Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 28

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 299-318).

CHAPITRE XXVIII.

défense d’un théâtre de guerre (suite).


La défense se constitue de deux éléments distincts : l’attente ou expectative, l’action ou réaction. C’est la combinaison de ces deux éléments dans l’acte défensif qui fera l’objet de ce chapitre.

Nous savons que le défenseur, à moins qu’il ne se résigne à supporter la guerre sans prendre aucune autorité sur sa direction, doit, dès que les circonstances le permettent, passer de la résistance passive à l’offensive directe. L’expectative, bien qu’elle soit la caractéristique et le principal avantage de la défense, ne saurait donc constituer la défense dans son entier ; elle n’en est qu’une partie, et ne peut, par ses alternatives opportunes, que lui servir de champ et en marquer les degrés dans la poursuite du but à atteindre. Or ce but est de vaincre l’envahisseur et de le rejeter du territoire envahi. La tension des forces que l’agression provoque entre les deux adversaires se prolongera, en effet, tant que ceux-ci resteront en présence ; la solution seule produira le repos, et, quelle qu’elle soit, cette solution ne pourra être considérée comme réalisée que lorsque l’un des deux adversaires aura cédé à l’autre la totalité du théâtre de guerre.

Aussi longtemps qu’une force armée se maintient sur le territoire dont la défense lui a été confiée, que l’ennemi, d’ailleurs, en occupe concurremment une portion plus ou moins considérable, cette force armée poursuit donc sa mission. Dans ce cas, en effet, l’espace occupé par l’ennemi n’est encore à considérer que comme provisoirement cédé ou momentanément perdu, et, dans ce sens, défendre un théâtre de guerre c’est se défendre sur ce théâtre de guerre.

Nous ne présentons ainsi les choses que pour mieux préciser le rapport qui existe entre l’expectative et la défense complète, et devons faire remarquer que cette conception n’est exacte qu’au cas où, de part et d’autre, l’action visant une solution énergique, les adversaires regardent cette solution comme inévitable. C’est alors seulement, en effet, que les centres de gravité ou de puissance des forces opposées et les théâtres de guerre qui s’y rapportent deviennent des réalités actives. Par contre, aussitôt que l’idée de solution fait défaut, ces grandeurs et, dans une certaine mesure, l’action même des forces armées se trouvent neutralisées, et, dès lors, la possession du territoire, second terme principal d’un théâtre de guerre complet, s’impose comme objectif immédiat. D’où cet axiome que la possession du territoire joue un rôle d’autant plus grand à la guerre, que les adversaires recherchent moins les coups décisifs et se contentent de s’observer l’un l’autre. On voit alors le défenseur chercher à tout couvrir directement, et l’attaquant s’étendre partout en avançant.

Or l’étude de l’histoire démontre que la grande majorité des guerres entre nations civilisées se rapprochent beaucoup plus d’un état de pure observation réciproque qu’elles ne présentent le caractère d’une lutte à mort, c’est-à-dire d’une lutte dans laquelle l’un des adversaires au moins apporte la volonté formelle d’arriver, par les armes, à la solution du conflit.

Seules, et sans exception, les guerres des quinze premières années de ce siècle se sont distinguées par l’énergie de leur direction, et la recherche d’une solution en a si constamment pénétré toute l’action, qu’elles s’imposent tout d’abord à la théorie, et doivent lui servir de base générale. Cependant, comme il est présumable que la majorité des guerres de l’avenir ne présenteront pas ce caractère de grande violence et se rapprocheront, comme par le passé, du type des guerres d’observation, la théorie doit aussi y avoir égard et tenir compte des différents degrés de cette tendance. C’est ce que nous ferons dans l’un des chapitres suivants. Nous allons, cependant, approfondir le cas où l’idée d’une solution dirige et pénètre toute l’action des armes.

C’est le cas de la guerre proprement dite, où, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de la guerre prise dans son sens absolu.

La solution par les armes, dès que l’un des deux adversaires la recherche, s’impose aussitôt à l’autre. Tous les efforts du défenseur doivent, dès lors, tendre à se maintenir sur le théâtre de guerre dans des conditions telles que les probabilités de solution soient constamment en sa faveur. Or la solution peut naître, soit d’une bataille, soit d’une série de grands combats, soit même de la simple éventualité de combats rendus possibles par les dispositions réciproques des forces opposées.

