Théophile de Viau (Émile Faguet)

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Théophile de Viau (Émile Faguet)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 846-862).
THÉOPHILE DE VIAU

La Société du Mercure de France publie, avec une notice excellente, et qui n’a d’autres défaut que d’être trop courte, de M. Rémy de Gourmont, des morceaux choisis de Théophile de Viau.

Je le regrette presque ; car les œuvres complètes de « Théophile » ne sont pas si longues ; elles sont en deux volumes de médiocre épaisseur dans la Bibliothèque elzévirienne, et j’ai peur que la plaquette du Mercure de France ne favorise la paresse du public et ne le détourne de lire Théophile au complet. Or Théophile est absolument digne d’être lu en son entier. « Connaissez-vous le sonnet d’Arvers ? — J’en ai lu des passages. » Voilà où mènent les morceaux choisis. Enfin l’intention est bonne, et il faut songer à ceux, aussi, qui, manque des morceaux choisis du Mercure de France, n’auraient rien lu de Théophile. Soit.

Théophile de Viau ou de Viaud, qui, de son temps même, était appelé couramment Théophile, et qui signait ainsi lui-même ses lettres et ses préfaces, était né en 1590 à Clairac en Agénois (Lot-et-Garonne). On l’accusait d’être plébéien, très plébéien, fils d’un cabaretier, comme plus tard Rivarol. Il assurait, — et maintenant c’est à peu près prouvé, — qu’il était noble, fils d’un jurisconsulte et petit-fils d’un secrétaire de la reine de Navarre. Les Viau-Bellegarde actuels ont de bonnes raisons de croire qu’ils sont les descendans de la sœur de Théophile, Mme de Bellegarde.

Il vint à vingt ans à Paris chercher fortune, en bon cadet de Gascogne, et y arriva tout juste dans le temps de la mort d’Henri IV. Il y mena, de son propre aveu, une vie très dissipée. Cependant il ne laissa pas de lier amitié avec un jeune homme très distingué et assez sage qui s’appelait Louis Guez et qui devait s’appeler plus tard M. de Balzac. En 1612, il fit voyage en Hollande avec Guez. En 1613, ils étaient brouillés, sans qu’on en puisse bien connaître les motifs ; car ceux qu’en donne Balzac semblent contourner un peu la vérité. Il trouva un protecteur très chaud dans Henri II de Montmorency, du caractère de qui il fait un magnifique éloge. Il recommença à mener sa vie déréglée, fréquentant les libertins qui ne portaient guère encore ce nom, mais qui étaient très nombreux à cette époque, faisant des vers irréligieux et immoraux, etc. Pour des motifs qui sont restés obscurs, peut-être pour sa vie scandaleuse et ses vers, peut-être pour un libelle contre le Roi, il fut, le 14 juin 1619, l’objet d’une lettre de cachet qui lui enjoignait de sortir du royaume. Il se réfugia à Boussières-de-Mazère, près de Port-Sainte-Marie, sur la Garonne, qui était le pays où il avait été élevé ; puisa Montpellier, chez un ami, qui, se sentant menacé, l’écarta ; puis dans les Pyrénées dont la beauté ne le console pas ; car dans ce temps-là on ne trouvait pas les montagnes belles :


Ainsi mes ennemis contre moi furieux
M’ont rendu sans sujet le sort injurieux
Et si loin étendu leur orgueilleux ravage
Qu’à peine sur les monts ai-je vu du rivage.
Mon exil ne saurait où trouver sûreté.
Partout mille accidens choquent ma liberté.
Quelques déserts affreux, où des forêts suantes
Rendent de tant d’humeurs les campagnes puantes.
Ont été le séjour où le plus doucement
J’ai passé quelques jours de mon bannissement.


En 1620, il revint chez son père où il travailla très bien et écrivit quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Inquiété encore, et il est assez difficile de savoir ici pourquoi, il vit la nécessité de transformer son demi-exil en exil complet, pour un temps du moins, et passa en Angleterre. Il souhaita, vainement, d’être présenté à Jacques II.


Si Jacques, le roi du savoir,
N’a pas trouvé bon de me voir,
En voici la cause infaillible :
C’est que, ravi de mon écrit,
Il crut que j’étais tout esprit
Et par conséquent invisible.

