Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 6

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 35-45).

CHAPITRE VI.

développement des moyens spéciaux de la défense.


Dans les chapitres II et III de ce livre, nous avons déjà reconnu que si la supériorité numérique absolue, l’instruction, la discipline et toutes les grandes qualités militaires sont des éléments de victoire qui se peuvent également rencontrer dans l’attaque et dans la défense, il est d’autres éléments tels que :

Les avantages du terrain,

La surprise,

L’attaque de plusieurs côtés,

La coopération du théâtre de guerre,

Le concours des populations,

Et l’emploi des grandes forces morales, qui ne concourent pas moins que les précédents aux succès tactiques et stratégiques, et ressortissent plus naturellement et plus spécialement à la forme défensive.

Nous croyons utile de donner ici un peu plus de développement que nous ne l’avons fait tout d’abord à ceux de ces objets qui sont, entre tous, plus particulièrement à la disposition de la défense, et constituent pour ainsi dire les colonnes de soutènement sur lesquelles elle repose.

Nous voulons parler :

1o De la landwehr,

2o Des places fortes,

3o Du concours des populations,

4o De l’armement en masse des populations ou landsturm,

5o Des alliances.


1o La landwehr, son nom l’indique, est spécialement destinée à la défense du territoire national. Néanmoins, dans certains pays et notamment en Prusse, la landwehr a, dans les derniers temps, reçu une organisation militaire si perfectionnée, qu’elle ne répond vraiment plus à son appellation propre. Elle est ainsi devenue, en quelque sorte, une partie de l’armée permanente ; aussi, comme telle, a-t-elle fini par être employée à l’attaque. Il ne faut pas perdre de vue cependant, que si le vigoureux usage que l’on en fit en 1813, 1814 et 1815 ne contribua pas médiocrement à la grandeur des résultats obtenus, elle n’a alors même été mise en ligne dans le principe que dans un but purement défensif. Il est peu de pays, d’ailleurs, où la landwehr ait reçu une aussi forte organisation qu’en Prusse, et, en général, on attachera toujours à cette institution l’idée d’une coopération extraordinaire, plus ou moins volontaire, de la nation elle-même à la guerre, avec les sentiments qui animent cette nation, les efforts dont elle est capable et les richesses dont elle dispose. Cette institution sera donc généralement plus propre à la défense qu’à l’attaque. D’un autre côté, plus l’organisation d’une landwehr approchera de la perfection d’une organisation militaire proprement dite, et plus cette landwehr deviendra, sous un autre nom, une portion de l’armée permanente, acquérant ainsi une partie des qualités qui distinguent les troupes fortement constituées, mais perdant par contre les avantages mêmes qui font le propre d’une véritable landwehr, avantages dont le premier est de présenter un ensemble de forces beaucoup plus considérables, de valeur moins déterminée, mais beaucoup plus extensibles d’esprit et de sentiments. C’est là, dans l’espèce, que réside l’essence de cette institution. Les bases et les lignes de son organisation doivent donc être telles que la coopération de la nation y trouve l’espace nécessaire à tout son développement, et ce serait poursuivre un fantôme que de se promettre, en agissant autrement, d’obtenir quelque chose de particulier d’une landwehr.

En somme, nous le répétons, à moins d’une organisation absolument particulière et par conséquent en désaccord avec l’idée même qu’une landwehr présente à l’esprit, quel que soit le degré de perfection auquel on la pourra porter cette institution conviendra toujours plus à la défense qu’à l’attaque, ou, en d’autres termes, les qualités qu’une landwehr pourra apporter dans l’attaque se montreront encore plus grandes dans l’action défensive.


2o Places fortes. L’attaquant ne peut naturellement compter que sur la coopération de celles de ses places fortes qui se trouvent dans le voisinage de la frontière, tandis que réparties sur le théâtre de guerre même, les places fortes de la défense constituent des instruments de résistance d’une extrême valeur. Les premières, ne tirant de leurs ouvrages que le seul avantage de ne pouvoir être enlevées par un coup de main hardi, n’occupent et n’affaiblissent en rien les forces de la défense ; les secondes, au contraire, exigent des sièges en règle ou des blocus effectifs, et paralysent ainsi une partie des troupes de l’attaque.


