Théorie de l’impôt (Proudhon)/Chapitre 5

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CHAPITRE V


PRINCIPES GÉNÉRAUX D’UNE REFORME DE L’IMPOT
DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.


§ 1er. — CE QUE DOIT ÊTRE L’IMPÔT DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE.


D’après les principes du droit moderne, la tendance des idées et des institutions, l’impôt est l’expression d’un échange entre chacun des citoyens et un producteur d’une espèce particulière qui a nom l’État : c’est le prix que les premiers payent au second de ses services.

Cette proposition est résultée pour nous de la comparaison que nous avons faite de la société antique, ayant pour caractère l’esclavage, la théocratie, la féodalité, en un mot, le doit divin, et de la société moderne, affirmant le droit de l’homme, ou, ce qui revient au même, l’humanité de la justice, société dont la manifestation la plus éclatante depuis la fin du moyen âge a été la Révolution française.

L’homme, par nature et destination, est producteur, travailleur : là est sa gloire. Mais, pour l’amener au travail, il a fallu d’abord le contraindre : la misère en premier lieu, puis l’institution des castes, sacerdoce, noblesse, royauté, ont été les agents de cette contrainte. Dans ces conditions l’homme, condamné pour ainsi dire au travail forcé, doit rendre à ses maîtres, à ses dieux, tout ce qu’il produit, moins ce qui lui est absolument indispensable pour ne pas succomber d’inanition.

À mesure que son éducation avance, le travailleur, ou pour parler le langage antique, l’esclave (T), obtient et plus de liberté et plus de bien-être. Enfin, l’heure de son émancipation approche ; le travailleur est proclamé citoyen, tous déclarés égaux devant le fisc comme devant la loi. L’État enfin, jusqu’alors souverain absolu, est balancé par une puissance rivale, la liberté, avec laquelle il devra désormais entrer en compte perpétuel. L’intermédiaire ou l’instrument de cette transaction sans fin entre la liberté et l’État est le fisc, autrement dit l’impôt.

Il suit de là : 1o que les services de l’État, jadis fonctions sacrées, sont maintenant matière échangeable, c’est-à-dire d’ordre économique ; qu’ils doivent être reproductifs d’utilité, soit directement et par eux-mêmes, soit indirectement, par la protection qu’ils assurent au travail et à la propriété, et par l’exécution des lois ; — 2o que l’État n’a pas de lui-même le droit d’imposer ses services, ni quant à l’espèce, ni quant à l’étendue, mais qu’il doit attendre qu’ils lui soient demandés : d’où ce principe de notre droit public que l’impôt est consenti et voté, par chapitres et articles, dans l’assemblée de la nation ; 3o que l’impôt doit être acquitté par l’universalité des citoyens ex aequo, sous forme de capitation, prestation ou contribution personnelle, si leurs fortunes sont égales ; proportionnellement à l’avoir de chacun d’eux, si les fortunes sont inégales.

En droit, ces propositions sont universellement admises. Elles constituent l’esprit nouveau du fisc ; le législateur et l’homme d’État sont tenus d’y conformer leur style.

En fait, c’est toujours l’ancienne pratique qui existe : l’application des nouveaux principes se réduit à de pures velléités. Ni la liberté n’a encore fait reconnaître pleinement sa prérogative par l’État ; ni l’État lui-même n’attend qu’on réclame ses services, il les impose ; ni l’impôt n’a pu devenir égal et proportionnel, il a conservé vis-à-vis des classes travailleuses le caractère de spoliation qu’il avait dans l’antiquité et au moyen âge.

Laissant de côté la question politique, et nous attachant exclusivement à la question fiscale posée par le conseil d’État vaudois, nous nous sommes donc demandé, conformément au programme, d’où provenait cette anomalie persévérante de l’impôt, et comment il serait possible d’accorder sur ce terrain rebelle la pratique et les principes. C’est à la première partie de cette question que nous avons essayé, par la critique des diverses formes de l’impôt, de répondre : il nous reste maintenant, pour compléter notre réponse, à tirer les conséquences de la critique que nous avons faite.


§ 2. — QUE LA PÉRÉQUATION DE L’IMPÔT EST UN PROBLÈME INSOLUBLE.


A parler rigoureusement, la péréquation de l’impôt est dans l’ordre économique ce que la quadrature du cercle, la trisection de l’angle, la duplication du cube, le mouvement perpétuel, sont dans les mathématiques : un problème insoluble, une contradiction. Cela ne signifie pas que l’inégalité de l’impôt ne puisse être plus ou moins grande ; que par conséquent on ne puisse parvenir, à l’aide de certains procédés et sous certaines conditions, à restreindre cette inégalité et à se rapprocher de l’égalité, de même qu’en multipliant les côtés du polygone inscrit dans le cercle on parvient à approximer le rapport du rayon à la circonférence : cela signifie, chose grave assurément, que si l’imagination conçoit à priori l’égalité ou proportionnalité de l’impôt, si la conscience la réclame, la théorie la dénonce comme une contre-vérité, une hypothèse irrationnelle, une chimère.

Cette vérité doit être avant tout considérée comme fondamentale et fortement inculquée, si l’on ne veut s’exposer à retomber dans l’utopie, ouvrir la porte au charlatanisme et, sous prétexte de servir le droit, soulever de plus profondes et de plus irréparables iniquités.

D’où vient donc cette contradiction ?

La raison de l’insolubilité du problème de l’impôt a été amplement développée dans ce mémoire, et je ne saurais ici que répéter en autres termes ce que nous en avons dit.

Ce n’est pas la faute du principe proportionnel, ni celle de la Révolution, ni celle du fisc ; ce n’est la faute ni des idées, ni des hommes, si l’impôt continue de frapper, avec une inégalité si criante, les différentes classes de la société. La faute en est aux institutions, lesquelles à leur tour dépendent du temps, pour ne pas dire de la nature même des choses. L’impôt, autant que cela peut dépendre des calculs de l’homme, procède avec équité et précision. L’économie politique lui commande de s’adresser aux produits, il s’adresse aux produits. Si la taxe sur les produits ne suffit pas, ou si pour une partie des consommateurs elle devient trop lourde, il se dissimule, frappe le capital, la propriété, l’homme. Que pourrait-il faire, à moins qu’on ne lui fît subir un dégrèvement ? Arrive la justice, qui commande de charger chaque contribuable en raison de ses facultés, proportionnellement à sa fortune, à son revenu, à son luxe : et le fisc de répartir ses taxes avec tout le soin dont il est capable. Il va même plus loin que la justice ne l’exige : par un sentiment louable d’humanité, il demande de temps à autre aux riches quelque chose de plus que ce qui leur est prescrit par la proportionnalité, il les soumet à une progression, témoignage de sa bonne volonté et de sa philanthropie.

Malheureusement, il est une chose qui ne dépend pas du fisc et dont il ne saurait conjurer l’effet. Tandis qu’il s’efforce de répartir, proportionner, compenser, équilibrer l’impôt, comme s’il opérait sur des quantités fixes indépendantes les unes des autres et immuables, les valeurs dont se compose la fortune de chaque citoyen ne cessent, pour ainsi dire, de se dérober, de se transformer, d’osciller, de croître et de décroître ; elles passent de main en main, engrenées les unes dans les autres, inégales, variables, et, sous tous les rapports, indéterminables.

L’iniquité de l’impôt ne vient donc pas de lui : elle a son principe dans ces transformations engrenées, dans cette oscillation universelle, dans ces inégalités organiques, qui sans cesse, par leur agitation incoercible, rejettent sur le produit, et conséquemment sur la masse des consommations, ce que l’impôt s’était efforcé de répartir entre les propriétés, les maisons, les industries, les capitaux, les loyers, etc. Elle vient, en un mot, cette iniquité de l’impôt, de la fonction circulatoire, la plus importante de l’économie sociale, qui sans cesse déplace le crédit et le débit du producteur-consommateur, en même temps qu’elle fait monter et descendre les valeurs.

En sorte que, pour opérer la péréquation de l’impôt, il faudrait commencer par opérer la péréquation des fortunes, des capitaux, des produits et des services, ce qui veut dire que, pour opérer une simple réforme, il ne s’agit de rien de moins que d’accomplir une révolution.

Tel est donc le fait essentiel dont il importe que tous, citoyens, législateurs, hommes d’État, agents du fisc, soient préalablement convaincus, non-seulement afin d’éviter la déception calamiteuse des projets vains et des réformes chimériques, mais aussi, mais surtout, afin de déterminer les conditions d’un régime plus équitable, d’une approximation de plus en plus grande de l’égalité.


§ 3. — QUE L’UNITÉ DE L’IMPÔT SERAIT LA PIRE DES RÉFORMES.


Une autre illusion dont nous devons être complétement revenus, est celle de l’unité de l’impôt. A cet égard, j’oserai me permettre de dire que l’opinion exprimée par le congrès est déplorable. Elle prouve une fois de plus combien des savants assemblés sont sujets à plus d’erreurs qu’un seul homme réfléchissant dans son cabinet, combien peu de lumière il y a à attendre de ces réunions scientifiques qui n’aboutissent qu’à des manifestations de contradictions.

De ce qu’aucune espèce d’impôt, examinée séparément et en elle-même, ne peut être tenue pour juste, équitable, rationnelle, pas plus l’impôt proportionnel que l’impôt de capitation, pas plus l’impôt progressif que l’impôt proportionnel, pas plus l’impôt sur le capital que l’impôt sur le revenu, pas plus l’impôt somptuaire que l’impôt de consommation, etc. ; de ce que l’iniquité et l’irrationnalité de l’impôt ont été signalées, par les économistes eux-mêmes, pour tous les cas possibles, il s’ensuit évidemment, — comment le congrès ne l’a-t-il pas compris ? — que l’hypothèse d’un impôt unique croule par sa base.

C’est en vue d’une plus grande exactitude et d’une plus grande équité de répartition que les partisans de l’impôt unique le proposent. Or, il arriverait justement, contre la prévision des auteurs, que cet impôt unique, par cela même qu’il serait unique, aurait le privilége de l’iniquité, et apparaîtrait bientôt comme le plus inique et le plus irrationnel de tous les systèmes. À cet égard, ce qui arriverait de l’impôt progressif arriverait également de l’impôt foncier, s’il pouvait être unique, et de tous les autres impôts, si l’on essayait de les transformer en impôts unitaires. Tous les impôts, redisons-le encore une fois, sans exception, sont entachés d’iniquité, aboutissent à l’iniquité. Qui ne voit donc qu’un système d’impôt unique, dans lequel se concentrerait, par le fait de l’exclusion de tous les autres, la somme des iniquités fiscales, serait un impôt d’une iniquité prodigieuse, d’une iniquité idéale, puisqu’il aurait pour effet de traduire plus violemment et de mettre plus en relief l’anomalie commune à chaque espèce d’impôt, anomalie qui se voit et se sent d’autant moins qu’elle s’éparpille davantage ? C’est ce qui a été démontré dans le précédent chapitre, d’abord, à propos de l’impôt de capitation, que nous avons supposé un instant unique ; puis au sujet de l’impôt progressif, puis au sujet de l’impôt sur le capital, puis au sujet de l’impôt sur le revenu.

Tous les impôts, disions-nous, se ramènent à une taxe de consommation, laquelle, de l’aveu des auteurs les plus accrédités, se réduit elle-même à une capitation. Il serait donc logique, et ce serait une grande économie de frais dans un pays tel que la France, par exemple, de supprimer tous les impôts et de se borner à exiger de chaque individu une contribution de 50 fr. 41 cent. par tête. Mais une semblable réforme de l’impôt, irréprochable quant à la logique, source d’une économie de plus de cent millions, et qui n’aurait en soi rien de plus injuste que le système existant, paraîtrait bientôt à l’application tellement monstrueuse, qu’il suffirait de la proposer pour déterminer un soulèvement.

On peut faire le même raisonnement à l’égard de tout autre impôt. Ce que nous avons dit notamment de l’impôt progressif et de l’impôt sur le capital suffit à faire comprendre à quelle épouvantable perturbation on pousserait la société si l’on essayait, pendant six mois seulement, d’appliquer de telles utopies. L’anomalie de l’impôt, ou, pour mieux dire, sa nature contradictoire, éclate d’autant mieux qu’on se renferme dans une seule espèce : c’est une poignée de verges auxquelles on aurait substitué une massue.

L’unité de l’impôt est de pure théorie. Elle consiste en ce fait tant de fois exprimé, que tout impôt se prélève en définitive sur le produit, et que les différentes formes qu’il affecte ne sont que les différentes manières dont le fisc se procure sa prébende. La société est la déesse aux grandes et nombreuses mamelles, qui nourrit de son lait, non pas seulement l’État, mais tous les citoyens. Regardez comment ceux-ci se comportent. S’adressent-ils à un seul et unique mamelon ? Non : par la voie de l’échange ils vont pomper tour à tour leur subsistance dans les diverses catégories de la production. A l’un ils demandent du blé, à l’autre de la viande ; à celui-ci du crédit, à celui-là l’habitation ; à cet autre de la science, etc., et payent chacun en argent. Ainsi fait, à sa manière, l’État, demandant son salaire à qui peut le payer, frappant la richesse là où il la trouve, aspirant la substance qui le nourrit chez toutes les classes de la nation, parce qu’en effet cette substance se trouve, non pas recueillie sur un point comme en un vaste réservoir, mais répandue et disséminée à l’infini dans les tubes capillaires du corps social.


§ 4. — PREMIER APERÇU DE LA VÉRITÉ EN MATIÈRE D’IMPÔT.


Cette double hypothèse, de la péréquation de l’impôt et de son unité, une fois reconnue comme chimérique en théorie, désastreuse dans l’application par les perturbations auxquelles elle entraîne, nous tenons le fil qui doit nous diriger dans le labyrinthe, et nous pouvons entrer dans la voie des amendements. La première condition pour faire le bien, dans le gouvernement de l’humanité, n’est pas toujours de chercher des solutions rigoureuses là où les lois de la nature vivante s’y opposent : ce serait poursuivre un vain idéal ; c’est de reconnaître le possible et ses conditions.

Tout a été trouvé par nous, à l’analyse, faux, contradictoire, impraticable, impossible, inique. Qui s’en tiendrait aux conclusions de notre dernier chapitre devrait désespérer de la justice ; le spectacle de l’humanité n’aboutirait qu’à la faire prendre en haine et mépris. Cependant l’impôt, aussi bien que l’État, n’en assiége pas moins notre esprit comme une nécessité de logique et d’existence, et il est impossible d’admettre que ce qui se présente avec ce caractère de nécessité soit radicalement mauvais, subversif de toute espèce de droit. Il faut donc conclure, et c’est notre dernière ressource, que si la vérité et la justice dans cet ordre d’idées ne se rencontrent spécifiquement nulle part, c’est qu’elles existent organiquement dans le tout, qu’en conséquence la première chose à faire pour les trouver est de rechercher la raison du tout, et de reconstruire, mais avec plus de méthode, ce même tout.

Ces innombrables variétés de l’impôt, dont aucune ne nous a paru propre à devenir la base d’un système régulier, qui souvent nous ont paru absurdes, ridicules, essayons maintenant de les considérer comme les parties d’un grand organisme qui s’est développé en chaque pays spontanément, sans aucune préconception du souverain, d’après les influences et les déterminations du sol, de la race, de l’industrie indigène, de la politique, de la religion, etc. Chacune de ces parties, observée séparément, comme l’embryon possible d’un système de fiscalité, nous est apparue comme une idée subversive, injustifiable en théorie, inacceptable à la pratique : qui sait si, combinées entre elles, d’après les règles du droit et de l’économie sociale, elles ne nous donneront pas un résultat tout différent ?

Ici la philosophie à priori nous vient en aide. Qu’est-ce que l’erreur ? Une mutilation de la vérité. Le mal ? Une inversion du bien. L’injustice ? La négation de l’équivalence entre personnes, services et produits. Quelle proposition particulière dans la philosophie de la nature et de l’humanité peut être appelée VÉRITÉ ? Aucune ; l’opposition, l’antagonisme, l’antinomie éclatent partout. La vraie vérité est : 1° dans l’équilibre, chose que notre raison conçoit à merveille, et qui constitue la plus élevée et la plus fondamentale de ses catégories, mais qui n’est qu’un rapport ; 2° dans l’ensemble, que nous ne saurions embrasser jamais.

