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Théorie de l’impôt (Proudhon)/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER


L’IMPOT AVANT LE DROIT MODERNE


Dualisme social : Nécessité et Libre Arbitre ; l’État et l’individu.


Les principes qui régissent les sociétés humaines sont le produit de deux forces contraires : la Nécessité, j’entends par ce mot la nature des choses et ses lois, et le Libre Arbitre.

Dégager les principes, déterminer les conditions d’existence de la société, n’est pas, comme l’on voit, d’une difficulté médiocre, puisqu’il s’agit d’étudier à la fois, dans leur mutuelle influence, deux forces aussi diamétralement opposées l’une à l’autre que le libre arbitre et la nécessité.

Le libre arbitre se manifeste dans la société de deux manières : tantôt il parle au nom de la collectivité, c’est la corporation, la caste, la cité, l’État ; tantôt il est l’expression de la personnalité, c’est l’individu. — Le libre arbitre de l’État prend le nom de Raison d’État ; le libre arbitre individuel se nomme proprement Liberté.

De même que la nécessité et le libre arbitre s’opposent entre eux, de même la raison d’État et la liberté forment à leur tour une opposition non moins éclatante, sur laquelle nous aurons fréquemment à revenir.

C’est dans l’histoire que s’observe l’action réciproque de ces forces antagoniques ; c’est donc en suivant l’histoire que nous pouvons espérer de saisir peu à peu les vrais principes du gouvernement, les conditions de l’équilibre social, les règles de l’économie publique, et conséquemment celles de l’Impôt. Un coup d’œil rapide sur les mœurs du passé, au point de vue de l’impôt, était ici indispensable.


Constitution primitive, nécessaire, de l’État et de l’impôt : influence du libre arbitre sur cette constitution. Origine du droit divin.


« Les sociétés humaines, dit M. Hippolyte Passy, ne subsistent qu’à la condition de subvenir, dans la mesure nécessaire, aux besoins de la chose publique. Toutes ont à donner aux gouvernements qui les régissent les moyens de remplir leur destination, toutes ont à pourvoir aux dépenses à effectuer dans l’intérêt de la défense du territoire national ou du maintien de l’ordre intérieur : et chez toutes l’impôt existe sous des formes appropriées à l’état plus ou moins avancé de la civilisation. »

Tel est le point de départ. La société ne subsiste qu’à la condition de se constituer un gouvernement. Ce gouvernement, quelle qu’en soit la forme, veut être entretenu. Or, qui peut subvenir à ses dépenses ? Les citoyens par leurs cotisations, c’est-à-dire par leur travail, absolument comme ils subviennent, par le travail, à leur propre subsistance. C’est la raison des choses, la nécessité qui le veut ainsi, et jamais personne ne s’inscrivit en faux contre son commandement.

Le libre arbitre cependant, de qui dépend en dernier ressort toute l’action sociale, ne procède pas d’abord avec cette rigueur de logique. C’est un des priviléges de l’homme de raisonner la nécessité, de la combattre même, avant de s’y soumettre.

Une des premières pensées de l’homme, à peine éclos à la civilisation, sans expérience de la justice, fut de se décharger sur son prochain, par la pratique de la servitude, de l’obligation du travail. Et comme ce sont les plus forts et les plus habiles qui jusqu’à ce jour ont composé les gouvernements, la raison d’État n’a fait que consacrer cette oppression, en demandant exclusivement l’impôt soit à une classe soumise, serve ou travailleuse, soit à des populations étrangères rendues tributaires. Ainsi s’est constitué dans l’origine, par la force et avec la sanction du culte, le droit de conquête ou droit divin, qui s’est maintenu officiellement dans tous les États de l’Europe jusqu’à la fin du dernier siècle, et qui subsiste encore, déguisé, dans la plupart de nos institutions.


Raison philosophique du droit divin et de l’esclavage :
l’éducation des masses.


Pourtant cette raison d’État, tout odieuse qu’elle soit dans son inspiration égoïste, n’est point absurde. Elle a ses motifs secrets, son but, sa mission propre, aussi bien que la nature à qui elle semble faire violence ; le dirai-je ? elle a sa loi, son droit, et, si légitime que soit aujourd’hui la réprobation de ce droit, la philosophie répugne à n’y voir qu’une institution de hasard ou de machiavélique arbitraire. La philosophie se demande quel pouvait être le sens de cette antique servitude, dans laquelle la conscience des modernes ne saurait plus reconnaître qu’une frappante iniquité.

Le droit divin, l’esclavage, nous disons aujourd’hui l’exploitation de l’homme par l’homme, et l’impôt, tout cela fut autrefois une seule et même chose ; aujourd’hui, au contraire, l’égalité et l’impôt, c’est en principe, et ce sera tôt ou tard dans la pratique une seule et même chose : d’où vient cette opposition ? Comment s’est opéré, dans les idées et les tendances des nations, un tel changement ? La réponse à cette question doit être sérieusement méditée. Car elle seule nous donnera l’explication des inégalités et des anomalies qui existent dans l’impôt, et par suite les conditions d’une réforme.

Lorsque les premiers humains, éparpillés sur la surface de la terre, commencèrent à se rapprocher et à former de petites agglomérations politiques, instituèrent les mariages, l’autorité paternelle, la propriété, la royauté, les sacrifices, et quelques formules de lois, la puissance publique fut considérée comme une émanation du ciel, omnis potestas à Deo, et se trouva dès lors investie de l’action civilisatrice. Toute propriété releva, par la même raison, du gouvernement, c’est-à-dire du droit divin : Domini est terra et plenitudo ejus, la terre est à l’Éternel et tout ce qui la remplit, dit le Psalmiste.

