Théodore Weustenraad, poète belge/Weustenraad critique et polémiste

La bibliothèque libre.
Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 71-92).

V

Weustenraad critique et polémiste


La Revue belge publia seulement quelques-unes des poésies de Weustenraad ; elles ne comptent pas parmi ses « chefs-d’œuvre » et figurent presque toutes dans les premières livraisons. En revanche on trouve de lui, dans ce périodique, une assez longue série d’ouvrages en prose, comptes-rendus critiques, récits historiques, articles de polémique ou de politique, littérairement médiocres pour la plupart, mais très intéressants en ce qu’ils reflètent, avec les sentiments et les idées de Weustenraad, ceux d’un grand nombre de Belges à cette époque de notre histoire.

On peut passer rapidement sur ses comptes-rendus critiques. Il y pèche manifestement par excès d’indulgence. Son patriotisme lui fait exagérer la valeur d’un De Decker ou d’un Labar, poètes aujourd’hui oubliés, qui n’avaient guère que le mérite d’être nés belges, et même d’un Grandgagnage, tout remarquable que soit l’humoristique auteur d’Alfred Nicolas. Oserons-nous le lui reprocher ? Weustenraad est-il le seul de nos critiques qui, à son insu ou à dessein, ait patriotiquement surfait le talent d’un écrivain belge, dans le but de faire croire à l’existence d’une « littérature belge » ?

Ces articles nous renseignent du moins sur les idées littéraires de l’auteur, qui durent être celles d’une bonne partie de notre jeunesse aux environs de 1835. Il répudie la froide et laborieuse littérature de l’âge précédent. C’est, dit-il, perdre son temps que de le donner aux imitations, aux traductions, aux idylles, aux madrigaux, aux fables, à toutes les puérilités où se complaisait le classicisme agonisant. « Si vous saviez combien on est fatigué de tous ces petits vers qui ne disent rien, ne prouvent rien, n’éveillent aucun grand sentiment, aucune grande passion… La poésie ne vit que d’émotions. Que votre talent s’applique donc à éveiller en nous celles dont vous nous croyez susceptibles. Etudiez nos besoins, nos affections, nos sympathies. Pénétrez donc le cœur des hommes et des choses au lieu de voltiger autour de la surface, et cherchez vos inspirations dans tout ce qui vous paraît grand, utile et juste.[1] » Toutes ces généreuses exhortations ne laissent pas dêtre un peu vagues. Elles pourraient, semble-t-il, se résumer — et se préciser — à peu près de la manière suivante :

« Mettez dans votre œuvre une émotion, une pensée ; ne vous isolez pas, soyez de votre temps, proposez-vous, en émouvant vos contemporains, de les instruire et de les ennoblir… » Weustenraad est romantique, mais d’un romantisme plus soucieux d’élever l’âme et le cœur que de charmer l’imagination, et où l’on croit reconnaître l’influence de Schiller. Il regrette que le romantisme français ne se soit pas « soutenu à la hauteur où Chateaubriand, Lamartine et les premiers travaux de Hugo l’avaient élevé. » Ailleurs, il appelle Lamartine a le grand poète français ». Et il loue longuement[2] un ouvrage belge qui est, en même temps qu’un éloge de la Belgique, une satire du romantisme exagéré. Il s’agit des Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Belgique, par Justin ***, pseudonyme de Fr. Grandgagnage. Ce livre curieux et trop oublié eut chez nous, en 1835, presque la portée d’un manifeste littéraire. L’auteur prétend combattre le romantisme français de l’époque, ou, comme il dit, l’ultraromantisme, par ses propres armes, qui sont l’horrible et le grotesque. Dans ce dessein, il nous conte la plaisante odyssée de M. Alfred Nicolas et de son serviteur Gaspar, — Don Quichotte et Sancho Pança, — à travers le jeune royaume de Belgique. La lecture des romans de l’école nouvelle a tourné la tête au pauvre homme ; possédé d’une idée fixe, il va par monts et par vaux en quête de scènes macabres ou horribles, d’inspirations romantiques. Le serviteur partage la folie de son maître, qu’il exagère. Cette histoire donne lieu à des parodies assez grossières dans leur truculence, mais souvent amusantes, de la littérature frénétique en vogue à Paris vers 1834. L’Alfred Nicolas de Grandgagnage est plus divertissant, à tout prendre, que maint ouvrage similaire, l’Ane mort et la femme guillotinée, de Janin, par exemple.