Nous croyons l’avoir dit et démontré chaque fois que nous en avons trouvé l’occasion, la bataille est le plus puissant et le plus habituel des moyens de solution. Cette considération doit donc, tout d’abord, porter le défenseur à tenir ses forces dans le plus grand état de concentration que les circonstances permettent. Une bataille étant le choc des deux centres de masse des forces opposées, il est clair, en effet, que plus la défense pourra réunir de forces dans le sien propre, et plus elle prendra d’autorité sur l’action décisive. Il faut donc éviter tout emploi partiel des forces, à moins qu’il ne tende à un résultat nécessaire au gain de la bataille ou à l’obtention d’un objet important que la victoire ne saurait seule atteindre.

La plus grande concentration des forces ne constitue cependant pas ici l’unique condition, et il faut encore que ces forces se trouvent dans une situation et sur des positions telles qu’elles puissent livrer bataille dans la forme la plus avantageuse.

Les différents modes de résistance dont nous avons fait l’exposition au chapitre VIII de ce livre se concilient parfaitement avec ces deux premières conditions, et l’on n’aura aucune difficulté à les y rattacher selon le besoin des cas individuels. Ici, cependant, la recherche du centre de puissance de l’ennemi semble impliquer contradiction au premier abord. Cette recherche, d’ailleurs, joue un rôle si important dans l’action de la défense, que nous croyons qu’il importe d’en faire une étude approfondie.

Il est certain que, en cas d’invasion projetée, les dispositions générales défensives du pays à envahir, l’emplacement de ses places fortes et de ses grands dépôts d’armes, ainsi que l’état de ses forces armées sur le pied de paix sont des données sur lesquelles l’attaque peut se guider, mais, aussitôt que l’agresseur entre en campagne, dès qu’il marche en avant, dès qu’il ouvre les hostilités, la défense acquiert l’avantage de voir venir.

Si donc, et c’est ce qui se produit la plupart du temps, le défenseur apprend en temps utile par quelles routes l’attaque s’avancera, et particulièrement sur laquelle de ces routes elle dirigera le gros de ses forces, il se préparera tout d’abord selon ces données.

Or, dans tous les États, les choses sont bien plutôt disposées d’avance dans le sens de la défense que dans celui de l’attaque, et l’on ne peut, par suite, effectuer une invasion qu’avec des forces considérables, ce qui exige, au préalable, de grands rassemblements en vivres, fourrages et objets d’approvisionnement et de remplacement. Ces préparatifs demandent beaucoup de temps, ce qui laisse à la défense le loisir de parfaire ou de modifier ses dispositions selon les circonstances.

Il peut cependant arriver, bien que les choses se présentent généralement ainsi, que le défenseur reste dans l’incertitude de la ligne principale de pénétration de l’attaque. C’est fréquemment le cas quand la défense repose sur des dispositions qui exigent elles-mêmes un temps considérable, telles par exemple que l’établissement d’une position forte. Alors même, d’ailleurs, que le défenseur se serait placé sur la véritable direction de l’attaquant, celui-ci pourrait encore, sauf le cas où précisément pour l’en empêcher on se porterait offensivement à sa rencontre, infléchir quelque peu cette direction de manière à négliger la position et à passer outre. Dans les contrées cultivées de l’Europe, en effet, on ne saurait guère trouver de positions qu’il ne soit possible d’éviter en se prolongeant sur leurs flancs par les routes qui les avoisinent. En pareille occurrence, la position prise en vue d’une bataille défensive perdrait aussitôt toute signification à ce point de vue. Voyons s’il y a probabilité que cette situation se présente.

