettres. Jusqu’ici son œuvre a surtout été négative : il s’est borné à détruire. Saura-t-il, sur les ruines accumulées par lui, édifier un monument solide et durable ? (Aux barbares de la civilisation, 1836). En vérité, Weustenraad a fait du chemin, depuis les Chants de réveil. Rien n’est plus éloigné du saint-simonisme que cette tristesse indéfinie, ce découragement, ce regret de la foi chrétienne, cette apologie du passé. Weustenraad évolue. Son évolution l’éloigne non seulement de la chimère saint-simonienne, mais encore de l’idéal démocratique, et elle le conduit au libéralisme modéré. Il me semble qu’elle l’éloigne même du romantisme. Rien n’est plus romantique, à coup sûr, que les regrets, les lamentations, les ironies, les invectives, qui emplissent ces poèmes. Mais le romantisme, ici, est surtout dans la forme. Cette décadence de l’art, du théâtre, de la tribune, des mœurs même, que Weustenraad déplore dans ses Barbares de la civilisation, sans faire de distinction entre les œuvres, n’est guère autre chose que le triomphe de l’école nouvelle. Un romantique convaincu n’aurait pas écrit les vers suivants, où l’influence romantique est cependant si sensible dans l’expression :

L’art lui-même est déchu de sa sainte nature.
Noir fantôme des nuits, à l’œil sombre et hagard,
Un lambeau de linceul compose sa parure,
Et le sang, sur sa joue, a remplacé le fard,
Et de son gosier sourd, rongé par des ulcères,
Ne s’échappent au loin que d’horribles serments,
Toujours entrecoupés de baisers adultères
Ou de funèbres hurlements.

Le théâtre surtout, qui, dans les temps antiques,
D’un échafaud sublime empruntant la terreur,
Montrait à tous le vice, au nom des mœurs publiques,
Flagellé par le bras d’un poète vengeur,
N’offre plus, de nos jours, que le hideux spectacle
Du triomvhe impuni de viles passions
Qui, dans leur choc aveugle, écrasent sans obstacle
La morale expirante au cœur des nations.

Tous ces poèmes ont surtout le tort grave de manquer d’originalité. Il n’y a pas de raison appréciable pour qu’ils soient l’œuvre d’un Belge plutôt que d’un Français. (A moins qu’on ne veuille voir dans cette répugnance du poète pour les excès romantiques un effet du bon sens et de la modération belges. Peut-être aussi le style est-il plus belge que français…) On ne se douterait guère, à les lire, des circonstances politiques dans lesquelles ils furent écrits, circonstances passablement dramatiques pourtant, et dignes d’inspirer un poète.

Par contre, nous trouverons les prémices d’une veine nouvelle et originale dans trois pièces écrites pendant la même période, et qui sont d’inspiration patriotique. Si le poète ne les a pas recueillies dans les Poésies lyriques, c’est qu’il les jugeait sans doute trop faibles.

La première date du temps où Weustenraad était substitut à Tongres. On se souvient que son jeune frère, le sous-lieutenant Antoine Weustenraad, mourut dans un engagement sur la frontière zélandaise pendant la désastreuse campagne d’août 1831. Il fut enterré au lieu même où il avait succombé, et le poète écrivit huit vers qui devaient être gravés sur sa tombe, à Watervliet, et qui, j’ignore pour quelle raison, ne le furent pas. Voici ces vers, restés inédits jusqu’à ce jour.


À mon frère antoine.

Frère, ta mort fut belle et je te porte envie ;
Aux malheurs du mois d’août tu n’as pas survécu.
Tu n’as pas vu tomber l’honneur de la patrie
Sous le canon d’un roi que tu croyais vaincu.
Tu mourus emportant une douce espérance
Et rêvant pour ton front la palme des vainqueurs !…
Grand Dieu ! Quand donc luira le jour de la vengeance
Appelé par les vœux de tant de nobles cœurs ?

Le 24 juillet 1833, Louise-Marie, reine des Belges, mettait au monde un fils, qui mourut l’année suivante. La naissance de cet enfant paraissait être pour notre dynastie et nos institutions une garantie de durée, et fut saluée avec enthousiasme par la majorité des Belges. Seuls, les orangistes ne désarmèrent pas. Le journal l’indépendant ayant proposé pour le nouveau-né royal un titre de duc ou de comte, une gazette orangiste répliqua perfidement : « Eh bien ! soit ; ayons un duc de Brabant comme il y a eu un duc de Reichstadt et un duc de Bordeaux ». Cette phrase excita, parait-il, une indignation générale, et Weustenraad se fit l’écho du sentiment public dans une courte pièce que publièrent divers journaux. Je n’insiste pas sur ces strophes, qui sont fort médiocres, quoique bien intentionnées

La même année, le poète adressait une longue épitre, (148 vers,) intitulée le Tribun, à un journaliste belge, dont je n’ai pu découvrir le nom. Ce journaliste, après avoir combattu à côté de Weustenraad pour la cause de l’indépendance, faisait maintenant le jeu des orangistes en répandant le blâme sur tous les actes du pouvoir, et jetait ainsi le découragement et la discorde parmi les bons citoyens. Cette épitre fut-elle publiée dans un journal de l’époque ? Je l’ignore. Elle ne m’est connue que par un manuscrit conservé à la bibliothèque de Maestricht. Malgré quelques vers énergiques, quelques mouvements assez éloquents, le morceau a peu de valeur. Le style en est tendu, emphatique, déclamatoire : c’est le style des articles que Weustenraad écrivait à la même époque. En somme, c’est moins de la poésie que de la polémique ou du journalisme versifié. L’auteur devait avoir beaucoup lu la Némésis de Barthélémy.

Quant au fond, le Tribun me paraît curieux et digne d’être publié, malgré une certaine obscurité résultant de l’abus du style noble et d’allusions à des événements oubliés ou peu connus. Au fait, ces allusions même n’offriraient-elles pas un intérêt historique ?

Ces trois dernières pièces, exceptionnelles jusqu’ici dans l’œuvre poétique de Weustenraad, sont les manifestations d’un sentiment qui, au début, semble s’être exprimé surtout dans des articles de journal. On dirait que le poète et le publiciste, à cette époque, ne voulaient rien avoir de commun. Le patriotisme belge, qui inspirait Vraisemblablement toute la production journalistique de Weustenraad, n’apparaît encore que çà et là dans ses vers.

Le moment est proche où, sous l’action de diverses circonstances, ce sentiment débordera largement dans son œuvre littéraire. Le poète et le patriote marcheront d’accord, ou, pour mieux dire, ils se confondront. Et, tout d’abord, Weustenraad fera le beau rêve de donner à la Belgique indépendante, sa patrie, une littérature nationale.

  1. Le Congrès de Spa, nouveaux voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Belgique, par Justin ***.
  2. La vie urbaine de M. Alfred Nicolas, second supplément au Congrès de Spa, par Justin ***.
  3. Chute et pardon parut d’abord en plaquette sous un autre titre : Le Suicide. Aux mânes du jeune Van Beveren. Liège, impr. Morel, 1833, in-8o, 15 p. signé in fine.