Ce n’est donc pas rien pour nous d’avoir appris que dans cette question de l’impôt toutes les formes sont fautives, toutes les hypothèses erronées, et qu’en résultat, ramenée à une expression générale, aussi générale que possible, l’équation de l’impôt est une chimère. Cela nous montre que l’impôt est une fonction particulière dans un être vivant ; qu’en conséquence son équation ne peut pas être obtenue, mais seulement approximée ; qu’à cette fin rien de ce qui se révèle dans l’impôt n’est à négliger, et qu’il nous est permis d’user, en vue de la justice, de tout ce que la justice nous a fait d’abord séparativement condamner, pourvu que nous en usions synthétiquement, avec intelligence et discrétion, cum pondère, numero et mensura.

Essayons donc de remettre toutes choses en place, de remonter cette machine dont nous avons si curieusement examiné les pièces ; d’en rétablir et régler, s’il se peut, le mouvement, en opposant les forces et déterminant leurs rapports. Ce n’est plus un système que nous venons proposer à l’État vaudois, ni à aucun autre État, pour la perception et la juste répartition de son impôt ; ce sont les idées éternelles de l’État, de toute espèce d’État, en matière d’impôt, dont nous allons déchiffrer, pour ainsi dire, l’hiéroglyphe.


§ 5. — FIXATION D’UN MAXIMUM.


Nous sommes d’accord sur la nature de l’impôt ; d’accord sur le pouvoir à qui il appartient de l’établir ; d’accord sur le principe d’égalité et de proportionnalité d’après lequel il doit être établi. Sur chacune de ces questions le droit moderne nous a donné sa réponse, contradictoirement à la réponse du droit antique. D’autre part, nous avons reconnu l’inutilité de nous occuper davantage de la péréquation de l’impôt et de sa réduction à une forme unique : la conviction que nous avons acquise à cet égard est même devenue pour nous une raison supérieure de diriger désormais d’un autre côté nos investigations.

La première question qui se présente à nous maintenant est celle de la quotité de l’impôt. Si cette question n’est pas résolue dans les conditions et d’après les règles que la nature antinomique de l’impôt nous a fait concevoir, selon une approximation rationnelle, c’est en vain que nous essayerions toutes les combinaisons de ressorts, toutes les oppositions de forces et toutes les bascules ; le mieux serait de renoncer à notre tâche et de nous écrier avec douleur : Point de merci pour le contribuable ; point de salut pour l’humanité !

Combien, demandait le législateur antique, le producteur, taillable et corvéable, doit-il donner à ses maîtres et à l’État ? — Tout, répondait le droit divin, moins ce qui lui est absolument nécessaire pour vivre.

Combien, demande à son tour le législateur moderne, le producteur, devenu citoyen, doit-il garder ? — Tout, répond le droit révolutionnaire, moins ce qui est absolument indispensable à l’État pour faire le service qui lui est demandé.

De l’ancienne société à la nouvelle, le rapport entre l’homme et l’État est donc interverti. Non-seulement la Liberté traite avec l’État de puissance à puissance, d’échangiste à échangiste, mais ce qu’elle lui livre du sien et qui formait autrefois la portion la plus considérable de son avoir, maintenant est ou doit être la moindre.

Quelle sera donc, en maximum, dans une société libre, la dépense de l’État ? En autres termes, quelle sera la limite supérieure de l’impôt ?

Les auteurs négligent entièrement cette question ; les ministres d’État n’ont garde d’y songer. Les premiers s’évertuent, dans leurs fantastiques théories, à résoudre le problème pour tous les cas, aussi bien pour le cas d’une nation qui devrait livrer au fisc moitié ou trois quarts de son revenu, que pour celui d’un pays qui n’aurait à verser au fisc que le cinquantième. Les seconds font tout leur possible pour accréditer l’opinion que plus une nation paye d’impôts, plus elle est prospère. Ils ne s’aperçoivent seulement pas, ni les uns ni les autres, que les chances d’égalité, de proportionnalité, augmentent à mesure que le tribut exigé diminue, qu’elles décroissent au contraire à mesure que ce même tribut augmente, et que cette variation a les conséquences les plus graves pour les libertés publiques, la félicité du citoyen et le progrès du peuple.

Sans doute, et je me plais à leur rendre cette justice, les écrivains ne cessent, dans leur philanthropie, de prêcher aux gouvernements la modération des dépenses. Mais qui ne voit l’insuffisance de cette recommandation ? Nous avons eu pendant dix-huit ans, en France, le spectacle d’une politique modérée ; mais cette modération dans la politique n’a servi qu’à couvrir l’immodération des dépenses. L’empire ne fait, sous ce rapport, que continuer le règne de Louis-Philippe. Non, il ne suffit pas de soutenir, à l’encontre des manieurs de budgets, que les gros impôts loin d’enrichir les nations les épuisent ; il faut crier, et bien haut, que l’iniquité de l’impôt est en raison directe de son énormité.

Lorsque, après avoir terminé la revue des différentes espèces d’impôt les plus usitées, nous avons entamé la critique des inconvénients communs à toutes ces espèces, nous avons démontré que l’impôt de capitapar exemple, là où les fortunes sont inégales, constitue pour le pauvre une progression en sens inverse de ses facultés. Plus la capitation est forte, plus la progression est rapide ; plus par conséquent la disproportion, l’iniquité contributive, entre le riche et le pauvre, augmente. La totalité des impôts se résolvant en un impôt sur la consommation, et par là en un impôt de capitation, il en résulte, ce que nous venons de dire, que l’impôt se rapproche de l’égalité, s’il s’abaisse ; qu’il s’en éloigne, s’il augmente.

Dans une théorie de l’impôt où le droit est compté pour quelque chose, cette considération, on ne saurait trop le redire, est de la plus haute gravité. Non-seulement, par l’énormité du budget, l’État conserve une prééminence qui dans la nouvelle société a cessé de lui appartenir ; il entretient, par ces ressources anormales, l’inégalité des classes, il favorise autant qu’il est en lui le retour à l’ancienne servitude ; tandis qu’il devrait être l’organe des nouveaux principes, il les nie par le luxe de ses dépenses et les abolit.

Ne parlons pas de réformer l’impôt à une nation soi-disant révolutionnaire, qui, en soixante-dix ans, sur une production annuelle estimée dix milliards, est parvenue à en verser deux au trésor public. Ne parlons pas, à cette nation affolée, d’ordre, de liberté, d’égalité, de progrès. Pareil langage est pour elle le livre fermé de sept sceaux.

Mais à qui nous demandera notre opinion sur l’impôt avec une volonté sincère de servir la justice et la science, nous pouvons répondre : Commencez par vous bien convaincre qu’il n’y a pas d’amélioration possible, ni pour la nation, ni pour le gouvernement, ni pour l’impôt, sans une loi de maximum qui fixe tout d’abord la limite extrême des dépenses d’État au dixième du produit brut. Et ce maximum ne doit encore être pris que pour provisoire : après dix ou quinze ans d’une pratique libérale, l’impôt doit tomber du dixième au vingtième et même au-dessous. Que si une longue habitude de l’autorité, jointe à la compétition des partis, à l’acharnement des factions ; si des abus invétérés et dangereux à abolir d’un seul coup et tous à la fois ne vous permettent pas de revenir d’un saut à la norme budgétaire, il faut vous en rapprocher peu à peu par une série de réductions. Le budget de la France a été prévu pour 1862 a 1, 929 millions (deux milliards en y comprenant les dépenses municipales et départementales). Il ne faudrait pas dix ans pour le diminuer de moitié : que serait-ce, s’il était permis de tailler dans le vif, d’attaquer hardiment les monopoles, et d’aborder la liquidation des dettes ?…

Les gros impôts sont les grandes iniquités dans l’impôt, l’absolutisme dans l’État, la résurrection de l’aristocratie, la dépression de la liberté, l’asservissement de la plèbe.


§ 6. — DÉCENTRALISATION GOUVERNEMENTALE.


En me voyant, à propos de l’impôt, entrer à tout moment dans des considérations de pure politique, on se plaindra peut-être que je m’écarte de mon sujet, et l’on m’invitera à m’y renfermer exclusivement. C’est ainsi, autant du moins, qu’il m’a été permis d’en juger d’après la relation des journaux, que s’est comporté en dernier lieu le congrès des économistes tenu à Lausanne.

Quant à moi, je l’avoue, quelque désir que j’en eusse, pareille réserve me semble impossible. La question de l’impôt et la question du gouvernement sont au fond une seule et même question ; et de même que, dans un parlement, discuter le budget c’est passer en revue la politique, l’administration et tous les actes du pouvoir, de même, pour qui voudrait traiter à fond la question de l’impôt, il faudrait examiner tout ce qui concerne l’organisation de l’État, l’importance de ses attributions, ses relations avec ses voisins, son développement historique, toutes les parties de l’administration, de la police, de la justice, de la guerre, etc.

Bien loin donc que j’aie abusé du droit qui m’appartenait d’aborder, en parlant de l’impôt, les considérations politiques, je crois avoir été d’une sobriété extrême ; je garderai cette réserve jusqu’à la fin.

Les nations doivent marcher désormais par le droit et la science, non par la raison d’État : cette maxime est essentielle aux sociétés modernes. Or, de même que la raison d’État a pour organe le Pouvoir, envahisseur de sa nature, tendant à la concentration et à l’absolutisme ; de même, le droit et la science ont pour organe et expression la Liberté. Développons cette proposition.

Sous le régime du droit divin, où la justice, réduite à ses éléments, n’existe pour ainsi dire qu’à l’état de mythe ; où la science économique est à peu près nulle, contredite même, dans ses parties essentielles, par les institutions ; où l’histoire, pour ceux qui la lisent, n’a guère plus de portée que la légende ; où la constitution politique est tout artificielle ; où la nation vit d’une vie factice et superstitieuse : sous un tel régime, une direction supérieure, appuyée sur une forte hiérarchie, semble nécessaire. L’État ne subsiste que par l’énergie de sa centralisation ; la société ne se meut que sous l’impulsion de l’autorité ; l’homme, la famille, la corporation, la commune, la nation tout entière, enfin, sont en pleine tutelle.

Là au contraire où la justice, plus approfondie, a établi et développé ses règles ; où la science a posé ses divisions ; où l’économie politique, en possession de ses principes, a commencé la démonstration de ses théorèmes ; où l’histoire, philosophiquement étudiée, fournit à l’homme d’État l’appoint de son expérience ; où l’État et la société, enfin, apparaissent comme un organisme qui a ses lois propres, indépendantes de l’arbitraire de l’homme, et hors desquelles tout décret du prince et toute raison d’État doivent être déclarés comme non avenus : il est clair que le gouvernement de la communauté ne requiert plus une direction aussi autocratique ; que la pensée dirigeante n’est plus en haut mais partout ; que pour une foule de choses les différents groupes n’ont pas besoin du commandement, ils sont aptes à se gouverner eux-mêmes, sans autre inspiration que leur conscience et leur raison.

Il y a donc, en tout État organisé selon les principes du droit moderne, diminution progressive de l’action gouvernementale, ce que l’on appelle vulgairement décentralisation. Si le contraire se manifestait, ce serait le signe que la société revient sur elle-même, anomalie qui pourrait avoir son excuse, mais qui dans tous les cas ne pourrait être considérée que comme temporaire.

Certes, la centralisation politique a des avantages que je ne méconnais pas, mais qui coûtent cher. Elle plaît au peuple, dont l’imagination aime à contempler des puissances capables de mettre sur pied des armées de cinq cent mille hommes, de lever des contributions et de contracter des emprunts par milliards. Elle sourit à la vanité collective et individuelle, chacun s’estimant en raison non-seulement de son mérite et de son avoir, mais de la grandeur de sa nation, de l’étendue de son territoire et de l’importance de ses capitaux. Comme système, enfin, la centralisation est de conception facile : c’est d’après ce type que se sont formés tous les anciens empires, la raison chez les enfants et dans le peuple recherchant en tout l’unité, la simplicité, l’uniformité, l’identité, la hiérarchie, autant que la grandeur et la masse. Par toutes ces causes la centralisation est devenue un instrument énergique de discipline ; elle a servi à étendre les vues du philosophe ; on lui doit la propagation du droit romain et de l’Évangile.

Le peuple aime les idées simples et il a raison : malheureusement cette simplicité qu’il recherche ne se rencontre que dans les choses élémentaires, et le monde, la société, l’homme, sont composés d’éléments irréductibles, de principes antithétiques et de forces antagoniques. Qui dit organisme, dit complication ; qui dit pluralité, dit contrariété, opposition, indépendance. Le système centralisateur est très-beau de grandeur, de simplicité et de développement ; il n’y manque qu’une chose, c’est que l’homme ne s’y appartient plus, ne s’y sent pas, n’y vit pas, n’y est de rien.

Or, depuis la Réforme, surtout depuis la Révolution française, un esprit nouveau s’est levé sur le monde. La Liberté s’est posée en face de l’État, et son idée se généralisant rapidement, on a compris qu’elle n’était pas le fait seulement de l’individu, qu’elle devait exister aussi dans le groupe. À la liberté individuelle on a voulu joindre la liberté corporative, municipale, cantonale, nationale ; en sorte que la société moderne se trouve placée tout à la fois sous une loi d’unité et une loi de divergence, obéissant en même temps à un mouvement centripète et à un mouvement centrifuge. Le résultat de ce dualisme, antipathique aux hommes d’État, et que les masses comprennent peu, est de faire qu’un jour, par la fédération des forces libres et la décentralisation de l’Autorité, tous les États, grands et petits, réunissent les avantages de l’unité et de la liberté, de l’économie et de la puissance, de l’esprit cosmopolite et du sentiment patriotique… Mais ces considérations nous entraîneraient trop loin ; je me contente de les indiquer sommairement, et je rentre dans ma thèse.

En ce qui concerne l’impôt, ce mouvement excentrique de la société est de la plus haute importance.

1o La quotité de l’impôt sera fixée avec d’autant plus d’exactitude et sa répartition d’autant plus juste, que l’on aura séparé avec plus de soin les dépenses centrales ou fédérales des dépenses communales ou provinciales, et que chaque localité sera appelée, d’une part, à faire la répartition entre les contribuables de son propre contingent, de l’autre, restera chargée de ses propres dépenses. Cette proposition ne me semble pas avoir besoin d’autre démonstration. À moins qu’il ne s’agisse de la construction d’une forteresse qui importe à la sûreté de l’empire ou de la république confédérée, comment le pouvoir central serait-il meilleur juge des travaux d’utilité publique à effectuer dans une localité, que les habitants de la localité elle-même ? Comment saurait-il mieux qu’eux en évaluer le prix ? Comment en ferait-il mieux l’entreprise ? Comment, ensuite, apporterait-il plus d’intelligence et d’équité dans la répartition des taxes ?

Que le pouvoir central, par ses procureurs généraux et ses préfets, exerce une haute surveillance, qu’il veille à l’exécution des lois, surtout à l’observation du principe d’égalité ; qu’il soit là pour mettre obstacle à la formation des petites tyrannies de clocher, c’est tout ce qu’il a à faire. Hors de là, son premier et véritable devoir est d’élever au gouvernement d’elles-mêmes toutes les parties de la nation : il y va de leur vie et de leur prospérité.

2o Une conséquence de cette distribution de l’autorité sera de diminuer les frais généraux d’administration, police et gouvernement. Sans doute si, comme nous le disions tout à l’heure, les populations vivant dans une éternelle enfance avaient besoin d’être toujours poussées, dirigées, entraînées, la centralisation présenterait une économie. Pour un pays comme la France, une souveraineté unique coûtera moins que trente-six ou quatre-vingt-dix. Mais si l’on admet que les hommes, par la science et le droit, soient de plus en plus capables de se gouverner eux-mêmes ; si de plus la liberté, conquise par des siècles de révolution, leur a déféré la dignité souveraine : alors il est évident que le souverain, que la direction étant partout, les frais généraux d’État diminuent en raison de cette ubiquité, ce qui entraîne, avec un surcroît d’activité locale, une diminution d’impôt.