C’est en Angleterre qu’il composa le Traité de l’immortalité de l’âme pour être présenté au roi de France et obtenir à l’auteur retour en grâce. Il réussit dans ce dessein et put revenir en France, à Paris et même à la Cour, en 1621. Il eut deux années de tranquillité et de bonheur. Ce fut « le plein repos de sa vie. »

Soudain nouveau coup de foudre. Le Parnasse satyrique, recueil de vers licencieux et impies, paraît et, soit imprudence folle de Théophile, soit cupidité des libraires, avec le nom de Théophile et celui de Berthelot. Immédiatement le Père Garasse s’émut et publia un petit factum intitulé : Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels contenant plusieurs machines pernicieuses à l’état, à la religion et aux bonnes mœurs. Dans ce livre, Garasse fulminait contre les « ivrognes, moucherons de tavernes, esprits insensibles à la piété, qui n’ont d’autre Dieu que leur ventre, qui sont enrôlés en cette maudite confrérie qui s’appelle la confrérie des bouteilles, apprentis de l’athéisme ; » contre ces impies, « qui commettent des brutalités abominables, qui publient par sonnets leurs exécrables forfaits, qui font de Paris une Gomorrhe, qui font imprimer le Parnasse satyrique, qui ont cet avantage malheureux qu’ils sont si dénaturés en leur façon de vivre qu’on n’oserait les réfuter de point en point de peur d’enseigner leurs vices et faire rougir la blancheur du papier. »

Théophile était très clairement désigné ; car le Père Garasse racontait la vie d’un « méchant coquin nommé Théophile, qui faillit à ruiner la cour de l’Empereur Michel, n’eût été le patriarche Ignace qui s’opposa à son athéisme ; » et aussi l’histoire d’un « homme de néant, nommé Théophile, qui ruina la cour de l’empereur Eudoxe et causa plusieurs maux à suint Jean Chrysostome. » Il était désigné tout aussi précisément dans cet autre passage : « Après le méchant et malheureux Lucilio ( ? ) qui est comme le cramoisi de la gloire [glorieux au degré suprême, expression très à la mode en ce temps-là], je n’en sache pas un plus impertinent que le banni de cour [Théophile l’avait été] soi-disant ami de Dieu [Théo-phile] qui est si idolâtre de ses perfections prétendues qu’il ne s’en peut taire et que, voyant que personne ne le loue, il entreprend de le faire lui-même ; car, écrivant au prince d’Orange, il lui fait cette faveur de lui présenter sa plume comme les villageois de Grèce firent cet honneur à Alexandre de lui présenter le droit de bourgeoisie de leur village et enfin, après beaucoup de cajoleries, il ajoute, parlant de soi :


Prince, je dis sans me louer,
Que le ciel m’a voulu douer
D’un esprit que la France estime,
Et qui ne fait point mal sonner
Un louange légitime
Quand il trouve à qui la donner.


Et notez, lecteur, qu’il dit cela sans se louer ; car il ne le voudrait pas faire pour rien au monde ; tant il est éloigné « du vice de l’amour propre de soi-même » (sic).

Telles étaient les aménités du Père Garasse, accompagnées d’avertissemens aux « jeunes seigneurs » [Montmorenci] qui ont la faiblesse de protéger et « appointer » de tels gens qui leur feront « une très mauvaise réputation » et « les damneront s’ils n’y prennent garde. »

Théophile entra en fureur et, d’une part, alla s’emporter devant le Père Margastant, supérieur du collège des jésuites, et fit saisir le livre du Père Garasse par autorité de justice ; d’autre part, assigna l’éditeur du Parnasse satyrique et le fit condamner.

Mais le Père Garasse obtient mainlevée de la saisie, et son ouvrage paraît, ou reparaît, avec une préface où, cette fois, Théophile est nommé en toutes lettres, accusé d’être bien l’auteur de monstruosités contenues dans le Parnasse, incriminé d’avoir « une plume trompée par l’athéisme, l’impiété et le libertinage » et désigné à toutes les rigueurs de la justice.

Elles ne furent que trop vives et promptes. Le Parlement décréta prise de corps contre Théophile et Berthelot, les fit « crier à trois briefs jours, » et pendant que Théophile s’était enfui et réfugié à Chantilly, chez M. de Montmorenci, le condamna par contumace à être brûlé vif, ce qui fut exécuté par effigie.

Théophile bientôt ne se trouva pas en suffisante sûreté à Chantilly. Il s’enfuit, avec dessein, très probablement, de quitter la France. Par un zèle de subalternes, que le Roi eut vraisemblablement pour peu agréable, il fut arrêté au Castelet, près Saint-Quentin, et ramené à Paris, à la Conciergerie. Son procès recommença. Il dura deux ans. Il y eut défenses, il y eut « apologies » de Théophile par lui-même, il y eut intercessions généreuses, notamment de Buckingham et de Montmorenci, que Théophile remercia très bellement eu vers et en prose. Arrêt enfin, au premier de septembre 1625. Théophile était condamné au bannissement à perpétuité avec confiscation de ses biens pour l’aider à vivre en exil.

