Théodore Weustenraad, poète belge/Appréciation

La bibliothèque libre.
Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 195-203).

XI

Appréciation


Le critique littéraire qui découvre un talent ignoré, oublié ou méconnu, est assez exposé à s’exagérer l’importance de la découverte et à prendre ce talent pour un génie. Quoique je sois loin d’attribuer du génie à Weustenraad, je ne suis pas sûr d’avoir absolument évité cet écueil.

Ce n’est donc pas sans un peu d’inquiétude que je me hasarde à porter sur son œuvre un jugement d’ensemble. Puissé-je au moins ne pas trop la surfaire !

L’œuvre poétique de l’écrivain maestrichtois a cela d’original, il me semble, qu’elle est éminemment belge.

La raillerie, ici, est trop aisée. Les raffinés s’empresseront de m’accorder qu’elle est belge, en tant qu’écrite dans cette langue conventionnelle, académique, lourde et incorrecte, qui fut, avant 1880, celle de beaucoup de nos écrivains, et qu’on a parfois appelée la langue belge. Mais l’œuvre de Weustenraad me paraît être belge dans un sens plus honorable. Elle l’est d’abord parce qu’elle nous offre l’expression sincère du patriotisme belge, très intense dans les années qui suivirent notre révolution. Je crois m’être assez étendu sur ce point pour n’avoir pas à y revenir. Elle est encore belge parce qu’elle reflète, indépendamment de l’exaltation patriotique née des événements de 1830, quelques-uns des traits essentiels et durables de notre physionomie nationale. Je n’ose citer comme tels l’esprit démocratique et l’esprit « pacifiste », bien que ces dispositions semblent devoir se rencontrer, plus que partout ailleurs, chez un peuple travailleur et dans un pays neutre : beaucoup d’œuvres françaises parues entre 1830 et 1850 seraient belges à ce compte.

Mais cette glorification du travail humain sous ses formes les plus modernes, qui occupe une si large place dans les Poésies lyriques, devait bien, il me semble, s’élever du sein de la pacifique et laborieuse nation qui, à peine née, prit le premier rang dans la voie du progrès industriel. Des poèmes tels que le Remorqueur et le Haut-Fourneau me paraissent, à cet égard, bien locaux, bien belges. Et ils datent d’une époque où les poètes français de France ne songeaient pas encore à chanter les chemins de fer et les machines à vapeur. Il y aurait un curieux rapprochement à faire entre l’enthousiaste et confiant Remorqueur et les strophes célèbres de la Maison du berger, où Vigny présente les chemins de fer sous un jour si pessimiste ; rapprochement d’autant plus curieux et suggestif que le Remorqueur est daté de 1841, la Maison du berger, de 1844, et que Vigny, très probablement, avait lu le poème de Weustenraad.

Oserai-je dire toute ma pensée ? L’auteur oublié du Remorqueur me paraît inaugurer, dans la Belgique issue de la Révolution de 1830, une tradition d’art qui se maintiendra après lui, grâce à la prospérité croissante du nouvel État, et que représenteront, vers la fin du siècle, des artistes plus favorisés et plus glorieux que lui. Verhaeren, dans la Multiple splendeur, chantera l’Effort humain, Meunier sculptera le Monument au travail. Y aurait-il du paradoxe à prétendre que ces deux créateurs, au moment où ils célébreront ainsi l’activité moderne, seront moins inspirés par leur tempérament personnel, par leur sang flamand ou wallon, que par le milieu où ils auront grandi, et, malgré l’absurde et honteux discrédit attaché à cette épithète, ne pourrait-on affirmer que leur œuvre sera belge, magnifiquement et glorieusement belge ?

Du reste, au cas où l’on voudrait conserver à ce dernier adjectif sa fâcheuse acception, les Poésies lyriques de Théodore Weustenraad sont-elles vraiment, dans la forme, assez « belges » pour avoir mérité un complet oubli ?

Certes, l’écrivain, chez Weustenraad, est souvent médiocre. On s’aperçoit trop que le français n’est pas sa langue maternelle. On s’en aperçoit, non pas tant aux germanismes (il y en a cependant), qu’à un certain manque d’aisance et de souplesse dans l’allure. En outre, la trame ordinaire de son style est pauvre et commune, et ses meilleures pages sont gâtées par une phraséologie vieillotte qui sent à la fois la province et le collège. Elle dépare notamment le Remorqueur et le Haut-Fourneau, où elle jure avec la modernité du sujet. De plus, Weustenraad déclame souvent, surtout dans ses premières œuvres, dont la lecture est pénible. Il y confond la langue de la poésie avec une rhétorique un peu vulgaire, que revendique un certain journalisme, et il abuse de mots abstraits tels que Liberté, Progrès, Fraternité, qui, depuis 1848, ont beaucoup perdu de leur puissance évocatrice et que les poètes d’aujourd’hui abandonnent volontiers aux orateurs de meetings.

Ces réserves n’empêchent pas Weustenraad d’être, par moments, un poète très estimable. C’est souvent le cas dans les poésies écrites à partir de 1840, qui témoignent d’une relative maturité : « La diction y est plus pure, la pensée plus complète, la période plus pleine et plus harmonieuse, » dit le savant Quetelet, décidément bon juge en matière littéraire. Le poète atteint souvent, dans ses dernières œuvres, à la justesse simple et forte de l’expression, fruit d’un travail patient et d’une conscience sévère[1]. On trouve chez ce romantique des vers isolés et même des séries de vers presque classiques d’allure, qui rendent avec netteté, vigueur, concision, et souvent au moyen d’une éclatante image, une pensée intéressante en soi et mise en valeur par l’expression. Il y en a plus d’un exemple dans les passages cités précédemment.