3o Une de nos observations les plus importantes, à propos des différentes espèces de taxes, a été celle-ci : En dernière analyse l’impôt est rejeté sur la masse, acquitté, à très-peu près, exclusivement par la masse. Ce fait inéluctable peut avoir son côté utile, comme on verra tout à l’heure ; mais il a incontestablement aussi son côté nuisible, sur lequel nous n’avons plus à insister. Ce ne sera donc pas chose indifférente, pour une exacte et équitable répartition de l’impôt, que les dépenses ainsi que les recettes à faire en chaque localité soient, autant que possible, attribuées à la localité même. L’idéal du gouvernement, par conséquent l’idéal de l’impôt, ne serait-il pas que chaque citoyen, se gouvernant lui-même conformément aux lois, accomplît lui-même, pour lui-même, la part des services publics que la collectivité réclame et dont il est participant ? N’est-il pas clair qu’alors chacun payant pour soi, acquittant, à l’aide de ses propres ressources et dans la mesure de sa fortune, sa part des charges publiques, on ne pourrait plus dire, avec autant de vérité qu’aujourd’hui, que le prix de ces mêmes charges, l’impôt, retombe sur la masse ?

Eh bien ! la décentralisation nous fait faire un pas vers cet idéal. Il faut que Lausanne paye pour Lausanne, non pour Berne, Zurich ou Fribourg. En France, le gouvernement a toujours marché à l’envers de ce principe : il s’éloigne par conséquent de plus en plus de l’égalité et de l’économie fiscales, quand il se réserve de nommer les maires, quand il compose les conseils municipaux, quand il gouverne des municipalités telles que Paris et Lyon, où ne manquent certes pas les lumières, par des commissions.

4o Dernière considération, de toutes la plus grave :
Point d’égalité de répartition dans l’impôt, avons-nous dit, avec des fortunes inégales : cela est d’évidence mathématique. Absolument parlant, l’égalité des fortunes est irréalisable, puisque, les individus fussent-ils tous égaux en talents et en capacités, cela ne suffirait pas encore, il faudrait pouvoir fixer les valeurs, naturellement et nécessairement instables. Il en résulte que le problème de la péréquation de l’impôt est, ainsi que nous l’avons démontré, théoriquement insoluble.

Mais si l’égalité ne peut être atteinte, il ne s’ensuit pas qu’elle ne puisse être approchée ; elle reste toujours la loi de la société, la formule de la justice aussi bien pour les conditions et fortunes que pour l’impôt. C’est donc un mouvement de tendance, d’approximation indéfinie, qu’il s’agit de déterminer dans le corps social. Ici, tout le monde comprendra que si l’État a un rôle important à jouer, il ne peut agir seul. La question intéresse au plus haut degré l’économie publique : il s’agit de l’industrie, du commerce, du travail et de la propriété, de tout ce que le droit moderne a enlevé à la souveraineté de l’État, pour en doter la liberté. Si donc le fisc ne peut se rapprocher de la justice qu’autant que l’organisation économique se rapprochera de l’égalité, c’est aux citoyens de prendre l’initiative des réformes, et plus que jamais il leur importe, pour la sécurité de leurs personnes et la garantie de leurs fortunes, de décentraliser le gouvernement.

Quant à l’État lui-même, sa marche est tracée. De même que, par la distribution de son pouvoir, il doit favoriser le développement de toutes les libertés, de même par la direction et l’organisation de ses services il doit procurer l’égalité.

Que si l’on prend texte de la part d’action que je reconnais au Pouvoir dans cette œuvre de nivellement ; si l’on me dit que je n’échappe à l’iniquité fiscale qu’en faisant appel à l’autorité gouvernementale, je ne me donnerai pas la peine de répondre. Je laisserai aux peuples libres, aux républiques confédérées, aux monarchies vraiment parlementaires, le soin de justifier mes principes par leur exemple. Je dirai seulement à mes adversaires : Vous ne voulez point entendre parler de décentralisation politique. Alors point de modération dans les dépenses, point de justice dans l’État, point de liberté pour les citoyens. Abjurez votre révolution et retournez au droit divin ; vous aurez du moins le mérite de la franchise, et vous vous ferez justice.


§ 7. — DOTATION DE L’ÉTAT.


J’arrive présentement à la partie de mon œuvre que la critique qui précède semble avoir rendue la plus difficile, je veux parler de la recherche des voies et moyens.

Plus d’un lecteur, après cette longue discussion, me crie impatienté : Quelle espèce d’impôt préférez-vous enfin ? Et comment allez-vous vous y prendre pour le lever ?

Ceux, au contraire, qui m’auront suivi avec attention, doivent répondre : Le système de l’impôt, de même que le système de l’État, de même que la Religion, la Société, la Famille, est une création de la spontanéité sociale, une expression, d’un genre particulier, de la vie humanitaire. Comme tel, l’impôt appartient à la catégorie des phénomènes mobiles, indéfinissables, à double face, où le oui et le non, le blanc et le noir, le particulier et le général ne produisent de désordre que lorsqu’ils sont en combat, mais où l’harmonie résulte de l’opposition, dès que les contraires sont en équilibre. Là tout peut devenir indifféremment et tour à tour utile ou nuisible : cela dépend de l’intelligence des administrateurs, cela dépend surtout de l’idée qui les pousse.

Il est donc possible, il y a même lieu de croire que tout ce qui, à l’analyse, nous a paru si pernicieux, si redoutable, tout ce dont nous nous sommes si fort et non sans raison inquiétés, redeviendra pour nous instrument de justice et d’ordre ; bien mieux, il est certain, de par la loi des idées et des choses, que ce chancre dévorant que le peuple opprimé ne cesse de maudire sous les noms de fisc ou d’impôt, rétabli dans sa règle, doit se changer en un principe d’ordre, une garantie de bien-être et un agent de production. Cessons donc de nous effrayer, par exemple, de ce que l’impôt, au lieu de peser exclusivement sur celui qui le paye, se rejette en définitive sur la masse ; ne craignons d’employer ni l’impôt sur la consommation, ni l’impôt sur le revenu ; n’ayons pas peur d’appliquer même la progression. Toutes les formules peuvent servir à la justice et à l’égalité, dans un système qui aurait le droit économique pour base et l’égalité pour fin. Les mêmes facultés ont été données à l’homme libre et à l’homme esclave ; jamais il n’entra dans l’esprit de personne que l’esclave, rendu à la liberté, dût quitter sa figure d’homme. Tout au contraire, c’est parce que l’esclave était homme que la philosophie a déclaré qu’il devait être libre. Il en est ainsi de la société. Les organes des gouvernements libéraux sont au fond les mêmes que ceux des gouvernements absolus : la différence est bien moins dans l’organisme que dans l’esprit.

Puis donc que, par la transition du droit divin au droit philosophique, la conscience de la société a été changée, voyons si les instruments de cette conscience ne sauraient produire d’autres résultats. Ce que je vais proposer est de pur éclectisme, sans doute : il sera curieux que ce soit à l’aide d’une théorie de l’impôt que nous apprenions ce qu’il y a de vrai dans la philosophie éclectique, à quoi et dans quelles conditions elle peut être utile.

Nous commencerons la réforme de l’impôt par où nous en avons terminé la critique, l’impôt sur la rente. Dans tous les ordres de la connaissance, l’idée aperçue en dernier lieu est appelée à servir de pivot ou de pierre angulaire. L’impôt sur la rente a de plus cela de particulier que les économistes le nomment à peine ou, s’ils le signalent, c’est avec des précautions infinies et en s’enveloppant de protestations respectueuses. Nous traiterons la rente sans idolâtrie, comme il convient à la première et à la plus importante source de l’impôt.

L’État est une personne civile, la plus considérable de toutes celles qui composent la société ; à ce titre, l’État jouit d’incontestables droits.

Ces droits, il importe de les consacrer par une réalité, par une propriété. Il s’agit donc, avant tout, de constituer à l’État une dotation, un héritage, un gage de revenu. Dans les pays monarchiques, cette dotation est la propriété du prince et de sa famille, du sénat et des grands dignitaires ; dans les républiques, où il n’y pas de liste civile, la dotation de l’État redevient propriété commune, servant à l’acquittement des premières et des plus indispensables dépenses.

Sur quoi donc sera constituée la dotation de l’État ? — Sur la rente foncière.

C’est un principe d’économie politique, ajoutons, et de droit moderne, que tout ce qui est susceptible d’appropriation sera approprié. La raison en est que l’État par lui-même n’exploite pas : sa fonction est politique, nullement économique. Il suit de là que l’État, représentant de la collectivité sociale, organe des intérêts généraux, ayant droit sur tout, ne possède, à l’exception des eaux et forêts, et non pas de toutes encore, littéralement rien ; l’État, à bien définir, n’a pas droit à la propriété, précisément parce qu’il est l’État. Pour lui constituer une dotation il ne reste donc qu’un moyen, qui est de lui assigner une redevance. Cette redevance, nous l’établissons sur le sol.

L’impôt sur la rente foncière est accepté, en principe, par tous les économistes. C’est elle que le fisc a surtout en vue par son impôt foncier, proportionné à la superficie et à la qualité des terres, et que nous supprimerons, comme irrégulier et faisant désormais double emploi. C’était sur la rente que nos premiers économistes, les vénérables physiocrates, songeaient à établir la totalité de l’impôt. La rente foncière eut l’honneur de la première utopie qui ait été proposée depuis un siècle, sous l’influence de l’idée moderne.

L’impôt sur la rente foncière, nous l’avons vu, offre d’incontestables avantages. Il est sujet à moins d’erreurs, par conséquent plus égal. Au lieu des évaluations toujours fautives d’un cadastre, il suffit de consulter les baux et titres de vente. Il n’atteint pas le travail : la totalité de la rente foncière pourrait être prise par l’État, sans que ni le cultivateur, ni l’agriculture, ni l’industrie, ni le commerce, ni le prix des subsistances en souffrissent. Qu’importe du reste que, dans les transactions qui auront pour objet la propriété, la part de l’État soit déduite de manière que l’acquéreur puisse se considérer toujours comme exempt d’impôt, si, en fait, par l’ensemble du système, tous les contribuables jouissent d’avantages équivalents ?

La part naturelle de l’État dans la rente, selon une critique judicieuse, est en moyenne du tiers. Portons-la seulement au sixième, afin d’éviter tout reproche de tendre à l’expropriation. En France, où la rente foncière est évaluée en totalité à 1,800 millions, quelques-uns disent deux milliards, ce serait une recette, facile à opérer, de 300 à 350 millions. C’est plus sans doute que ne demande actuellement l’impôt foncier. Mais il faut observer que l’impôt sur la rente est le seul qui s’adresse à une valeur donnée, pour ainsi dire, gratuitement ; tous les autres tombent sur le travail, sur le salaire, trop souvent sur le nécessaire.

Un impôt de 300 millions à percevoir sur la rente foncière, dans un pays comme la France, représenterait environ la 33e partie du revenu total du pays, que nous supposons de dix milliards, et formerait les trois cinquièmes du budget, que nous avons fixé dans les conditions normales au vingtième du revenu, soit 500 millions.

— Mais, dira-t-on, il n’existe pas d’État où l’impôt soit au taux normal ; partout il y a exagération de dépenses ; de sorte que, dans aucun cas, il n’arrivera que la dotation de l’État, fixée au sixième de la rente, représente les trois cinquièmes du budget. Votre réforme pèche par la base : tout ce que vous aurez obtenu sera de charger davantage les rentiers du sol sans approximer la péréquation.

Sans doute, pour un budget de deux milliards, une dotation de 300 millions serait loin de suffire. Mais qu’à cela ne tienne : c’est surtout en prévision des gros budgets que l’impôt sur la rente est admirable. Plus les dépenses s’augmenteront, plus la rente sera frappée. Si, par exemple, au lieu d’un impôt de 500 millions, le pays devait fournir à l’État, sur une production collective de dix milliards, le dixième, la dîme, soit un milliard, la rente devrait payer 600 millions ; si le budget était d’un milliard et demi, la rente payerait 900 millions ; si ce même budget, enfin, comme la France en est menacée, atteignait deux milliards, le cinquième du produit brut de la nation, la rente payerait 1,200 millions. En sorte qu’une terre qui, sous le régime actuel, donne 3,000 fr. net au propriétaire, ne lui rendra plus, si le budget reste le même, que 1,000 fr. Alors vous verrez les rentiers, les propriétaires, toute la bourgeoisie haute et moyenne se joindre au prolétariat pour demander la réduction de l’impôt, le fisc arrêté dans ses envahissements, et le gouvernement mis à la raison.

Je propose en outre : 1o d’appliquer aux rentes le principe de la progression dans les deux sens, c’est-à-dire, de faire la part du fisc plus forte sur les grandes propriétés et sur les plus petites, afin de pousser insensiblement, d’un côté à la division des vastes domaines, de l’autre à la réunion des parcelles ; 2o de recevoir le payement de l’impôt en argent ou en nature, à la convenance du propriétaire : on en verra plus loin le motif.

Cet article ne recevrait d’ailleurs son application qu’à l’égard des terres destinées à la grande culture : les jardins de plaisance et potagers seraient exceptés. Afin de marier ensemble, selon le vœu de plusieurs économistes, l’industrie et l’agriculture, on pourrait encore rendre l’impôt plus léger en faveur des ouvriers de fabrique, qui, en sus de leurs travaux manufacturiers, et pour des raisons d’économie domestique, se livrent à l’exploitation de petits terrains.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce chapitre, le premier de notre nouveau budget. À ceux qui objecteront que le propriétaire foncier gagnerait peu à une telle réforme, je ferai observer : que la propriété n’est pas une fonction, mais un privilége ; qu’à moins de mentir à la raison moderne il convient, sans anéantir totalement le privilége, de le taxer plus que la fonction, plus que la production, plus que le travail ; que rien n’empêche le propriétaire de joindre à l’avantage de sa rente le bénéfice d’une industrie ; que cela est même de justice et de moralité publique : que du reste, par le dégrèvement général et par le bon marché des produits de toute sorte, il retrouvera autant que la réforme fiscale lui pourrait d’abord faire perdre, et qu’il est grand temps que les propriétaires, après avoir été les plus intéressés à l’aggravation des impôts, soient les plus intéressés à leur dégrèvement.

Nous verrons tout à l’heure quelles compensations la réforme ménage à la propriété foncière.

Rossi, après avoir fait valoir, dans les termes rapportés au chapitre précédent, § 4, la supériorité de l’impôt sur la rente foncière, ajoute, il est vrai, en terminant : « Il faudrait bien se garder d’envisager l’impôt sur la rente foncière comme une rente constituée par l’État sur la propriété foncière, et de le pousser jusqu’aux limites de la spoliation. »

Sans doute l’impôt ne doit pas aller jusqu’à épuiser la totalité de la rente : je ne le demande pas plus que Rossi. La démocratie serait imprudente, selon moi, de le vouloir ; elle irait contre son propre intérêt, contre son propre principe, si elle l’exigeait. À tous les points de vue et pour une foule de raisons, il est meilleur pour la nation, même pour la partie de la nation qui est sans propriété, que le sol, et conséquemment la rente du sol, reste aux mains des citoyens que de passer à l’État. Mais il est permis de prévoir le cas où, par des circonstances indépendantes de la volonté du pays, l’impôt devra être élevé de moitié, du double, du triple au-dessus de sa limite normale. Je dis qu’alors la dotation assignée à l’État sur la rente foncière doit croître comme l’impôt, dût la rente, par cet accroissement, disparaître entièrement pour le propriétaire. Il y va, non-seulement de la richesse et de la prospérité publiques, mais du droit public et des libertés de la nation. Hors de là, nous retombons, par le fait de l’impôt, dans la féodalité terrienne, de celle-ci dans la féodalité industrielle et banquière ; nous retournons au droit divin.