Il va de soi que, de tous les objets dont se compose un État ou, pour ne pas sortir de notre sujet, dont se compose un théâtre de guerre, il en est certains qui, de préférence, sollicitent ou appellent l’action de l’attaque. Nous développerons cette question quand nous traiterons de l’offensive. Il nous suffit, pour l’instant, de déduire de là que les considérations, qui déterminent ainsi l’attaque à fixer l’objectif et la direction de son choc, doivent réagir sur la défense et lui indiquer pareillement ce qu’elle a à faire dans tous les cas où elle ne sait rien des intentions de l’ennemi. Il est clair, en effet, qu’en ne suivant pas la meilleure direction l’attaque renoncerait à une partie de ses avantages naturels, et que, par conséquent, ce ne sera jamais sans sacrifice qu’elle évitera le défenseur quand il se sera placé sur cette direction.

On voit ainsi que le danger que court le défenseur de manquer la direction de l’attaque et la faculté dont jouit l’attaquant de négliger son adversaire et de passer outre, ne sont, ni l’un ni l’autre, aussi absolus qu’on le pourrait croire tout d’abord, et cela parce qu’il se présente toujours des motifs préexistants qui déterminent et, le plus souvent même, imposent la direction suivant laquelle l’invasion doit se produire. On peut donc formuler en axiome que, lorsque le défenseur aura judicieusement choisi sa position, il pourra généralement compter que l’attaque l’y viendra chercher.

Mais généralement n’est pas toujours, et le cas peut néanmoins se présenter que le défenseur ayant pris ses dispositions sur une direction, l’attaquant en choisisse une autre et passe outre.

Le défenseur pourra alors recourir à l’un des cinq procédés suivants :

1o  Partager ses forces dès le principe, afin d’être certain de rencontrer l’attaque, et, dès que l’une des deux parties aura joint l’ennemi, porter la seconde au secours de la première ;

2o  Concentrer promptement ses forces sur un seul point, et, si l’attaque continue à passer outre, se porter à sa rencontre par un mouvement oblique rapide, et prendre position sur la direction qu’elle suit. Nous disons par un mouvement oblique, car le plus souvent on n’aura pas le temps de l’effectuer perpendiculairement, et la nouvelle position devra être prise un peu plus en arrière ;

3o  Prendre l’offensive avec toutes les forces réunies contre le flanc de l’attaque ;

4o  Agir sur les lignes de communications de l’ennemi ;

5o  Laisser l’envahisseur passer outre et, sans plus s’occuper de lui, se porter résolument à la contre-attaque de son théâtre de guerre.

Nous ne citons le dernier de ces moyens que parce que l’on peut concevoir le cas où il serait efficace, mais, en somme, c’est un procédé de l’offensive. Il est en contradiction avec l’idée même de la défensive et est certainement resté étranger, dans le principe, aux motifs qui ont présidé au choix de ce mode d’action. L’application, par la défense, n’en est donc admissible que lorsqu’elle est amenée par des fautes exceptionnelles de l’attaque ou dans des circonstances toutes spéciales.

L’action du défenseur sur les lignes de communications de l’attaquant est peu propre à amener une solution lorsqu’il s’agit uniquement de la défense d’un théâtre de guerre. Cette action, en effet, laisse tout d’abord supposer la supériorité du système des communications du défenseur, condition première d’une bonne position défensive. Or, sur des dimensions si restreintes, les lignes de communications prennent trop peu d’étendue, de part et d’autre, pour être très vulnérables, et, par conséquent, même dans les circonstances les plus favorables la défense ne saurait guère prendre de supériorité à ce sujet. Sur un théâtre de guerre isolé, d’ailleurs, l’attaque peut trop promptement atteindre son objectif pour que la défense lui oppose un procédé de résistance que l’on sait être tardif dans ses résultats.

Il en est autrement des trois premiers moyens. Chacun d’eux tend à un choc direct entre les centres de masse, et, par conséquent, à une solution immédiate.

Nous déclarons, cependant, que, sans rejeter complètement les deux premiers, nous donnons de beaucoup la préférence au troisième, et le tenons pour le vrai moyen de résistance dans la majorité des cas.