3o Concours des populations. — En s’ajoutant à la masse d’un fleuve, une goutte d’eau n’en change pas le volume, mais qu’il survienne une pluie générale et le niveau du fleuve s’élève aussitôt. Il en est de même de l’influence collective qu’exercent la bonne ou la mauvaise volonté et la participation morale de la population d’un théâtre de guerre sur les événements militaires qui se déroulent sur le territoire qu’elle habite. Or, à moins que les habitants ne soient absolument opposés aux causes qui ont fait entreprendre la lutte, cette influence est naturellement tout en faveur des troupes qui combattent pour la cause nationale, c’est-à-dire en faveur du défenseur. Les prestations de toute nature, qu’elles soient considérables ou insignifiantes, ne sont alors obtenues par l’attaquant que sous l’exigence d’une pression manifeste, et, pour les recueillir, il lui faut une grande dépense de peines et d’efforts. Pour le défenseur, au contraire, que ce soit spontanément comme dans les cas de dévouement enthousiaste à la cause nationale ou simplement par habitude invétérée d’obéissance aux autorités du pays, les habitants sont prêts à tous les sacrifices. Cette obéissance n’a même pas besoin de la présence des troupes pour se manifester, elle prend sa source en dehors de l’armée elle-même et tire son principe de moyens et d’exigences qui sont absolument étrangers à cette dernière. Alors même que la participation volontaire des habitants à l’action nationale ne leur coûte aucun sacrifice matériel, pour peu qu’elle naisse d’un véritable amour de la patrie elle rend en toutes circonstances les plus importants services au défenseur. Bornons-nous par exemple à parler, à ce sujet, de la multitude d’informations et de renseignements qui, en dehors même du service de l’espionnage proprement dit, peuvent se produire journellement en raison du contact constant entre les habitants et tous les services de l’armée, et qui, dans le cas de bonne entente et d’union entre eux, donnent une si grande supériorité au défenseur, tandis que par contre l’attaquant n’en tire qu’incertitude et indécision. Il n’est pas, en effet, de petite patrouille, de poste avancé, de vedette, d’officier en mission, qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre armée, qui ne se trouvent sans cesse dans la nécessité de recourir aux habitants pour obtenir des nouvelles de l’ennemi ou faire face aux difficultés qu’ils rencontrent. Si de ces considérations générales on passe aux cas particuliers où la nation prend elle-même une certaine part à la lutte, ou même aux cas absolument spéciaux où, comme en Espagne, la nation entière formant une armée nationale constitue l’élément capital de la résistance, on se rend compte qu’il ne se produit plus dès lors une simple augmentation de la puissance nationale, mais bien un élément de puissance absolument nouveau.


4o C’est en passant par les mêmes raisonnements que l’on reconnaît que l’armement en masse de la nation ou Landsturm constitue aussi un moyen puissant spécial à la défense.


5o Enfin si, au début ou au courant d’une guerre, il est souvent possible à chacun des deux adversaires, qu’il soit attaquant ou attaqué, de se créer des alliances basées sur des intérêts momentanément identiques, il est du moins une éventualité d’alliance qui ne se réalise jamais qu’en faveur du défenseur, c’est-à-dire entre une nation menacée et celles des autres nations qui ont un intérêt vital à la conservation de son intégralité et de son existence.

Jetons en effet un coup d’œil sur la république des États dont se compose l’Europe actuelle. Loin d’y trouver un équilibre systématiquement réglé de la puissance et des intérêts, équilibre absolument imaginaire et qui a été contesté avec grande raison, nous voyons les intérêts des États et des peuples s’y entrecroiser de la façon la plus variée comme sur une sorte de vaste canevas aux mailles irrégulières, dont chacun des points de croisement forme un nœud de consolidation dans lequel la direction d’un intérêt sert de contre-poids à la direction d’un autre.

De là nécessairement une connexion manifeste du tout.

Or, comme le moindre changement ne peut se produire sans que cette connexion se rompe en partie, il en résulte que les rapports communs de tous les États entre eux tendent bien plutôt à maintenir le tout dans sa forme qu’à y apporter des changements. En d’autres termes, la tendance générale est au maintien de l’état social existant.

Nous croyons que c’est ainsi seulement que l’on peut concevoir un équilibre politique, et que les choses se produiront invariablement de cette façon partout où un contact multiple existera entre plusieurs peuples policés.

