Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 4

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 23-29).

CHAPITRE IV.

de la convergence de l’action dans l’attaque et de la divergence de l’action dans la défense.


La réflexion démontre que le mode d’action de l’attaque n’est pas nécessairement toujours convergent, pas plus que celui de la défense n’est sans cesse divergent, néanmoins c’est là ce qui se présente le plus fréquemment dans la pratique et ce que, par suite, on trouve le plus habituellement relaté dans les cours d’art militaire. Il en résulte que dans l’étude de la théorie, l’esprit se laisse facilement entraîner à considérer ces deux modes d’action comme inhérents le premier à l’attaque et le second à la défense.

En raison des avantages et des désavantages imaginaires qu’elle crée, cette influence égare et fausse sans cesse le jugement. Bien qu’il ne nous soit pas encore possible, au point où nous en sommes, de traiter à fond un sujet auquel la fréquence de sa répétition nous forcera d’ailleurs à revenir plus tard, nous chercherons cependant dès aujourd’hui à nous en pénétrer suffisamment pour en pouvoir faire abstraction dans la suite de cette étude comparative des moyens de l’attaque et de la défense.

Dans la stratégie aussi bien que dans la tactique, on se représente tout d’abord le défenseur attendant, immobile sur la position qu’il s’est choisie, l’apparition de l’ennemi, tandis que l’attaquant, au contraire, manœuvre précisément en raison de cette immobilité et par rapport à elle.

L’attaque dispose donc seule, tant que durent son propre mouvement et l’immobilité de la défense, de la possibilité d’exécuter des manœuvres enveloppantes ou tournantes. Cette faculté de se faire convergente ou non, selon qu’elle y trouve avantage, constituerait évidemment une supériorité pour l’attaque, si celle-ci conservait à ce sujet une liberté de choix aussi grande dans la stratégie que dans la tactique, mais ce n’est généralement pas ce qui a lieu. S’il est rare, en effet, que dans la tactique les deux ailes d’une ligne de défense soient absolument intournables, c’est un cas qui se présente fréquemment dans la stratégie, alors par exemple que la ligne de défense s’étend d’une mer à une autre ou d’un territoire neutre à un autre territoire neutre. En pareille circonstance l’attaque n’a plus à choisir, tout mouvement tournant ou enveloppant, toute action convergente lui sont interdits ; elle ne peut, dès lors, agir que directement sur le front même de la défense. Dans le cas inverse, c’est-à-dire quand elle ne peut être absolument que convergente, le choix de l’attaque se trouve restreint d’une façon plus désavantageuse encore. C’est ainsi que, en supposant une alliance offensive entre la Russie et la France, ces deux puissances ne pourraient se porter sur l’Allemagne que chacune de son côté, et par conséquent avec des forces nécessairement séparées et suivant des lignes convergentes.

Si nous réussissons maintenant à démontrer que dans la majorité des cas la forme convergente est la plus faible des deux formes de l’action des forces, il faudra nécessairement reconnaître que l’avantage que l’attaque peut parfois tirer de la plus grande liberté du choix dans le mode d’action est complètement balancé par la nécessité où elle se trouve, dans d’autres circonstances, d’employer la forme la plus faible.

Pour y arriver, examinons tout d’abord la question au double point de vue tactique et stratégique.

Les forces, dans l’action convergente, vont sans cesse se concentrant davantage, mais néanmoins comme elles se dirigent ainsi sur un adversaire concentré lui-même à priori, cela ne saurait constituer un avantage en leur faveur. Réciproquement, la dissémination progressive qui résulte d’une action divergente n’amène aucune infériorité pour les troupes qui opèrent dans cette forme, puisqu’elles se portent, par ce moyen, sur un adversaire également disséminé au préalable.

En somme, le seul avantage réel que présente la forme convergente sur la forme opposée est que l’action de la première, au contraire de celle de la seconde, procède de la circonférence vers le centre, c’est-à-dire vers un point commun. Il n’est pas nécessaire de pénétrer bien avant dans la question pour se rendre compte que cela peut conduire aux résultats principaux suivants :

1o  De prendre l’ennemi entre deux feux lorsque les espaces sur lesquels on opère se restreignent suffisamment pour cela ;

2o  D’attaquer l’une des subdivisions de l’ennemi sur plusieurs points en même temps ;

3o Enfin de couper l’ennemi de ses lignes de communications et de retraite.

En raison des espaces restreints que cela laisse supposer, le danger d’être pris entre deux feux n’existe que dans la tactique, mais à ce danger s’en substitue un autre très grave aussi dans la stratégie. C’est l’ébranlement moral profond qui, bien qu’à des degrés différents, ne manque jamais de se produire dans une armée, lorsque, et quelle que soit la distance qui la sépare encore de l’ennemi, elle sent celui-ci vainqueur sur ses derrières.

Les chances de réussite, ainsi que la portée du succès que l’on peut se promettre de l’attaque d’une seule et même subdivision de l’adversaire, croissent ou diminuent en raison inverse de la force numérique de cette subdivision, c’est-à-dire que plus cette subdivision sera petite et plus elle sera exposée à être ainsi écrasée et complètement écrasée. Engagé avec des forces supérieures, un corps d’armée peut néanmoins présenter une grande force de résistance et lutter parfois même avec succès ; une division est déjà beaucoup plus exposée, et un bataillon n’a plus d’autre ressource que de se former en carré. Or la stratégie dispose de masses bien plus grandes que la tactique, et est par suite bien autrement en état de supporter une pareille épreuve.