Il ne s’exila pas précisément, cette fois encore. Cette lettre de lui à Montmorenci explique et ses desseins au sortir de sa prison et sa situation dans le monde et ce qu’il avait à dire comme remerciement et peut-être ce qu’il avait à reprocher à ce grand seigneur : « Monseigneur, après avoir rendu mon innocence claire à tout le monde, encore a-t-il fallu donner à la fureur publique un arrêt de bannissement contre moi. Si j’avais de la vertu, ce coup d’envie me serait glorieux ; mais mon peu de mérite m’en fait appréhender quelque honte. Toutefois, les caresses de mes amis que je ne vois point rebutés de mon malheur me consolent de cette peine et me font tirer vanité de ma persécution. Sur le point de mon jugement, il a semblé que me secourir c’était une infamie et que personne ne sollicitait pour moi s’il n’avait part à mes accusations. M. de…, chez qui je suis, et M. de… ont été presque les seuls qui ouvertement ont favorisé mon innocence. Ils se sont animés généreusement par le danger, et ce qui les a plus piqués de me sauver, ç’a été les apparences de ma perte. Ceux-là, sans doute, monseigneur, ont voulu tenir votre place, et je crois qu’il ne fallait plus que vous pour me faire absoudre entièrement. Si je savais que vous fussiez toujours absent, je serais fort paresseux à solliciter mon rappel et s’il me faut résoudre à partir, je ne veux aller que là où vous serez et je ne m’estimerai jamais banni, si je ne le suis de vos bonnes grâces, puisque c’est toute la gloire et la principale espérance qui reste à votre… »

Quoi qu’il en fût, il ne s’exila pas réellement. Très protégé toujours du côté de la Cour, il se terra seulement à Chantilly d’abord, puis en Berri au château de Selles, chez le comte de Béthune, frère de Sully. Très souffrant, très épuisé, il revint à Paris en 1626 dans l’hôtel du duc de Montmorenci, où il mourut, le 25 septembre, d’une maladie que le Mercure de France nous décrit et qui paraît être une méningite. Il avait trente-six ans.

Il était bon, étourdi et violent. Il n’avait aucune règle morale, ni aucune règle de conduite pratique ; et, comme le Rolla de Musset, ce n’était pas lui qui dirigeait sa vie, c’étaient ses passions. Mais ses passions n’étaient pas toutes mauvaises : il avait de la générosité, du courage et de la gratitude. Somme toute, son caractère est à peu près au milieu de l’échelle, peut-être un peu plus bas, mais non pas beaucoup plus bas que le milieu.

Pour ce qui est de son génie, il est très difficile à définir parce qu’il est multiple et par conséquent fuyant à qui voudrait le prendre dans son ensemble ; et échappe, non seulement aux définitions, mais aux caractérisations, si l’on peut ainsi parler. Il y a en lui l’auteur du Pyrame et Tisbé, c’est-à-dire un homme d’un goût exécrable ; il y a un homme d’un goût châtié et classique ; il y a un romantique dans le sens moderne du mot ; il y a un précieux à l’italienne et il y a un poète philosophe d’une très belle tenue. Cela tient à la flexibilité de son génie, d’abord ; cela tient ensuite à son absence de caractère. Les « genres » et aussi les « tons » sont des tendances de tempérament. Il eût été impossible à Racine d’être autre chose que poète dramatique élégiaque et Boileau est poète satirique jusque dans son Art poétique. Théophile est éminemment ce que nous appelons un virtuose. Il ressemble curieusement, à tous égards, à notre Catulle Mendès. Il écrit très vite, avec une facilité heureuse souvent, déplorable quelquefois, dangereuse toujours. « J’ai fait à ce matin ces vers tout d’une haleine, » et il parle d’une pièce de cent vingt vers. C’est plus que le « Par Apollo, cent vers » de Théophile Gautier. Il dit ailleurs :


La règle me déplaît ; j’écris confusément.
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.


C’est exactement le contraire de Malherbe. Sa doctrine littéraire est flottante, ou plutôt il n’a aucune doctrine littéraire. Il dit, très éclectique :


Je me contenterai d’égaler en mon art
La douceur de Malherbe ( ? ) et l’ardeur de Ronsard.


