Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 23

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 233-239).
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la défensive

CHAPITRE XXIII.

clef de pays.


De toutes les questions d’art militaire, c’est celle des clefs de pays qui joue le plus grand rôle dans les livres. C’est le cheval de parade de toutes les descriptions de batailles et de campagnes, c’est le point de départ habituel de tous les raisonnements et l’un des sujets scientifiques auxquels la critique consacre toute son érudition. L’idée qu’on y doit attacher n’a cependant jamais été ni fixée ni clairement énoncée. Nous allons donc essayer de la développer ici, afin d’en préciser la valeur réelle dans la pratique.

Nous ne pouvions le faire plus tôt. Il nous fallait, au préalable, avoir traité des positions fortes et retranchées ainsi que de la défense des montagnes et des cours d’eau, questions auxquelles ce nouveau sujet se rattache.

L’idée confuse qui se cache sous cette métaphore militaire surannée a été appliquée tantôt à la position la plus forte d’une contrée, tantôt à sa partie la plus ouverte.

S’il se rencontre une contrée sans la possession préalable de laquelle il soit absolument aventureux de s’avancer en pays ennemi, cette contrée peut à bon droit passer pour la clef du pays. Mais cette définition, aussi simple que peu féconde, il faut le reconnaître, n’a pas satisfait les faiseurs de théorie. Ils ont enchéri sur elle et ont enfin décrété que, sous la dénomination de clefs de pays, il fallait entendre les points qui décident immédiatement de la possession générale d’une contrée.

Lorsque les Russes voulurent pénétrer en Crimée, ils durent tout d’abord se rendre maître de Pérécop et de ses lignes, non pas tant pour se créer un point de passage, puisque Lasey avait deux fois tourné ces lignes en 1737 et 1738, mais bien pour pouvoir s’établir dans la presqu’île avec une sécurité suffisante. Cet exemple fort simple ne jette pas grande clarté sur la question. Mais si l’on pouvait dire que celui qui occupe la contrée où la ville de Langres est située est maître de toute la France jusqu’à Paris, et que, dès lors, il dépend uniquement de lui d’entrer en possession de la totalité de cet État, ce serait tout autre chose évidemment, et cela aurait une grande importance.

D’après la première de ces deux conceptions, on ne peut songer à faire la conquête d’un pays qu’après s’être préalablement emparé du point désigné sous la dénomination de clef de ce pays ; cela est logique et ne blesse en rien le bon sens. D’après la seconde conception, au contraire, de la possession seule du point dénommé clef du pays découle fatalement, immédiatement, ipso facto, la conquête du pays lui-même. Il faut avouer que cette dernière assertion a quelque chose de merveilleux qui dépasse les bornes de l’intelligence humaine et que la magie seule est en mesure de pénétrer. Cette conception a pris naissance, il y a quelque cinquante ans, dans les livres d’art militaire, elle a atteint son apogée à la fin du siècle dernier, et, malgré la force irrésistible et l’infaillibilité avec lesquelles les événements de la guerre, sous la puissante direction de Bonaparte, ont entraîné toutes les convictions, on la voit encore, contre tout droit, conserver quelque crédit dans les livres spéciaux.

En dehors même de ce que nous venons de définir clef de pays, il va de soi qu’il existe, dans chaque contrée, une quantité d’autres points d’importance prépondérante, tels par exemple que ceux où les routes se réunissent, sur lesquels on peut aisément rassembler des vivres et des munitions, d’où l’on peut se diriger dans toutes les directions, par la possession desquels on peut, en un mot, satisfaire à maints besoins et se procurer maints avantages. Que les généraux, voulant désigner ces différents points par un même terme, les appellent clefs de pays, il y aurait de la pédanterie à discuter cette expression ; nous disons plus, elle sonne bien, elle plaît, c’est une fleur de langage ; mais pousser l’exagération jusqu’à vouloir ici trouver le germe d’un système entier d’attaque, c’est provoquer la saine raison à ramener l’expression à sa juste valeur.

De la signification pratique, mais certainement très confuse, que le terme clef de pays a dans la bouche et dans les écrits des hommes de guerre quand ils traitent de leurs opérations militaires, il fallut passer à une signification plus positive, et par conséquent plus restreinte, lorsque l’on voulut trouver une base pour le développement d’un système spécial. On dut donc faire un choix, et l’on s’en tint aux hautes régions.

Lorsque l’on suit une route qui traverse la crête d’une montagne, on rend grâce au ciel quand on en a enfin atteint le sommet et qu’il ne s’agit plus que de descendre. Ce sentiment naturel à un voyageur isolé, ne l’est pas moins à une armée entière. Toutes les difficultés paraissent vaincues et le sont, pour la plupart, en effet. La descente sera facile, on a conscience des avantages que l’on aurait sur quiconque voudrait s’y opposer, on voit se développer devant soi tout le pays dont on convoite la conquête, on le commande d’avance du regard. C’est ainsi que le point culminant d’une route qui traverse une montagne a constamment été regardé comme un point d’importance décisive. Il en est d’ailleurs réellement ainsi dans la plupart des cas, mais incontestablement pas dans tous. C’est ce qui explique que, dans les récits des hommes de guerre, ces points culminants soient fréquemment désignés sous le nom de clefs, bien que, à la vérité, dans une acception plus restreinte et quelque peu différente. La fausse théorie dont Lloyd paraît avoir été le fondateur s’est attachée de préférence à cette interprétation, et, considérant les points élevés d’où commencent à s’infléchir les routes qui conduisent dans le cœur du pays convoité comme décidant à priori de la conquête de ce pays, elle les en a nommés les clefs. L’invasion se produisant, par suite, en raison de cette interprétation de l’importance capitale des points les plus élevés, on ne saurait s’étonner que, cédant aux mêmes illusions, l’envahi se soit laissé entraîner à la défense systématique des montagnes. Cette théorie faisant entrer en jeu une quantité d’éléments tactiques se rapportant tous à la défense spéciale des montagnes, on ne s’en tint bientôt plus aux points culminants des routes, et l’on y substitua le point le plus élevé de tout le système montagneux. Bref, on donna le nom de clef du pays au point supérieur de la ligne de partage des eaux.