Les propriétaires, ou nobles, compagnons du roi, furent considérés comme de simples usufruitiers : quant à la multitude, encore à l’état sauvage, qu’il s’agissait de former au travail et aux mœurs, son lot fut naturellement l’obéissance et la servitude. C’est par cette rude discipline du travail servile, il faut bien l’avouer, que les peuples se sont élevés peu à peu à la civilisation, à la liberté, et à l’exercice de leurs droits. L’homme n’est sorti de la sauvagerie que pour devenir, pendant de longs siècles, un forçat.

La condition de l’impôt est donc parallèle à celle de la propriété. Tout ce que produit l’esclave est censé appartenir à son maître ; de même que tout ce que produit la race vaincue, hilotes, serfs, colons du fisc, etc., est censé appartenir à l’État. Quant à la propriété, émanation du souverain, privilége de l’homme libre, c’est-à-dire du noble, elle est franche de tribut ; seulement elle relève du prince et lui rend hommage.


Témoignages historiques : l’impôt d’après la Bible.


La Bible témoigne, de la façon la plus naïve, de toutes ces relations. Le Seigneur dit à Abraham : « Je suis l’Éternel qui t’ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays pour le posséder. » Ce qui signifie qu’Abraham, étranger, sans propriété dans la Chaldée, en danger de servitude et de tribut, allait devenir à son tour propriétaire et exercer le droit seigneurial dans le pays de Chanaan.

Voilà la propriété selon le droit divin.

Et à Moïse : « Je vous ferai entrer au pays que j’ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob, et vous le donnerai en héritage… J’expulserai les Chananéens, les Héthéens, les Phéréséens, les Hévéens, les Jébuséens, et vous conduirai dans un pays où coulent le lait et le miel… Chassez devant vous tous les habitants du pays ; brisez leurs idoles, leurs images de fonte ; détruisez leurs hauts lieux, rendez vous maîtres du pays et habitez-y : car je vous l’ai donné pour le posséder. » — On sait que ces races, maudites en vertu du droit jéhovique, ne furent ni entièrement exterminées, ni même entièrement expulsées : une partie resta dans le pays, mais fut faite esclave, tout au moins tributaire.

Voilà l’impôt selon le droit divin.

D’après cette économie, Dieu, représenté par le sacerdoce, et les chefs de familles sont les maîtres des hommes et de la terre ; leur droit s’étend sur les produits du commerce, de l’industrie et sur tous les fruits du sol. Toutefois le noble hébreu, ne possédant que par concession du dieu, devra fournir aux frais du culte : la dîme est la quote-part à laquelle le Souverain céleste consent à limiter son droit de suzeraineté. Originairement le roi, chef de l’État, ne perçoit pas de contribution sur la propriété ; il n’a de revenu que celui de ses domaines : ce n’est que plus tard, quand la hiérarchie s’est constituée, et comme représentant de Dieu pour le temporel, que le roi s’arroge le domaine éminent sur les personnes et sur les choses. Ainsi se pose à la fin Louis XIV ; mais c’est justement aussi l’inverse de ce qu’a voulu la Révolution. La théocratie est la source du pouvoir absolu, de même que la liberté et l’égalité ont leur principe dans le droit de l’homme.

« Tout ce qui naîtra le premier parmi les hommes, dit Dieu dans la Bible, m’appartiendra, et même le premier parmi les animaux… Tu apporteras les premiers des fruits de la terre dans la maison de l’Éternel. »

Dieu partage ensuite avec les élus, ses ministres : « Ce qui restera du gâteau offert sera pour Aaron et ses fils. — On rachètera les premiers-nés des hommes, depuis l’âge d’un mois, moyennant cinq sicles d’argent… Pour ce qui est des enfants de Lévi, je leur ai donné pour héritage toutes les dîmes d’Israël, pour le service auquel ils sont employés. »

Voilà le principe de la rémunération des fonctionnaires publics, d’après le droit divin.

Dans le partage du butin, Moïse met à part un sur cinquante, tant des personnes que des animaux, et il le donne aux Lévites, comme l’Éternel le lui a commandé. — « Chacun donnera de ses villes aux Lévites, à proportion de l’héritage qu’il possédera. Les chefs des tribus rivalisèrent de zèle dans leurs offrandes pour l’érection du tabernacle et la dédicace de l’autel. Ainsi l’autel et le trône, la liste civile et le budget ecclésiastique : voilà, toujours d’après le droit divin, le premier emploi des fonds de l’État.

Pour compléter le tableau, l’assistance et la charité procèdent encore du droit divin : « Quand tu feras la moisson et que tu auras oublié quelques poignées d’épis, tu ne retourneras point pour les prendre… Quand tu secoueras tes oliviers, tu ne retourneras pas y chercher de branche en branche… Quand tu vendangeras ta vigne, tu ne grappilleras point les raisins qui sont restés après toi : mais ce sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que l’Éternel te bénisse dans toutes les œuvres de tes mains. »

Cette manière de recommander l’aumône est touchante et poétique ; mais n’oublions pas qu’elle a pour corollaire le droit divin, la propriété de droit divin, le gouvernement de droit divin, l’impôt de droit divin, c’est-à-dire l’exploitation des masses jusqu’à l’extrême limite du nécessaire. Il est bien d’admirer la Bible, monument vénérable de nos antiquités. Mais la Bible, pas plus que l’Évangile, ne connaît le droit de l’homme et l’égalité. Ni le mosaïsme, ni le christianisme, n’eurent la notion complète de la Justice : il faut arriver jusqu’à la Révolution.