Pourtant, par ses principales tendances, il est beaucoup plus du côté de Ronsard. On voit très bien quelle position il aime à prendre en face de Malherbe qu’il sait bien qu’on lui oppose et à qui il sait bien qu’on aime à l’opposer. Cette position ce sera : indépendance respectueuse. Il ne faut imiter personne :


<poem> Imite qui voudra les merveilles d’autrui. Malherbe a très bion fait ; mais il a fait pour lui. Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie.

Quant à moi, ces larcins ne me font point envie ;

J’approuve que chacun écrive à sa façon.
J’aime sa renommée et non pas sa leçon.


Et, emporté par sa verve satirique, il fait un bien joli portrait de l’imitateur de Malherbe et un peu, sans paraître y toucher, de Malherbe lui-même, du poète patient et indiscrètement laborieux :


Ils travaillent un mois à chercher comme à fils
Pourra s’apparier la rime de Memphis ;
Ce Liban, ce turban et ces rivières mornes
Ont souvent de la peine à retrouver leurs bornes…
J’en connais qui ne font des vers qu’à la moderne,
Qui cherchent à midi Phœbus à la lanterne…
Sont un mois à connaître, en ta tant la parole
Lorsque l’accent est rude ou que la rime est molle…


Mais lui, en définitive, qu’est-ce qu’il sera bien sur le Parnasse ? Quand il cherche à se définir lui-même, il se donne décidément comme un poète idyllique, comme un poète de l’Astrée :


Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouyr, comme en songeant, la course d’un ruisseau,
Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain sans songer à le faire.


Au fond, il a raison, et le poète idyllique, rêveur, mélancolique, est, de tous les différens personnages qu’il fait, celui qui serait le plus près d’être lui-même, s’il avait proprement un moi. Mais, encore une fois, c’est un virtuose, et il n’y a guère autre chose à faire avec lui qu’à le suivre dans ses différentes métamorphoses et qu’à noter seulement celles qui, selon notre goût, lui réussissent le mieux.

Il fut poète dramatique avec Pyrame et Tisbé, qui est resté célèbre comme modèle de ridicule. Je n’insisterai ni sur la fable, qui est affreusement banale, ni sur les morceaux d’éloquence qui sont très vides, ni sur les pointes, dont les plus effrontées ont été citées trop souvent ; mais je relève le couplet de la jalousie, dont l’histoire est intéressante. Vous connaissez le couplet de la jalousie dans la Psyché de Corneille et Molière : « Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature ; les rayons du soleil vous baisent trop souvent… » Pour ce qui est de l’invention, il n’est pas de Corneille, il n’est pas, non plus, de Molière. Il doit être de quelque Italien ; car il est déjà dans Desportes :


Je ne saurais aimer la terre où elle touche ;
Je hais l’air qu’elle tire et qui sort de sa bouche ;
Je suis jaloux de l’eau qui lui lave les mains…


Il y en a trente vers de ce ton. Théophile a repris le thème deux fois : une fois dans la Solitude, en un seul vers :


Mon Dieu que tes cheveux me plaisent !
Ils s’ébattent dessus ton front ;
Et les voyant beaux comme ils sont
Je suis jaloux quand ils le baisent.


et une fois dans Pyrame :


Mais je me sens jaloux de tout ce qui te touche.
De l’air qui si souvent entre et sort par ta bouche,
Je crois qu’à ton sujet le soleil fait le jour
Avecque des flambeaux et d’envie et d’amour.
Les fleurs que sous tes pas tous les chemins produisent
Dans l’honneur qu’elles ont de te plaire me nuisent.
Si je pouvais complaire à mon jaloux dessein,
J’empêcherais tes yeux de regarder ton sein ;
Ton ombre suit ton corps de trop près, ce me semble,
Car tous deux seulement devons aller ensemble.
Bref, un si rare objet m’est si doux et si cher
Que ta main seulement me nuit de te toucher.


Comme poète lyrique, et j’aime mieux dire comme faiseur d’odes, Théophile est la froideur même. C’est un Malherbe sans force, sans éclat et sans sou file. — Autrement dit, il n’a rien de Malherbe. — Si, il en a la pompe, l’allure guindée et l’effort et, sans avoir aucune de ses qualités, il le rappelle très souvent, Dernière strophe de l’ode au prince d’Orange :


Les astres dont la bienveillance
Se sont forcis de ta vaillance
Sont apprêtés pour t’accueillir,
Dieu comme fleurs les vient cueillir
Pour t’en donner une couronne
Qui ne pourra jamais vieillir.