Il en est de même de la menace d’être coupé de ses lignes de communications et de retraite. Cette menace, très sérieuse dans la tactique, l’est infiniment moins dans la stratégie, en raison de la difficulté de fermer complètement les grands espaces sur lesquels cette dernière opère.

En résumé on ne peut nier que bien qu’à des degrés différents selon qu’il s’agit de la tactique ou de la stratégie, la forme convergente présente cet avantage que dirigeant les forces sur plusieurs points d’attaque, soit par exemple A et B placés nécessairement en deçà du point central commun vers lequel elles opèrent, l’action qu’elle produit sur A, sans rien perdre de sa puissance sur ce premier point, se fait aussi sentir sur B, tandis qu’il en est de même par rapport à A de l’action qu’elle produit sur B, et que par conséquent la résultante de l’effort général est quelque peu supérieure à la somme même des résultantes des efforts exercés séparément.

Si nous recherchons maintenant ce que l’action divergente est en état d’opposer à cet avantage de l’action convergente, nous trouverons évidemment que c’est la concentration préexistante qui est propre à la première, ainsi que le secret et la promptitude des mouvements sur les lignes intérieures dont elle dispose. Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur la puissance de moyens qui découlent de dispositions si favorables ; il va de soi qu’à moins de posséder tout d’abord une grande supériorité on ne saurait les affronter sans folie.

Nous avons vu que le rôle habituel de la défense est d’attendre le moment favorable pour adopter à son tour le principe du mouvement. Ce mouvement, qui commence nécessairement plus tard que celui de l’attaque, doit néanmoins se produire assez à temps pour que les troupes de la défense ne subissent pas l’engourdissante influence d’une trop longue passivité. C’est alors que les avantages de la concentration et des mouvements sur les lignes intérieures acquièrent toute leur valeur et assurent à la forme divergente des moyens de victoire généralement plus puissants que ceux dont dispose la forme opposée. Mais, au contraire de celle-ci qui peut tout d’abord couper la retraite à l’adversaire avant même de l’avoir vaincu, l’action divergente doit de toute nécessité vaincre avant de songer à menacer les lignes de l’ennemi. Bref il se rencontre ici, on le voit, un rapport semblable à celui qui existe généralement entre l’attaque et la défense ; la forme convergente qui est plus fréquemment celle de l’attaque mène à des résultats plus brillants, la forme divergente, plus habituelle à la défense, produit les siens plus sûrement ; la première est le mode d’action le plus faible avec le but le plus positif, la seconde le mode d’action le plus fort avec le but le plus négatif.

Nous croyons donc qu’il existe en principe un certain équilibre entre les deux formes de l’emploi des forces à la guerre, et comme d’ailleurs la défense, bien que fréquemment obligée à l’action divergente, n’y est pourtant pas exclusivement astreinte, et peut aussi parfois, en raison de ce qu’elle ne doit pas sans cesse et partout rester absolue, faire usage de la forme convergente, on n’est vraiment pas en droit de s’autoriser de ce que cette dernière forme est plus habituellement celle de l’attaque, pour accorder à celle-ci une prépondérance incontestable sur la défense.

Les avantages qui résultent de la possession des lignes intérieures croissent naturellement en raison de la plus grande étendue de ces lignes. Ces avantages sont donc plus grands dans la stratégie que dans la tactique. Il va de soi, en effet, que dans l’action divergente le temps que l’on est en mesure de gagner par des manœuvres de plusieurs jours de durée sur des lignes intérieures de 20 à 30 milles (150 à 220 kilomètres), est bien supérieur à la faible avance que l’on peut prendre sur l’ennemi lorsque ces lignes ne dépassent pas quelques milliers de mètres d’étendue. On peut objecter à cela, il est vrai, qu’une armée présentant plus de résistance qu’un bataillon, les opérations de la stratégie exigent par cela seul plus de temps que celles de la tactique ; mais cette exigence a aussi ses limites, et ne s’étend pas généralement au delà de la durée d’une bataille et des vingt-quatre ou quarante-huit heures pendant lesquelles il est toujours possible d’en retarder le commencement sans en compromettre le résultat.

Il faut considérer, en outre, que dans la tactique, dans le combat, les opérations de chacun des adversaires se passent sinon sous les yeux mêmes, du moins à portée de la vue de l’autre, et que dans ces conditions le secret des mouvements réciproques ne peut nécessairement être que de courte durée, tandis qu’en raison des vastes espaces sur lesquels opère la stratégie, alors surtout qu’il ne s’agit que de mouvements de fractions d’armée convenablement couverts et dissimulés par le restant des troupes laissées en ligne, il n’est pas rare que l’adversaire placé sur la circonférence demeure des journées, voire même des semaines entières, dans l’ignorance absolue des mouvements opérés sur les lignes intérieures. C’est là un nouvel avantage très grand à porter à l’actif de la défense.

Nous ne pousserons pas plus loin, pour le moment, l’étude de l’emploi convergent ou divergent des forces dans l’attaque et dans la défense. Nous aurons plus tard l’occasion de revenir sur cette question au point de vue spécial de chacune des deux formes de la guerre.