Seulement, si Justin *** combat « l’horrible dévergondage de la littérature nouvelle », ce n’est pas tant par délicatesse de goût (car son goût n’est guère délicat), que par patriotisme. Il veut détourner les jeunes Belges de l’imitation des auteurs français quels qu’ils soient, classiques ou romantiques.

Weustenraad se refusait à suivre jusqu’au bout, dans ce nationalisme littéraire, son excellent ami Grandgagnage. Non seulement celui-ci voulait que le littérateur belge se gardât de l’imitation française et cherchât en Belgique ses motifs d’inspiration, mais encore il accordait aux poètes belges certaines libertés de versification (hiatus, élision, etc) qui tendaient à les faire « versifier pour l’oreille et non pour l’œil », et il allait jusqu’à recommander à nos écrivains l’usage d’une langue spéciale, d’un français plus libre et plus naïf, abondamment relevé de wallonismes : « La forme emporte le fond ; c’est un vieil axiome. Eh bien ! mon ami, l’axiome s’applique à la poésie, comme à la procédure, comme à la politique, comme à toutes les choses de ce monde en relief. Créons-nous un système propre de versification, un système à part, un système à nous. Après cela, parlons tout bonnement le français de Belgique ; mêlons-y sans façon, comme la Grèce a fait ses dialectes, quelques-unes de ces expressions si heureuses dont nos patois fourmillent ; et, séparés par la forme de l’Hélicon français, nous le serons bientôt par le fond ; notre poésie prendra son caractère ; nous ne lirons plus les vers de Hugo que comme les vers allemands ; des ailes vont nous pousser, des cornes peut-être, des poils, enfin je ne sais quoi. Mais nous aurons du moins notre moi poétique, comme nous avons enfin notre moi politique ». (Voyage et aventures de M. Alfred Nicolas, tome I, chap. IX.)

Weustenraad consentait à discuter les théories de Grandgagnage relatives à la versification : mais il repoussait son régionalisme linguistique : « La langue française, lui objectait-il, a été centralisée, c’est Paris qui fait la loi, le français est la loi de Paris… Paris est non seulement la capitale de la France, c’est encore la capitale de la langue française. » L’expression est bizarre, mais l’idée est juste.

En maint endroit, le poète déplore la proverbiale « indifférence du public belge en matière littéraire », que P.-F. Claes avait déjà dénoncée, cinq ans plus tôt, et qui devait longtemps encore exciter les doléances de nos écrivains. Comme J.-F. Claes, il reproche à nos critiques l’étrange manière dont ils s’acquittent de leur fonction ; les uns ne considèrent que les opinions politiques de l’écrivain, se demandent s’il est catholique ou libéral, royaliste ou républicain, et lui accordent du talent en conséquence ; les autres sont des pédants confinés dans les questions de forme, discutant la légitimité d’une image ou d’une tournure ; presque tous montrent une sévérité plus propre à décourager qu’à éclairer le débutant. « En vérité, dit Weustenraad, ils semblent ignorer que la culture des lettres, comme celle des sciences et des arts, importe beaucoup plus que la prospérité matérielle à la grandeur de la patrie. La gloire dont les arts, les sciences et les lettres dotent un pays, est impérissable. Elle survit à toutes les commotions politiques, entretient le feu sacré de la nationalité dans le cœur même d’un peuple assis sur les ruines de la patrie ou errant parmi les nations étrangères, dore l’esclavage de l’opprimé et double la vie de l’homme libre. »[3] Cette haute conception de la littérature est à noter ; elle est bien d’un Belge de 1835, d’un homme chez qui le patriotisme prime tous les autres sentiments.