L’impôt dans la société païenne.


Les autres nations, les grandes monarchies orientales, les républiques de la Grèce et de Rome, n’entendirent pas autrement que les Hébreux le droit public et l’impôt. Les expéditions des Sésostris, des Nabuchodonosor, des Cyrus, des Sémiramis, n’eurent d’autre objet que la razzia. Athènes vivait du tribut des villes qu’elle s’était soumises et dont la plupart étaient grecques ; Sparte était organisée pour le pillage ; Rome, qui répandit parmi les peuples la notion du droit universel, se fit payer de ce service en soumettant à son droit théocratique les nations vaincues. Que si l’on me demande de quoi subsistait l’État, à Rome, avant la conquête, je répète que l’État consistait tout simplement dans l’exploitation du plébéien par le patricien ; qu’en principe il n’y avait pas d’impôt, puisqu’il n’y avait pas de contribuables ; que le roi, comme les nobles, vivait du produit de ses champs ; que, lorsqu’il fallut recourir à des contributions, le payement de ces charges créa pour le citoyen une nouvelle prérogative, jus tributorum, analogue à notre cens électoral, témoignage et compensation de l’immunité originelle ; que le trésor public s’emplit ensuite au moyen du pillage ; et que l’impôt, établi sur l’étranger, commença avant la conquête. Ainsi en fut-il dans l’antique Orient ; ainsi le pratiqua d’abord la féodalité au moyen âge. Non content de prononcer l’incorporation politique des nations subjuguées, le patriciat romain s’en partage les terres : la conquête a pour conséquence l’expropriation. Partout, à la suite des armées, s’abattent des proconsuls, des procurateurs, des exacteurs, avec mission de tirer du pays tout ce qu’il peut rendre. Ce qui reste au domaine, ager publicus, est cultivé au profit du gouvernement par les anciens propriétaires réduits en esclavage. Les municipes, constitutions des aristocraties locales, ne font qu’aggraver la misère des masses. Le plaidoyer de Cicéron contre Verrès nous révèle une série de brigandages qui étaient la règle, non l’exception. Encore le principal grief de l’orateur contre l’accusé est-il tiré, non de l’énormité de ses exactions, mais de ce qu’il les a fait peser sur des citoyens romains. Le citoyen romain était de droit exempt d’impôt : cette simple observation en dit assez. — Triste retour des choses d’ici-bas ! Le tribut, par sa nature, par son principe, par son objet qui n’était autre que le développement de la civilisation, avait été dirigé par les fils aînés de cette civilisation contre les classes inférieures et contre les races barbares ; et voici que les barbares du Capitole s’affirmaient à leur tour, contre les Grecs et les Orientaux leurs maîtres, comme bénéficiaires du droit divin, comme civilisateurs !

Rien ne se dissipe plus vite que la richesse mal acquise. Ce qui vient de la flûte s’en va au tambour : ce proverbe est aussi vrai des nations que des individus. Sans doute quand les tributs étaient épuisés, quand les villes tributaires se révoltaient, citoyens grecs et citoyens romains étaient bien forcés de se cotiser et de subvenir avec leurs propres revenus aux dépenses de l’État. Des impôts étaient alors établis, de la même manière et d’après les mêmes principes que nous suivons aujourd’hui. 11 n’est peut-être pas une forme d’impôt parmi les nations modernes qui n’ait été connue des Romains et des Grecs : nous aurons plus d’une occasion d’en parler. Mais ce qui sépare radicalement l’institution grecque ou latine de la nôtre, ce qui exclut entre elles toute assimilation, c’est que, la production étant établie sur le travail esclave, l’impôt conservait en définitive, comme la propriété, son caractère de droit divin, et, tout en frappant parfois, avec une extrême modération, le citoyen propriétaire, n’avait pourtant de limite vis-à-vis du travailleur que son strict nécessaire. En fait, l’impôt payé à l’État par l’homme libre était une part, non de son produit, mais, qu’on ne l’oublie pas, de son butin. Aussi la fiscalité grecque et romaine n’a-t-elle apporté au système de l’impôt aucune amélioration sérieuse.


L’impôt pendant le moyen âge.


Ce que les Romains, féroces et grossiers, avaient fait aux Grecs, aux Égyptiens et aux Orientaux, leurs initiateurs et leurs modèles, les barbares du Nord le firent à leur tour aux Romains. La civilisation, pour la seconde fois, fut tributaire de la barbarie. Puis, quand il n’y eut plus rien à piller, plus de tribut à percevoir, on recommença à charger à merci et miséricorde serfs, vilains et roturiers. La féodalité continue la tradition économique du droit divin : prestation en nature, tribut en argent, denrées, banalités, dîmes, gabelles, expropriations, confiscations, pressurent le petit peuple, taillable à la volonté des princes, seigneurs et prélats. Ces mœurs sont d’hier : il est utile de le rappeler à la démocratie, afin qu’en mesurant de l’œil le chemin qu’elle a parcouru elle apprenne à mieux connaître sa tâche, à la poursuivre avec intelligence, et surtout avec patience.