Par le premier procédé, en effet, en fractionnant ses forces on court toujours plus ou moins le risque de s’engager dans une guerre de postes, ce qui, contre un adversaire énergique, loin de conduire à une solution réelle, ne produira, dans les conditions les meilleures, qu’une résistance relative considérable. En partageant les forces, d’ailleurs, on amoindrit nécessairement la puissance du choc, et l’on doit, par suite, toujours redouter que, ainsi divisés, les corps qui les premiers aborderont l’ennemi ne subissent des pertes tout à fait disproportionnées. Enfin, engagés dans une lutte si inégale, ces corps se replieront généralement sur le gros des forces que l’on portera à leur secours, et celles-ci, au moment de produire leur effort, seront fâcheusement impressionnées par ce mouvement de retraite qui éveillera toujours dans leur esprit la pensée de dispositions manquées et la crainte d’une défaite.

Le second procédé exige une extrême rapidité. Il consiste à se concentrer tout d’abord, puis, de quelque côté que l’attaque ait infléchi sa direction, à la devancer et à prendre position devant elle. Il expose donc le défenseur à arriver trop tard et à se trouver paralysé entre deux mesures l’une et l’autre manquées. Une bataille défensive, d’ailleurs, demande du calme, de la réflexion et, non seulement la connaissance, mais l’habitude même du terrain, toutes conditions qui ne peuvent guère se rencontrer ici. Enfin, les positions qui forment un bon champ de bataille défensif sont rares, et l’on n’a que peu de chances d’en rencontrer une en se portant ainsi sur un point quelconque de la première route venue.

Par contre, le troisième procédé, qui consiste à se jeter avec toutes ses forces sur le flanc de l’attaque, c’est-à-dire à lui livrer une bataille générale après avoir exécuté un changement de front, présente de grands avantages.

Nous savons, tout d’abord, que, par le fait seul qu’il incline ainsi son ordre de bataille sur celui de l’ennemi, le défenseur menace aussitôt les lignes de communications et de retraite de l’attaque. Or, tant en raison des rapports généraux que par suite des propriétés stratégiques que nous avons exigées de la position qu’il a prise, le défenseur doit avoir l’avantage à ce sujet.

De plus, et cela a ici une extrême valeur, en négligeant la position du défenseur, l’attaquant s’embarrasse dans deux tendances contraires. Il lui faut nécessairement aller de l’avant pour atteindre l’objectif qu’il s’est donné, mais, à tout moment menacé de voir apparaître le gros de la défense sur son flanc, il lui faut, en outre, rester sans cesse en état d’engager une action générale. Cette double tendance impose des efforts si différents et produit une telle complication intérieure, qu’il est à peine possible d’imaginer une situation stratégique plus détestable. Pour préparer convenablement son action, il faudrait, en effet, que l’envahisseur eût quelque donnée du moment et de l’endroit où il sera attaqué ; or il reste dans la plus complète incertitude à ce propos, et se trouve ainsi réduit, quand la bataille s’engage, à ne prendre que des dispositions hâtives et de circonstance. Le défenseur, au contraire, a toute la liberté de ses mouvements, il a choisi son terrain, il en connaît toutes les ressources et ne prendra l’offensive qu’au moment opportun. Il a donc une supériorité stratégique incontestable sur son adversaire.

Nous croyons donc que, lorsque avec la totalité de ses forces elle occupe une position bien choisie, la défense peut et doit attendre les événements. Que l’attaque se décide alors à négliger la position, la défense, si les dimensions restreintes du théâtre de guerre s’opposent à ce qu’elle recoure à l’action sur les lignes de communications, prendra résolument l’offensive et se jettera en masse dans le flanc de l’ennemi, ce qui constitue, nous venons de le voir, un excellent moyen de solution.

L’histoire ne relate cependant que peu d’exemples à ce sujet. Cela tient à deux causes. Maintes fois l’attaquant, ainsi menacé par la concentration de la défense sur son flanc, a renoncé de lui-même à poursuivre la direction de sa marche ; maintes fois aussi le défenseur, manquant de patience ou d’énergie, a cessé d’attendre sur la position, et, changeant alors de procédé, a divisé ses forces, ou s’est, en toute hâte, porté obliquement sur la direction que suivait l’attaque.

