Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 4

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 117-127).

CHAPITRE IV.

du combat en général (suite).


Dans le chapitre précédent nous en sommes resté à la conclusion qu’à la guerre il faut avant tout tendre à l’anéantissement de l’ennemi, et que, par conséquent, tel est, dans la pluralité des cas et particulièrement dans les grands engagements, le but général que le combat comporte. Quant aux buts particuliers qui s’y peuvent joindre et exercer plus ou moins d’influence sur la direction de l’action, nous en indiquerons prochainement les différents caractères, mais nous ne pourrons que peu à peu apprendre à les connaître. Il nous faut donc pour le moment en faire abstraction et regarder la destruction des forces armées de l’adversaire comme constituant le but suffisant de tout combat isolément considéré.

Pour détruire l’ennemi il nous faut nécessairement lui infliger des pertes relativement supérieures à celles qu’il nous fait lui-même éprouver. Il est clair cependant que, si nous possédons tout d’abord une grande supériorité numérique sur lui, à pertes égales l’avantage restera de notre côté. Le but du combat doit donc être l’avantage immédiat que l’on peut obtenir dans l’acte de destruction, car, en fin de compte, c’est-à-dire à la fin de la campagne, le bénéfice net ne se composera que de la somme des avantages ainsi réalisés. Tout autre résultat aurait sa base dans un but secondaire dont nous faisons ici abstraction, ou ne produirait qu’un avantage relatif passager.

Un exemple nous fera mieux comprendre.

Supposons que par d’habiles dispositions nous ayons mis l’adversaire dans une situation si désavantageuse, que ne pouvant sans danger continuer la lutte il y renonce après quelque résistance. Nous l’aurons dès lors vaincu sur ce point, sans que toutefois cette victoire pèse d’aucun poids dans le calcul final de la campagne, si de part et d’autre les pertes éprouvées sont restées égales. Le fait de contraindre l’ennemi à renoncer à combattre ne doit donc pas directement entrer dans le but à atteindre par le combat, mais bien seulement le gain immédiat à tirer de l’acte de destruction. Or ce gain ne se constitue pas ici uniquement des pertes éprouvées par l’ennemi pendant la durée même du combat, mais bien aussi de celles qu’il fait ou qu’on lui inflige pendant sa retraite.

C’est un fait d’expérience reconnu que les pertes matérielles ne présentent que rarement de différence sensible de part et d’autre pendant le combat ; elles sont souvent égales, et parfois même c’est le vainqueur qui a le plus souffert au moment où le sort se décide en sa faveur. Les plus grandes pertes ne commencent pour le vaincu qu’avec la retraite, et dès lors son adversaire ne les partage plus avec lui. Les hommes épuisés ne peuvent plus marcher ; les bataillons ébranlés et désunis sont renversés par la cavalerie, les canons et les caissons, en partie brisés, en partie retardés par les mauvais chemins, tombent aux mains du vainqueur, les détachements isolés s’égarent dans la nuit et sont pris sans se pouvoir défendre ; la victoire, en un mot, ne prend vraiment corps que lorsqu’elle est déjà décidée.

Les forces matérielles cependant ne s’épuisent pas seules pendant le combat ; les forces morales s’y ébranlent et s’y brisent aussi, et ce n’est pas uniquement en raison de ce qu’on a perdu en hommes, en chevaux et en armes, mais bien encore en courage et en confiance, que l’on se résigne à abandonner le champ de bataille, et cela est si général que chaque fois que les pertes matérielles ont été égales de part et d’autre, c’est la conservation des forces morales qui, seule, a décidé de la victoire.

Il est d’ailleurs plus facile au courant du combat de se rendre compte des forces morales perdues que des forces matérielles épuisées de part et d’autre. Celui qui a cédé le plus de terrain et conservé le moins de réserves fraîches est, des deux adversaires, celui qui a le plus usé ses forces morales. En effet, plus l’ennemi ménageant ses propres réserves nous contraint à porter les nôtres en ligne pour conserver l’équilibre, et plus il affirme ainsi, tout d’abord, sa supériorité sur nous ; puis, en dehors même de la diminution des effectifs, de toute troupe déjà engagée dans un combat soutenu, il ne reste moralement que des scories éteintes ; elle n’est plus, après le combat, ce qu’elle était avant.

En dehors des circonstances où la retraite ne se produit qu’en raison d’un mouvement d’ensemble ou de concentration, c’est donc habituellement le terrain perdu et le manque de troupes fraîches qui décident de l’abandon du champ de bataille.