Le patriotisme inspire également un article sur Anneessens et même, jusqu’à un certain point, une description de la grotte de Tilff, qui parurent tous deux dans la Revue belge. À peine nos ancêtres avaient-ils conquis l’indépendance, qu’ils s’étaient mis à chercher dans l’histoire les titres de noblesse de leur nationalité. D’autre part, on avait décidé d’élever des statues aux « Belges illustres » qui, par leur courage, leur vertu ou leur talent, honorèrent la patrie. Les Belges illustres étaient nombreux. Auquel d’entre eux écherrait d’abord cet honneur ? On faisait diverses propositions ; Weustenraad, poète démocrate, raconta[4] la mort héroïque du doyen des chaisiers de Bruxelles, un de ceux qui, d’après lui, en étaient les plus dignes.

En même temps qu’ils ouvraient leurs annales, les Belges commençaient l’exploration de leur pays, qu’ils connaissaient mal. Leur patriotisme trouva ici un adjuvant dans le romantisme, qui avait pénétré en Belgique au moment où triomphait la Révolution. Successivement, ils visitaient les bords de la Meuse, encore à demi vagabonde, remontaient le cours de ses sauvages affluents, s’aventuraient dans la mystérieuse Ardenne… Ce serait une tâche tentante, pour un chercheur doublé d’un poète, que de raconter la découverte de l’Ardenne par nos artistes et nos écrivains. En général, les Belges de 1835 aimaient les paysages moins pour leur beauté propre que pour les événements dont ils avaient été le théâtre. Leurs descriptions ne sortent guère du vague ou de la banalité. Les relations de promenades ou d’excursions que publia la Revue belge sont quelconques et servent surtout à encadrer des récits historiques ou légendaires. Ce n’est que peu à peu que nos écrivains s’essayeront à rendre avec sincérité les aspects du pays natal ; une vision personnelle se fera jour graduellement sous l’amas des réminiscences littéraires ou historiques. Peut-être les littérateurs devront-ils, ici, recevoir des peintres l’initiation décisive…

Weustenraad fit beaucoup de promenades aux environs de Liège ; avec son ami Grandgagnage il fut de ceux qui, en 1837, explorèrent, au péril de leur vie, la grotte de Tilff, récemment découverte. La Revue belge publia[5] un récit de cette expédition, écrit pour moitié par chacun des deux explorateurs, et dont la valeur littéraire est assez mince. Les dernières lignes, qui sont de Weustenraad, méritent cependant d’être signalées. Malgré leur emphase et leur naïveté, elles témoignent d’un sentiment sincère : « Dieu et les hommes ont à l’envi répandu sur ces bords les prodiges de la création, les enchantements des souvenirs historiques et les splendeurs de l’art… Vienne donc un peintre qui sache faire revivre sur la toile toutes les merveilles du sol natal !… On calomnie notre pays, on médit de notre climat… Qu’il se lève donc un vengeur parmi nos jeunes peintres, et tous nous applaudirons à son œuvre de réhabilitation et de justice. »

D’autres articles sont plus spécialement l’œuvre du publiciste : ils concernent notre nationalité et nos mœurs, notre indépendance et les moyens de la sauvegarder. L’importance du sujet traité, et le ton habituel, qui est celui d’une vive polémique, font qu’ils l’emportent en intérêt sur les précédents.