Car, de même que l’impôt sur la rente, indépendamment du droit qu’a l’État à une part de cette rente, est de tous les impôts, ainsi que le dit Rossi, celui qui affecte le moins le capital, le travail, les profits et les salaires, et qui trouble le moins l’œuvre de la production ; et comme c’est en raison de ces avantages que, dans un état de choses où l’impôt ne serait que du vingtième du produit brut collectif, nous avons demandé les trois cinquièmes de ce vingtième à la rente foncière ; de même et à plus forte raison, dans un cas exceptionnel, dans un ordre de choses anomal, où l’impôt atteindrait jusqu’au cinquième du produit brut du pays, ce devrait être encore à la rente foncière de fournir les trois cinquièmes de ce cinquième, les trois cinquièmes de l’impôt. Elle y passerait presque tout entière, je n’en disconviens pas ; mais il le faut absolument, à peine de prendre au travailleur son nécessaire, tandis que la rente n’est elle-même, pour celui qui en jouit, qu’un excédant du nécessaire ; il le faut à peine de porter atteinte aux sources de la richesse ; il le faut, si l’on ne veut pas que, dans une république fondée sur les principes du droit humain et de l’égalité, le rentier se transforme en un pur parasite ; il le faut, parce que l’État, représentant de la société, a, par sa protection, par sa garantie, par toutes les créations dont l’effet est d’augmenter sans cesse la rente, un droit de haut domaine sur le sol ; il le faut, enfin, parce que ce n’est qu’à cette condition que les peuples sauront se prémunir contre l’exorbitance des budgets et les entraînements du gouvernementalisme.

C’est aux propriétaires fonciers de réfléchir sur leur position, et de mesurer le danger immense que leur fait courir leur folle alliance avec le pouvoir, j’ai presque dit leur complicité avec le fisc. Le droit divin est mort ; le propriétaire, sorti de la même glèbe que l’ouvrier, ne peut avoir la pensée de restaurer à son profit le régime féodal, et de se substituer à cette noblesse que la révolution faite par le tiers-état a détruite. Il ne peut pas conserver la prétention de s’exonérer à tout jamais de l’impôt, en rejetant le fardeau des dépenses publiques sur la masse des consommateurs, ce qui aboutit constamment à faire que ce soit le riche qui en supporte la moindre part. L’anomalie de l’impôt n’est plus aujourd’hui qu’un reste des habitudes seigneuriales que la Révolution a entendu détruire, et qui s’est perpétué jusqu’à présent comme tant de choses que l’inattention humaine oublie, mais dont la conscience universelle ne veut plus. S’obstiner désormais dans une tradition d’iniquité, ce serait, que les propriétaires y songent ! s’exposer à perdre, à la première catastrophe, le fonds et le revenu. Au contraire, c’est en acceptant, en revendiquant la charge qui leur est dévolue par la raison, par le droit, par leur intérêt bien entendu, c’est en se faisant les geôliers du fisc au lieu d’en être les commensaux, que les propriétaires feront cesser l’agitation des masses et sauront échapper à l’expropriation finale. Le pacte d’alliance, tant désiré, entre la bourgeoisie et le prolétariat, nous venons de le formuler : c’est l’impôt sur la rente.

Tout homme de bonne foi, qui réfléchira sur le sens et la portée de mes paroles, reconnaîtra que je ne fais en tout ceci qu’obéir aux principes du droit moderne, au vœu de la révolution et de la science, lequel est que la machine fiscale, après avoir constamment manœuvré dans le sens du pouvoir et du privilége, opère enfin dans le sens du travail et de la liberté.


§ 8. — ORGANISATION DES SERVICES PUBLICS.


Ainsi qu’il a été dit au chapitre II, § I, les dépenses de l’État, pour être régulières, doivent être reproductives d’utilité.

La reproduction est directe ou indirecte.

Tout service de l’État qui a pour objet de créer une utilité matérielle, positive, mesurable, par exemple un transport, un magasinage, une extraction, est directement reproductif. Au fond, c’est une branche d’industrie.

Tout service, au contraire, qui n’a pour but que d’entretenir le bon ordre dans la société, de favoriser le progrès de la raison et des mœurs, d’entretenir les esprits et les consciences dans la sérénité, la confiance, la pratique du dévouement, la disposition à toutes les vertus, est indirectement reproducteur. Dans cette catégorie se rangent les fonctions judiciaires, la police, le service des armées, le culte, la littérature, les sciences et les arts. De tels services sortent de la catégorie utilitaire : leurs produits ne peuvent être assimilés aux choses vénales ; ce ne sont pas des fonctions mercantiles ; les personnes qui s’y vouent reçoivent un traitement, des honoraires, non pas précisément un salaire. Du reste, il est impossible de tracer ici aucune ligne de démarcation rigoureuse. Il est des services qui par un côté se rapprochent des services directement reproductifs, et qui par un autre n’ont rien de servile, qui répugnent même à l’idée de salaire : parmi ces fonctions à double face, on peut compter le service médical, l’instruction publique, l’administration.

Je divise donc les fonctions de l’État, au point de vue de l’impôt, en deux espèces : fonctions directement reproductives, ou simplement productrices ; et fonctions indirectement productives, ou, comme on disait autrefois improductives. Nous n’avons à nous occuper que des premières. Parmi les services reproductifs de l’État on compte :

1. Le crédit public, foncier, mobilier, commercial ;

2. Les voies de transport ;

3. Les mines ;

4. Les docks ;

5. Les eaux et forêts : sous ce titre on peut comprendre les travaux de défrichement, desséchement, endiguement, irrigation, reboisement, etc. ;

6. Les postes et télégraphes ;

7. Les poudres et salpêtres.

Chacun de ces services peut être en même temps pour l’État une source plus ou moins importante de revenu, un impôt : c’est sur la nature du service et sur son produit budgétaire que nous devons nous expliquer.


Crédit public. — Je ne conçois pas que des esprits sérieux, se disant économistes, obligés par la spécialité même de leurs études de reconnaître que l’humanité ne se compose pas seulement d’individus, qu’il y a aussi des unités d’ordre supérieur, qu’on appelle compagnies, communes, corporations, tribus ou cités, dont la plus haute est l’État ; des écrivains qui ne cessent de dire que l’État est le représentant et le gardien des intérêts généraux, à ce titre l’organe moteur et souverain de la société, devant laquelle toute individualité doit s’incliner ; je ne conçois pas, dis-je, que de pareils hommes, sous prétexte de liberté, interdisent à l’État de s’occuper, de quelque manière que ce soit, du crédit public, et par suite de l’organisation des banques, des conditions de l’escompte et du taux de l’argent. Ces rigoristes de la liberté m’ont toujours paru la confondre avec l’arbitraire, non plus, il est vrai, avec l’arbitraire gouvernemental, mais avec l’arbitraire mercantile et industriel, qui certes ne vaut pas mieux.

Nous, dont la tendance doit être de proscrire l’arbitraire de partout, aussi bien de l’économie politique que de la politique ; nous, pour qui l’arbitraire économique est synonyme d’abus de la propriété, d’exploitation de l’homme par l’homme, d’usure, d’agiotage, d’aliénation du domaine public, de sacrifice des intérêts généraux, nous devons soutenir que, s’il n’y a nul inconvénient à laisser libre le commerce de banque, il n’importe pas moins que l’État s’en mêle, dans une mesure que j’essayerai d’indiquer.

Qu’appelle-t-on billet de banque ?

Une obligation à vue, gagée, d’abord sur l’encaisse du banquier, en second lieu sur la lettre de change de l’escompteur, en dernier lieu sur la confiance publique. Comme il est démontré que l’exploitation de la confiance publique est chose éminemment productive, puisque avec dix millions de capital en numéraire on peut opérer, à l’aide du papier de crédit, comme si l’on disposait de trente à quarante millions, il arrive que les banquiers, tantôt se faisant concurrence et plus souvent se mettant d’accord, la confiance publique, exploitée de partout, n’a de garantie nulle part ; que le taux des escomptes ne diminue que par la diminution des affaires elles-mêmes, et qu’à la première crise toutes ces banques s’écroulent les unes sur les autres, entraînant dans leur débâcle des milliers de victimes. C’est ainsi que les choses se passent en Amérique, pays de liberté.

Mais admettez que l’État intervenant, comme c’est incontestablement son droit, se fasse garant lui-même, et par conséquent exploiteur en titre du crédit public, quitte à se décharger du soin de l’exécution entre les mains d’une compagnie, voici ce qui va se passer, ce qui du moins pourrait se passer, si l’État le voulait bien.

Les opérations de la Banque, qui en vertu de la prérogative de l’État deviendra Banque nationale, sont rendues publiques.

Le taux de l’escompte se régularise et baisse au-dessous du taux ordinaire des banquiers : il pourrait baisser dans une banque nationale jusqu’à 1/4 et 1/8 pour 100, se réduisant aux seuls frais d’administration.

La Banque nationale devient ainsi la modératrice du crédit, et par son exemple, par sa puissante garantie, donne aux affaires une solidité qu’elles n’auront jamais autrement.

C’est ainsi qu’a été conçue et constituée la Banque de France, dont les succursales s’étendent aujourd’hui sur tous les départements, et sur laquelle pivotent toutes les banques particulières. Seulement le gouvernement français, au lieu de faire de la Banque de France une simple ferme, l’a concédée gratuitement à une compagnie de capitalistes ; car on ne saurait considérer les deux cents millions qui forment le capital de garantie de la compagnie, et dont l’État paye l’intérêt, comme prix de la concession.

En aliénant le service de la Banque nationale, qui lui appartient, le gouvernement français a obéi à l’esprit de monopole que la Révolution avait eu pour but de détruire ; il s’est procuré par cette voie détournée un capital considérable, il est vrai, mais il s’est privé en même temps d’une source de revenu, et, ce qui importe davantage, il a méconnu, au détriment du pays, un des éléments essentiels d’un bon système d’impôt.

Tout à l’heure, en constituant à l’État une dotation sur la rente foncière, nous n’avons pas hésité à frapper, sous le nom de rente, le capital terre, et nous en avons dit la raison. La terre est antérieure à l’homme et à la propriété ; la propriété elle-même n’existe que par la garantie mutuelle des citoyens, dont l’organe est l’État. L’État a donc un droit inaliénable sur la terre et sur toute propriété. D’autre part, la rente, excédant accordé par la nature au cultivateur, en sus de ses dépenses, est de toutes les valeurs la plus éminemment imposable, celle dont l’absorption par le fisc occasionne le moins de perturbation. À ce double titre, nous devions, dès le début, nous adresser à la rente.

Nous ne traiterons pas de la même manière le capital monnaie : voici pourquoi. En principe, la monnaie n’est ni capital, ni revenu ; ni rente. Je n’admets pas même qu’elle soit une marchandise, bien qu’elle soit un produit du travail, et que souvent elle soit elle-même traitée comme chose vénale. La monnaie, or, argent ou cuivre, frappée à l’image du prince, est l’instrument des échanges, le signe de la foi publique, et, attendu qu’elle est un produit du travail, formée d’une matière précieuse, elle est l’équivalent authentique de toutes les choses qui peuvent s’acheter et se vendre, l’unité de mesure des valeurs. Théoriquement, il répugne de faire de la monnaie une matière imposable : la pratique n’y serait pas moins contraire. Ce n’est pas dans son argent, ce n’est pas dans sa caisse que le fisc doit atteindre le capitaliste ; c’est dans son commerce, dans ses transactions, et de quelle manière ? En taxant la circulation, le prêt, la commandite ? En imposant au capitaliste une patente ?… Non. En prenant au-dessus de lui la direction du crédit public.

La Banque nationale, avec un capital composé du numéraire recouvré sur le public après émission de ses propres billets, faisant l’escompte des effets de commerce au taux de 3, 2, 1 pour 100, 1/2 pour 100 même, à volonté ; l’État, ayant payé ou remboursant sa dette, s’abstenant désormais d’emprunt : les capitaux disponibles se trouvent refoulés par cette haute concurrence vers les entreprises industrielles et agricoles, obligés de s’offrir à prix réduit, et conséquemment de rendre, sous une autre forme, à la propriété, ce que l’impôt a prélevé sur la rente. Rappelons-nous ce que nous avons dit tant de fois, que, dans la circulation économique, les transactions sont engrenées les unes dans les autres, et qu’un des effets de cet engrenage, le plus terrible de tous, est de rejeter sans cesse sur la masse des consommateurs ce que le fisc semble n’avoir demandé qu’à la terre, à la maison, à l’appartement, etc. C’est un résultat analogue, mais en sens inverse, qu’il s’agit maintenant de déterminer. Au lieu de prendre à la masse, l’État, par son organisation du crédit, rendra à la masse. Lequel donc vaut le mieux pour le pays d’imposer, comme le propose M. de Girardin, au profit du gouvernement, 1 ou 2 pour 1,000 sur les capitaux mobiliers, sur les métalliques, ou d’amener par une bonne organisation du crédit les capitalistes à baisser d’autant leur intérêt ? Dans le premier cas, l’impôt perçu est rejeté par le capitaliste sur le débiteur hypothécaire, puis par celui-ci sur la masse, et consommé improductivement par l’État ; dans le second, c’est le capital qui de lui-même s’offre avec réduction de 1, 2, etc., pour 100 d’intérêt, au profit de l’entrepreneur-propriétaire, qui consomme cette remise reproductivement. N’est-ce pas comme si l’État, après avoir frappé, par l’impôt, la rente foncière, dégrevait d’autant, par la Banque, la propriété, comme s’il lui créait un équivalent de rente sur les capitaux d’emprunt ?

L’organisation du crédit mobilier et foncier donnerait lieu à des observations analogues. Mais je ne puis me lancer dans ce vaste sujet : je laisse à mes lecteurs le soin de développer le principe et de le pousser à ses dernières conséquences.

L’État, en livrant le crédit public à une exploitation de privilége, alors qu’il devrait tout au plus le confier à une compagnie fermière qui l’exploiterait au profit de la nation, l’État manque à ses devoirs envers le pays ; il est infidèle à son mandat tel qu’il a été défini par le droit moderne, et consistant à pousser les citoyens, en vertu de l’égalité des droits, à l’égalité des fortunes, et par l’égalité des fortunes à l’égalité de contribution. Mais nous sommes loin encore du temps où l’État ne sera plus que l’agent des intérêts généraux, le protecteur de la plèbe travailleuse, contre le débordement de l’exploitation usuraire et parasite…

Voici donc l’État chef et directeur du crédit public, comme il l’est de la justice. Quelle rémunération pour ce service lui sera allouée ?

Ce que je vais dire de l’impôt sur le crédit s’appliquant à tous les services reproductifs de l’État, je prie les honorables juges du concours de m’accorder, pendant une minute, un redoublement d’attention.

La dotation de l’État, que nous avons établie sur la rente foncière, étant fixée dans sa quotité, le travail de l’administration consistera uniquement à proportionner les autres natures de recette, de manière à parfaire le budget.

Ainsi, dans un État comme la France, où le budget normal ne devrait pas en temps de paix, et abstraction faite des dettes, dépasser 500 millions, soit le vingtième du revenu du pays, la rente foncière fournissant à elle seule les trois cinquièmes de cette somme, ce sont 200 millions qu’il reste à procurer.

Si les dépenses excédaient 500 millions, l’excédant devrait être réparti de manière que la rente foncière en eût les trois cinquièmes, le reste proportionnellement entre les autres taxes, de sorte que la charge la plus lourde, formant les trois cinquièmes de la totalité du budget, portât toujours sur la rente, de toutes les matières imposables celle qu’il y a le moins de risque de surcharger, dût-on aller jusqu’à son entier épuisement.

Il faut d’ailleurs qu’il en soit ainsi afin que la classe des propriétaires, en tout pays la plus influente, soit directement intéressée au dégrèvement de l’impôt, et qu’elle constitue, vis-à-vis du pouvoir, une censure permanente, irrésistible. La propriété, il faut le dire, a jusqu’ici oublié ses devoirs. Elle s’est montrée, en ce qui touche les dépenses de l’État, d’une tolérance, pour ne pas dire d’une complicité scandaleuse. Un budget qui enlève à une nation le dixième de son revenu est excessif ; que dire d’un système d’impôt qui, grâce à la faculté illimitée d’ouvrir des crédits, à la facilité d’accumuler les dettes, enlève jusqu’au sixième et au delà ? Pour remédier à de tels abus, ce ne sont plus des théories de l’impôt qu’il faut demander, ce sont des mesures à perpétuité révolutionnaires.