On voit ainsi que tout combat constitue une épreuve sanglante et destructive entre les forces matérielles et morales des adversaires, épreuve dont sort vainqueur, en fin de compte, celui des deux qui a su conserver le plus des unes et des autres.

Indépendamment de ce qu’elle devient dans le combat la cause prédominante de la résolution d’abandonner le champ de bataille, la dépression des forces morales va sans cesse en augmentant chez le vaincu dès que le mouvement de retraite commence. Elle n’atteint son maximum qu’à la fin de l’acte entier, et fournit ainsi au vainqueur le moyen de tirer le plus extrême parti de la victoire par la plus grande destruction possible des forces armées du vaincu. Pour celui-ci, en effet, l’ordre et l’unité déjà ébranlés dans la lutte achèvent de se perdre dans la retraite, et dès lors tout acte de résistance isolé lui devient plus pernicieux qu’utile. Le courage n’étant plus soutenu par l’émulation et l’espoir du succès se brise, et la situation apparaît dans toute son horreur. Bref, plus la victoire s’affirme d’un côté, et plus, de l’autre, l’instrument du combat s’émousse et devient incapable de rendre danger pour danger et coup pour coup.

Tel est le moment que le vainqueur doit mettre à profit pour arriver au véritable résultat du combat, c’est-à-dire au plus grand anéantissement possible des forces armées de son adversaire. En dehors de là rien n’est certain, et ce résultat constitue souvent à lui seul tout le gain de la victoire. Dans la pluralité des cas, en effet, l’ascendant conquis se perd peu à peu en même temps que renaissent chez l’adversaire l’ordre, le courage et les forces morales ; et parfois même les sentiments de patriotisme et de vengeance produisent une nouvelle énergie chez le vaincu, et provoquent de sa part des efforts nouveaux plus puissants que les premiers, si bien que, en fin de compte, il ne reste à l’actif du vainqueur que ce qu’il a tué et blessé d’hommes, et ce qu’il a fait de prisonniers et pris de canons pendant le combat et la poursuite.

Pendant la bataille même les pertes consistent principalement en tués et en blessés, et cela habituellement sans différence sensible de part et d’autre ; après la bataille au contraire, et tout particulièrement pour le vaincu, elles consistent en hommes faits prisonniers et en canons abandonnés à l’ennemi ou enlevés par lui pendant la poursuite. C’est ce qui fait que, de tout temps, les hommes et les canons restés aux mains du vainqueur ont été considérés comme les véritables trophées de la victoire et en ont révélé et la mesure et l’étendue. C’est que, en effet, alors surtout que l’on compare les pertes en tués et en blessés éprouvées de part et d’autre, le degré de supériorité morale ressort mieux de ces trophées que de tout autre indice.

Nous nous trouvons ici à l’origine d’un effet moral tout particulier.

Nous avons dit plus haut que les forces morales anéanties dans un combat malheureux et dans ses premières suites se reconstituent parfois au point de ne laisser aucune trace de leur disparition. D’une façon générale cela ne se présente, cependant, que pour les petites subdivisions d’une armée, moins fréquemment déjà pour les grandes, très rarement pour l’armée entière, et jamais, ou du moins très exceptionnellement, pour la nation et pour le gouvernement. Placés en dehors de l’action même, en effet, les citoyens et les gouvernants voient et jugent les événements à un point de vue plus impartial et plus élevé, et ne reconnaissent que trop facilement, à l’étendue des trophées conquis par l’ennemi et à la disproportion des pertes éprouvées de part et d’autre, le degré réel de faiblesse et d’insuffisance de l’armée ou du commandement en chef.

Bien que sa valeur n’ait rien d’absolu, bien qu’il ne soit pas indispensable qu’elle se produise chez l’adversaire pour qu’il succombe en fin de compte, il faut généralement accorder une extrême importance à la rupture de l’équilibre des forces morales dans une armée. Il est des circonstances, en effet, où elle exerce sur la direction de la guerre une prépondérance telle, que rien ne la peut compenser et qu’elle entraîne irrésistiblement tout avec elle. C’est là ce qui fait, et nous nous réservons d’en parler plus tard, que bien souvent les efforts et les opérations tendent surtout à provoquer chez l’ennemi la plus grande dépression possible de ses forces morales.