Trois d’entre eux furent écrits en réponse à des études que des écrivains français avaient consacrées à la Belgique. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Français s’intéressent à nos faits et gestes. Dès 1835, ils admiraient la prospérité matérielle de notre pays, et ils le considéraient avec l’attention que mérite une « terre d’expérience ». Ils en firent l’objet de maintes études, qui parurent, pour la plupart, dans la Revue de Paris. Les unes étaient sérieuses, documentées et impartiales, comme celles de Nisard et de Schoelcher, qu’on relit avec plaisir ; les autres étaient entachées de la légèreté, de la fatuité impertinente, dont les Français de ce temps-là étaient assez coutumiers quand ils voulaient bien s’occuper de nous. Tantôt ils raillaient notre lourdeur, notre rusticité, notre béotisme ; tantôt, au contraire, ils affectaient de voir en nous des frères, des Français momentanément arrachés à la France et qui devaient lui être rendus tôt ou tard. Les sentiments que nous leur inspirions oscillaient entre l’intérêt, le dédain, la sympathie, le dépit, la convoitise…

On conçoit du reste qu’ils n’aient pu, en 1835, considérer notre pays d’un œil indifférent ou impartial. Nos provinces n’avaient-elles pas, pendant vingt ans, fait partie de la France ? Les traités, il est vrai, les avaient ravies à la « grande nation » pour les faire entrer dans une combinaison politique dirigée contre elle. Mais les traités ont la vie courte, et les Belges, au bout de seize années, s’étaient rendus indépendants. Leur émancipation avait pu faire concevoir secrètement aux Français, qui y avaient aidé, des espérances trop vite déçues, mais que l’avenir se chargerait peut-être d’exaucer. Les chauvins rêvaient toujours la frontière du Rhin…

De leur côté, les Belges, à cette époque, montraient un patriotisme d’autant plus ombrageux que leur indépendance, récemment conquise, semblait encore assez précaire. Il n’est pas surprenant qu’ils aient lu avec une curiosité méfiante les articles des publicistes français sur la Belgique, et qu’ils aient été portés à s’en exagérer le caractère désobligeant. Telles étaient du moins les dispositions de Weustenraad, qui répondit dans sa revue à trois de ces articles.

La première fois,[6] il eut la partie belle. Un certain E. de Beaulieu venait de publier une étude intitulée la Vie politique des Belges, riche en inexactitudes, en inepties ou en commérages sur notre gouvernement, nos mœurs et nos institutions, et que je me garderai bien d’analyser. On saura seulement que le maladroit publiciste, après avoir formulé maintes critiques de détail équivalant à dire que la Belgique est mal gouvernée et mal administrée, reconnaît que, « malgré ces obstacles ou ces contradictions, le peuple belge est, par excellence, le peuple riche, tranquille, heureux et libre en Europe ». Weustenraad ne manque pas de relever cette inconséquence : un peuple prospère ne peut être un peuple mal gouverné. Et il prend note des éloges décernés par de Beaulieu pour s’en servir contre lui à l’occasion.

L’ironie domine, dans cet article, une ironie assez lourde, je l’avoue ; la raillerie se démasque souvent, une raillerie qui va jusqu’au sarcasme et à l’insulte. L’ensemble est déclamatoire, mais vigoureux ; et à toutes les pages éclate un sentiment nouveau, qui inspirera désormais la plupart des œuvres de Weustenraad, la fierté belge.

Peu de temps après, un de nos journaux, le Courrier belge, ayant attaqué certains écrivains français de la nouvelle école, (Jules Janin entre autres), qu’il appelait des « gamins de littérature », la Revue de Paris publia contre la Belgique un article anonyme si violent et si injurieux, que l’éditeur Dumont, par les soins de qui paraissait, dans notre pays, l’édition de contrefaçon de ce périodique, jugea prudent de ne pas le reproduire. L’auteur de cette diatribe nous accusait de manquer de nationalité ; il s’élevait, après beaucoup d’autres, contre la contrefaçon littéraire pratiquée chez nous, et invitait les écrivains français lésés dans leurs intérêts à réclamer des chambres françaises l’extirpation de cet abus en Belgique. « Que la contrefaçon repasse le Rhin, disait-il, qu’elle se réfugie à La Haye ou à Coblence, peu nous importe, mais du moins le pays le plus limitrophe de nous, le pays que protègent notre drapeau et nos armes, ne sera pas le premier à dépouiller et à injurier nos gloires ». Il reprochait à nos journalistes de « déverser journellement, dans des feuilles qui ne sont pas même signées, le mépris le plus lâche sur nos gloires littéraires ». Ces pages écrites ab irato, qui rendaient le peuple belge tout entier responsable des intempérances de plume d’un obscur journaliste, ne pouvaient laisser Weustenraad indifférent. Il y répondit dans la Revue belge (Nouvelle agression de la Revue de Paris ; 1836, tome 3, p. 68-91).