Il va de soi, cependant, que, par le fait même qu’elle passe ainsi à l’offensive, la défense perd une partie de la supériorité inhérente à sa forme d’action. Elle renonce, entre autres, aux avantages de l’attente, au choix de la position et à la faculté de se couvrir par des retranchements. Or la situation dans laquelle elle trouvera l’ennemi ne compensera généralement pas la perte de ces avantages. Celui-ci, en effet, se sera volontairement placé dans cette situation afin d’éviter les dangers plus grands qu’il eût rencontrés en abordant la position. Il est, néanmoins, une notable partie des avantages de la forme défensive qui resteront encore à la disposition du défenseur quand il se portera ainsi offensivement et en masse sur le flanc de l’ennemi, et il aura toujours du moins sur son adversaire la supériorité du calme, de l’assurance, de l’unité, de la précision et des bons préparatifs.

En partageant ses forces ou en se portant obliquement au-devant de l’ennemi, le défendeur renonce, en somme, à toutes ses prérogatives. Il se laisse, dès lors, imposer la loi par l’attaque, et ne peut plus prendre que les dispositions hâtives et dangereuses que les circonstances laissent à sa portée. Or, partout où l’attaque a été caractérisée par un grand esprit de décision et par une ferme volonté de vaincre, on l’a vue, sans exception, briser un si déplorable système de défense.

Nous ne saurions nous dispenser de rappeler ici un grand événement historique qui présente beaucoup d’analogie avec les idées que nous venons de développer, mais dont on pourrait peut-être fausser la corrélation avec notre sujet. Lorsque Bonaparte se porta contre la Prusse, en octobre 1806, l’armée de cette puissance se trouvait en Thuringe entre les deux grandes routes qui, passant l’une par Erfurt et l’autre par Hof, se réunissent à Leipzig pour continuer vers Berlin. On avait précédemment formé l’armée sur cette position dans l’intention de la porter en Franconie par la forêt de Thuringe. Bien que, naturellement, il ne fût plus dès lors question de réaliser cette manœuvre, l’impossibilité de prévoir par laquelle des deux routes l’invasion allait s’effectuer fit néanmoins conserver cette position intermédiaire. Comme telle, elle eût donc dû mener au procédé qui consiste à se porter par un mouvement oblique rapide sur la direction suivie par l’ennemi.

Or, autant ce procédé eût été applicable si l’invasion se fût produite par la route d’Erfurt-Leipzig, parce que tous les chemins conduisant de la position dans cette direction étaient praticables, autant il devint impossible d’y avoir recours quand les Français eurent fait choix de la route passant par Hof. Il eût, en effet, fallu deux ou trois journées de marche pour se porter sur cette route en avant de la direction de l’ennemi, et on eût eu, en outre, à opérer le passage du lit profondément encaissé de la Saale. Par les mêmes motifs, on ne pouvait davantage songer à prendre l’offensive en se jetant, d’une position ainsi située sur la rive gauche de la rivière, dans le flanc de l’invasion déjà maîtresse d’une partie de la rive droite. Aussi le duc de Brunswick résolut-il d’attendre les événements derrière la Saale.

Sans faire l’étude critique de cette décision, voyons, du moins, les moyens d’action qu’elle laissait au défenseur.

A. Si Bonaparte, voulant joindre l’armée prussienne, cherchait à passer le cours d’eau, on pouvait l’attaquer pendant cette opération délicate, et, dans ce cas, la profondeur et l’importance de la vallée de la Saale promettaient une supériorité stratégique et tactique considérable à la défense.

B. Si, au contraire, l’ennemi continuait à se prolonger par la rive droite, on pouvait agir sur ses lignes de communications, ce qui, en raison de l’étroitesse de la base d’opérations de l’attaque, resserrée entre la Saale et la Bohême neutre, donnait encore la supériorité stratégique à la défense.

C. Enfin, profitant de ce qu’elle était couverte par la rivière, l’armée prussienne pouvait, par une marche de flanc rapide, devancer l’ennemi vers Leipzig.

Le 13 octobre, après de longues hésitations, le duc de Brunswick adopta enfin le dernier de ces procédés. Mais il n’était plus temps ; Bonaparte avait déjà commencé le passage de la Saale, et l’on dut combattre à Iéna et à Auerstaedt. Ces hésitations furent fatales à l’armée prussienne ; pour livrer une bataille avantageuse elle quitta trop tôt la position, tandis que, pour se jeter au-devant l’ennemi, elle se mit trop tard en mouvement.