La force domine chez Weustenraad ; il s’en faut cependant que la douceur lui soit étrangère. Les belles stances de Souvenir et de Fantaisie, qu’on a pu lire plus haut, charment par leur tendresse rêveuse, leurs inflexions pures, leur suave et pénétrante mélodie.

Ce poète s’entend assez bien à rendre la pensée, le sentiment, les élans de l’âme ; tout ce qui relève de la sensation trouve en lui un interprète moins habile. Le Remorqueur et le Haut-Fourneau représentent, à cet égard, un grand effort ; mais cet effort est assez rarement heureux. Ces poèmes, essentiellement descriptifs, abondent en métaphores et en comparaisons qui n’offrent à l’esprit aucune représentation exacte et précise. Qui reconnaîtrait le remorqueur sous cette accumulation d’images aussi approximatives qu’involontairement plaisantes :

Éléphant par la force, et cheval par la grâce,
Tigre par la vitesse, et lion par l’audace ?…

Ce pendant une sensation vraie, rendue avec puissance et hardiesse, relève les passages suivants, qui nous donnent vraiment un avant-goût de la poésie verhaerenienne. Il s’agit toujours du Remorqueur.

------Quand, libre et triomphant, tu traverses le monde,
------Emporté loin de nous par l’ardente vapeur,
------Pareil, sans être aveugle, à l’ouragan qui gronde,
------Avec tes bruits tonnants et ta sombre splendeur…

--------La rayonnante et large arène
--------Où mugit ton vol de métal…

-----…S’ils rencontraient, un soir, la formidable trombe
---------De flamme et de métal,
-----Roulant avec fracas à travers la campagne…

Une magnifique imagination éclate dans cinq ou six passages de ce livre, que distinguent la force, la grandeur et l’éclat, avec je ne sais quelle netteté nerveuse que j’aime fort. Voici deux strophes ayant trait, la première à Napoléon, la seconde aux révolutions de 1830.

------Aujourd’hui même encor, qui de nous ne s’incline,
------Frappé d’un saint respect pour un culte oublié,
------Quand à ses yeux surgit, les bras sur la poitrine,
------------L’ombre du Titan foudroyé
------Qui déchaîna, quinze ans, dans sa course hardie,
------Sur l’Europe des rois muette de terreur
------L’ouragan plébéien d’où sortit son génie
------------En manteau d’Empereur !…

------…Tout à coup il se fit un grand bruit dans le monde ;
------Deux rois étaient tombés de la sphère des rois,
------Et dans l’ébranlement de leur chute profonde,
------Le peuple crut les voir tomber tous à la fois ;

------La terre, en gémissant, s’entr’ouvrit sous leurs trônes
------Frappés, pendant trois jours, par le souffle de Dieu,
------Et du gouffre étonné montèrent en colonnes
------------De larges tourbillons de feu…

En voici une troisième, tirée du Haut-Fourneau, qui n’est guère moins remarquable :

------Ô phare voyageur de l’antique Idumée,
------Flamme, pendant la nuit, pendant le jour, fumée,
------Colonne de vapeur qui portes jusqu’au ciel,
------Sous les noms éclatants dont notre orgueil te nomme
------Des trésors de la terre et du pouvoir de l’homme
------------Le témoignage fraternel !…

Mais je ne sais si, à ces fortes strophes d’une couleur toute biblique, je ne préfère pas certains vers à la fois imagés, vigoureux et significatifs, qui me semblent être, en fin de compte, ce qu’il y a de plus original dans les Poésies lyriques. Tels sont les alexandrins déjà cités, où le poète s’adresse au remorqueur :

------…Et fais doubler le pas aux peuples en retard…
------Féconde l’union de l’homme et de la terre…

De tels vers, je me hâte de le dire, sont exceptionnels chez Weustenraad, poète inégal s’il en fut. Je crois qu’ils le seraient même chez des poètes plus doués et moins imparfaits. Et puis cet écrivain a d’autres mérites, que je me contenterai de signaler. Il sait composer. Les poèmes de sa maturité, tout médiocres qu’ils sont souvent dans le détail, sont solidements construits : ils sont l’œuvre de la volonté et de la réflexion, au moins autant que le fruit de l’inspiration. Et on peut les relire, car ils sont drus et chargés de sens.

J’ajouterai que Weustenraad, médiocre rimeur, est un assez bon versificateur. À maintes reprises, il a su manier avec une véritable habileté d’amples strophes de six, huit ou neuf alexandrins ; et il a su deux ou trois fois animer d’un grand souffle, d’un large et puissant mouvement, des séries entières de ces majestueuses strophes. Certaines tirades de l’Avenir et du Remorqueur, très défectueuses dans le détail, sont, si l’on envisage l’ensemble, l’œuvre d’un fier poète lyrique.

Ces sérieuses qualités n’ont pas sauvé de l’oubli les poésies de Weustenraad. C’est qu’elles avaient dû leur succès, d’ailleurs disproportionné, aux circonstances politiques beaucoup plus qu’à leur valeur intrinsèque ; c’est qu’une génération positive et prosaïque succéda, vers 1850, à la génération idéaliste qui avait acclamé le Remorqueur ; c’est, sans doute aussi, que la forme de ces poésies avait vieilli. Combien d’œuvres romantiques, françaises autant que belges, sont aujourd’hui rentrées dans l’ombre !… Quoi qu’il en soit, il m’a semblé que l’histoire de Weustenraad, presque populaire d’abord, puis profondément oublié, pouvait être, pour beaucoup d’entre nous, une leçon de modestie ; et j’ai cru agir pieusement en rappelant l’attention des Belges vers l’honnête écrivain qui, en 1842, fut leur poète national.


  1. Certaines strophes du Haut-Fourneau et de l’Avenir, les brouillons du poète l’attestent, ont été recommencées dix ou quinze fois.