Ces principes posés, la taxe à établir sur la circulation banquière, en autres termes, le taux de l’escompte à la Banque nationale, se réduit à un calcul de proportion que chacun peut faire. Je me bornerai, pour mon compte, à une simple observation de droit.

En principe, et d’après le droit moderne, l’État, considéré comme échangiste, rend ses services à prix de revient, ce qui veut dire, en langage commercial, gratuitement. Il ne tire des capitaux dont il dispose, et qui sont ceux de la nation, aucun intérêt ; il ne prélève, en sus du prix de revient de son travail, aucun bénéfice. Mais, attendu que la somme des frais et dépenses des services de l’État dépasse la dotation qui lui est assignée, il est nécessaire qu’il reçoive, en certains cas, en sus du prix de revient de ses services, un excédant, non à titre de profit, mais à titre d’impôt.

Que peut donc coûter à l’État le service du crédit public ?

Une banque nationale, disait fort bien Napoléon Ier, doit opérer sans capital. Les actions de la Banque de France, versées en guise de cautionnement, ne sont pas entrées dans ses caisses ; le montant en a été livré à l’État, qui en paye l’intérêt. Ce qui forme aujourd’hui l’encaisse de la Banque n’est pas l’argent de ses actionnaires ; c’est l’argent du public, dont il est absurde de faire payer au public l’intérêt. Mais l’État, ou, pour mieux dire, la nation, n’a pas besoin de cautionnement, d’autant moins qu’une banque nationale, opérant avec la prudence qui est sa loi, n’est exposée à aucune perte. Ainsi, la Banque de France actuelle, avec les trois signatures, n’éprouve généralement pas de banqueroute : si quelque sinistre de ce genre lui arrive, on peut dire que c’est sa faute. La cause en est au favoritisme qui accompagne tout monopole. Depuis soixante ans, elle s’est trouvée quelquefois embarrassée, elle n’a jamais été sérieusement en péril.

Les frais de la Banque nationale se réduisant donc à de simples frais d’administration et de personnel, ce sont ces frais seuls qu’en principe l’État aurait droit de percevoir à titre d’escompte. Portons-les à 1/8 pour 100 des sommes escomptées. Mais, par les considérations précédemment exprimées, l’État établira en outre sur cette catégorie de transactions une taxe qui pourra varier, selon les besoins et les circonstances, de 1/2 à 3/4 pour 100.

En résumé, le service du crédit public est essentiellement un service public. Que le gouvernement n’y mette pas directement la main, je le veux, je le demande même. C’est aux chambres de commerce réunies qu’appartiennent l’organisation, la surveillance et la haute direction de ce service, dans lequel l’État n’intervient que comme gardien de la loi, et pour la détermination et la perception d’un impôt (U).

Voies de transport. — Ce que je viens de dire du service des banques s’applique de tous points au service des transports, en ce qui touche du moins les voies de circulation. C’est par un respect mal entendu de la liberté industrielle, disons la vérité tout entière, c’est par une politique de réaction que les gouvernements, exagérant leur impuissance, se sont dessaisis, au profit des compagnies agioteuses, de l’initiative qui leur appartenait dans la construction et l’exploitation des voies ferrées. Sans doute, le droit de l’État n’a jamais été méconnu. C’est en vertu de ce droit qu’ont été faites les concessions ; qu’ensuite l’État est intervenu pour une part dans les dépenses de construction ; qu’après une exploitation plus ou moins longue des compagnies, il doit rentrer dans la propriété des voies et du matériel, et qu’enfin il s’est réservé la faculté de rachat, dont on s’attend à chaque instant à le voir faire usage.

Réintégré dans la possession des chemins de fer, je ne pense pas que l’État les doive exploiter directement par lui-même ou les mettre en régie, pas plus que les banques. Il méconnaîtrait en cela ses attributions et manquerait à ses devoirs envers les classes travailleuses, pour qui les chemins de fer sont un moyen d’association et d’émancipation des plus puissants. Le service effectif des chemins de fer, en un mot, doit être laissé à des compagnies fermières, formées autant que possible d’ouvriers et d’employés associés ou du moins participants.

Ce qui nous intéresse plus spécialement ici est la détermination du revenu que les voies de transport peuvent fournir à l’État. Je continue de raisonner comme je l’ai fait dès le commencement de ce chapitre, dans l’hypothèse d’un budget normal.

Toute création d’utilité publique, exécutée par l’État à l’aide de capitaux fournis par le pays, se distingue des entreprises analogues formées par l’industrie privée, en ce qu’elle ne donne lieu ni à un remboursement ou amortissement du capital dépensé, ni à rente ou intérêt. Ainsi les capitaux dépensés par l’État pour la construction des routes, des ponts et chaussées, sont dépensés, on peut le dire, à fonds perdu, en ce sens que l’État n’en retire aucune espèce de rente, n’en recherche point, à l’aide de taxes ou de péages, l’amortissement : du moins, il n’est pas d’une saine économie qu’il le fasse. On sait quel mécompte a entraîné la construction des canaux en 1821, conçue et exécutée d’après l’idée contraire. Il en doit être de même des chemins de fer, en ce qui concerne le compte d’établissement.

Quant aux dépenses d’exploitation, il paraît juste que l’État, qui en fait l’affermage à forfait à des compagnies d’entrepreneurs, exige des voyageurs et consignataires un prix de transport rémunératoire du service des compagnies, plus tant pour cent de ce prix, à titre d’impôt.

Ainsi, dans le prix de transport des chemins de fer exploités par l’État ne doivent pas figurer les intérêts des capitaux engagés dans l’acquisition des terrains, les terrassements et travaux d’art, la pose des rails et la construction du premier matériel. Ce prix se compose uniquement des dépenses d’administration, de personnel, de combustible et d’entretien. Le résultat de ce système, appliqué aux voies ferrées de la France, aurait été de dégrever la circulation des voyageurs et des marchandises de plus de 50 pour 100. (Des réformes à opérer dans l’exploitation des chemins de fer. Paris, 1855, Garnier frères).

Le gouvernement français, en répartissant la construction de son réseau sur une période de vingt-cinq années au moins, au lieu d’accumuler les travaux en cinq ou six ans, aurait pu facilement, sans obérer le pays et à l’aide des premiers produits, subvenir seul à toute la dépense. Il ne l’a pas voulu. Les majorités parlementaires de Louis-Philippe et de la République s’y sont opposées ; l’Empire a trouvé la besogne à moitié faite : nous vivons dans un siècle où les gouvernements seraient réputés chose inutile, s’ils ne servaient à la fortune de ceux qui s’en font les clients. C’est ainsi que les choses se passaient sous l’ancien régime, et ce que le nouveau aura fort à faire d’abolir.

Quoi qu’il en soit, les frais de transport sur les chemins de fer, déduction faite des intérêts et amortissements, étant de 2 centimes 1/2 par kilomètre et par voyageur, et de 3 centimes par tonne et par kilomètre pour les marchandises, il était facile, sans accabler le public, d’ajouter à ce prix un dixième ou plusieurs dixièmes pour l’État, à titre d’impôt, ce qui, sans aucun frais de perception, ne laisserait pas de procurer au budget une recette de 10 à 15 millions.

Dernière observation.

Les voies ferrées étant des instruments d’utilité publique dont le bénéfice profite en dernière analyse à la communauté tout entière, les dépenses d’établissement couvertes par l’impôt, celles d’exploitation par la perception d’un tarif, il en résulte que partie de la dépense est supportée par la masse, partie acquittée par ceux-là mêmes qui emploient le chemin de fer ; ce qui de tous points est conforme à la justice.

D’après les mêmes principes, nous devrions maintenir un droit minime de circulation sur les rivières et canaux, de pilotage ou d’attache dans les ports, de péage même ou de bascule là où le service public le réclame, moins pour l’importance des recettes que pour la marche des affaires et la formation des statistiques. Il est bien que l’État, sans gêner ni vexer personne, sache tout ce qui entre et tout ce qui sort, tout ce qui circule : les administrations publiques, l’État et les communes y sont au plus haut point intéressés, et les citoyens de même.

Mines. — Ce que nous avons fait pour le crédit public et les banques, ce que nous venons de faire pour les voies de transport, nous devons l’exécuter également pour les mines. Les mines sont une richesse nationale qui ne peut être régie par les règles ordinaires de la propriété privée. La loi de 1810, inspirée du même préjugé qui donna lieu aux concessions de banques et de chemins de fer, est à reviser. Ici, la théorie de la rente se présente à nous sous un nouvel aspect qu’il importe de bien saisir.

Lorsque nous avons choisi la rente foncière pour pivot d’un nouveau système d’impôts, nous avons plus ou moins raisonné d’après l’opinion commune et d’après l’usage reçu, qui tous deux s’accordent à reconnaître l’existence en soi et la réalité objective de la rente. En cela, nous avons judicieusement agi, et nous n’avons nullement la pensée de revenir sur nos conclusions.

Cependant, il est certain, et c’est une des choses les mieux démontrées de l’économie politique, qu’au point de vue de la collectivité sociale la rente est un mot qui ne représente aucune réalité positive. Il n’y a pas plus de rente foncière que de rente industrielle ou mobilière : ces expressions n’indiquent que des rapports de particulier à particulier, de propriétaire à fermier, de prêteur à emprunteur, etc., mais rapports qui, au regard de la société, s’évanouissent. Devant la nation, le produit brut et le produit net sont identiques.

Ainsi, une nation ne cultive pas plus de terre qu’il ne lui en faut pour se nourrir ; il est même des pays où la terre manque à la population, témoin la Belgique, obligée d’acheter chaque année à l’étranger pour 15 millions de francs de céréales. De ce côté donc il n’y a pas de rente, il ne peut pas y en avoir. L’idée de rente appliquée à une nation, à l’humanité tout entière, implique contradiction.

Sans doute, le laboureur récolte plus qu’il ne lui faut pour subsister ; mais il récolte pour l’industrieux, qui de son côté travaille pour le cultivateur : compensation faite, la terre n’a produit que ce dont la communauté avait besoin ; il n’y a pas de reste, il n’y a point de rente. La preuve qu’il ne peut pas y en avoir, c’est que, s’il se trouvait après la récolte un excédant, cet excédant formerait une non-valeur : dès la troisième ou la quatrième année, on cultiverait moins, l’excédant ne se reproduirait plus.

La rente est donc chose essentiellement relative et personnelle : c’est cette part du produit qui excède la dépense du cultivateur, et qui, en se généralisant, donne lieu dans chaque pays à la formation de deux classes nouvelles de citoyens, la classe des industrieux et la classe des propriétaires, cette dernière tendant d’ailleurs et de plus en plus à se confondre, partie avec les exploitants du sol, partie avec les industrieux, commerçants, fonctionnaires publics, etc.

Or, ce que nous venons de dire de la terre est vrai, à plus forte raison, des établissements de crédit, des voies de transport et des mines. Ni les uns ni les autres ne donnent de rente ; je raisonne toujours du point de vue de la collectivité : un tel rendement est chose impossible, contradictoire.

Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, au point de vue de la richesse générale, une rente de l’argent. La fabrication de la monnaie fait partie des frais généraux de la société ; elle a pour but, non de procurer une jouissance, mais de faciliter les échanges et partant la consommation des produits : c’est un supplément de travail, qui par lui-même est absolument improductif ; comment procurerait-il à la nation une rente ?

De même, et par des considérations semblables, il n’y a pas, il ne saurait y avoir une rente des routes, des canaux et des chemins de fer. Comme l’argent sert à l’échange des produits, mais sans être lui-même un produit, puisqu’il ne consomme pas, pareillement, les voies de transport servent à la circulation desdits produits, mais sans qu’on puisse les considérer elles-mêmes comme des produits, attendu que, pas plus que l’argent, et bien qu’il faille les réparer et entretenir, elles n’entrent dans la consommation. Comment donc, encore une fois, donneraient-elles une rente ?

Les mines sont des dépôts créés par la nature, des espèces de magasins publics pour l’avantage d’un certain nombre de générations, mais qui ne se renouvellent pas. Il se peut que l’extracteur en tire annuellement fort au delà de ce qui est nécessaire à son existence ; mais au point de vue de la société qui embrasse la série des générations, on ne saurait admettre que l’usage des mines constitue une rente. C’est un approvisionnement qui se consomme, voilà tout : ce qui est précisément le contraire de la rente.

En soi, je le répète, dans la nature des choses et au point de vue de la collectivité sociale, la rente ne représente rien, n’est rien. C’est zéro.

La terre cultivable a été partagée, appropriée : il était inévitable qu’elle le fût ; il faut qu’elle le soit. C’est à la suite de ce partage que s’est manifesté, dans les relations d’exploitant à exploitant, de propriétaire à fermier, ce que nous appelons aujourd’hui rente. L’État n’avait ici rien à changer, rien à détruire : il a pris les choses telles qu’il les a trouvées et les a couvertes de sa protection. Nous disons aujourd’hui que c’est sur la rente qu’il doit faire pivoter l’impôt, non point comme si la rente devait être considérée par l’État comme un don gratuit de la nature envers la nation, mais parce qu’elle est un don gratuit pour ceux qui en jouissent, les rentiers.

Il s’agit maintenant de savoir si l’État en usera de même avec les établissements de crédit, avec les voies de circulation et les mines ; en autres termes, s’il imposera la rente de l’argent, des chemins de fer, des canaux et des mines, c’est-à-dire les profits des banquiers, des commissionnaires et des extracteurs, comme il a imposé ceux des propriétaires terriens ; ce qui signifie que la constitution desdites rentes serait consacrée et rendue définitive par l’impôt.

De tout temps l’État obéissant à ses tendances aristocratiques, et considéré par ceux qui l’inspirent, le dirigent ou en exercent les fonctions, comme une métairie qui doit les enrichir, l’État, loin de demander à la rente la plus forte part de ses dépenses, a tendu au contraire à la dégrever ; bien mieux, il s’est efforcé de créer des rentes là où il ne devait pas y en avoir, à augmenter la classe des rentiers au détriment de celle des travailleurs. Par ces créations illusoires, l’État, qui s’imaginait enrichir la nation, n’a fait qu’aggraver l’iniquité de l’impôt.

C’est ainsi qu’il a concédé à des compagnies de spéculateurs le privilége des banques, celui des mines, celui des canaux et des chemins de fer. L’empereur Napoléon Ier regardait comme un de ses titres de gloire d’avoir, par sa législation minière, créé un nouveau genre de propriété : en quoi il ne se serait point trompé, si l’exploitation minérale avait pu être assimilée à l’exploitation agricole.

Or, nous avons vu que le crédit public constitue un service public ; que ce service, loin de pouvoir donner lieu à une rente, en exclut au contraire l’idée ; nous avons vu qu’en matière de crédit et de banque la rente, loin de servir la circulation, agissant comme un monopole, est une cause de déficit et un principe de misère. C’est pourquoi, rétablissant le crédit sur sa base légitime, nous avons fait rentrer dans la masse la totalité des bénéfices, agios, escomptes et usures prélevés par les concessionnaires et monopoleurs, moins une fraction minime réservée à l’État à titre d’impôt.

Nous avons opéré de même à l’égard des canaux, routes et chemins de fer : en userons-nous encore de même vis-à-vis de la propriété minière ?

À cette question je réponds, et ce sera ma conclusion sur le rôle politique et économique de la rente, qu’en principe la tendance de la société, surtout depuis la révolution de 1789, n’est point à une création artificielle de nouveaux rentiers, au développement de la classe privilégiée, mais à l’émancipation et à la suprématie de la classe travailleuse ; en ce qui concerne particulièrement la propriété minérale, que l’exploitation des mines a donné lieu depuis cinquante ans aux plus scandaleux abus ; qu’il implique contradiction et que ce serait, de la part du gouvernement, une sorte de forfaiture, que des dépôts qui intéressent les générations à venir soient livrés à des mains avides, dont le seul but est de satisfaire aux jouissances présentes ; conséquemment qu’il y a lieu d’assimiler les mines aux chemins de fer, d’organiser des compagnies ouvrières qui les exploitent, d’en faire livrer les produits aux citoyens à prix d’extraction, sauf un impôt ad valorem à percevoir par l’État.