Quoi qu’il en soit et malgré tout, la position a témoigné de la grande puissance stratégique qu’elle possédait en propre, car, grâce à elle, le duc de Brunswick n’a été vaincu à Auerstaedt qu’après avoir écrasé l’aile droite de Davout, et le prince de Hohenlohe, à Iéna, a pu échapper à un désastre complet par une sanglante retraite. Il faut reconnaître, cependant, qu’à Auerstaedt on n’osa pas poursuivre un succès qui devait immanquablement conduire à la victoire, tandis qu’à Iéna on poursuivit une victoire impossible. Bonaparte seul avait compris toute la valeur stratégique de la position sur la Saale ; aussi, n’osant passer outre, s’est-il décidé à effectuer le passage de ce cours d’eau sous les yeux mêmes de l’ennemi.

Nous croyons avoir ainsi suffisamment exposé les rapports de la défense avec l’attaque lorsqu’il y a recherche de solution, et avoir montré de quelle manière les différents éléments du plan de défense doivent se rattacher les uns aux autres selon que les situations l’exigent. Le général en chef doit, tout d’abord, se fixer une ligne de conduite. Il lui sera ensuite loisible d’y apporter les modifications de détail qu’exigeront les circonstances géographiques, statistiques et politiques, ainsi que les qualités physiques et morales des deux armées opposées. Formuler des règles plus précises à ce sujet ne saurait entrer dans nos vues car le champ des cas individuels n’a pas de limite.

Il ne nous reste donc plus qu’à passer en revue les motifs qui peuvent porter le défenseur à faire choix de l’un ou de l’autre des quatre modes de résistance que nous avons énumérés au chapitre VIII de ce livre.

1o  Le défenseur se porte au-devant de l’attaque et prend lui-même l’offensive dans une bataille générale au moment où l’envahisseur pénètre sur le théâtre de guerre, dans les circonstances suivantes :

A. Lorsqu’il dispose de forces assez grandes pour arriver ainsi à la victoire.

B. Lorsque l’invasion commet la faute de se produire par des routes si distantes les unes des autres, ou séparées par de tels obstacles, que ses colonnes se trouvent hors d’état de se porter mutuellement secours.

Dans ce cas, le défenseur, quelle que soit son infériorité numérique, peut se jeter avec toutes ses forces réunies sur l’une des colonnes isolées de l’attaque. Mais ce ne sera jamais que par grande inconséquence que l’attaquant s’exposera à un pareil danger, et, par conséquent, le défenseur ne doit agir ici qu’en toute connaissance de cause. En effet, s’il ne trouve pas les choses telles qu’il les a tout d’abord supposées, non seulement il lui faut renoncer à toute action offensive, mais il ne lui reste plus que l’alternative de battre précipitamment en retraite ou d’accepter une bataille défensive au hasard et sans dispositions préalables.

Cette faute fut commise par l’armée prussienne sous les ordres de Dohna dans la campagne défensive de 1759 contre les Russes, et amena la défaite du général Wedel à Zullichau.

C. Lorsque l’irrésolution et la maladresse de l’attaque engagent la défense à prendre directement et résolument l’offensive.

On comprend bien, en pareille occurrence, que le défenseur tire plus de profit de la vigueur et de l’imprévu de sa propre action que de l’appui même du terrain dans la meilleure position défensive. Mais savoir ainsi reconnaître les puissances morales sera toujours le propre exclusif d’une rare et exceptionnelle entente de la conduite de la guerre, et, par suite, la théorie ne peut dire trop haut et trop souvent répéter qu’il y aurait folie à agir ainsi si l’on n’y était autorisé par les motifs les plus péremptoires et les suppositions les mieux fondées.

D. Lorsque l’énergie, l’ardeur, le courage et les dispositions morales des troupes de la défense les rendent particulièrement propres à l’offensive.

