Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 1

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 1-8).

LA DÉFENSIVE

CHAPITRE PREMIER.

de l’attaque et de la défense.




1o  de la défense.


Dans le sens propre de l’expression, se défendre c’est résister au choc de l’ennemi. Or pour résister à un choc il faut que le choc se produise. Le caractère général de la défense est donc l’attente et son mode d’action la résistance. C’est là, dans le fait, la seule chose qui la distingue de l’attaque. Mais la passivité étant absolument contraire à la nature de la guerre, cette définition ne peut s’appliquer à la défense que lorsqu’on considère celle-ci à un point de vue tout à fait général. En effet, si la défense bornait exclusivement son action à la stricte résistance et ne ripostait jamais à l’attaque, elle abandonnerait la direction de cette dernière et la laisserait ainsi maîtresse de continuer, de suspendre ou même de finir la guerre à son gré. La résistance ne peut donc être que relative, et la défense modifiant fréquemment sa forme générale doit passer, au courant de l’action, tout d’abord de la parade à la riposte, puis à l’occasion de cette dernière à l’attaque.

On est sur la défensive dans un combat, quand on attend de pied ferme le choc de l’ennemi sur le point où l’on s’est formé ; — dans une bataille, quand on attend que l’armée opposée vienne affronter les positions que l’on occupe et le feu des troupes que l’on commande ; — dans une campagne enfin, quand on attend l’envahissement du théâtre de guerre dont on a fait choix.

Jusque-là la défense n’est nullement en contradiction avec la nature même de la guerre, car on peut trouver son avantage à attendre l’ennemi sur un terrain, sur des positions ou sur un théâtre d’opérations dont on connaît les ressources et que l’on a étudiés et préparés d’avance. Mais dès que la résistance proprement dite a accompli son œuvre, et en raison de ce que pour conserver sa part de direction dans la conduite de la guerre le défenseur doit de toute nécessité rendre à l’attaquant les coups qu’il en a reçus, il se produit aussitôt une action offensive de la part de la défense elle-même.

L’action défensive comporte donc des actes offensifs à chacun de ses degrés, qu’il s’agisse de combats, de batailles ou de campagnes. Dans une bataille défensive on peut, par exemple, employer offensivement ses divisions isolées. Il ne faudrait donc pas se représenter cette forme de la guerre comme un bouclier, mais bien comme une arme aussi propre à la riposte qu’à la parade.


2o  avantages de la défensive.


Le but de la défensive est la conservation, par opposition à celui de l’offensive qui est la conquête. Or il est plus facile de conserver que d’acquérir. En supposant les moyens égaux la défense est donc plus facile que l’attaque. En effet toute omission, toute hésitation, toute erreur, toute perte de temps en un mot de la part de l’attaquant, quel qu’en soit le motif, tourne au profit du défenseur. C’est là ce qui, pendant la guerre de Sept Ans, a plusieurs fois sauvé l’état prussien d’une perte imminente. Cet avantage, qui découle de la nature même de la défensive, se retrouve dans la vie ordinaire et est exprimé dans la controverse de droit, qui a tant d’analogie avec la guerre, par la maxime : beati sunt possidentes. À ce premier avantage s’en ajoute un second dont la défensive jouit au moment même de la lutte ; c’est l’aide spéciale qu’elle tire du terrain.

Ces notions générales une fois fixées, passons au développement du sujet.

Petit ou grand un combat est défensif quand, laissant l’initiative de l’attaque à l’ennemi, on attend celui-ci sur la position que l’on occupe. À partir du moment où l’action commence, le défenseur peut faire usage de tous les moyens offensifs sans pour cela renoncer aux avantages primordiaux que la défensive tire de l’attente et de l’appui du terrain. Il en est de même dans la stratégie, les facteurs se modifient seuls ; ils étaient tout à l’heure le combat et la position, ils sont maintenant la campagne et le théâtre de la guerre, et deviendront plus tard la guerre dans son ensemble et la totalité du pays. Dans l’un comme dans l’autre de ces moments stratégiques, les règles de la défensive demeurent ce qu’elles étaient dans la tactique.

Le but de la défensive étant la conservation tandis que celui de l’offensive est la conquête, nous en avons déduit tout d’abord que l’action de la première était, généralement parlant, plus facile que celle de la seconde. Mais de la diversité de ces deux buts naît encore une distinction capitale entre les deux formes de la guerre. En effet, et en raison de ce que la conservation ne comporte qu’un but négatif tandis que la conquête en impose un positif, il est clair que la lutte réclame de l’offensive une dépense d’efforts et de moyens militaires de beaucoup supérieure à celle qu’elle exige de la défensive ; d’où ce nouvel axiome que la défensive est la plus forte des deux formes de la guerre. Nous avons cherché, dans les lignes précédentes, à fixer particulièrement l’attention du lecteur, car bien que cet axiome découle de la nature même de la défensive et qu’il ait été mille fois confirmé par l’expérience, il est en opposition complète avec l’idée généralement admise, ce qui prouve une fois de plus à quel point les écrivains superficiels peuvent égarer les esprits.