Le ton est grave, cette fois. Le poète patriote n’entend pas raillerie quand on dénie aux Belges la nationalité, « afin, dit-il, de nous préparer aux arguments sur lesquels, plus tard, sans doute, on établira la nécessité de nous enlever nos droits à la liberté et à l’indépendance ». Il s’attache donc à la démontrer, cette nationalité qu’on nous refuse. Il peint les mœurs du peuple belge, il trace un tableau idyllique de l’union, de l’harmonie, de l’ordre qui régnent entre ses concitoyens ; il déroule les annales de la Belgique, évoque la longue série des générations qui défrichèrent le sol, bâtirent les villes, conquirent les droits, gardant jusque dans l’oppression et l’asservissement un indomptable esprit d’indépendance. Il montre partout sur le sol belge les signes d’une indestructible nationalité.

Il est moins heureux quand il répond au reproche de « plagiat, de vol, de contrefaçon ». La cause qu’il défend est mauvaise, et les arguments invoqués en faveur des Belges contrefacteurs sentent le sophisme. Je n’insiste pas. Un passage intéressant est celui où Weustenraad se demande pour quelle raison la contrefaçon, pratiquée par tous les peuples de l’Europe, devrait être interdite aux Belges uniquement. « Le pays le plus limitrophe de la France, disait-on, le pays que protègent et leur drapeau et leurs armes ne devrait pas être le premier à voler des frères. » « Oui, répond Weustenraad, la France protège la Belgique. C’est à l’ombre de ses drapeaux que notre Révolution s’est accomplie et que se consolide notre indépendance. Aussi nous empressons-nous de lui en témoigner ici toute notre gratitude. Mais que la France soit juste à son tour. Qu’elle n’oublie point que, pendant quinze ans, les Belges ont versé, sur tous les champs de bataille de l’Europe, le plus pur de leur sang, pour la défense de son territoire et la propagation des principes de sa Révolution. Qu’elle sache bien que, si jamais les Rois du Nord, dédaignant les leçons de l’Histoire, se disposaient à tenter une nouvelle invasion, les Belges seraient là pour les arrêter à leur premier bond, et feraient à la France un rempart de leur jeune et belle armée ».

La Revue de Paris avait invité « tout ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé parmi les écrivains français » à s’adresser aux chambres françaises pour obtenir la suppression de la contrefaçon belge. Weustenraad, en une ample prosopopée, les fait défiler, tous ces écrivains prétendus nobles et élevés, il définit leur œuvre en en soulignant le caractère immoral et antisocial, et nous les montre plaidant successivement leur cause. L’un après l’autre, se présentent à la barre J. Janin, Balzac, Sue, Dumas, Soulié, Hugo, Barthélémy, Sandi, Scribe ; les principaux prennent la parole, et il est permis de les trouver prolixes. En outre, faute de recul, presque tous ces écrivains semblent mis sur la même ligne, et nous nous étonnons aujourd’hui de voir Hugo voisiner avec Soulié et Barthélémy, dans un cortège qu’ouvre Janin et que ferme Scribe.