Malgré leur infériorité numérique, mais en raison de leur valeur, de leur discipline et de leur grande mobilité aussi bien que de la confiance qu’il avait su leur inspirer, les troupes du grand Frédéric constituaient, dans sa puissante main, un instrument plus apte encore à l’attaque qu’à la défense. Par contre, ces qualités manquaient absolument à ses adversaires, et, sous ce rapport, il avait sur eux une grande supériorité. Aussi le vit-on maintes fois négliger de se couvrir par des retranchements et se passer de l’appui du terrain. Mais on rencontre rarement des exemples d’une si grande supériorité morale, et, il ne faut pas s’y tromper, il ne suffit pas, pour la posséder, de disposer d’une armée exercée et habituée aux grands mouvements. Bien que Frédéric le Grand ait affirmé et que, depuis, on ait sans cesse répété que l’armée prussienne est spécialement propre à l’attaque, on ne doit pas ajouter une foi sans limite à cette assertion. Il est certain que, à la guerre, on se trouve généralement plus en confiance et plus ardent dans l’offensive, mais ce sentiment est commun à toutes les troupes, et il n’est peut-être pas un général qui ne l’attribue à l’armée qu’il commande. On ne doit donc pas céder légèrement à l’apparence d’une supériorité qui peut n’être qu’imaginaire, et, dans cette persuasion, négliger d’autres avantages réels.

E. Lorsque le théâtre de guerre ne présente aucune bonne position défensive.

F. Lorsque la défense n’a qu’une artillerie peu nombreuse et dispose, par contre, de beaucoup de cavalerie.

G. Enfin, lorsque la défense a intérêt à hâter la solution.

2o  Le deuxième mode de résistance consiste à se concentrer sur un terrain choisi de telle sorte que, lorsque l’ennemi s’y présente, on puisse se porter offensivement sur lui et le devancer dans son attaque. Le défenseur y peut recourir :

A. Quand son infériorité numérique ne le contraint pas à se retrancher dans une position forte.

B. Lorsque la contrée qu’il a choisie pour y concentrer ses forces se prête particulièrement à cette manière d’agir. Les avantages à rechercher ici sont tous du ressort de la tactique. Le terrain doit particulièrement favoriser les mouvements de la défense et gêner ceux de l’attaque.

3o  Le défenseur fait choix d’une position et y attend formellement l’attaque de l’ennemi :

A. Lorsque l’infériorité de ses forces le contraint à se couvrir par des retranchements et à ne négliger aucun des obstacles que le terrain met à sa disposition.

B. Lorsque, bien que pouvant recourir à d’autres moyens, il dispose d’une position qui se prête excellemment à l’application de ce procédé.

Un camp retranché constituant en soi une position imprenable de vive force ne convient nullement au but que vise ici le défenseur. Si celui-ci s’y plaçait, en effet, l’attaque, se sachant hors d’état de forcer la position, l’investirait peut-être pour l’affamer, mais passerait outre et continuerait à poursuivre son objectif.

On ne doit donc se placer dans un camp retranché que dans l’une ou l’autre des deux circonstances suivantes :

A. Lorsque l’emplacement sur lequel est établi le camp retranché lui donne une valeur stratégique telle que l’attaque se trouve dans l’impossibilité de l’investir ou de n’en pas tenir compte en le laissant sur ses derrières.

B. Lorsque le défenseur peut compter sur des secours extérieurs.

C’est le second de ces motifs qui porta l’armée saxonne à prendre position en 1756 à Pirna. On a beaucoup blâmé cette détermination en raison de la capitulation qui s’ensuivit, mais il faut cependant reconnaître que, en agissant ainsi, 17 000 Saxons ont pu neutraliser l’action de 40 000 Prussiens, ce qui, par tout autre moyen, eût été absolument impossible. Qu’à Lowositz les Autrichiens n’aient pas tiré parti de la supériorité effective que cette manière d’agir de leurs alliés leur donnait, cela ne prouve qu’une chose, c’est que, de leur côté, la guerre avait été mal préparée et fut encore plus mal conduite. Il n’est pas douteux, en effet, que si les Saxons, au lieu de se retrancher dans le camp de Pirna, se fussent dirigés sur la Bohême, Frédéric le Grand eût repoussé Autrichiens et Saxons jusqu’au delà de Prague, en une seule campagne, et se fût emparé de cette ville. Ne juger cet événement militaire que par la capitulation qui y mit fin et ne tenir aucun compte des avantages qui pouvaient résulter de l’application de ce procédé, c’est tout justifier par les résultats, et, par conséquent, faire de la sotte critique.