Le terrier de Magny-sur-Tille, dit Courte-Épée, porte qu’à la première couche de la dame les villageois sont tenus de battre les fossés pendant quinze jours pour empêcher le cri des grenouilles. Le château de Windsor, à Londres, fut construit en partie, sous Edouard III, par des ouvriers que les estafiers du roi enlevaient sur les grandes routes. Ils n’avaient d’autre payement que leur nourriture ; ceux qui tentaient de s’échapper pour retourner dans leurs familles étaient emprisonnés et jugés comme traîtres et félons. Le château de Thouars (Deux-Sèvres), commencé en 1635, coûta 1,200,000 livres de l’époque, non compris les remblais, transports et une partie de la main-d’œuvre, exécutés au moyen de corvées gratuites : de pareils travaux coûteraient aujourd’hui une douzaine de millions. Dans la construction de Versailles, afin d’avancer de quelques années les plaisirs du roi, on employa les troupes ; nul, quel que fût son grade, n’avait le droit de s’absenter seulement pendant un quart d’heure.

« Le roi veut aller à Versailles, écrit Mme de Sévigné ; mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l’impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits des chariots pleins de morts. On cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers. »

Une opinion répandue est que Versailles a coûté 1,400 millions de francs, soit, à 5 pour 100, un loyer de 70 millions par année pour le logement du grand roi. Les écrivains qui, dans les pays monarchiques, vantent les gloires princières, ont grand soin de n’en pas faire le décompte : il serait trop évident qu’elles sont loin de valoir ce qu’elles ont coûté. Ce qui fait la gloire de l’homme, ce n’est pas de consommer d’immenses trésors à des bagatelles ; c’est, par la pensée, l’industrie, la bonne administration, de faire beaucoup avec peu ; c’est, à l’exemple du Créateur, de faire de rien quelque chose.

Les chartes communales, par lesquelles les populations essayèrent de mettre quelque ordre dans les exactions seigneuriales, ne furent pour la royauté et la noblesse qu’une sorte d’escompte de leur absolutisme, la renonciation, moyennant argent comptant, à une partie de leurs rapines. Ne perdons pas de vue ce principe que, dans l’esprit du droit divin, le serf, le vilain et le roturier sont toujours le sauvage, que l’intérêt de la civilisation commande de traiter en bête de somme. Lorsque le seigneur se relâche de sa sévérité, c’est de sa part gracieuseté pure, largesse et miséricorde.

La charte à titre onéreux concédée à Auxonne, en 1229, par Etienne II, comte de Bourgogne, contient, entre autres stipulations :

« 1° Le prince est tenu de payer ce qu’il prendra dans les jardins, soit pour sa cuisine, soit pour ses chevaux, dont la nourriture est taxée à un denier par tête et à deux deniers pour le jour et la nuit. — « 2° Il doit avoir quarante jours de crédit… — 6° Les hommes d’Auxonne doivent au seigneur l’ost et la chevauchée, ou en place le charroi ; mais il ne peut les conduire si loin qu’ils ne puissent retourner au gîte le même jour. »

Il a fallu des siècles pour faire entrer dans le droit public des nations des principes comme ceux-ci : Que tout service mérite salaire ; que tout objet de consommation ne peut s’obtenir, par qui que ce soit, et de la part de qui que ce soit, que contre un équivalent, et que, pour opérer cet échange, il faut le consentement du vendeur, aussi bien que celui du demandeur. De semblables maximes, au xie siècle de l’ère chrétienne, étaient séditieuses, révolutionnaires. C’était juste le contraire qui constituait le droit du seigneur, lequel n’y dérogeait que par un acte de son bon plaisir et en vertu d’une charte spéciale.


Les rois, dans l’intérêt de l’impôt, prennent l’initiative de l’affranchissement.


« Les affranchissements dépendaient de la volonté des seigneurs, » dit Thibaudeau, Histoire des États généraux. Philippe le Bel fait plus ; il donne aux serfs le droit de se racheter. « Considérant, dit-il, que notre royaume est appelé le royaume de France, et voulant que la chose en vérité soit accordante au nom, avons ordonné que généralement par tout notre domaine servitudes seront ramenées à franchises, pour que les autres seigneurs qui sont hommes de corps prennent exemple à nous. » — C’est un bienfait, ajoute l’auteur ; mais il ne faut pas l’exagérer. Il se réduit à vendre l’affranchissement à ceux qui se présentent pour l’acheter : les rois font ce commerce dans leurs domaines, les seigneurs aussi. Ainsi, sous les premiers césars, les propriétaires d’esclaves ayant reconnu qu’il y avait plus de bénéfice pour eux à affranchir leurs esclaves, moyennant une redevance que ceux-ci devenus libres s’engageaient à payer, qu’à les faire valoir à leur compte, la coutume des affranchissements s’établit partout. Les empereurs ne firent que réglementer la chose : ce fut une des causes qui déterminèrent la formation du christianisme.

Affranchi du seigneur, le paysan devient sujet direct du roi, par conséquent soumis à l’impôt. Tout ce que la féodalité perd aux affranchissements, le pouvoir royal le gagne. Aussi, chose édifiante, les rois sont-ils les plus ardents promoteurs de la liberté. Louis X, dit le Hutin, proclame que, selon le droit de nature, chacun doit être franc. Ne dirait-on pas déjà la célèbre déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Louis X ne se borne pas, comme Philippe le Bel, à vendre la liberté ; les serfs sont trop défiants d’eux-mêmes, trop craintifs, trop abrutis pour l’acheter : il les y force. — « Attendu, dit-il, que plusieurs, par mauvais conseils ou faute de bons avis, ne connaissent pas la grandeur du bienfait qui leur est accordé, » ordonne en conséquence à ses officiers de taxer les habitants suffisamment, et autant que leur condition et leurs richesses peuvent bonnement le souffrir.


L’impôt conçu comme remède à la fainéantise populaire.