Docks. — Ce mot, dont l’origine exotique trahissait d’avance une pensée de spéculation et de charlatanisme, ne réveille pour le public français que des souvenirs de honte. Essayons de lui faire signifier quelque chose d’honorable autant que d’utile.

Au nombre des fonctions de l’État, de même que nous avons placé la direction du crédit public, nous devons placer encore la discipline du marché.

Il ne s’agit point de faire de l’État un négociant, un marchand de vins, de blés, de tissus, de métaux ou de bois, d’épiceries, drogueries et denrées coloniales, pas plus que nous n’en avons fait un banquier, un agriculteur ou un métallurgiste. Telle ne saurait être notre pensée.

L’État a fait, il était de son droit et de son devoir de faire, et il a raison de maintenir les lois (art. 419 et 420 du code pénal) contre les manœuvres frauduleuses ayant pour objet la hausse et la baisse des marchandises, contre les coalitions, l’agiotage sur les actions, les accaparements, etc. L’observation de ces lois est devenue plus que jamais nécessaire à une époque où le commerce des actions s’exerce au profit des puissants du jour ; où les coalitions de capitalistes permettraient presque à chaque instant de renouveler le Pacte de famine. Or, il est un complément indispensable à ces lois, sans lequel l’action répressive des tribunaux et de la haute police restera éternellement impuissante : c’est de créer, dans l’intérêt des producteurs et des consommateurs, des entrepôts et bazars placés sous la surveillance immédiate des conseils municipaux et des chambres de commerce, tenus par des agents à la nomination desdits conseils et chambres, et fonctionnant comme mandataires-jurés de tous les particuliers qui leur confieront leurs produits.

Ces entrepôts feraient un service analogue à celui des docks anglais, emmagasineraient les marchandises, en procureraient la vente, feraient la commission, accorderaient des avances en numéraire aux déposants, et, par là, serviraient de régulateurs au marché national. Le commerce n’en resterait pas moins libre, de même que la banque et la commandite, le courtage, la commission et le change : seulement il y aurait une concurrence de plus, qui, ne recherchant ni l’avilissement des marchandises, ni l’exagération des prix, obéissant scrupuleusement à l’impulsion authentique de l’offre et de la demande, servirait, comme je viens de le dire, de régulateur, et donnerait chaque jour les chiffres de la mercuriale.

Cette idée a reçu déjà à plusieurs reprises un commencement d’exécution, plus ou moins intelligente, dans les cotes officielles de la Bourse, la tarification du pain, l’établissement de boucheries et boulangeries sociétaires et communales.

Parmi les consignations qui seraient faites à ces entrepôts figureraient les denrées versées à l’État en acquittement de l’impôt ; un compte serait ouvert au fisc, à l’entrepôt, en même temps qu’au déposant : de sorte que, par cette combinaison des plus simples, application du principe de mutualité, les citoyens seraient garantis contre les risques de cherté et d’avilissement, toutes facilités accordées aux contribuables pour s’acquitter envers le fisc, qui de son côté n’aurait plus de poursuites à exercer et rien à perdre.

Quel revenu l’État tirera-t-il de cette création d’entrepôts ? Un bénéfice de commission sur les denrées qu’il aura reçues en acquittement de l’impôt ? Non : l’État ne fait aucun commerce, ni commission, ni change ; il ne pousse ni à la hausse ni à la baisse. En faisant vendre au cours les marchandises à lui livrées, il ne retient que le montant de ses frais : le surplus est passé au crédit des déposants. Or, de quoi se composeraient ici les frais d’entremise de l’État ?

1° D’une patente de 1re classe ou double de 1re classe, comme s’il faisait le commerce de commission et entrepôt : puisque c’est une concurrence régulatrice qu’il crée, il est juste qu’il supporte toutes les charges du commerçant ;

2° Des contributions établies sur les bâtiments, ou, ce qui revient au même, sur leur rente ;

3° Du droit de circulation établi sur toute marchandise entrant dans le commerce. Nous en parlerons ci-après. A quoi il faut ajouter maintenant tant pour cent à titre d’impôt. Tels sont les éléments de la redevance à payer à l’État pour les docks et entrepôts, et qui ne serait pas, à coup sûr, la moins méritée.


Dessèchements, défrichements, reboisements, etc. — Cette nature de service est, comme les précédentes, au nombre des plus utiles : nous lui appliquerons la même discipline.

L’État n’est point agriculteur, mais seul il peut exécuter certains travaux préparatoires qui exigent d’immenses capitaux et dépassent les facultés des plus riches citoyens. Les terres qu’il défriche et assainit, il les vend aux enchères, ce qui vient en atténuation de ses dépenses, et à la longue lui constitue, par la rente, une augmentation de revenu.

Pareillement les bois que l’État retire des forêts doivent être vendus aux habitants à prix de revient, plus tant pour cent à titre d’impôt, impôt que l’on pourrait même considérer comme la part de l’État dans l’affouage.

Les rivières et étangs sont affermés pour la pêche. Rien en tout cela qui mérite d’arrêter l’attention, si ce n’est l’observation constante de ce principe d’économie publique encore si peu compris : L’État ne trafique pas de ses services ; il n’exige les capitaux qu’il consomme ni amortissement ni intérêt : il livre son travail à prix de revient, plus un léger excédant à titre d’impôt.


Service des postes et télégraphes. — Mêmes principes que ci-dessus, sauf cette observation particulière, que le gouvernement, qui du reste doit laisser l’exécution du service postal et télégraphique à une compagnie, respectera le secret des lettres. Il y a moins de danger pour la sûreté de l’État et pour la morale publique à laisser passer la lettre d’un assassin, qu’à violer le sanctuaire des confidences missives, et à surprendre les faiblesses des honnêtes gens.

Poudres et salpêtres. — Par des raisons de sûreté autant que de police, l’État s’est attribué en France le monopole de la fabrication des poudres : qu’il le garde.


On ne saurait évaluer la somme que l’État peut avoir à retirer de la catégorie de services que nous avons appelés services directement reproductifs, et qui sont : le crédit public, les voies de transport, les mines, les docks, les travaux de défrichement, de reboisement, etc., les eaux et forêts, les postes, les poudres et salpêtres.

Ce que nous devons surtout remarquer, c’est qu’en même temps que le fisc trouve ici une source légitime de revenu, dont l’acquittement est, on peut le dire, insensible au public et la perception nullement coûteuse, il supprime les monopoles qui grèvent la production, la consommation, le travail et la propriété d’un poids plus lourd que les plus lourds impôts, en sorte que lorsque l’État, sur de semblables services, perçoit une taxe de 1, il fait jouir la nation d’un bénéfice de 10.

Comment peut-on parler de réformer l’impôt, lorsque, après l’avoir exagéré au delà de toutes les bornes par l’entretien plus ou moins forcé des armées permanentes, par l’accroissement des dettes, par la centralisation et la bureaucratie, par le luxe imposé des cours, par la fonctionomanie, on livre le crédit public à l’exploitation usuraire, les voies de transport à la spéculation agioteuse, le commerce à toutes les audaces de la coalition et de l’accaparement, comme si les malheurs de l’État pouvaient servir d’excuse au parasitisme, et ses gémissements d’appel aux vautours et aux loups cerviers ! Ne voit-on pas que toutes ces choses se tiennent, l’impôt, les services publics et leur détermination, le travail, la propriété, l’industrie, l’agriculture et le commerce ; qu’elles doivent se balancer les unes par les autres comme des forces qui concourent à une même œuvre, l’augmentation du bien-être et de la liberté de tous ?

Les économistes nous entretiennent de leurs recherches érudites sur l’impôt. On nous apprend comment se pratique l’impôt en Allemagne, comment il s’exploitait jadis en France. On fouille les bibliothèques, pour savoir de quelle sorte le fisc en usait à Rome et à Athènes ; on nous dit ce qui se passe en Russie, en Turquie, dans l’Inde, à la Chine. A quoi servent toutes ces fastidieuses enquêtes, dont le fond est invariable, si l’on ne parvient à en dégager certaines règles, certains principes, applicables à tous les lieux, et qui, sous des formes variées, donnent enfin l’équation approximative de ce problème rigoureusement insoluble, l’impôt ?


§ 9. — IMPÔTS FACULTATIFS.


La dotation de l’État sur la rente foncière, puis les revenus divers qu’il tire de l’organisation du crédit public, du service des transports, de l’extraction des mines, de l’établissement des docks et entrepôts, des eaux et forêts, des postes, peuvent être considérés comme la base naturelle de tout système d’impôt, le fonds premier, invariable, sur lequel subsiste tout gouvernement.

La tendance du fisc doit être de se rapprocher de plus en plus de la limite marquée par cette double catégorie de recettes, l’impôt sur la rente foncière et celui sur les services publics, en sorte qu’il puisse un jour n’avoir rien à demander de plus au pays. Cet idéal ne devant pas se réaliser de sitôt, à moins d’une liquidation révolutionnaire, force est au gouvernement de s’adresser, pour couvrir son déficit, à la bourse des citoyens : c’est ce qui a lieu d’une infinité de manières, plus ou moins appropriées à l’état économique et aux habitudes des nations, et dont nous allons citer quelques-unes.

L’ordre judiciaire, malgré les amendes et frais qu’il inflige aux condamnés ; l’instruction publique, nonobstant la rétribution légère exigée des élèves ; — l’armée, en dépit des victoires, des contributions de guerre et des conquêtes ; — le culte, enfin, peuvent être considérés comme ne fournissant aucun revenu. Nous n’y aurons donc aucun égard.

Reste cependant à compléter, par les voies que nous jugerons les plus convenables, la somme de contributions déclarées nécessaires au service de l’État. Cette somme, évaluée au vingtième du produit national dans les conditions de paix et d’ordre que nous avons dites, la dotation de l’État et les services publics directement reproductifs d’utilité nous en ont fourni, par hypothèse, les quatre cinquièmes, soit 400 millions sur 500. C’est donc encore une somme de 100 millions, qu’il s’agit de trouver. Je continue de prendre pour terme de comparaison le budget de la France : rien n’étant plus aisé que d’appliquer ensuite les principes posés et les conclusions développées aux budgets des autres pays.

Or, nous trouvons en France une longue série de taxes diverses, que l’on peut qualifier toutes de facultatives, en ce sens qu’elles sont de pure invention fiscale, que rien dans la science économique ne les justifie a priori, qu’elles ne découlent pas d’un droit, comme la part de l’État dans la rente, ou ne sont pas motivées par un service rendu, comme la taxe des banques et transports. Elles sont facultatives encore en ce qu’elles n’ont rien d’organique, de compensatoire, et que leur suppression, loin de nuire à la marche de la société, ne servirait qu’à faciliter son mouvement, d’autant qu’elles n’ont absolument d’autre but que de suppléer à l’insuffisance d’un revenu que les anomalies sociales, les révolutions dynastiques, les folies du pouvoir et l’imbécillité populaire laissent fort en arrière.

Impôts de consommation : sels, tabacs, vins, bières, eaux-de-vie, sucres, viande, etc. ;

Enregistrement, timbre ;

Impôt sur les maisons, portes et fenêtres ;

Impôt somptuaire, impôt mobilier ou contribution locative ;

Patentes, licences ;

Douanes et octrois ;

Passe-ports et ports d’armes.

J’en oublie, mais peu importe. Prenons cette liste. Ce n’est pas à la science économique de se mettre en frais d’invention pour découvrir de nouveaux impôts.


Impôts de consommation. — Puisque tout impôt se résout en une taxe de consommation, et toute taxe de consommation en une capitation, il faut conclure, ainsi que nous l’avons fait précédemment, que ce serait hypocrisie pure de la part du gouvernement de supprimer les droits sur le sel, les vins, la viande, etc., de tout temps impopulaires, et de les remplacer par d’autres tels que : impôt sur les bâtiments, droits d’enregistrement et de timbre, patentes, taxes de luxe, etc., dont le peuple, ignorant, se soucie beaucoup moins. Il faut aborder de front la difficulté et taxer tout ce qui peut être consommé, seul moyen d’alléger, par l’éparpillement de la charge, cette espèce d’impôt.

En deux mots nous maintiendrons, sauf les dégrèvements à opérer, bien entendu, toutes les taxes de consommation établies. — Il n’y a pas de droits sur la consommation du pain, et je ne propose pas d’en créer. Le peuple s’imagine que le pain ne paye pas de contribution : laissons-lui son illusion. Mais le cultivateur paye l’impôt foncier, soit la rente ; le boulanger, le meunier, payent leurs patentes ; il y a des taxes de magasinage aux halles, il y en aura dans les entrepôts. Il faut que tout paye, le blé comme le reste ; il faut que le gouvernement, dans l’intérêt même de la consommation du peuple, sache ce qui se produit et ce qui se consomme de céréales ; sans cela il ne parviendra pas à établir sa mercuriale. Ce que le blé peut payer de droit aux entrepôts n’est rien en comparaison des bénéfices que prélèvent sur le pain, à la faveur de l’anarchie mercantile, les spéculateurs sur les grains, dont les difficultés du moment ne me permettent pas de dire aujourd’hui tout ce que je pense.

Laissons subsister l’impôt du sel, la vieille et odieuse gabelle. L’exorbitance des budgets l’a rendue monstrueuse : réduite des neuf dixièmes, elle ne se sentirait plus. Il faut que le peuple et ses tribuns apprennent enfin que ce n’est pas à l’administration fiscale qu’ils doivent adresser leurs plaintes ; c’est à l’esprit même qui anime le gouvernement, à sa politique, à ce système, tantôt de concession sans mesure, tantôt d’envahissement sans frein, dans lequel, par l’antagonisme des partis et des intérêts, et de temps immémorial, il est ballotté.

Ne nous gendarmons pas contre ces fameux droits réunis, dont le malheureux Charles X eut le tort de promettre l’abolition quand il n’était pas en son pouvoir de l’effectuer. Réduisons seulement à un petit nombre, à une seule, s’il est possible, cette multiplicité de taxes qui affligent toute une catégorie de subsistances qui n’est pas de moindre nécessité que le pain. Le droit sur les vins, à Paris, est devenu prohibitif. S’il était possible aujourd’hui de le réduire des trois quarts, Paris seul fournirait aux vignerons de la Bourgogne et de la Gironde un débouché dix fois plus important que la Grande-Bretagne.

Je suis, à plus forte raison, d’avis de maintenir l’impôt sur les tabacs, et même de ne dégrever que l’espèce dite tabac de caporal, consommée par les marins, les soldats et les hommes du peuple. Hors de là, l’impôt sur le tabac me semble un impôt somptuaire du meilleur aloi ; je ne suis pas même éloigné de regarder, avec Michelet, cette consommation comme un des fléaux de l’époque actuelle.


Enregistrement et timbre. — Exempter de tout droit les petits héritages : une simple rétribution pour frais d’inscription et quittance.

Les successions après décès d’un chef de famille laissant une veuve et des enfants mineurs doivent également être exemptées.

Pour le reste, je voudrais établir un impôt progressif en raison composée : 1° de la fortune du nouvel acquéreur ou héritier, le nouvel héritage y compris ; 2° de l’éloignement de la parenté. Par là, le principe de l’héritage serait affirmé, en même temps la tendance au nivellement, qui doit être une des préoccupations du fisc, favorisée.

Quant au timbre, je ferai observer que toutes les transactions, étant placées sous la protection de la foi publique, par cela seul qu’elles sont formées, n’ont pas besoin d’authentication. Il faut le maintenir, cependant, bien que sous réserve d’une large réduction : d’abord parce que l’État a besoin de cette portion du revenu ; puis parce que cet impôt, de même que les droits payés à l’enregistrement, de même que l’impôt payé par les consommateurs de tabacs et les voyageurs par chemins de fer, tend à rester exclusivement à la charge de celui qui le paye ; enfin parce que la connaissance des transactions intéresse la statistique, et par suite le progrès de la raison publique.