L’article a souvent le caractère d’une profession de foi littéraire. Weustenraad y relève quelque part le reproche fait à la presse belge de « déverser chaque jour le plus insultant mépris sur les gloires littéraires de la France ». Il faut s’entendre, dit-il. La presse belge n’a que du respect pour « les évrivains qui consacrent leurs veilles à de nobles travaux, qui font servir les enseignements de la science et de l’histoire à l’amélioration des hommes ». Suit une énumération d’auteurs français, parmi lesquels figurent tous les principaux historiens de l’époque et, en fait de poètes, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Delavigne, Béranger, Barbier. « Mais, poursuit Weustenraad, elle méprise tous ceux qui, méconnaissant la noble mission de l’écrivain, consacrent leur incontestable talent et leur beau génie à la propagation des doctrines les plus immorales et les plus révoltantes, prennent un plaisir infernal à déraciner de l’âme tout sentiment de générosité, de foi, d’amour et d’ordre… et cela dans un but de lucre ». Weustenraad ne nomme pas les écrivains immoraux et mercantiles qu’il flétrit en termes si prudhommesques ; mais on peut croire que les auteurs malmenés plus haut sont du nombre. On trouvera que le publiciste belge avait le goût bien timide. Mais les excès du romantisme effrayaient, chez nous, maints bons esprits, et, de plus, en 1835, quelques-uns de ces grands évrivains français que Weustenraad nous paraît proscrire si indûment, Hugo et Sand entre autres, venaient précisément de publier quelques-unes de leurs œuvres les plus discutables. Est-ce faire preuve d’un goût timoré que de ne pas aimer Lélia et Jacques, Lucrèce Borgia et Marie Tudor ? N’est-ce pas plutôt montrer un jugement sain ?

Cet article est d’une extrême violence. Le rédacteur anonyme de la Revue de Paris y est traité de « misérable », ses accusations sont « de lâches insultes », son factum est un « misérable pamphlet ». Tout autre est le ton de la Lettre à M. Michel Chevalier (Revue belge, 1836, tome 4, p. 164-175). Cet économiste, envoyé dans notre pays par le gouvernement français pour « étudier les machines », avait élargi le champ de ses observations, et venait de consacrer à la Belgique en général une étude inexacte sur plus d’un point, mais bienveillante et presque toujours élogieuse. Ces excellentes intentions ne suffirent pas à désarmer Weustenraad, qui répondit à l’écrivain français sur le ton du persiflage, du dédain, de la supériorité impertinente. « J’honore votre talent et je respecte votre caractère, je suis persuadé qu’il ne faut attribuer qu’à l’irréflexion et à la légèreté, parfois aussi à une vanité nationale déplacée, les erreurs que renferme le récit de votre excursion dans nos provinces ». Un tel début promettait. Et Weustenraad épluchait l’article de M. Chevalier, en relevait, avec un malin plaisir, les bévues ou les contradictions.

Le publiciste français parlait quelque part des fortifications de Mons, des remparts de Charleroy, de Namur et de Huy, « qui, bâtis contre nous, sont pour nous aujourd’hui ». Weustenraad le prie de distinguer : « Si ces belles forteresses sont pour vous, elles ne sont pas à vous, elles cesseraient même d’être pour vous du jour où, vous préparant à réaliser par la force votre rêve de la frontière du Rhin, vous tenteriez le moindre effort contre notre indépendance ».