En somme, les circonstances exposées en A et B ne se présentent que très exceptionnellement, et, avant de placer ses troupes dans un camp retranché, la défense doit mûrement peser le pour et le contre. C’est un expédient qui ne produit que rarement de bons effets. Si, d’un côté, on peut espérer en imposer à l’attaque et enrayer toute son action en agissant ainsi, on s’expose, de l’autre, à l’extrême danger d’avoir à combattre sans retraite possible. Si Frédéric le Grand recourut à ce procédé à Bunzelwitz, c’est qu’il avait reconnu toute l’irrésolution du caractère de ses adversaires et que, fort de l’irresponsabilité que lui donnait la puissance souveraine et confiant dans sa grande expérience de la guerre, il comptait sur les expédients suprêmes que son génie lui eût inspirés, en cas d’insuccès, pour frayer une retraite à son armée vaincue.

4o  On recourt au dernier mode de résistance, c’est-à-dire à la retraite volontaire dans l’intérieur du pays, dans les trois circonstances suivantes :

A. Lorsque, en raison de la puissance initiale de l’attaque, la défense est hors d’état de lui opposer une résistance heureuse à la frontière même ou dans le voisinage de la frontière.

B. Lorsqu’il s’agit avant tout de gagner du temps.

C. Lorsque, ainsi que nous l’avons exposé dans le chapitre XXV de ce livre, la nature et les dimensions du pays favorisent cette manière de procéder.

Il nous reste enfin à fixer un dernier mais important côté de la question, en disant que, lorsqu’on fait l’application de l’un des trois premiers de ces modes de résistance et que l’on possède une ou plusieurs places fortes à proximité de la frontière, on a généralement avantage à laisser l’ennemi les dépasser, ou, en d’autres termes, à ne provoquer la solution qu’en deçà de ces places fortes et avec leur concours.

L’invasion, en effet, surtout lorsqu’elle saura marcher à une bataille décisive, ne se risquera jamais à laisser sur ses derrières, sans les investir ou tout au moins sans les faire observer, les places fortes qu’elle se verra ainsi forcée de dépasser, et les corps qu’il lui faudra consacrer à ce service diminueront d’autant l’effectif de son front de bataille et, par conséquent, la puissance de son choc dans l’action générale.

Nous accordons que les résultats tactiques restant d’ailleurs les mêmes, le défenseur, s’il est battu en deçà d’une place forte, sera contraint d’abandonner plus de terrain à l’invasion que s’il eût été battu au delà ; nous reconnaissons pareillement que le défenseur peut prendre d’excellentes positions de bataille en avant d’une place forte, tandis que, en arrière, alors surtout que la place est assiégée et en danger d’être prise, il doit souvent combattre offensivement, mais ce ne sont là que de faibles inconvénients en comparaison de l’extrême avantage de n’avoir à se mesurer, dans une bataille décisive, qu’avec un adversaire affaibli du quart, du tiers, voire même peut-être, s’il y a plusieurs places fortes, de la moitié de son effectif.

Il va de soi que la question serait toute différente si la place forte au lieu d’être à proximité de la frontière en était très éloignée, car, dès lors, le défenseur aurait à évacuer une portion considérable de son territoire de guerre, sacrifice auquel nous savons qu’il ne doit se résoudre que dans les circonstances exceptionnelles où la retraite dans l’intérieur du pays trouve sa judicieuse application.

Enfin il est des places fortes, et des plus grandes, qui méritent si peu cette appellation et possèdent une capacité de résistance propre si limitée, qu’on ne saurait les exposer, sans appui extérieur, à l’approche de l’ennemi. Le défenseur ne devra naturellement prendre position en arrière d’une place de cette valeur, qu’à la condition d’en rester assez à proximité pour en pouvoir sans cesse soutenir la garnison.