Il faut le reconnaître, il existe dans les multitudes humaines une tendance à l’inertie qui les porte à ne travailler que juste pour le nécessaire, et, ce nécessaire strictement obtenu, leur fait préférer une pauvreté oisive à une aisance libérale. Cette disposition d’esprit a été observée chez tous les sauvages : elle se retrouve, à un degré notable, chez les civilisés.

Le Corse passe des mois entiers sur ses montagnes, dormant et vivant de châtaignes, qui ne lui coûtent rien. Le lazzarone qui a mangé sa polenta ne remuerait pas un sac pour tout l’or du monde : il faut attendre que l’appétit lui soit revenu. L’abondance, le gain trop facile rendent la multitude paresseuse et plus vile : qui n’a eu maintes fois, dans nos grandes villes, l’occasion de s’en apercevoir ?

Le remède à cette fainéantise, appliqué par les propriétaires d’esclaves, les seigneurs féodaux et les rois, est connu, c’est toujours le même : soustraire au travailleur une partie de son produit, de manière à le forcer à produire d’autant. Et notez qu’ici l’impôt, car en vérité il ne s’agit pas d’autre chose, pour être efficace, doit frapper sur le nécessaire, faire juste le contraire de ce que nous demandons aujourd’hui.

L’exagération des charges est le premier et le plus ancien des moyens de civilisation, l’instrument de police le plus énergique. — « Je connais les mœurs des vilains, dit le connétable de Bourbon aux États tenus sous Charles VIII ; si on ne les comprime pas en les surchargeant, bientôt ils deviennent insolents. Si donc vous ôtez entièrement l’impôt des tailles, il est sûr que tout de suite ils se montreront les uns à l’égard des autres comme envers leurs seigneurs, gens rebelles et insupportables. Aussi ne doivent-ils pas connaître la liberté ; il ne leur faut que la dépendance. Pour moi, je juge que cette contribution est la plus forte chaîne qui puisse servir à les contenir. » Les quakers, ces hommes aux mœurs pacifiques et douces, qui ont renouvelé parmi eux la fraternité des premiers chrétiens, professent des maximes toutes semblables : ils disent qu’il faut contenir les ouvriers et ne pas trop les payer. Pareille doctrine a été soutenue à la tribune française : « Le travail est un frein ! » s’écriait M. Guizot. Or, remarquez que M. Guizot n’est ni un homme de l’ancien régime, ni un partisan du droit divin, ni un catholique ; M. Guizot est un homme de 89, royaliste constitutionnel et parlementaire, et protestant.


Les États généraux : leurs idées en matière d’impôt, leur influence.


L’institution des États généraux, pour le consentement des aides et subsides, apporte toute une révolution en germe dans la question des impôts : c’est l’aristocratie de la nation appelée à voter la base, la quotité, l’emploi et jusqu’au mode de perception des contributions. En 1346, les États de la Langue d’oïl, réunis à Paris, et ceux de la Langue d’oc, assemblés à Toulouse, consentent la prorogation des taxes établies sur le sel et la marchandise, mais en déclarant qu’elles sont « moult déplaisantes au peuple. »

Notez ce point : ce n’est pas le peuple qui est appelé à voter, cela va sans dire ; il ne voterait rien du tout, il ne produirait pas même de quoi payer l’impôt. Ceux qui sont appelés à voter l’impôt sont les chefs directs et immédiats du peuple, seigneurs terriens, abbés, prélats, bourgeois, chefs de métiers, etc. Les classes représentées aux États ne payent pas l’impôt, mais comme elles tirent du peuple leur propre revenu, elles sont intéressées à ce que l’impôt ne soit pas trop onéreux ni vexatoire. Tel est le sens de cette institution fameuse des États généraux. Le même mouvement se produit en Angleterre.

Les États de 1355, sous le roi Jean, font un pas de plus. Ils prennent l’initiative sur une foule de questions réservées jusque-là à la prérogative royale ; ils décident souverainement et s’ajournent à époque fixe ; ils établissent l’impôt sur tous les Français, sans exception de classes, et même sur le domaine de la couronne ; ils demandent que les taxes soient perçues par leurs agents, à l’exclusion des officiers royaux.

Chacun sait que pendant la captivité du roi de France, il se produisit à Paris un mouvement démocratique, sorte de prologue de la révolution de 89, écho de la révolution qui faisait bouillonner la Flandre, qui s’accomplissait sous une autre forme dans les vallées de l’Helvétie, et qui agita l’Europe entière. Cette agitation n’eut pas, en France, d’effets durables. La démocratie fut vigoureusement réprimée ; les États généraux continuèrent leurs palabres, impuissants à obtenir la moindre réforme, mais semant des maximes qui devaient lever plus tard.

Sous Charles VIII, les orateurs du droit divin reprochent aux députés du tiers état de diminuer l’autorité du roi, de lui couper les ongles jusqu’à la chair, de défendre aux sujets de payer au prince autant que les besoins du royaume l’exigent, d’avoir la prétention d’écrire le code d’une monarchie imaginaire et de supprimer les anciennes lois.

Toujours les mêmes plaintes du côté du mouvement, toujours les même reproches de la part de la résistance. Les idées marchent cependant : sous Charles IX, l’Assemblée se permet de censurer la cour, les courtisans, la noblesse, le clergé, et de crier au scandale et à la dissolution des mœurs. — En 1576, les députés requièrent, en raison des mystifications antérieures, que tout ce qui sera unanimement arrêté par les États soit approuvé par le roi, et devienne une loi irrévocable et inviolable. Mais, sous Louis XIII, en 1614, les États s’émancipant encore, la cour rappelle à l’assemblée qu’elle n’a pas le droit de délibérer et de provoquer des décisions en dehors de ses cahiers. On commençait à ne plus s’entendre : la victoire restait à la force. À partir de cette convocation, les États généraux furent tenus à l’écart jusqu’en 1789.