Quant à savoir si cette tendance générale des intérêts suffit à assurer le maintien de la forme existante, c’est là une autre question. On peut sans doute concevoir, dans les rapports des différents peuples entre eux, telles modifications dont les unes appuieront tandis que les autres contrecarreront cette tendance. Dans le premier cas ces modifications seront des efforts vers le perfectionnement de l’équilibre politique existant, et comme ces efforts auront la même direction que les intérêts collectifs, ils auront pour eux la majorité de ces intérêts. Dans le second cas, au contraire, ces efforts ne seront que des tentatives d’échappement à la loi communément acceptée, et il ne faudra y voir que l’action tyrannique et malsaine de parties isolées. Il n’y a d’ailleurs vraiment pas trop à s’étonner que de pareils efforts puissent se produire dans un assemblage si faiblement et si inégalement constitué de grands et de petits États, alors qu’on les voit se réaliser même dans la masse organique si merveilleusement ordonnée de la nature vivante.

Que si on nous renvoie aux cas où, dans l’histoire, des États isolés ont pu introduire des changements territoriaux importants à leur seul avantage sans que tout ait même fait un essai pour s’y opposer, ou mieux encore aux cas où un État isolé s’est trouvé en situation de s’élever si fort au-dessus des autres qu’il en est devenu l’autocrate à peu près absolu, nous répondrons que cela ne prouve en aucune façon que la tendance des intérêts collectifs ne soit pas au maintien de l’état social existant, mais bien que l’action de cette tendance, aux époques en question, n’avait pas une puissance suffisante ; que l’aspiration vers un but n’est pas le mouvement qui conduit à ce but, mais que ce n’est cependant nullement une quantité négligeable, ainsi d’ailleurs que la dynamique céleste en fournit la meilleure preuve.


Nous disons donc que la tendance de l’équilibre est au maintien de l’état social existant, par quoi, cela va sans dire, nous supposons tout d’abord que la tranquillité, c’est-à-dire l’équilibre, règne dans cet état social, car là où la tranquillité est déjà troublée une tension s’est déjà produite, et dans ce cas la tendance de l’équilibre peut certainement aussi être dirigée vers un changement. Mais ce changement, si nous approfondissons la nature des choses, ne peut jamais atteindre que quelques États isolés, et jamais la majorité des États. Il est donc certain que cette majorité verra toujours son maintien représenté et assuré par la masse des intérêts communs, et que chaque État isolé, pourvu qu’il ne soit pas précisément en opposition avec la majorité, trouvera, dans son action défensive, plus d’intérêts pour lui que contre lui.

Traiter ces considérations d’utopies serait agir contre la vérité philosophique qui, seule, fait découvrir les rapports généraux dans lesquels se tiennent les éléments essentiels des choses. Il va de soi cependant, qu’il y aurait inconséquence aussi, s’appuyant exclusivement sur ces rapports généraux, à en vouloir déduire des lois par lesquelles chaque cas particulier devrait être réglé, et à ne tenir aucun compte des immixtions fortuites qui se peuvent produire ; mais néanmoins, celui qui débute partout en individualisant et n’examine les événements que superficiellement pour ne les approfondir que lorsqu’un motif particulier l’y invite, celui-là ne parviendra jamais à découvrir les rapports généraux qui ne se trouvent que dans les bases les plus profondes, et, ne se formant ainsi qu’une opinion de valeur très restreinte, traitera vraisemblablement de rêveries ce que la saine philosophie détermine pour l’universalité des cas.

Si la tendance générale n’était pas au maintien de la tranquillité et du statu quo, on ne verrait pas, depuis plus de dix siècles en Europe, des États de puissance et de force si disproportionnées, au lieu de se réunir en un seul grand État, se maintenir dans leur intégralité les uns à côté des autres. Or si l’Europe subsiste telle quelle depuis si longtemps, il est incontestable que c’est à la tendance seule des intérêts collectifs qu’il convient d’attribuer la persistance d’un pareil équilibre politique, et que dans les cas exceptionnels où la protection de la masse n’a pas suffi à assurer la conservation de l’une de ces individualités, ce n’a jamais été là que des irrégularités qui, loin de détruire cette tendance, ont toutes été surmontées par elle et ont ainsi affirmé sa force et sa vitalité.

Les exemples historiques sont nombreux dans lesquels l’opposition de la majorité des États de l’Europe a empêché ou annihilé des changements qui eussent par trop compromis l’équilibre existant.