M. Chevalier ayant observé que notre pays est le prolongement du sien, Weustenraad affecte d’on tomber d’accord. « Mais, ajoute-t-il aussitôt, ce n’est pas une raison pour que vos hommes politiques songent à l’annexer. Nous n’avons pas de frontières naturelles, c’est vrai ; mais le patriotisme et le courage des Belges, leur indomptable amour de l’indépendance en tient lieu ». Cet article apparaît ici comme une « source » du poème intitulé Aux conquérants parisiens, que Weustenraad écrira quatre ans plus tard. Des vers entiers de cette pièce s’y rencontrent déjà, presque textuellemnt, mêlés à la prose. D’autres passages de la Lettre à M. Chevalier paraissent l’avoir inspiré dans la composition de la même poésie. Tel est celui où il réfute une assertion de cet écrivain d’après laquelle la liberté belge serait fille de la liberté française : « Les communes des Flandres, du Brabant et de Liège avaient déjà organisé dans leur sein, sur d’admirables bases d’économie sociale, les gouvernements démocratiques, quand la France rampait encore au pied de ses maîtres absolus… Votre émancipation politique ne date que de la Constitution de 1791, tandis que la nôtre remonte à la Paix de Fexhe et à la Joyeuse Entrée… Vous contestez encore aux Belges modernes l’honneur d’avoir obéi à des inspirations toutes nationales en secouant naguère le joug d’un prince étranger. La Révolution de septembre, dites-vous, n’est qu’un plagiat de la Révolution de juillet. C’est là une vieille accusation, qui a traîné dans tous les pamphlets dirigés contre nous… Ignorez-vous que l’exaspération contre les Hollandais régnait dans nos provinces longtemps avant qu’on pût prévoir la Révolution de juillet ? »

Les dernières pages de l’article sont particulièrement savoureuses. Michel Chevalier ayant déclaré que « la Belgique était française par les mœurs, » ce qui, sous sa plume, constituait évidemment un éloge, Weustenraad feint d’abord de s’en réjouir et de triompher vis-à-vis de ceux qui, naguère, raillaient notre rusticité et notre barbarie. Mais l’ironie de cette joie se démasque bientôt, et le polémiste relève malicieusement une contradiction échappée à Chevalier : « Après avoir rendu un hommage éclatant à l’urbanité de nos mœurs, vous dites que le seul rapport que les Belges modernes conservent avec les beaux-arts, leur seul effort pour exploiter le champ de l’intelligence consiste dans la contrefaçon littéraire. Comment avons-nous donc pu arriver à la hauteur de la civilisation française sans cultiver ni les arts, ni les lettres, ni les sciences, où la France excelle ?… Autre inconséquence : vous admirez notre industrie ; accordez-nous donc quelques connaissances mathématiques, physiques, chimiques, etc. Bornez-vous à dire que les lettres et les beaux-arts sont négligés en Belgique. Encore ne l’admettrons-nous que sous bénéfice d’inventaire. Nous avons des artistes de talent, et, depuis 1831, la Belgique s’est enrichie de diverses institutions utiles créées ou organisées par le gouvernement dans le but d’agrandir le domaine de l’intelligence et de hâter la restauration des lettres, des sciences, des arts ». Weustenraad expose alors tout ce qui, de 1831 à 1836, a été fait chez nous dans cet esprit ; et il ajoute judicieusement : « Si le gouvernement s’est décidé à encourager comme il le fait l’instruction, les lettres et les arts, c’est qu’il y a été poussé par l’instinct, par le vœu de la population ; car cette population sait sacrifier à quelque chose de mieux que ce que vous appelez, Monsieur, le Veau d’or ».

« Ne nous signalez donc plus à la France, Monsieur, comme un peuple usé et décrépit. Faites-nous grâce de ce blâme injurieux, faites-nous grâce même de vos éloges. En croyant flatter notre amour-propre, vous blessez la vérité ». Il serait difficile d’être plus dédaigneux et plus insultant.

En général, les Belges ne trouvent pas mauvais qu’on les prenne pour des Français. Cette confusion, que justifient du reste maintes affinités, leur semble plutôt agréable et flatteuse. Mais Weustenraad les nie, ces affinités. À cette occasion, il trace même du caractère belge une image passablement avantageuse, dont tous les traits s’opposent à ceux qui constituent le caractère français. Et il s’appuie sur des statistiques pour démontrer que le Belge est plus instruit, plus honnête, plus moral que le Français. Il s’en faut donc de beaucoup que la Belgique lui semble « française par les mœurs ». Bien au contraire : Weustenraad, dans son chauvinisme, est près de trouver injurieux pour ses compatriotes le rapprochement fait par M. Chevalier.