Si Théophile n’avait fait que des odes, on dirait simplement que Malherbe eut deux singes, dont l’un s’appelait Colomby.

Le poète philosophe, dans Théophile de Viau, est intéressant. Tantôt, en sa qualité de virtuose, Théophile ne fait que mettre en vers, comme dans l’Immortalité de l’âme, des idées auxquelles il ne croit aucunement ; tantôt il dit, au contraire et avec indiscrétion, ce qu’il pense et tout ce qu’il pense. L’Immortalité de l’âme est une paraphrase du Phédon en prose mêlée de vers. Il est probable que Théophile avait le projet de traduire tout le Phédon en vers, et que la longueur de l’exécution de ce dessein l’aura rebuté. Il y a de brillans morceaux, et où se trouvent les plus beaux vers classiques qui se puissent :


Et ne crois pas que je m’étonne
Pour la contrainte de partir,
Ni que je pense à divertir
Le congé que la mort me donne.
Je bénis le juge et la loi ;
Cette rigueur ne m’est, point dure
Et quiconque aura l’âme pure
Aimera la mort comme moi.


L’apothéose, précisément, des âmes pures, si l’on peut parler ainsi, trouve dans Théophile une expression nette, ferme, solide, qui fait une singulière impression sur l’esprit. C’est du Platon que les habitudes (au moins) du langage chrétien auraient rendu plus énergique, plus affirmatif et plus sûr. C’est très curieux comme facture :


L’âme dressant son vol vers la loge éternelle,
Moins il se peut trouver de pesanteur en elle,
Mieux elle a dépouillé la masse de la chair,
Plus vite elle remonte en sa première source,
Et ne peut rien trouver capable d’empêcher
Les mouvemens heureux de sa légère course.

Ainsi vivant toujours avec soi retirée,
De la contagion de son corps séparée,
Elle n’emporte rien de ses mauvaises mœurs,
Les désirs, les amours, la crainte, la folie
Et tout ce qui provient des charnelles humeurs.
Demeure dans la chair au monde ensevelie.

Pure et nette qu’elle est, ayant trouvé son port
Dans le ciel, où jamais n’a pu venir la mort,
Elle y trouve sa part de repos et de gloire ;
Elle n’a de confort que les dieux seulement,
Et, ce que tout mortel est obligé de croire,
Cette félicité dure éternellement.

Quant au philosophe matérialiste et épicurien qu’était véritablement Théophile, il s’est exprimé, très nettement dans ses satires et ailleurs. Il envie le sort des animaux qui n’ont point de conscience et par conséquent point de tourmens :


Leur vie est moins sujette aux fâcheux accidens
Qui travaillent la tienne et dehors et dedans.
La bête ne sent point peste, guerre ou famine
Le remords des forfaits en son cœur ne la mine ;
Elle ignore le mal pour n’en avoir la peur,
Ne connaît point l’effroi de l’Achéron trompeur.
Elle a la tête basse et les yeux contre terre…


Remarquez cette contre-partie de la dissertation spiritualiste d’Ovide : Os homini sublime dedit


Elle a la tête basse et les yeux contre terre,
Plus près de son repos et plus loin du tonnerre
L’ombre des trépassés n’aigrit son souvenir ;
On ne voit à sa mort le désespoir venir.
Elle compte sans bruit et loin de toute envie
Le terme dont nature a limité sa vie…


Il est assez intéressant de remarquer que dans Pyrame et Tisbé il avait exprimé cette même jalousie à l’égard des animaux et des personnages de la nature, avec cette circonstance, peut-être aggravante, que c’est Tisbé qui fait cette sorte de profession naturaliste :


Hélas ! ne pourrons-nous jamais dire qu’un mot !
Les oiseaux dans les bois ont toute la journée
A chanter la fureur qu’amour leur a donnée,
Les eaux et les zéphyrs, quand ils se font l’amour,
Leur rire et leurs soupirs font durer nuit et jour…


mais ceci n’était que plainte amoureuse et n’avait pas, je pense, de prétention philosophique.