Or comme, précisément vers la fin du siècle précédent, l’étude des phénomènes de l’écoulement des eaux sur la terre avait permis aux géographes de fixer d’une façon plus précise la configuration de la surface terrestre, les sciences naturelles prêtèrent leur appui à ce système insensé d’une théorie de la guerre basée sur les analogies géologiques. C’est ainsi que, à la fin du xviiie siècle, on ne traitait dans les livres spéciaux, et on ne parlait absolument et exclusivement partout que des sources du Rhin et de celles du Danube. Cette aberration s’est surtout emparée des écrivains. Heureusement il ne passe dans la vie réelle qu’une faible partie de leurs élucubrations, et, généralement, cette partie est d’autant plus faible que la théorie elle-même est plus folle. Néanmoins, et au grand détriment de l’Allemagne, ce système n’y est pas resté sans influence sur la pratique. On ne saurait donc nous accuser ici de combattre contre des moulins à vent, et, pour convaincre le lecteur, nous le renvoyons : 1o à l’étude des savantes mais très inutiles campagnes de l’armée prussienne dans les Vosges, en 1793 et 1794 (œuvres de Gravert et de Massenbach) ; 2o à celle de la campagne de 1814, dans laquelle, par application de cette folle théorie, on vit une armée de 200 000 hommes se diriger sur Langres en traversant la Suisse.

Le point culminant d’où se déversent toutes les eaux sur une contrée est un point culminant, et généralement rien de plus, et tout ce qui, par exagération et fausse application des notions vraies, a été dit au sujet de son influence, à la fin du xviiie siècle et au commencement du xixe, a été imaginé par la fantaisie seule. Lors même que le Danube, le Rhin et les six grands fleuves de l’Allemagne prendraient une origine commune sur le même point culminant d’une montagne, ce point n’en tirerait pas une signification militaire plus grande, hormis peut-être celle d’être un point de repère pour la trigonométrie ; il conviendrait déjà moins à l’emplacement d’un phare, moins encore à celui d’une vedette, et ne présenterait aucun avantage pour y concentrer et établir une armée.

Chercher ainsi une position maîtresse, une prétendue clef de pays, précisément dans les régions montagneuses d’où sourdent les premières sources et s’échappent les ramifications principales, est vraiment une idée digne d’écrivains sans expérience. Loin d’avoir rendu ces hautes régions aussi praticables que cette absurde théorie l’enseigne, la nature semble, au contraire, avoir pris plaisir à les parsemer de pics inaccessibles et de gouffres infranchissables, et, bien souvent, elle entoure les moindres lacs qu’elle forme dans ces solitudes de couronnes montagneuses du plus fort relief. En somme, lorsque l’on étudie l’histoire des guerres à ce sujet, on arrive vite à la conviction que les clefs géologiques d’une contrée ont généralement bien peu d’influence sur la manière dont il convient de tirer partie de cette contrée pour les opérations militaires, et qu’il faut tenir compte d’une si grande quantité d’autres besoins et d’autres nécessités locales, qu’on est souvent amené à faire choix d’une ligne de positions dans le voisinage même de ces points géologiques, sans que ceux-ci exercent la moindre influence à ce propos.

Mais revenons à notre sujet et laissons là cette théorie si fausse, à laquelle nous ne nous sommes arrêté si longtemps, que parce qu’il s’y est attaché tout un système qui, la chose est vraiment inconcevable, a eu son temps de faveur.

Nous concluons donc en disant que, si l’expression clef de pays peut avoir une saine acception dans la stratégie, elle ne doit être appliquée qu’à la contrée sans la possession préalable de laquelle il y aurait témérité à s’aventurer sur le pays. Mais, par contre, la donner à tous les points de passage et à toutes les positions centrales offrant de grandes commodités ou de grands avantages, ce serait fausser l’idée que nous y attachons foncièrement. Ce sont là, en effet, des points et des positions qui se rencontrent partout et auxquels l’expression clef ne peut s’appliquer qu’au figuré, lorsque, cédant à l’habitude, on emploie une fleur de langage surannée. Dans le sens que nous y attachons, les positions clefs de pays sont donc assez rares à trouver. Dans la généralité des cas, la vraie clef d’un pays est l’armée qui l’attaque, et, pour qu’il y ait exception à cette règle, c’est-à-dire pour que l’idée des lieux prenne le pas sur celle des forces de combat, il faut qu’il se présente des conditions particulièrement favorables. Or, à notre avis, ces conditions sont reconnaissables à deux caractères indispensables à toute position méritant véritablement d’être dénommée clef de pays : 1o les troupes qui y sont placées doivent trouver dans l’appui du terrain un très fort coefficient de résistance tactique ; 2o la position doit être telle qu’elle protège efficacement ses propres lignes de communications, tandis que celles de l’attaque se trouvent relativement plus menacées.