Quelle qu’ait été l’influence des États généraux sur la constitution du droit moderne en matière d’impôt, on peut dire que leur rôle a été plutôt moral qu’effectif : quant aux résultats, l’opinion suivante d’un écrivain royaliste en donne la mesure :

« Les revenus du domaine de la couronne ne suffisant plus aux rois, dit Étienne Pasquier, il fallait y suppléer par des impôts. Toute la charge tombait sur le roturier. On l’appela avec les prélats et les seigneurs pour lui faire avaler avec plus de douceur la purgation et en tirer de l’argent. Honoré et chatouillé dans son honneur, il se rendait plus hardi prometteur. Engagé par son concours dans l’assemblée, il n’avait plus de motifs pour murmurer. Quelques bonnes ordonnances de réformations rendues sur la demande des États n’étaient que belle tapisserie servant seulement de parade. » Ne dirait-on pas l’histoire, écrite deux cent cinquante ans à l’avance, de toutes les assemblées représentatives et oppositions dynastiques ?

On conçoit, sans qu’il soit besoin pour cela d’une longue démonstration, tout ce qu’une pareille conception des rapports sociaux, et de l’impôt qui en est ici l’expression, devait enfanter d’incroyables abus. Toutefois ne le perdons pas de vue : c’est ainsi qu’a débuté partout l’ordre politique ; c’est par de semblables idées que la civilisation a marché ; et, chose bien plus étrange, c’est dans cette pratique abominable que nous finirons par découvrir les principes qui doivent régir la société et le système des contributions modernes.


Effet de l’impôt sur les masses : tandis que la plèbe se civilise, l’aristocratie se déprave.


Jetons donc encore un regard sur cette théorie de l’impôt, telle que nous la donnent à l’unisson la féodalité, le droit divin et l’antique esclavage.

Partout l’impôt apparaît comme la tache originelle et le cachet de la servitude. Non contentes de s’affranchir des charges publiques, les classes privilégiées se font octroyer des pensions sur les revenus de l’État. Les cahiers de 1483 réclament, à l’égard des pensions, « que messeigneurs qui en jouissent se contentent des revenus de leurs seigneuries, ou au moins que ces pensions soient modérées, raisonnables, supportables, car elles se prennent, non sur le domaine du roi, qui n’y pourrait fournir, mais sur le tiers état. Il n’y a si pauvre laboureur qui ne contribue à payer ces pensions, et il est souvent arrivé que, pour y subvenir, il est mort de faim avec ses enfants. »

Ainsi, après avoir d’abord combattu les demandes de la couronne, les classes privilégiées se trouvèrent intéressées, pour leurs pensions, à les appuyer : sous ce rapport, le système n’a pas beaucoup changé en France depuis 1789.

Les doléances sont d’une triste et navrante uniformité. En 1484, nous sommes en pleine renaissance. Or, écoutez : « Il faut que le pauvre laboureur paye et soudoie ceux qui le battent, qui le délogent de sa maison, qui le font coucher à terre, qui lui ôtent sa subsistance. » — 1560. « Les seigneurs, ayant procès avec leurs justiciables, envoient dans leurs maisons des gens de guerre qui les battent, les molestent, les travaillent de toute manière et les réduisent à la dernière extrémité… Ils ont enlevé de fait et de force aux habitants des villes et villages des bois, usages et pâturages dont ils jouissaient de temps immémorial… Ils perçoivent des péages, et n’entretiennent pas les ports, passages, chaussées et chemins… Les gens de guerre ne se contentent pas des vivres qui se trouvent chez leurs hôtes ; ils les forcent d’aller en chercher ailleurs et partent sans rien payer. Bien souvent ils emmènent les chevaux et harnais des laboureurs jusqu’à une ou plusieurs étapes ; ils volent et emportent les effets et hardes de leurs hôtes, et pour tout payement les battent et outragent… Les veneurs, fauconniers, valets de chiens, archers, muletiers, contraignent les habitants à déloger de leurs maisons, et prennent à discrétion les provisions et les meubles sans rien payer, ou ne les payent qu’à moitié de leur valeur. De même, dans les voyages du roi, on prend pour son service les chevaux des paysans, et on en paye arbitrairement l’usage. »

Richelieu, cité par J.-B. Say, dit crûment : « Le peuple n’est point taxé ; il est pillé. Les fortunes ne se font pas par l’industrie, mais par la rapine. » Richelieu, ajoute Say, était assez sûr de son pouvoir pour être impunément effronté. Mazarin se contenta de piller sans le dire.

C’est vers ce temps que la bourgeoisie, devenue riche, se met à rechercher l’anoblissement. En prenant des lettres de noblesse, que le roi faisait payer cher, elle devenait, comme les seigneurs féodaux, exempte d’impôt. L’anoblissement était un rachat, bien plus, un droit à la faveur du prince et à la participation au trésor public. Unis par mariage et par la communauté de privilége, le bourgeois et le noble pouvaient-ils encore parler de mésalliance ?