Enfin c’est comme élégiaque que Théophile se rapproche le plus de nous, de notre goût général, et fait cette fois tout à fait figure de romantique. Il est élégiaque, c’est-à-dire poète amoureux, et il est élégiaque en tant que peintre de la nature. Dans ces deux personnages il est essentiellement personnel, et c’est toujours lui-même, comme un poète de 1830, qu’il met en scène. Je dirais même qu’il est plus personnel comme peintre de la nature que comme amoureux, et qu’il est plus objectif comme amoureux que comme descripteur. Ses vers d’amour sont d’un artiste qui se plaît à peindre la beauté ; ses vers de paysagiste sont l’un homme qui décrit surtout les effets que la nature fait sur lui. Du reste, dans l’un et l’autre rôle, il est remarquable. Une strophe dans un poème sur le sommeil de l’aimée est à retenir :


La rose en rendant son odeur,
Le soleil donnant son ardeur,
Diane et le char qui la traîne,
Une naïde dedans l’eau
Et les Grâces dans un tableau
Font plus de bruit que ton haleine.


Une élégie intitulée Désespoir amoureux a, du moins, un très beau début :


Éloigné de vos yeux où j’ai laissé mon âme,
Je n’ai de sentiment que celui du malheur,
Et, sans un peu d’espoir qui luit parmi ma flamme,
Mon trépas eût été ma dernière douleur.

Plût au ciel qu’aujourd’hui la terre eût quitté l’onde
Que les rais du Soleil fussent absens des deux ;
Que tous les Siemens eussent quitté le monde
Et que je n’eusse point abandonné vos yeux.


Il a même un genre d’élégie qui approche de la Méditation poétique, genre qui n’est pour ainsi dire arrivé à son plein développement et aussi à la conscience de lui-même qu’avec Lamartine. J’entends par méditation poétique une idée mêlée de sentiment ou un sentiment se transformant en idée générale et, à ce moment juste, saisi et fixé par le poète en une forme originale. Il y a dans Théophile une pièce de ce genre qui peut-être est symbolique, qui peut-être, et je le crois, renferme un sens à demi caché, qui, en tout cas et de quelque façon qu’on la prenne, est d’une grande beauté à la fois de pittoresque et de rêverie : titre, les Nautoniers. Sainte-Beuve nous apprend que Mme Tastu l’admirait fort :


<poem> Les amours plus mignards à nos rames se lient, Les Tritons à l’envi nous viennent caresser, Les vents sont modérés, les vagues s’humilient

Par tous les lieux de l’onde où nous voulons passer.


Avec notre dessein va le cours des étoiles,
L’orage ne fait point blêmir nos matelots
Et jamais Alcyon, sans regarder nos voiles,
Ne commit sa nichée à la merci des flots.

Notre Océan est doux comme les eaux d’Euphrate ;
Le Pactole, le Tage est moins riche que lui ;
Ici jamais rocher ne craignit le pirate
Ni d’un calme trop long ne ressentit l’ennui.

Sous un climat heureux, loin des bruits du tonnerre,
Nous passons à loisir nos jours délicieux
Et là jamais notre œil ne désira la terre
Ni sans quelque dédain ne regarda les cieux.

Agréables beautés pour qui l’amour soupire,
Éprouvez avec nous un si joyeux destin
Et nous dirons partout qu’un si rare navire
Ne fut jamais chargé d’un si rare butin.


Et peut-être n’est-ce pas les Trempla serena de la sagesse épicurienne que Théophile a voulu décrire ainsi en les couvrant d’un léger voile ; et peut-être n’y a-t-il rien derrière le voile ; mais il resterait encore que le voile est très charmant.

Le poème le plus célèbre de Théophile de Viau est la Solitude qui nous servira fort bien de transition entre Théophile élégiaque et Théophile paysagiste, puisqu’elle a le double caractère de poème descriptif et de poème d’amour. Elle est affligée, comme presque tous les poèmes élégiaques et comme tous les poèmes descriptifs de Théophile, d’une incommodante prolixité, mais elle a des parties gracieuses, que, quoique très connues, il convient d’encadrer ici.


Dans ce val solitaire et sombre
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau
S’amuse à regarder son ombre.

Un froid et ténébreux silence
Dort à l’ombre de ces ormeaux
Et les vents battent les rameaux
D’une amoureuse violence.


Ici beaucoup de mythologie, et c’est sans doute ce qui a été le plus admiré alors, mais nous, nous passons.


<poem> Corinne, je te prie, approche,

Couchons-nous sur ce tapis vert,

Et pour être mieux à couvert,
Entrons au creux de cette roche.

D’un air plein d’amoureuse flamme,
Aux accens de ta douce voix
Je vois les fleuves et les bois
S’embraser comme a fait mon âme.

