Aller au contenu

Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 209-212).

CHAPITRE XIX.

défense des rivières et des fleuves (suite).


Il nous reste à parler de l’action que, lors même qu’ils ne sont pas directement défendus, les rivières et les fleuves exercent néanmoins sur la défense d’une contrée.

Lorsque, par sa vallée principale et les vallées secondaires de son bassin, un cours d’eau constitue un obstacle considérable de terrain, il est, par cela même et d’une façon générale, avantageux à la défense. Quant à l’influence spéciale que cet obstacle peut exercer, elle varie nécessairement suivant le caractère particulier de chaque cours d’eau.

La question présente trois aspects différents selon que le fleuve court parallèlement, obliquement ou perpendiculairement à la frontière, c’est-à-dire au front stratégique de la défense. Si le fleuve a son cours parallèle à la frontière, il faut encore distinguer s’il est placé derrière l’armée défensive ou derrière l’armée attaquante, et, dans l’un comme dans l’autre cas, tenir compte de la distance qui sépare le fleuve de l’armée formée en avant de lui.

Lorsqu’une armée placée en position défensive a derrière elle, à une distance qui n’excède pas une journée de marche, un fleuve important présentant un nombre suffisant de points de passage assurés, il est incontestable que cette circonstance augmente considérablement la force de la position. En effet, bien que l’armée perde ainsi quelque peu de la liberté de ses mouvements en raison de l’obligation de couvrir ces points de passage, elle gagne, d’un autre côté, l’avantage incomparablement plus grand d’avoir ses derrières stratégiques, et particulièrement ses lignes de communications, parfaitement assurés. Il est bien entendu que nous ne parlons ici que de la défense en terrain national ou allié. En pays ennemi, alors même que l’on fait face aux forces de l’adversaire, on a toujours plus ou moins à redouter des actes d’hostilité entre soi et le fleuve qu’on laisse sur ses derrières, et dès lors celui-ci, à cause de la fixité et de la limitation de ses points de passage, exerce une action plus défavorable qu’avantageuse.

En terrain national ou ami, l’avantage que nous venons de signaler diminue au fur et à mesure que l’armée de la défense s’éloigne de plus d’une journée du fleuve qu’elle a laissé derrière elle. Enfin, à une certaine distance, toute influence cesse à ce sujet.

Supposons maintenant que ce soit l’armée envahissante qui, dans sa marche en avant, laisse un fleuve important sur ses derrières. Cette condition ne peut que nuire aux mouvements de l’attaque, car cela limite les lignes de communications de celle-ci à quelques rares points de passage. Le prince Henri, lorsqu’il marcha en 1760 à la rencontre des Russes dans les environs de Breslau sur la rive droite de l’Oder, trouva et prit évidemment un point d’appui sur ce fleuve qu’il laissa sur ses derrières à une journée de marche, tandis que, lorsque plus tard les Russes franchirent le même cours d’eau sous la conduite de Czernitschef, ils se trouvèrent dans une position fort critique, précisément par le danger de perdre leur ligne de retraite qui se trouvait limitée à un seul pont.

Au cas où le fleuve traverse le théâtre de guerre en se dirigeant plus ou moins perpendiculairement à la ligne stratégique de la défense, l’avantage est encore du côté de cette dernière qui dispose, dès lors, d’une série de bonnes positions appuyées au fleuve, et peut faire usage des vallées transversales pour le renforcement de son front. Tel est le rôle que l’Elbe joua en faveur des Prussiens dans la guerre de Sept Ans. L’attaquant se trouve alors contraint, soit à n’avancer que sur une seule rive, soit à se partager sur les deux. Or, s’il se décide à ce second parti, il en résulte une augmentation d’avantages pour la défense, qui possède naturellement un plus grand nombre de points de passage que son adversaire. Il suffit de considérer l’ensemble de la guerre de Sept Ans, pour reconnaître que le grand Frédéric a trouvé un puissant appui dans l’Elbe et l’Oder pour défendre la Silésie, la Saxe et les Marches dont il avait fait son théâtre de guerre, tandis que, par contre, ces fleuves opposèrent de grands obstacles aux efforts que firent les Autrichiens et les Russes pour s’emparer de ces provinces. Néanmoins, et pendant toute la durée de la guerre, ces fleuves n’ont jamais servi de base défensive proprement dite, et leur direction s’est bien moins souvent trouvée parallèle que perpendiculaire ou oblique au front des opérations.

C’est seulement au point de vue des transports qu’une armée attaquante peut tirer parti d’un fleuve dont le cours est plus ou moins perpendiculaire à son front stratégique. C’est l’attaquant, en effet, qui, des deux adversaires, a les lignes de communications les plus longues et rencontre le plus de difficultés pour les transports de toute nature. On comprend, par suite, quelle aide un cours d’eau peut lui prêter dans ce sens.

Il est certain que la défense pourra toujours, au moyen de ses places fortes, empêcher toute navigation depuis la frontière ; mais, à partir de ce point, les transports n’en continueront pas moins pour l’ennemi sur tout le cours supérieur ou inférieur du fleuve. Si, cependant, on réfléchit que beaucoup de cours d’eau ne sont pas encore navigables lors même que, par leur largeur, ils prennent déjà une certaine importance militaire, que d’autres ne le sont que par portions ou seulement pendant une partie de l’année, que la navigation est très lente et souvent très difficile en remontant, que le cours tourmenté de bien des fleuves allonge parfois la route de plus du double, que les principales routes de communication internationale sont aujourd’hui d’excellentes chaussées, que l’usage est maintenant de se procurer la plus grande partie des approvisionnements nécessaires sur le pays occupé ou dans les provinces voisines, et, enfin, qu’on n’a plus qu’exceptionnellement recours au service des transports lointains, on se rend facilement compte que la navigation fluviale ne joue plus, à beaucoup près, le rôle important que lui attribuent généralement les écrivains militaires, et que son influence sur les événements d’une campagne est très indirecte et très incertaine.