L’effet moral d’une victoire grandit en étendue et en intensité en raison du nombre des troupes battues, et cela non pas en progression simple mais en progression composée. Ainsi qu’un membre raidi par le froid se réchauffe promptement à la chaleur du reste du corps, une division battue retrouve vite l’ordre et le courage au contact de l’armée, si bien qu’alors même que les effets d’une petite victoire ne disparaissent pas complètement, ils sont, du moins en grande partie, perdus pour le vainqueur. Il en est autrement, par contre, quand c’est l’armée qui succombe dans une grande bataille, car dès lors les points d’appui manquent, et c’est la masse entière qui chancelle. C’est ainsi que lorsqu’il s’attaque à une seule grande masse, un incendie atteint un degré d’intensité tout autre qu’alors qu’il se divise en plusieurs foyers.

Il semblerait cependant que de tous les rapports du combat, celui des effectifs des forces qui ont lutté les unes contre les autres dût le plus contribuer à préciser le poids moral d’une victoire. En effet, en dehors même du gain matériel qui en résulte, vaincre un ennemi très supérieur en nombre témoigne d’une supériorité morale si incontestable, qu’il semblerait que désormais l’adversaire dût redouter de s’y heurter. Néanmoins quand le fait se réalise, l’influence qu’il exerce dans ce sens est à peine sensible, ce qui s’explique par les raisons suivantes. Au moment même de l’action on ne dispose habituellement que de moyens si vagues d’apprécier l’effectif réel des forces que l’ennemi porte en ligne, et l’évaluation de celles dont on dispose soi-même est généralement si incertaine, que celui des deux adversaires en faveur duquel la supériorité numérique existe est en situation de ne pas l’avouer, ou du moins de ne la reconnaître que de beaucoup inférieure à ce qu’elle est réellement, ce par quoi il échappe, en grande partie tout d’abord, au désavantage moral qui en résulterait pour lui en cas d’insuccès.

Ce n’est que plus tard, alors que la connaissance du fait ne peut plus exercer d’influence morale sur des événements depuis longtemps accomplis, que l’histoire débarrasse la vérité des voiles sous lesquels l’ignorance, la vanité ou une prudence avisée l’ont tenue cachée, et proclame, enfin, et la gloire de l’armée, et celle du général qui la dirigeait.

Si les prisonniers faits sur l’ennemi et les bouches à feu conquises sur lui sont les plus certains indices du degré d’une victoire, si ce sont là les objets qui tout à la fois la grandissent et l’affirment, il est naturel que l’obtention de ce résultat entre dans le calcul des dispositions prises pour le combat, et qu’on y tende concurremment à l’anéantissement de l’adversaire par la mort et par les blessures.

Nous n’avons pas à rechercher quelle influence cela exerce sur les dispositions tactiques, mais la fixation même du combat entre déjà ici en considération, et cela en raison et dans la mesure des garanties que les dispositions stratégiques présentent pour la sûreté des derrières de l’armée et la menace de ceux de l’ennemi. C’est de là, en effet, que dépend en grande partie le nombre des prisonniers et des bouches à feu dont le vainqueur peut rester maître en fin de compte, et dans maintes circonstances, alors surtout que les dispositions stratégiques lui sont trop contraires, la tactique seule ne saurait satisfaire à cette condition.

Le danger de devoir se battre de deux côtés, et le danger plus menaçant encore d’être coupé de toute retraite, ne paralysent pas seulement, en effet, les mouvements et la résistance de l’adversaire pendant le combat, mais, après avoir ainsi tout d’abord puissamment contribué à sa défaite, concourent souvent encore à porter ses pertes à leurs plus extrêmes limites, c’est-à-dire à l’anéantissement.

En menaçant les derrières de l’ennemi on rend donc sa défaite à la fois plus probable et plus décisive.

De là naît une tendance instinctive qui pénètre toute la direction de la guerre et se manifeste particulièrement dans tous les combats : celle de tourner l’adversaire et de ne pas se laisser tourner par lui.

Telle est la première condition générale que nous semble devoir remplir le combat. Il n’est pas, en effet, de si petit engagement que l’on puisse concevoir sans le concours de cette tendance, dans sa forme simple ou double, avec le choc direct des forces. Si faible que soit son effectif, une troupe ne combattra jamais sans veiller à sa ligne de retraite, et, dans la plupart des cas, sans chercher à menacer celle de l’ennemi.

Bien que dans des circonstances compliquées cet instinct doive parfois céder le pas à des nécessités d’un ordre plus élevé, il exerce un si grand empire qu’il préside à la grande majorité des mouvements tactiques et stratégiques, et constitue ainsi la première loi naturelle et générale du combat.