Le partage de la Pologne présente cependant une exception frappante à cette règle générale, exception de laquelle nous ne saurions nous dispenser de parler ici, non seulement parce qu’elle fait particulièrement partie du sujet qui nous occupe, mais aussi parce qu’elle sert invariablement d’argument à tous ceux qui nient la possibilité d’un équilibre politique quelconque.

En effet, quand on ne recherche que superficiellement les causes qui ont amené la disparition de la Pologne, on est tout naturellement porté à regarder ce fait comme la preuve la plus irréfragable que les intérêts généraux peuvent parfois être impuissants à assurer le maintien des individualités. Il paraît fort étrange, au premier coup d’œil, que le partage d’un État de huit millions d’habitants ait pu s’effectuer au profit de ses trois voisins, alors surtout que deux de ces voisins, l’Autriche et la Russie, comptaient déjà parmi les plus grandes puissances du continent, sans qu’aucun des autres gouvernements de l’Europe n’ait tenté de lui porter secours et de s’opposer par les armes à un acte d’une pareille gravité. Nous répondons à cela tout d’abord, qu’un fait particulier, quelque frappant qu’il puisse être, ne prouve rien contre la généralité des cas, et nous prétendons, en outre, que la chute de la Pologne est, en somme, bien moins incompréhensible qu’elle ne le paraît être.

Pouvait-on, au XVIIIe siècle, considérer encore cette puissance comme un membre homogène de la grande république européenne ? Évidemment non ; c’était un État tartare qui, au lieu d’être situé comme les Tartares de Crimée sur les bords de la mer Noire à l’extrémité du monde des États européens, se trouvait placé en leur plein milieu sur les rives mêmes de la Vistule. Et qu’on ne nous accuse pas de parler ici avec mépris de la nation polonaise pas plus que de vouloir en justifier le partage, nous ne cherchons qu’à présenter les choses telles qu’elles se sont produites. Or depuis un siècle la Pologne n’avait plus joué aucun rôle politique et était devenue un sujet constant de difficultés et de discorde pour les autres États du continent. Restés Tartares par leurs mœurs, par leur administration, par la forme même de leur gouvernement, les Polonais, ainsi arriérés, ne pouvaient plus désormais se maintenir parmi les peuples de l’Europe qu’au prix d’un changement radical de leur organisation. Un demi-siècle eût suffi d’ailleurs à cette révolution si les gouvernants y eussent été portés de bonne volonté, mais ils étaient eux-mêmes beaucoup trop foncièrement Tartares pour désirer un pareil changement, et, hommes d’État aussi insouciants que politiques légers, ils laissèrent ainsi leur nation vivre sur le bord de l’abîme jusqu’à ce qu’enfin elle y tombât.

Longtemps avant son partage la Pologne ne présentait déjà plus à l’esprit l’idée d’un État indépendant et fermé sur ses frontières ; les Russes y étaient comme chez eux et y jouissaient d’une liberté de circulation absolue ; rien n’est plus certain même que c’est le fait seul du partage de la Pologne qui a empêché que ce pays ne devînt peu à peu, tout simplement et sans bruit, une province russe.

S’il n’en eût pas été ainsi, si la nation polonaise eût encore été capable de quelque réaction, la Prusse, l’Autriche et la Russie ne se seraient pas si facilement décidées à en faire le partage, et celles des puissances européennes qui se trouvaient le plus intéressées à son maintien, telles que la France, la Suède et la Turquie, n’eussent certainement pas manqué de se réunir pour lui prêter protection d’abord, puis assistance par les armes. C’est par tous ces motifs qu’il nous semble qu’il n’y a pas plus lieu de s’étonner de la facilité avec laquelle s’est effectué le partage de la Pologne, que du silence qui a accompagné la disparition de la Tartarie criméenne ; en tous cas les Turcs étaient, plus qu’aucun pays d’Europe, intéressés au maintien de cet État, et pourtant ils ne bougèrent pas, comprenant qu’il était absolument inutile de chercher à protéger une steppe sans résistance.

Nous en revenons à notre sujet et croyons avoir démontré que le défenseur est bien plus en situation que l’attaquant de compter sur un secours étranger. Nous ajoutons enfin, que ce sera d’autant plus le cas, que l’État attaqué présentera de plus grandes garanties de force et de résistance à l’appréciation des autres États, c’est-à-dire que sa situation politique et militaire leur paraîtra tout à la fois plus saine et plus puissante.