Si tu mouilles tes doigts d’ivoire,
Dans le cristal de ce ruisseau,
Le Dieu qui loge dans cette eau
Aimera, s’il en ose boire.

Je baignerai mes mains folâtres
Dans les ondes de tes cheveux
Et ta beauté prendra les vœux
De mes œillades idolâtres.


La Maison de Sylvie, c’est-à-dire la maison de Mme de Montmorenci, c’est-à-dire Chantilly, est une suite de poèmes minutieusement descriptifs, où la multiplicité des petits détails finit par rebuter non médiocrement. On a mille fois répété que l’art de La Fontaine descripteur consistait à choisir d’instinct les trois ou quatre traits frappans, significatifs, caractéristiques et à laisser tout le reste. C’est exactement le contraire que fait Théophile. Il ne laisse rien. Il semble nous dire : « Voilà tout. Vous choisirez vous-même. » Nous le faisons, mais c’est fatigant. Il vaut mieux donner au lecteur le plaisir de compléter que la charge de choisir. Théophile décrit la nature exactement comme Ronsard, sans en rien omettre. C’est ici qu’il est le plus éloigné de l’art classique. A donner ces poèmes par fragmens, ce défaut ne sera pas sensible. Mais il fallait que j’en avertisse. Il a du reste des qualités de fraîcheur, de sensation directe qui n’emprunte rien au souvenir des lectures, de véritable communion avec la nature. On sent qu’il s’y plonge de tout son cœur et qu’il y reste plongé quand il écrit :


Dans ce parc un vallon secret,
Tout voilé de ramages sombres
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres,
Presse d’un cours si diligent
Les flots de deux ruisseaux d’argent

Et donne une fraîcheur si vive
A tous les objets d’alentour
Que même les martyrs d’amour
Y trouvent leur douleur captive.


Le Matin est à cet égard le chef-d’œuvre, selon moi, de Théophile. Il n’y a pas trop de détails ; il y en a d’amusans, de précis en même temps que gracieux, qui sentent l’homme qui a vu, qui vient de voir et qui voit encore et qui aime amoureusement ce qu’il note, assez brièvement, du bout de sa plume :


La charrue écorche la plaine ;
Le bouvier qui suit les sillons
Presse de voix et d’aiguillon
Le couple de bœufs qui l’entraîne.

Alix apprête son fuseau ;
Sa mère qui lui fait la tache
Presse le chanvre qu’elle attache
A sa quenouille de roseau.

Une confuse violence
Trouble le calme de la nuit,
Et la lumière avec le bruit
Dissipe l’ombre et le silence.

Le forgeron est au fourneau,
Oy comme le charbon s’allume :
Le fer rouge dessus l’enclume
Étincelle sous le marteau.

Cette chandelle semble morte ;
Le jour la fait évanouir ;
Le soleil vient nous éblouir,
Vois qu’il passe à travers la porte.

Il est jour. Levons-nous, Philis,
Allons à notre jardinage,
Voir s’il est, comme ton visage,
Semé de roses et de lis.


Quelquefois enfin, il arriva à Théophile d’être tout à fait romanesque, jusqu’au fantastique. Voici une « chanson du fou, » pour parler comme les modernes, qu’on n’avait pas assez remarquée, que j’ai citée souvent comme un exemple presque unique de ce genre, très dangereux du reste, et que je vois avec plaisir que M. de Gourmont a diligemment recueillie. Il faut se figurer un voyageur, à la brune, inquiet de la nuit qui s’alourdit sur la terre et de toutes les angoisses confuses du crépuscule :


Un corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe ;
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal ;
J’entends craqueter le tonnerre ;
Un esprit se présente à moi ;
J’oy Caron qui m’appelle à soi ;
Je vois le centre de la terre.

Ce ruisseau remonte à sa source ;
Un bœuf gravit sur un clocher ;
Le sang coule de ce rocher ;
Un aspic s’accouple d’une ourse ;
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour ;
Le feu brûle dedans la glace ;
Le soleil est devenu noir ;
Je vois la lune qui va choir ;
Cet arbre est sorti de sa place.