La défensive étant la plus forte des deux formes de la guerre, il faut logiquement l’adopter tout d’abord lorsqu’on est le plus faible ; mais, en raison de ce qu’elle ne peut conduire qu’à un résultat négatif, il convient logiquement aussi de l’abandonner dès que l’on devient assez fort pour viser un but positif. Or comme par le fait même d’une résistance victorieuse le rapport des forces s’accentue davantage en faveur du défenseur, la marche naturelle de l’action de ce dernier est aussi de commencer par la défensive et de finir par l’offensive. Il ne serait pas moins illogique de rester, quoi qu’il arrive, indéfiniment sur la défensive sans jamais passer à l’attaque, que de se borner, pendant que l’on est encore sur la défensive, à une résistance passive générale sans avoir jamais recours à des mouvements offensifs partiels. En d’autres termes, une guerre dans laquelle on se contenterait d’employer la victoire à repousser l’ennemi, sans jamais l’attaquer à son tour, serait aussi insensée qu’une bataille aux dispositions de laquelle présiderait l’idée seule d’une défensive passive absolue.

On pourrait sans doute nous opposer ici de nombreux exemples de guerres dans lesquelles l’action défensive, conservant jusqu’à la fin sa forme primordiale, n’a donné témoignage d’aucune idée de réaction offensive, mais il ne faut pas perdre de vue que nous ne présentons ici que des considérations générales, et que nous serions en droit de répondre que dans chacun de ces exemples la guerre a pris fin avant que la réaction offensive ait pu se produire.

Prenons la guerre de Sept Ans à l’appui de ce que nous avançons ici. Dans les trois dernières années de cette guerre Frédéric le Grand resta constamment sur la défensive. La situation générale dans laquelle il se trouvait l’obligeait à agir ainsi, et il est tout naturel qu’un général de cette valeur ne se soit pas écarté de ce qui convenait foncièrement à sa situation. Néanmoins on ne peut se livrer à une étude approfondie de cet exemple spécial d’une défensive en grand, sans arriver à la conviction que le projet d’une réaction offensive contre l’Autriche a présidé au plan général de Frédéric II, et que si cette réaction ne s’est pas produite, c’est uniquement parce que le moment propice ne s’en est pas présenté au courant de la guerre.

La paix de Hubertsbourg semble d’ailleurs prouver que cette supposition n’est pas gratuite. Comment en effet les Autrichiens acceptèrent-ils une paix si désavantageuse, si ce n’est qu’ils comprirent qu’une fois livrés à eux-mêmes et sans alliés, ils seraient hors d’état de contre-balancer par leur puissance les talents du roi, qu’il leur faudrait pour le moins produire des efforts aussi grands que les précédents, et qu’enfin le moindre relâchement de ces efforts leur coûterait une nouvelle perte de territoire. On ne saurait douter, dans le fait, que dès qu’il n’eût plus eu à faire tête à la fois aux Russes, aux Suédois et aux Impériaux, Frédéric le Grand eût aussitôt cherché à écraser ces derniers en Bohême et en Moravie.

Telle est la façon dont il faut entendre la défensive ; tel est le mode d’action qu’elle comporte. Quant à l’axiome que nous avons émis plus haut, que la défensive est la plus forte des deux formes de la guerre, c’est une vérité qui s’affirmera de plus en plus au courant de notre étude. Nous nous bornerons pour l’instant à faire voir dans quelle contradiction on se mettrait avec l’expérience si l’on voulait soutenir la proposition inverse. En effet, si l’offensive était la plus forte des deux formes de la guerre, comme nous avons déjà reconnu qu’elle a un but positif tandis que celui de la défensive est négatif, elle mènerait à la fois à un résultat supérieur par des moyens plus puissants. Dans de telles conditions choisir la forme défensive serait une absurdité, et l’attaque serait partout et toujours le mode d’action invariable de l’un et de l’autre des adversaires. Or les choses ne se passent jamais ainsi, tandis que dès que l’on accorde la supériorité de force à la défensive et celle du but à l’offensive, rien n’est plus logique que de voir partout l’adversaire qui se sent le plus faible ne viser qu’un résultat inférieur pour conserver la forme d’action la plus forte, et celui qui se sent le plus fort se contenter de la forme d’action la plus faible pour atteindre le résultat le plus grand.

Si dans le fait on consulte l’expérience, ce serait quelque chose d’inouï que de trouver, par exemple, qu’étant donnés deux théâtres de guerre différents, on ait choisi sur l’un l’offensive avec l’armée la plus faible, et sur l’autre la défensive avec l’armée la plus forte. Il est donc certain qu’à toutes les époques, les généraux en chef, même ceux qui avaient un penchant prononcé pour l’attaque, ont toujours tenu la défensive pour la plus forte des deux formes de la guerre.