Ainsi, à mesure que le malheureux serf, vaincu par les coups, la faim et la misère, devient plus laborieux, plus intelligent, plus moral, à mesure qu’il se décrasse et se civilise, ses maîtres se dépravent et leur conduite devient plus atroce. Il n’y a nulle comparaison à faire entre les mœurs seigneuriales du xve, du xvie et du xviie siècle, et celles du temps de Charlemagne, quand le baron mangeait avec ses hommes, dans la même salle, leur donnant à tous le vivre et la paille, et ne demandant au colon devenu serf que ce qu’autorisait l’usage établi. Et comme si la royauté, que nous avons vue tout à l’heure, sous Louis X et Philippe le Bel, émancipatrice des serfs, revenait à sa nature et se condamnait elle-même, nous la retrouvons ici, déposant son masque de libéralisme, pillant et rançonnant le manant, comme aurait pu le faire le dernier des hobereaux.

1676. — « Tout ce que le peuple fait, tout ce qu’il laboure, tout ce qu’il travaille, c’est pour la nourriture, le bien et le repos des autres états. Le pauvre laboureur des champs laboure, sème et moissonne, travaille jour et nuit, soir et matin, à la chaleur, au froid, par la pluie et le beau temps, à la sueur de son corps, vivant sobrement et pauvrement de gros pain et d’eau, pour faire vivre les grands splendidement, à leur aise, bien servis, vêtus et entretenus de tous les besoins de la vie. C’est pour ces autres états, non pour lui, qu’il travaille ; tout son labeur revient à la commodité des plus grands et des plus aisés. »

Ces faits devraient être enseignés dans les écoles, en guise de commentaires à l’histoire ecclésiastique et à la sainte Écriture, afin de rappeler aux peuples et à ceux qui les conduisent ce que coûtent la liberté et la civilisation, et de quelle misère nous sommes sortis tous.


Des procédés fiscaux sous le régime du droit divin.
Emploi des fonds.


Le principe et le but de l’impôt, antérieurement au droit moderne, étant donc la contrainte de l’homme au travail ; sa forme générale, la spoliation du travailleur : on conçoit que son assiette variât à l’infini. Tout ce qui était bon à prendre était matière imposable, exigible, soit en nature, soit en argent. Il y avait donc des impôts sur toutes choses : sur la terre, sur les récoltes, sur le bétail, sur le gibier, le poisson, la volaille ; sur le travail, sur la circulation, sur la mouture, sur le four à cuire, sur la naissance, sur la mort, sur le mariage. De ce dernier est sorti le droit de cuissage, dont on a essayé de rire, mais qu’il n’est pas possible de révoquer en doute aujourd’hui. Je ne m’arrêterai point à faire la description de chacun de ces impôts, dont les plus vexatoires, demeurés célèbres sous le nom de droits féodaux, sont tombés en 1789 sous la réprobation de leurs propres titulaires. Qu’il me suffise de remarquer pour le moment que le principe de la multiplicité de l’impôt est sorti de la pratique, je devrais dire de l’iniquité féodale. Si ce n’est pas une raison de le rejeter, c’en est une au moins de l’examiner sévèrement.

Après l’assiette et la multiplicité de l’impôt, il est un autre point de vue sous lequel nous aurons à le considérer, celui de la perception. Que nous enseigne à cet égard le droit divin ?

La perception des taxes absorbait le plus clair des revenus publics. C’était tout simple : l’impôt n’était pas seulement, à cette époque, le revenu de l’État, c’était le revenu du roi, des seigneurs, des anoblis et de leurs créatures. — « Plus de dix mille droits, dit Mallet dans ses Comptes rendus des finances, composent aujourd’hui les revenus de la couronne, et plus de soixante mille personnes sont employées à la régie et à la conservation de ces droits. Rien de plus arbitraire et de plus injuste dans l’imposition et le recouvrement de la taille, depuis que la répartition et la levée s’en font par les intendants, leurs subdélégués, les receveurs en titre et autres officiers du roi. C’est ce qui a causé l’inégalité des contributions, les frais multipliés, les vexations et la ruine des meilleurs sujets. »

L’on voit apparaître ici pour la première fois un mot d’une grande portée et qui nous conduira loin, l’égalité des contributions. Dans la rigueur du système théocratique et féodal, l’égalité des contributions est un non-sens. Le serf devant rendre tout ce qui dépasse son nécessaire, et même payer quelque chose de ce nécessaire, il est clair que personne n’a à se plaindre de l’inégalité. Celui qui a plus donne plus, celui qui a moins donne moins : pourvu qu’on ne lui demande que ce qu’il a, il n’a rien à dire. L’égalité est une expression malsonnante : elle suppose un droit, et devant son seigneur et maître le droit du serviteur n’existe pas. Mallet, son langage seul le ferait deviner, quand même il n’aurait pas mis de date à son livre, écrivait à la veille de la révolution.

Vauban, dans son projet de Dîme royale, motive sur des abus de ce genre les réformes qu’il propose : « Tous ceux qui savent pêcher en eau trouble et s’accommoder aux dépens du roi et du public n’approuveront point un système incorruptible qui doit couper par la racine toutes les pilleries et malfaçons qui s’exercent dans le royaume, dans la levée des revenus de l’État. » — Du temps de Vauban les idées n’étaient pas mûres, la misère du peuple ne criait pas vengeance, soit qu’elle ne fût pas suffisamment sentie, soit plutôt que le peuple n’eût pas acquis, à un assez haut degré, la conscience de ses droits. Des esprits prompts, tels que Vauban, Fénelon, Racine, devançant leurs contemporains d’un siècle, étaient presque des perturbateurs de la tranquillité publique. Louis XIV le leur fit bien voir.

La perception de l’impôt au plus bas prix possible est un principe en contradiction directe avec l’esprit féodal : il y avait toute une révolution dans ce seul mot.

Même observation sur la défense des revenus de l’État.