Si maintenant, pour terminer cette étude générale du combat, nous recherchons quels sont les indices auxquels on en peut reconnaître et apprécier le résultat, nous trouvons que la victoire et la défaite se composent de trois éléments, et que ces éléments sont réciproquement :

Dans la victoire :

1o  Une perte en forces physiques, et

2o  Une perte en forces morales, l’une et l’autre inférieures aux pertes éprouvées par le vaincu ;

3o  La constatation de la supériorité par la conservation du champ de bataille.

Et dans la défaite :

1o  Une perte en forces physiques, et

2o  Une perte en forces morales, l’une et l’autre supérieures aux pertes éprouvées par le vainqueur ;

3o  L’aveu de l’infériorité par l’abandon du champ de bataille.

Or les rapports envoyés de part et d’autre sur les pertes en tués et blessés étant toujours inexacts, rarement sincères, et souvent remplis d’altérations intentionnelles, et les pertes morales n’ayant guère de mesure appréciable, il en résulte qu’à moins que le nombre des prisonniers et des canons enlevés à l’ennemi pendant le combat n’indique clairement quel en a été le résultat, le gouvernement et l’opinion publique des États belligérants ou intéressés à la guerre ne peuvent, le plus fréquemment, attribuer la victoire qu’à celui des deux adversaires qui, en fin de compte, est resté en possession du champ de bataille.

Dans maintes circonstances cependant, et alors même que la lutte a été opiniâtre, le retrait des troupes du terrain sur lequel on les a fait combattre n’implique ni l’aveu de la supériorité reconnue de l’ennemi ni le renoncement au but poursuivi. C’est ainsi, par exemple, que l’on voit des avant-postes, après avoir vaillamment résisté sur un point, l’abandonner sans manquer par là à leur mission ; c’est ainsi encore que se produisent des retraites préméditées dans lesquelles on ne cède le terrain qu’en en défendant pied à pied toutes les positions. Ce sont là des situations que nous retrouverons quand nous procéderons à la recherche du but particulier que le combat peut avoir ; mais, pour le moment, nous nous contentons d’appeler l’attention sur ce que, dans la majorité des cas, le retrait des troupes du champ de bataille est considéré comme un aveu d’infériorité et un abandon du plan poursuivi, et que, par suite, l’impression morale que ce fait exerce sur l’armée et en dehors de l’armée est loin d’être négligeable.

Dans certaines entreprises très judicieusement basées sur les circonstances, cette fausse appréciation de l’opinion publique peut créer des difficultés d’un caractère tout à fait spécial aux généraux en chef et aux armées qui n’ont pas encore de renommée toute faite. C’est ainsi, par exemple, qu’en exécution d’une action générale, le plan d’une grande opération peut reposer sur une série de combats se terminant tous par un mouvement de retraite, et que ceux-ci peuvent revêtir, aux yeux du public, la fausse et très préjudiciable apparence d’une série de défaites.

Bien que la conservation du champ de bataille n’implique pas nécessairement l’idée de la victoire, il est certain cependant que là où il y a à la fois victoire et conservation du champ de bataille, la victoire n’en est que plus incontestable. C’est ainsi qu’à Soor, les trophées remportés sur l’ennemi ne consistant qu’en 20 canons et quelques milliers de prisonniers, le grand Frédéric, quoiqu’il eût déjà résolu et regardât comme nécessaire de se retirer en Silésie, n’en resta pas moins cinq jours durant sur le terrain même de la lutte afin de mieux affirmer sa victoire. Il croyait, il le dit lui-même, se rapprocher de la paix par l’effet moral ainsi produit, et bien que pour arriver à ce résultat il lui ait encore fallu vaincre à Katholisch-Hennersdorf, dans la Lusace, et à Kesselsdorf, on ne saurait nier cependant l’influence réelle que la bataille de Soor exerça à ce sujet.

Lorsque c’est surtout dans ses forces morales que le vaincu se trouve atteint, il laisse aux mains du vainqueur incomparablement plus de prisonniers, d’armes, de canons et de drapeaux, et se montre incapable de toute résistance consécutive. Dès lors sa retraite devient une fuite, et la défaite se change en déroute.

C’est ainsi que Borodino (la Moskowa) n’est qu’une défaite, tandis que Iéna et la Belle-Alliance (Waterloo) sont des déroutes.

Bien qu’il ne soit pas possible de préciser le degré qui différencie la défaite de la déroute, il est cependant regrettable, pour la clarté des conceptions théoriques, que, dans chacun des deux cas, il ne soit pas d’usage de désigner la victoire par une appellation différente.