Le timbre des journaux pourrait être considéré comme une taxe établie sur les annonces : c’est une branche de commerce qui n’a pas plus de droit qu’une autre à la franchise. Il conviendrait même de le rendre progressif, en raison de la masse d’annonces et du chiffre des abonnés : moyen de combattre un monopole de la plus dangereuse espèce.


Impôt sur les bâtiments, portes et fenêtres. — La concentration est le plus grand fléau qu’une société libre ait à redouter. Pour le combattre, l’impôt progressif sur les maisons offrirait un excellent moyen. Il ne s’agit pas d’abolir les villes : les lois de l’ordre politique et économique, les nécessités de la production et de la consommation elles-mêmes ne le permettraient pas. Mais il est devenu visible aux esprits même les plus grossiers, que depuis l’établissement des chemins de fer, sous l’influence des grands monopoles, les populations des campagnes tendent à s’engouffrer dans les villes ; les départements se précipitent sur la capitale, la vie déserte les extrémités et menace l’État d’une hypertrophie du centre. Rien de plus aisé que d’atteindre le mal, en frappant la propriété bâtie d’un droit qui progresserait en raison de la superficie bâtie, du nombre des logements et étages, de la ville et du quartier où elle serait située. Quant aux portes et fenêtres, elles peuvent servir par leur nombre au classement de la maison et à la fixation de la taxe ; mais il n’en devrait plus être question comme d’un élément fiscal. L’impôt sur les portes et fenêtres, en lui-même, est odieux et ridicule (V).


Impôt somptuaire. — Pas de réduction sur l’impôt des chiens, mesure d’hygiène, de civilisation, de sûreté.

L’impôt sur les matières d’or et d’argent doit être à la fois diminué et perfectionné : c’est la garantie donnée par l’État sur une nature de marchandises où la fraude est d’un préjudice énorme. La marque du gouvernement appliquée sur tout objet de luxe, d’or ou d’argent, sur les pierres précieuses elles-mêmes, devrait indiquer le poids du métal et la valeur brute de la matière, de manière que le débat entre le marchand et le chaland ne roulât que sur le travail d’art.


Patentes et licences. — L’impôt des patentes et licences frappe directement le commerce et l’industrie. Afin donc de pousser toujours plus au nivellement et de maintenir l’équilibre entre les fortunes, hors duquel l’égalité de l’impôt est une chimère, je voudrais deux choses :

a) Que la patente fût tout à la fois proportionnelle au capital engagé et au nombre des ouvriers occupés par l’entrepreneur, et progressive selon l’importance de la localité, s’il s’agit d’un entrepreneur simple particulier ;

b) Qu’elle fût du plus bas degré au contraire, s’il s’agit d’une société ouvrière.

À cette occasion, je rappellerai qu’un des devoirs du gouvernement est de procurer, avec l’instruction élémentaire, le développement de l’instruction professionnelle, seul moyen de soutenir et d’égaliser les salaires et d’arriver à l’extinction du prolétariat. Déjà, à propos des chemins de fer, des banques et des mines, nous avons parlé des associations à former, vrais boulevards des libertés ouvrières, et qu’il est du devoir de l’État de provoquer. La même initiative ne lui appartient point à l’égard des manufactures : il suffit qu’il indique le but à atteindre par l’éducation donnée aux masses et l’aménagement des impôts.


Douanes et octrois. — La douane est une taxe de consommation sur toutes les marchandises qui du dehors pénètrent dans l’intérieur du pays, ou qui du dedans s’exportent sur les marchés étrangers. Aussi longtemps qu’il existera un impôt de consommation et que l’humanité sera divisée par États, il existera une douane.

L’impôt des douanes, à l’importation et à l’exportation, se décompose en deux espèces de droits :

Droit fixe, c’est à proprement parler l’impôt ;

Droit de compensation, ayant pour but de protéger soit l’industrie, soit la consommation nationale, contre la concurrence ou la demande du dehors. Je crois savoir tout ce que l’on peut dire pour ou contre le libre échange, que mon intention n’est point ici de discuter. Mais il est un point sur lequel tout le monde doit être ici d’accord : c’est qu’à l’aide du système fiscal et de l’organisation des services publics que je propose, certains services et produits peuvent être livrés aux nationaux à des prix fort réduits, dont il ne serait ni prudent ni juste de faire jouir, sans garantie de compensation, les étrangers. Pour ces services et produits, le droit de compensation à la douane doit, plus que tout autre impôt, être maintenu.

L’octroi est un diminutif de la douane : il en diffère cependant en ce qu’il est simplement un impôt et ne sert à aucune compensation.

Je laisse la douane telle qu’elle existe, sauf les réductions à opérer, et l’application plus judicieuse du principe compensateur.

Quant aux octrois, je comprends à merveille que leur incommodité les fasse supprimer, comme on l’a fait en Angleterre et comme on vient de l’exécuter en Belgique. Mais qu’on les remplace par une contribution locative, ou par une assignation sur le budget de l’État, ou de toute autre manière : aussi longtemps qu’on n’aura pas organisé la réforme générale de l’impôt dans le sens et d’après les principes exposés dans ce mémoire, on n’aura fait que remplacer une iniquité par une autre, souvent même par une pire (X).


§ 10. — RÉSUMÉ GÉNÉRAL.


Tel est l’ensemble d’idées qui est résulté pour moi de l’étude de la question mise au concours par le conseil d’État du canton de Vaud. Ces idées, pour être d’abord dégagées de la masse des faits, du chaos de l’empirisme, puis exposées avec avantage, exigeaient une critique approfondie des institutions fiscales, critique que j’eusse pu rendre beaucoup plus volumineuse, il ne m’en eût coûté que des frais de citations, mais qui, telle qu’elle, m’a paru devoir suffire à des esprits éclairés, à des administrateurs versés dans la pratique.

Une théorie complète de l’impôt, de ses principes, de ses règles, de sa nature, de son objet, de ses anomalies, de sa fonction dans le système économique des nations, n’avait jamais, que je sache, été donnée : grâce à l’appel des honorables conseillers d’État de Vaud, elle aura été du moins ébauchée, et pour la première fois.

En quoi consiste cette théorie ?

Ici, point de système préconçu, nulle tendance à l’utopie, rien qui puisse paraître étrange à la pratique même la plus surannée, rien que la fiscalité la plus routinière ait le droit de trouver paradoxal. Nous nous sommes emparés des faits, nous les avons analysés, nous en avons dégagé le principe et mis en relief l’esprit. Dans une revue rapide, nous avons esquissé l’histoire de l’impôt, tant dans la société ancienne que dans la société moderne, nous en avons déterminé le but et tiré au clair les contradictions, ce qui voulait dire les lois.

Puis, à l’aide de réductions, de transformations, de déplacements, appliquant ici la proportionnalité, ailleurs la progression ; frappant tantôt la consommation, quelquefois la production et la circulation, et faisant pivoter le système sur la rente foncière, nous avons abouti, telle est du moins mon espérance, à un ensemble rationnel, harmonique, dont toutes les parties se supposent l’une l’autre, comme les membres dans l’animal ; nous avons produit un tout organique, fonction d’un organisme plus grand encore, qui est la société et l’État.

Que de plus expérimentés remanient, à présent, le projet de réforme que nous venons d’ébaucher en prenant pour thème le budget français ; que d’autres, l’appliquant aux divers États de l’Europe, lui fassent subir toutes les modifications réclamées par les convenances locales et les habitudes ; qu’on change les proportions proposées dans ce mémoire, peu importe.

Quiconque s’occupera de l’impôt et en cherchera, pour un pays et une société quelconque, la constitution normale, devra tenir compte, avant tout, des faits et des propositions que nous avons démontrés, et que l’on peut considérer comme autant d’axiomes.

Ces faits et propositions sont :

Que l’impôt, d’après le droit ancien, fut d’abord un tribut ;

Mais que, d’après le droit moderne et d’après la science économique, ce n’est et ce ne peut plus être autre chose qu’un échange ;

Que cette transformation de l’impôt, de la société antique à la société nouvelle, est le corollaire de la transformation qu’a subie l’État, autrefois souverain, maintenant balancé par une puissance rivale, la Liberté ;

Que de cette notion fondamentale, à savoir, que l’impôt est un échange, se déduit toute sa théorie ;

Qu’ainsi, à la différence des autres échangistes, l’État doit ses services à prix de revient ;

Qu’il ne les impose pas, mais qu’il attend que la nation les lui demande ;

Qu’en conséquence de cette libre demande des citoyens, la quotité de l’impôt ne saurait s’élever d’une manière indéfinie, mais doit au contraire indéfiniment se réduire, d’où la nécessité d’assigner à l’impôt un maximum ;

Que la centralisation du gouvernement dans un grand pays est incompatible avec cette réduction illimitée des frais généraux de l’État et par conséquent avec la régularité du budget ;

Que, dans un état de choses normal, le montant des contributions paraît devoir être le vingtième du produit total du pays, et peut être abaissé au trentième ;

Que, dans les sociétés modernes, tous les citoyens étant égaux devant la loi, les charges de l’État doivent être acquittées indistinctement par tous et proportionnellement à leurs facultés ;

Que tout impôt, quelles que soient sa forme et son assiette, se perçoit en définitive sur le produit collectif ;

Qu’en conséquence toute taxe fiscale se réduit à une taxe de consommation ;

Que, par le mouvement des valeurs et la règle qui préside à la formation des prix, cette taxe de consommation se trouve acquittée, en très-grande partie, non pas individuellement comme il semble d’après les cotes de contribution, mais par la masse ;

Qu’il en résulte que l’impôt, pris dans sa généralité, se réduit, à peu de chose près, à une capitation ;

Qu’eu égard à l’inégalité des fortunes, cette capitation constitue un véritable impôt progressif en raison inverse de la fortune et directe de l’indigence ;

Que, sous l’influence de ces deux causes, le mouvement incessant des valeurs et l’inégalité des fortunes, le problème de la péréquation de l’impôt est insoluble, et que tout ce qu’on peut obtenir à cet égard se réduit à une approximation ;

Que pour revenir à la Justice dans l’impôt, la vraie méthode, le seul et unique moyen est ainsi de travailler à la péréquation des fortunes elles-mêmes, chose qui ne dépend pas de l’initiative de l’État, mais uniquement de l’intelligence et de la volonté des citoyens qui consentent à l’impôt ;

Que toute tentative faite dans une autre direction pour arriver à la péréquation de l’impôt, soit par l’impôt progressif, soit par l’impôt sur le capital, soit par l’impôt sur la rente ou le revenu, conduit à l’absurde et entraîne pour l’économie publique des perturbations énormes ;

Qu’un impôt unique, ayant infailliblement pour résultat de concentrer en un fait unique la somme des iniquités fiscales réparties dans une multitude de taxes, serait le plus écrasant des impôts et le pire des systèmes ;

Que la véritable marche à suivre étant, en fin de compte, de se soumettre à la loi, ou pour mieux dire à la tendance égalitaire, toute la difficulté consiste à tourner l’impôt dans ce sens et à l’organiser dans cet esprit ;

Que la première chose à faire pour arriver à cette fin est de constituer une dotation à l’État ;

Que cette dotation doit être établie sur la rente des terres appropriées et en bon état d’exploitation ;

Qu’en sus de cette dotation, sur laquelle doit pivoter tout le système des impôts, l’État doit établir deux catégories de taxes, l’une sur les services publics, directement reproductifs, crédit, voies de transport, mines, docks, eaux et forêts, etc. ; l’autre consistant en un ensemble de contributions facultatives, sur tous les objets de consommation et d’usage, sur les transactions, etc. ;

Que pour ces diverses contributions, l’État appliquera, selon les circonstances, aux unes la progression, aux autres la proportionnalité, de manière à favoriser le mouvement égalitaire, dont l’initiative, la direction et l’accélération appartiennent à la nation seule.

Tout cela, j’ose le dire, est simple, clair, naturel, logique, et, pour quiconque se rallie au droit nouveau, irréfragable. La pratique y trouve son explication, le mouvement historique sa justification, l’utopie elle-même sa raison. Les transitions y peuvent être aussi lentement ménagées qu’on le voudra.

Or, cette législation de l’impôt, où l’on voit l’iniquité antique se convertir peu à peu en un instrument de Justice, nous ne l’avons pas inventée, et c’est ce qui en fait le triomphe. Nous l’avons déduite de principes et de faits au-dessus de tout arbitraire ; nous l’avons dégagée, en un mot, des évolutions de l’histoire et de la contradiction des idées ; nous en avons saisi les vestiges et signalé la tendance organisatrice et libérale jusque dans les inventions de la fiscalité la plus tyrannique. En sorte que si jamais notre civilisation démocratique, victorieuse de résistances insensées, parvient à déterminer ses aspirations et à se constituer sur sa véritable base, elle trouvera son plus décisif argument, et pour ainsi dire sa consolidation, dans la théorie de l’impôt.

La réduction progressive, indéfinie, des frais de l’État ;

Des taxes combinées de telle sorte qu’elles servent tout à la fois à solder les services publics, à modérer le mouvement économique, à discipliner le marché, à favoriser l’émancipation des classes laborieuses ;

L’équilibre des propriétés ;

L’inviolabilité des héritages ;

Le nivellement des fortunes ;

La société s’avançant d’un pas égal dans la justice, la liberté et la richesse :

Voilà ce que signifie désormais pour nous ce nom, depuis tant de siècles odieux et maudit, l’Impôt.


§ 11. — OBSERVATION SUR L’IMPÔT DANS LE CANTON DE VAUD.


La dernière partie du programme contenant, avec la question à résoudre, les conditions du concours, est ainsi conçue : « De l’impôt, dans le canton de Vaud, et des modifications qu’il convient d’apporter au système actuel pour embrasser toute matière imposable et en assurer l’assiette, sans nuire au crédit, à la circulation des valeurs, au travail et au développement de la richesse. »

Je demande à mes juges, quoi qu’il puisse m’en coûter, la permission de m’abstenir complétement sur cet article. Étranger au canton de Vaud, n’en connaissant que très-imparfaitement la constitution, les mœurs, les traditions, les tendances, les besoins, les ressources, je suis forcé de déclarer mon incompétence : ce n’est pas à un théoricien cosmopolite qu’il appartient de discuter une question aussi locale. J’ai posé des principes qu’il m’est permis, sans trop de présomption, de croire universels ; en me référant fréquemment au système de l’impôt français, j’ai montré, par un éclatant exemple, de quelle manière et sous quelles conditions les réformes fiscales doivent être abordées : rien de plus aisé pour chacun que de faire un travail analogue, poursuivi dans le dernier détail, sur le budget de sa nation. Ce n’est pas tant, du reste, une série effective de réformes à introduire dans le système des contributions vaudoises que messieurs les juges du concours attendaient des concurrents, qu’un ensemble de principes certains qui pût leur servir à eux-mêmes de critère. Sous ce rapport j’ai accompli, autant qu’il était en moi, la tâche qui m’était imposée, et je ne demande pas mieux que d’être jugé sur la comparaison qui sera faite de mes principes avec les résultats de la pratique, quelle qu’elle soit.

Que pourrais-je dire, d’ailleurs, de la situation budgétaire de l’État de Vaud, qui ne fût un éloge pour son administration et une félicitation à ses heureux habitants ?

Je trouve, par exemple, que l’impôt dans le canton de Vaud, déduction faite des frais d’exploitation des bois et des salines, qui ne sauraient être considérés comme une dépense d’État, se monte à environ 15 fr. 77 c. par tête et par an. En supposant que le revenu moyen dans le canton de Vaud soit de 1,200 fr. par famille de quatre personnes, l’impôt serait d’un peu plus du vingtième ; et nous avons assigné le vingtième du produit national comme taux normal des dépenses de l’État. Quelle différence entre les citoyens de la libre et modeste Helvétie, et les sujets de ces grands groupes politiques, la France, par exemple, et l’Angleterre, où, pour un revenu certainement inférieur à celui des familles vaudoises, chaque tête d’habitant doit à l’État 50 et jusqu’à 60 fr., sans compter l’octroi des villes, c’est-à-dire près du cinquième du revenu ! Que la démocratie vaudoise en soit convaincue : personne, en France, ne songerait à attaquer l’impôt, personne ne se plaindrait de son inégale répartition, si tout à coup, par un miracle du ciel, cet impôt du cinquième était réduit au vingtième du produit. On ne parlerait plus d’impôt progressif, ni d’impôt sur le capital, ni d’impôt sur les rentes ; on ne crierait ni contre l’enregistrement, ni contre le timbre, ni contre les patentes, licences et douanes ; on n’aurait pas le moindre grief contre la gabelle et les droits réunis. Trente-cinq francs par personne et par an remis par le fisc aux contribuables, deviendraient pour la masse des familles comme un petit héritage : la France se croirait la plus libre, la plus riche, et serait la plus joyeuse des nations.