Ce n’était pas seulement à l’égard de la France que son patriotisme affectait cette intransigeance farouche. Un certain abbé G. Moens, auteur de Considérations sur la Révolution belge de 1830, [7] » ne fut pas mieux traité que l’économiste Chevalier. Orangiste et absolutiste, ce personnage contestait les griefs des révolutionnaires belges et l’utilité de la révolution. Weustenraad lui répond dans un article[8] où la verve, la moquerie, l’ironie et la violence abondent, à défaut de goût. L’article est très étendu, et je ne songe pas à le résumer. Le malchanceux abbé y est tour à tour accusé de mensonge, de malveillance, d’ignorance, de contradiction, d’absurdité ; ses fautes de français et ses impropriétés de style sont relevées, avec une joie féroce, par le virulent polémiste, qui, dans une telle lutte, ne connaît nuls ménagements.

Seulement Weustenraad était libéral aussi convaincu qu’ardent patriote. On put le voir en 1841, quand il s’appliqua à réfuter dans la Revue belge[9] la brochure anonyme de son ami Grandgagnage intitulée De la Belgique en cas de guerre. Cette brochure, écrit au moment où la Question d’Orient mettait l’Europe à deux doigts d’une conflagration, prétendait démontrer l’impossibilité pour notre pays de garder sa neutralité, soi-disant « garantie par les traités. » Ne pouvant rester neutre, il avait à prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants, et Grandgagnage préconisait résolument une alliance avec les « puissances du nord » : tout devait détourner la Belgique de s’allier à la France, qui, dans ses efforts pour reconquérir la frontière du Rhin, se montrerait sans doute peu respectueuse de l’indépendance belge.

Weustenraad repoussait l’idée d’une alliance avec les puissances du nord, puissances conservatrices ou réactionnaires, qui ne pouvaient voir d’un bon œil les libertés octroyées à la Belgique indépendante. De deux maux il convenait de choisir le moindre ; et il considérait une alliance avec nos voisins du sud comme moins compromettante, à tout prendre, pour les libertés belges. Encore une fois, Weustenraad était patriote, mais patriote libéral, et son libéralisme l’orientait malgré lui vers la France, comme vers la patrie des libertés modernes, quoique antipathie qu’il pût éprouver d’ailleurs pour les Français.

Le polémiste belge n’a rien écrit de supérieur à ce dernier article. Le style, sobre et grave, y est d’une remarquable vigueur. Toute déclamation en est absente : l’auteur a su y atteindre au naturel et à la mesure, tout en gardant une certaine ampleur appropriée à la nature du sujet.

Tels sont les principaux articles[10] publiés par Weustenraad dans la Revue belge, de 1835 à 1841. Considérés uniquement du point de vue littéraire, ils ne mériteraient pas tous d’être tirés de l’oubli ; mais ils acquièrent tous de l’importance dès qu’on y cherche soit une vivante expression du sentiment national belge, soit un commentaire des poésies patriotiques que Weustenraad, à la même époque, composait ou allait composer.

  1. Revue belge, 1835, t. 1, p. 60.
  2. Revue belge, 1835, t. 1, p. 352-372 ; t. 2, p. 35-68.
  3. Revue belge 1835, tome 1, p. 188-190.
  4. Revue belge 1835, tome S, p. 145-159.
  5. Revue belge 1837, tome 6, p. 261-292.
  6. Revue belge 1835, tome 2, p. 327-339.
  7. Liège, Jeunehomme frères, édit.
  8. Revue belge, 1836, tome 4, p. 457-481.
  9. Revue belge, 1841, tome 17, p. 65-100.
  10. J’ai passé sous silence un certain nombre d’études qui sont l’œuvre du magistrat ou du jurisconsulte plutôt que du littérateur ou du patriote.