L’emploi des fonds, comme la quotité et la répartition, est à la volonté des seigneurs et des princes. Toutes les assemblées d’États généraux réclament que les subsides votés par elles ne soient pas détournés de leur affectation. Aux États tenus sous Louis XIII, La Barillière se permet de dire que François Ier, au lieu de penser à construire des vaisseaux pour se rendre le dominateur des mers, avait fait bâtir aux portes de Paris le modèle de sa prison de Madrid. Henri III dépense quatre millions de livres pour les noces de son favori Joyeuse. Mazarin dote sa famille sur le budget, et se fait à lui-même une fortune de trois cents millions de francs, monnaie actuelle. Louis XIV fait bâtir par Mansard, pour Mme de Montespan, le château de Glagny, moyennant 2,861,728 livres tournois. Le même engloutit dans les folies de Versailles plus d’un milliard. Effrayé de l’énormité des dépenses, il fait brûler les mémoires et pièces justificatives.

« On vous a élevé jusqu’au ciel, lui écrit Fénelon en 1695, pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ; c’est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. On a rendu votre nom odieux et toute la nation française insupportable à ses voisins. »

La France, hélas ! il faut le rappeler à la décharge de Louis XIV, était pour une forte part complice de cet orgueil et de ces profusions. Son éducation était peu avancée : elle adorait le monarque qui la dévorait ; elle applaudissait à ses plaisirs, à ses amours, à son luxe, à ses victoires, à ses conquêtes, à ses insolences, à sa tyrannie. Elle était encore à moitié féodale, et se souciait aussi peu des douleurs des paysans que de celles des protestants. La révolution s’est faite, et la France n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme ; elle est restée, vis-à-vis de ses nouveaux princes, confiante et débonnaire, autant que dans les plus beaux jours de Louis XIV. Armements, constructions, profusions : nous avons eu tout le passé de nos pères. Toute la différence est que, depuis 1789, il y a en France des bourgeois bien appris qui votent l’impôt en faisant semblant de parlementer ; tandis qu’au xviie siècle le roi prenait à sa guise, sans demander permission à personne.


Que le droit divin en matière d’impôt a été aboli en théorie, non en application.


Que dis-je ? la féodalité renaît de nos jours sous une forme nouvelle ; elle couvre la nation, et déjà se répand sur l’Europe. Ses intérêts, comme jadis ceux des grands seigneurs, sont solidaires de ceux du fisc ; c’est pour elle en partie que l’impôt est perçu ; tant qu’elle ne sera pas ébranlée, il n’y aura pas à craindre que le budget diminue et que l’impôt se réforme. Comme autrefois, la multitude travaille pour un peu moins que le nécessaire : elle forme le bercail, dont les hauts bourgeois sont les chiens et le chef de l’État le berger. Ce n’est pas demain que le peuple français, égalitaire par vanité, non par justice, saura, d’expérience, ce que c’est que l’égalité en matière d’impôt.

J’ai parlé de la France : est-il besoin de redire que ce régime d’exploitation des masses, sous le nom d’impôt, se retrouve dans toute l’Europe féodale, et qu’il fleurit, à l’heure où j’écris ce mémoire, dans la plus grande partie de l’Europe constitutionnelle ? Les successeurs de Guillaume le Conquérant sont obligés d’accorder à la cité de Londres des chartes d’affranchissement, afin de prévenir la révolte provoquée par leurs exactions. Pour faire triompher le principe de la discussion et du vote de l’impôt par les fidèles communes, l’Angleterre a fait périr un de ses rois sur l’échafaud et elle en a chassé un autre : cela a-t-il empêché le gouvernement anglais, tenu en bride par les communes, de charger le pays d’une dette de vingt milliards ? Et quelle histoire scandaleuse que celle de son parlement, de ses bourgs pourris ! Quelle plaie que son paupérisme !

Le principe théocratique et féodal de l’impôt, dans sa forme primitive, n’existe plus que dans deux États, en Turquie et à Rome. Cela se comprend : le sultan et le pape sont à la fois chefs d’États et chefs de religions. Or, admirez l’effet de ce cumul.

En Turquie, quatre siècles d’occupation, de soumission de la part des chrétiens, de cohabitation des vainqueurs et des vaincus, n’ont pu créer une unité nationale. Comme au lendemain de la prise de Constantinople, le musulman est toujours le maître et seigneur du pays, et le raïa, le plébéien taillable et corvéable, soumis au système des razzias, molesté dans sa personne et dans tout ce qu’il possède, au gré du vrai croyant. Des révélations toutes récentes sur les finances turques ont signalé des gaspillages, des abus organiques, inhérents à la constitution de l’empire, qu’on retrouve en Perse, dans l’Inde, et que l’on ne saurait comparer aux désordres éventuels et susceptibles de répressions pénales dont on a parlé en Autriche, en Russie et ailleurs.

Quant au gouvernement papal, les plus grands périls ne sauraient le faire dévier, non plus que le gouvernement du sultan. De sa nature, divin il est, et divin il restera jusqu’au dernier soupir. Son système, émané de sa foi, et que suivent fidèlement tous les établissements catholiques du monde, couvents, sociétés de secours, propagandes, institutions d’éducation, etc., est connu : arbitraire des taxes, absence de comptes, irresponsabilité.

Rome et la Turquie, ces deux plaies de la civilisation européenne, nous donnent la mesure de l’influence détestable que peuvent exercer sur les sociétés humaines le mépris des lois, de la justice et du progrès, et la violation des principes économiques. La génération actuelle semble appelée à voir disparaître ces gouvernements d’un autre âge. Espérons que leur chute sera le signal d’un mouvement général des peuples dans la voie du travail, de la science et de la liberté.