D’après les renseignements que j’ai pu me procurer, l’impôt foncier, équivalent d’un impôt sur la rente, est soumis dans le canton de Vaud, ainsi que le droit d’enregistrement, à une certaine progression. C’est aussi ce que je suppose ; seulement l’impôt foncier, au lieu de fournir les 3/5 de l’impôt, comme je le voudrais pour la France, en le convertissant en un impôt sur la rente, ne supporte, dans l’État de Vaud, que le cinquième de la contribution. Il ne m’appartient pas, je le répète, d’élever à cet égard la moindre critique. Je pense seulement que cette taxe pourrait être augmentée, sans danger pour la propriété, si, par l’organisation du crédit public, par la réforme des marchés, etc., l’État de Vaud pouvait obtenir à ses propriétaires une compensation, sans laquelle toute surtaxe pourrait être accusée d’injustice. Il s’agirait aussi de savoir quelle est, sur la totalité de la population dans le canton de Vaud, la proportion des familles propriétaires ; car il est évident, d’après nos principes, que plus les propriétaires seront nombreux, en autres termes, mieux la propriété sera répartie et les fortunes égalisées, plus on pourra laisser au rentier, puisque l’impôt, quel qu’il soit, se rapprochera toujours, dans ce cas, de l’égalité. Il en est autrement en France, en Angleterre, où la terre est répartie d’une manière beaucoup moins égale, et où le tiers de la nation et même davantage appartient à l’industrie : là il est évident que la rente doit être frappée, la masse de l’impôt établie sur elle, d’abord pour raison de justice, puis pour raison d’équilibre.

Il est une institution qui manque à la Suisse, que l’on ne rencontre encore nulle part sur le globe, et que l’on me permettra de considérer comme un des rouages principaux de cette grande machine fiscale : c’est le service du crédit public, organisé par le public, et fonctionnant pour le compte du pays. J’ignore si une création de cette importance conviendrait à un petit État comme le canton de Vaud ; mais elle conviendrait éminemment à la Suisse, et s’harmoniserait à merveille avec son système fédératif.

Que dirai-je de plus ? La Suisse entière, le canton de Vaud pour sa part, sont la preuve vivante de la vérité de cette proposition, qu’une des conditions de l’État moderne et de l’économie des frais généraux de la société est dans la décentralisation du pouvoir. Les partisans de la centralisation politique, du gouvernement unitaire, du pouvoir fort, affirment à qui veut les entendre que la France lui doit sa prospérité, sa puissance et sa gloire. La réplique ne m’embarrasserait guère… Mais à quoi bon ? De telles récriminations sont hors de saison et seraient en pure perte. Ce qui est incontestable et qui importe davantage à notre sujet, c’est que depuis soixante ans seulement, et sans remonter plus haut que le consulat, la France doit à son système gouvernemental d’avoir vu porter son budget à 1,929 millions, non compris les octrois, soit un cinquième environ du produit collectif ; de payer, pour des dettes qui grossissent tous les jours, 562 millions d’intérêts et d’amortissement ; de posséder une féodalité industrielle pire que la féodalité terrienne, et d’être en proie à un paupérisme tellement actif, qu’on le voit d’année en année changer la classe moyenne en prolétariat.

Que la démocratie helvétienne, chassant loin d’elle toute passion cupide, tout esprit de parti et toute vaine utopie, apprenne, par l’étude calme des institutions et des faits, quelles sont les vraies conditions du bien-être des masses, du gouvernement à bon marché et de la liberté ; qu’elle daigne surtout réfléchir que les anomalies dont elle se plaint en matière d’impôt tiennent généralement à des causes sociales, rarement à une mauvaise volonté fiscale ; qu’à cet égard toutes les nations de l’Europe, aujourd’hui comme autrefois, souffrent des mêmes abus, et que c’est encore dans les États les plus faibles qu’il se rencontre le plus d’équité et le moins de souffrance. Qu’elle considère, enfin, que pour faire cesser l’inégalité de l’impôt et guérir cette plaie du paupérisme qui soulève à chaque instant les sujets contre les gouvernements, il ne suffirait même pas aux citoyens d’une république quelconque d’introduire dans leur droit public toutes les améliorations imaginables, il faudrait promener la réforme dans tous les pays, attendu que, par le progrès de la civilisation, de même que par la communauté des traditions et des préjugés, les nations et les États de l’Europe moderne sont devenus, en ce qui est de l’ordre économique, tous solidaires.

Les nations ne peuvent vivre, prospérer ou pâtir isolément : il faut qu’elles se sauvent ou qu’elles se perdent ensemble…




Notes




Synonyme du travail et de l’esclavage. — À ceux qui parfois sont tentés de nier le progrès de la justice, il faut rappeler sans relâche ce fait immense : que l’homme a été jeté sur la terre sans industrie ; qu’il a vécu de longs siècles de ce que lui fournissaient spontanément la terre, les eaux, les bois et les animaux, dans une absolue oisiveté ; qu’il ne s’est livré au travail que peu à peu, contraint et forcé ; et que les premiers sur lesquels a pesé cette loi de contrainte ont été appelés esclaves, c’est-à-dire travailleurs, le mot servus, féminin serva (littéralement l’homme ou la femme du ménage), exprimant indivisiblement l’un et l’autre. Ici le progrès de la langue porte témoignage du progrès des idées et du droit. Le serf n’est plus la même chose que l’esclave, et le serviteur n’est pas non plus la même chose que le serf. Il y a ascension de l’un à l’autre. De même servitium et servitus sont identiques en latin, tandis qu’en français ils sont aussi opposés que possible. Le mot service, entré dans la langue des affaires, est devenu scientifique, et indique une fonction honorable ; la servitude est restée infâme. À quoi tient cette différence ? Tout simplement à ce que le service est volontaire, et partant échangeable, tandis que la servitude est forcée et ne donne lieu pour l’esclave à aucun droit. Voilà tout. On conçoit donc que, tant que le travail est resté honni, que par conséquent il a dû être imposé, l’esclavage s’est maintenu : c’était le fondement même de la civilisation. Du moment au contraire où la loi du travail est entrée dans les esprits, où elle est devenue un précepte de morale, comme on le voit par l’Évangile, où il s’est formé, en dehors de la classe servile, des travailleurs volontaires, de ce moment la servitude personnelle a perdu sa raison d’être, l’émancipation a commencé sur tous les points. L’établissement du christianisme, préparé de longue main par les luttes de l’aristocratie et de la plèbe, n’a pas, au point de vue économique, d’autre signification. Cette émancipation du travailleur est loin encore d’être complète : le servage vient d’être aboli en Russie, la corvée en Autriche ; l’extinction du prolétariat a été posée comme le but de la révolution de 1848, et il est aisé de voir, par ce que nous avons dit de l’impôt, quels préjugés il reste à vaincre pour mener à fin cette métamorphose du travail servile en travail libre et anobli, dans laquelle se résume jusqu’à présent toute l’histoire de l’humanité.



Crédit public. — Le principe de la mutualité ou réciprocité du crédit a reçu un commencement d’application en Belgique par la fondation de la Société du Crédit communal. L’initiative de cette fondation est due à l’ancien ministre des finances, M. Frère-Orban ; la pensée première appartient à M. François Haeck, l’un des hommes les plus éminents de la démocratie belge. La Société du Crédit communal n’en est pas encore à la gratuité du crédit, mais elle est sur le chemin, et la distance qui l’en sépare serait bientôt franchie, si, au lieu de se borner aux prêts sur hypothèque, cette Société avait inscrit dans ses attributions l’escompte des valeurs commerciales.

Il paraît qu’il existe également en Prusse des sociétés de crédit mutuel.

En France, les projets abondent : malheureusement, l’esprit de spéculation qui s’est emparé du pays et qui envahit l’Europe gâte tout, et commande aux novateurs sérieux la plus complète abstention. Des intrigants ont vu dans le principe de mutualité un moyen de faire fortune ; après avoir promis le bon marché, ils ont abouti à la plus imprudente usure, et leur entremise n’a servi qu’à faire des dupes et des victimes.



Bâtiments, loyers. — Une chose qui intéresse au plus haut point la population des capitales est la réduction du prix des loyers. À propos de mon travail sur l’impôt, quelqu’un me demandait de Paris si je n’indiquerais pas un moyen de dégrever cette partie du budget domestique, devenue si lourde depuis dix ans. Celui qui m’adressait cette question n’y mettait aucune malice : écho de la multitude, pénétré de l’omnipotence du pouvoir, il ne doutait pas qu’un économiste, tenant le gouvernail de l’État, ne pût, comme en un tour de main, donner pleine et entière satisfaction aux locataires. C’est là un des signes de l’époque. À force de vivre d’expédients, on a perdu l’intelligence du possible et de la raison des choses ; on n’a plus foi qu’à l’empirisme, et l’on en vient, comme si rien n’était plus naturel, à demander son salut à des coups de théâtre et à des panacées. — Sauriez-vous point un moyen de diminuer les impôts, ou tout au moins de les faire payer aux riches ? Un secret pour faire baisser le prix des loyers ? Un autre pour diminuer celui de la viande, du pain et du vin ?… Parlez, monsieur l’économiste ; nous vous écoutons : mais dites vite, surtout point de théories, point de révolution !

C’est ainsi que des gens de bon sens en viennent tous les jours, en France, à traiter les questions politiques et économiques. Des miracles, voilà ce que l’on demande ; mais un ensemble de réformes, de la raison, de la suite, on en a horreur.

J’ai montré, dans cet écrit, à quelles conditions on pourrait obtenir une réforme de l’impôt. Je vais tâcher de faire comprendre, en quelques lignes, comment il serait possible de dégréver de 40 ou 50 pour 100 les loyers parisiens. Puissent ceux que l’affaire intéresse prendre en considération mes paroles et en faire leur profit !

Pour déterminer une baisse sur le prix des loyers dans les grandes villes, il n’existe, en dehors des moyens surnaturels, qui ne sont pas à la disposition des hommes d’État, que l’alternative suivante :

Ou doubler le nombre des maisons, à Paris et dans les grands centres ;

Ou diminuer de moitié la population desdits centres, en l’écoulant et la répartissant d’une manière plus égale sur la surface du territoire. Dans l’un comme dans l’autre cas, chacun comprend que, l’offre des appartements étant doublée, ou bien, ce qui revient au même, la demande diminuant de moitié, une réduction de prix proportionnelle s’ensuivra infailliblement.

Doubler le nombre des maisons serait un expédient anti-économique. A quoi bon dépenser trois ou quatre milliards pour un objet dont le pays n’a pas positivement besoin, puisque la population subit en ce moment un temps d’arrêt ; qu’en somme le nombre des habitations suffit, et que c’est seulement parce qu’il n’y en a point de trop que le prix est devenu exorbitant ? Ce serait combattre une anomalie par une autre, se jeter dans l’eau pour échapper à la pluie, combattre la cherté, créer le déficit par la surproduction, avilir le produit afin d’arriver au juste prix du produit. Ce n’est plus de l’économie politique, c’est du gaspillage, de l’anarchie.

Reste donc le second moyen : diminuer la population des capitales, dégarnir les centres, et reporter la population aux extrémités.

Or, pour un semblable résultat, il n’est pas de combinaison ni policière ni financière : l’autorité est ici impuissante ; les baïonnettes elles-mêmes n’y feraient rien. Il faut en venir aux grandes mesures :

1. Décentralisation du pouvoir ;

2. Organisation des services publics, d’après les règles tracées au chap. v, § 8, de cet ouvrage ;

3. Liquidation des dettes ;

4. Réduction des frais d’État au 20e du produit brut ;

5. Réforme de l’impôt ;

6. Combinaison mieux entendue, dans les départements, des travaux de l’agriculture et de l’industrie ;

7. Au besoin, création de compagnies maçonniques pour la construction, l’entretien et la location des maisons et appartements, au prix le plus juste.

Quand ces conditions auront été remplies, il est hors de doute que le prix des appartements, à Paris et dans toutes les grandes villes, descendra rapidement. Mais tout cela n’est rien de moins qu’une révolution, la plus rationnelle, il est vrai, la plus douce, la plus conservatrice, mais aussi la plus radicale qui fut jamais. Or, une révolution est chose dont personne en France ne se soucie plus, ni la bourgeoisie, ni la plèbe, ni le gouvernement. D’ailleurs, c’est de la logique, de la science, du droit, toutes choses usées, auxquelles on n’a pas la moindre confiance.



Octrois. — Par décision législative, sur la proposition du gouvernement et après le vote des chambres, l’octroi a été supprimé dans toute la Belgique à la fin de l’année 1861. Soixante-dix-huit villes ont vu dans la même nuit tomber leurs barrières. Une somme d’environ 14 millions, montant de la totalité des revenus des 78 villes à octrois, a été allouée sur le budget annuel de l’État, pour subvenir aux dépenses de ces villes, et remplacer les recettes obtenues par le moyen de l’octroi. Les droits d’accise sur les vins, bières, eaux-de-vie, sucres, etc., ont été augmentés proportionnellement pour toute la Belgique, en sorte que les populations rurales, jusque-là demeurées étrangères, comme partout, aux dépenses des villes, y contribuent aujourd’hui pour leur part, ce qui est une confusion manifeste des budgets municipaux avec le budget de l’État. Aussi, malgré les raisonnements fournis à l’appui de la mesure par le ministre des finances, M. Frère-Orban, les économistes sévères ont-ils blâmé ce mode de remplacement des octrois, qui n’eût certainement point été adopté par la chambre des députés et par le sénat, si les villes intéressées n’avaient en cette circonstance imposé leur volonté à leurs représentants. On peut dire que par cette abolition des octrois le pouvoir central en Belgique a fait un pas immense. Il est difficile que l’indépendance de la commune reste ce qu’elle était autrefois, lorsque le pays tout entier est appelé à lui servir son budget : on vient d’en avoir une preuve dans les discussions qui ont eu lieu au sujet du dernier emprunt de la ville de Bruxelles. Pour être conséquent, le pouvoir central doit avoir un représentant dans tous les conseils municipaux et colléges d’échevins ; tôt ou tard il devra même s’arroger la nomination du bourgmestre et de ses adjoints. L’appui des campagnes ne saurait ici lui manquer : il s’agit, en effet, d’une catégorie de dépenses auxquelles les populations rurales peuvent se dire désormais intéressées, en vertu des mêmes raisonnements par lesquels M. Frère-Orban a soutenu qu’elles avaient intérêt à l’abolition des droits d’entrée dans les villes.

Quant à l’effet même de la suppression des octrois sur la consommation, il a été, on peut dire, nul, nuisible même. Ni la viande, ni rien de ce qui payait à l’entrée n’a baissé de prix : les débitants d’un côté prétendant que la remise obtenue par la suppression de l’octroi faisait tout leur bénéfice ; les paysans, vendeurs de bétail, de l’autre, élevant leurs prix afin de se couvrir, disent-ils, de la part qui leur appartenait dans les charges nouvelles. La bière, sur laquelle pèse la plus forte partie du nouvel impôt, et dont il est à peu près impossible, en Belgique, d’augmenter le prix, a perdu de sa qualité, surtout dans les campagnes. En résultat, les villes de Belgique, au nombre de 78, ont été délivrées, aux frais du pays entier, d’un établissement incommode, moyennant une subvention annuelle de 14 millions, fournie par la masse des contribuables, et qu’il faut songer à augmenter, attendu que depuis moins d’un an les dépenses pour plusieurs villes se sont accrues, et que l’allocation qui leur a été faite ne suffit plus.