La fortune de Théophile a été très grande après sa mort. M. de Gourmont dit avec beaucoup de raison qu’il a été glorieux pendant soixante ans. Pendant sa vie, et ensuite, jusqu’en 1680 environ, il balança Malherbe, Il figure parmi les auteurs désignés par l’Académie pour faire autorité dans la rédaction du Dictionnaire. Corneille, dans une de ses préfaces, dit : « Ronsard, Malherbe, Théophile… » et, certes, dans un sentiment de juste et judicieux éclectisme, on ne peut pas mieux dire. Boileau ne l’a pas tué par son arrêt indigné : « A Malherbe, à Racan préférer Théophile ! » Il n’a guère fait que constater que sa gloire vivait encore en 1670. Et cela est si vrai que La Bruyère en 1688 mettait en parallèle Théophile et Malherbe sans paraître rougir. M. de Gourmont déclare ne pas bien comprendre ce parallèle fameux. J’en ai toujours dit tout autant. La Bruyère compare Malherbe et Théophile comme peintres de la nature. Or Malherbe, sauf six vers : « L’Orne comme autrefois nous reverrait encore… » et une odelette qu’on lui attribue : « L’air est plein d’une haleine de roses, » n’a jamais peint la nature. Voilà qui est étrange, ou tout au moins qui n’est pas fait pour rendre très clair le passage de La Bruyère.

Entendez si vous voulez, — et je reconnais que ce n’est qu’un expédient, — que, dans ce qui concerne Malherbe, La Bruyère prend « nature » dans le sens très large, nature étant tout ce que le poète a devant lui, homme, passions, événemens (nature est pris dans ce sens très souvent au XVIIe siècle : « Que la nature donc soit votre étude unique. » (Boileau.) « La nature féconde en bizarres portraits. » (Id.) « Mais maintenant il ne faut pas quitter la nature d’un pas. » (La Fontaine en parlant de Molière), — et que, dans ce qui concerne Théophile, La Bruyère songe à la nature que Théophile a connue, c’est-à-dire aux paysages. Le passage alors deviendra intelligible., et il paraîtra d’une critique très sûre et très juste :

« J’ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature ; mais avec cette différence que le premier, d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il fait une anatomie ; tantôt il peint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il en fait le roman. » — Sauf le mot « sans exactitude, » qui est injuste, il n’y a rien que de très vrai dans cette critique en raccourci. — Reste qu’il est bien bizarre d’avoir pris le mot nature, dans deux sens si différens, quand il s’agit d’un parallèle. Je laisse à plus habile que moi l’honneur de résoudre cette difficulté.

Ensuite, Théophile fut parfaitement ignoré pendant cent trente ans environ, jusqu’à ce que Théophile Gautier le tirât de la cendre. Je ne vous dirai pas, d’abord, de qui parle Gautier dans le passage suivant de ses œuvres : « Il est difficile d’avoir un plus heureux tempérament poétique que… Il a de la passion, non seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi pour toutes les belles choses ; il aime un beau jour, des fontaines claires, l’aspect des montagnes, l’étendue d’une grande plaine, de belles forêts, l’Océan, ses vagues, son calme, ses rivages ; il aime encore tout ce qui touche particulièrement les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère ; c’est une âme facile et pleine de sympathies, prête à se passionner à propos de tout et de rien, un vrai cristal à mille facettes réfléchissant dans chacune de ses nuances un tableau différent, avivé et nuancé de tous les feux de l’Iris… « — Ne saute-t-il pas aux yeux que ceci est un portrait de La Fontaine ? Eh bien ! non. C’est celui de Théophile que Gautier a voulu faire et, en somme, il ne s’est pas beaucoup trompé. C’est que Théophile est parfaitement une première épreuve de La Fontaine, et que La Fontaine est un second Théophile, un Théophile aussi riche, aussi multiple, aussi « polyphile, » aussi ouvert à tous les genres de beauté, mais amendé et rectifié par une plus grande sûreté de goût, et je m’étonne que Gautier n’ait pas fait ce rapprochement qui me paraît presque inévitable.

Sainte-Beuve, — mais disons tout d’abord qu’il a toujours « reculé » devant la littérature du temps de Louis XIII et qu’il avoue qu’il n’a jamais pu « s’en inoculer le goût, » — reconnaît que « Théophile avait reçu de la nature un génie prompt, facile et brillant, » mais lui refuse énergiquement le nom de « grand poète, » que lui a libéralement donné Théophile Gautier. Il a raison ; mais je voudrais qu’il eût dit, je serais heureux qu’il eût pensé, que Théophile avait au moins des « parties » de grand poète, comme on disait au XVIIe siècle, et que ces parties se développaient en lui, s’agrandissaient et auraient été singulièrement loin s’il eût vécu aussi longtemps par exemple que La Fontaine. À l’âge où Théophile mourut, qu’est-ce que La Fontaine avait écrit ? Il n’avait rien écrit du tout.


EMILE FAGUET.