Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 13
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie, (Tome troisième, p. 55-59).
CHAPITRE XIII.
des manœuvres stratégiques.
1. Nous avons abordé ce sujet dans le livre de la défensive, mais, bien qu’il soit commun à l’une et à l’autre des deux formes de l’action à la guerre, par sa nature même il ressortit davantage à la forme attaquante. Nous allons donc en achever ici l’étude.
2. On ne recourt pas seulement aux manœuvres stratégiques quand on ne veut pas procéder à l’action avec violence et par de grands combats, mais bien encore lorsque l’on tient à éviter tout moyen offensif direct tel que l’action sur les lignes de communications ou de retraite de l’ennemi, les diversions, etc.
3. Pour définir les manœuvres stratégiques d’après l’usage que l’on en fait, nous dirons que, nées d’un état d’équilibre réciproque et commencées sans motifs déterminants précis, ce sont des actions par lesquelles on cherche à induire l’adversaire en erreur et à lui faire commettre des fautes. Ce sont les premiers coups portés sur l’échiquier. C’est un jeu de péréquation des forces dans lequel on tire parti de tout ce qui peut procurer quelque supériorité sur l’adversaire.
4. Les objets qui prennent ici le plus d’intérêt, soit comme but soit comme points d’appui de l’action, sont les suivants :
a) Les moyens de subsistance que l’on cherche à enlever en tout ou en partie à l’adversaire.
b) La réunion des différents corps.
c) La menace d’interrompre les communications de l’ennemi avec l’intérieur du pays ou avec d’autres armées ou corps d’armée.
d) La menace de couper sa ligne de retraite.
e) L’attaque des points isolés au moyen de forces supérieures.
Chacun de ces intérêts peut se rencontrer dans l’un des éléments constitutifs d’une situation quelconque, et ces éléments deviennent ainsi le centre autour duquel tout se meut pendant un certain temps. Un pont, une route, un ouvrage de campagne jouent souvent alors le rôle principal, et, dans chacun de ces cas, il est facile de démontrer que ces éléments ne prennent ainsi d’importance qu’en raison seulement du rapport qu’ils ont avec les intérêts que nous venons d’indiquer.
5. Dans ces conditions, quand une manœuvre stratégique réussit ― et ici l’initiative peut aussi bien venir du défenseur que de l’attaquant, ― elle vaut à celui qui l’a entreprise la possession d’un magasin, d’une portion de territoire ou de quelque objet de valeur analogue.
6. Dans toute manœuvre stratégique, l’initiative prise par l’un des adversaires provoque une contre-manœuvre de la part de l’autre. Selon que le premier adopte pour son action la forme enveloppante ou la forme convergente, le second concentre ses forces sur ses lignes intérieures ou les répartit en postes nombreux. Dans chacun de ces cas l’action générale prenant l’aspect d’une manœuvre différente, on en a déduit des règles et des maximes distinctes aussi fausses les unes que les autres, tandis que les quatre membres des deux antithèses constituent foncièrement les parties intégrantes indispensables d’une seule et même chose et doivent être considérés comme tels.
7. Dans la première antithèse, il est absolument impossible de dire quel est celui des deux membres auquel, d’une façon générale, il convient de donner la préférence. Il faut cependant reconnaître que la concentration des forces de l’attaqué est le véritable contrepoids et l’antidote naturel de l’action enveloppante de l’attaquant, et qu’en agissant comme ils le font ici, c’est à-dire le premier en restant sur ses lignes intérieures et le second en cherchant à entourer l’autre, les adversaires adoptent précisément la forme d’action qui convient le mieux au rôle que chacun d’eux a à remplir. C’est là ce qui fait que, des deux antithèses, on voit plus fréquemment la dernière se produire. En pareil cas la prépondérance doit rester à celle des deux formes qui est le plus habilement maniée.
8. Les membres de la seconde antithèse ne se subordonnent pas davantage l’un à l’autre. Le plus fort des deux adversaires peut répartir ses troupes en plusieurs postes, ce qui, à bien des points de vue, diminue leurs fatigues et lui procure à la fois une situation stratégique meilleure et une action plus commode. Le plus faible, au contraire, doit se tenir plus concentré et chercher à compenser le désavantage qui en pourrait résulter pour lui par une grande mobilité mais, pour en arriver là, il lui faut nécessairement montrer un degré supérieur d’habileté dans les marches et exiger moralement et physiquement d’extrêmes efforts de la part des troupes, résultat final auquel nous parviendrons toujours si nous restons partout conséquents avec nous-mêmes et que nous considérons, par suite, en quelque sorte comme la preuve logique de notre raisonnement. Ce sont les manœuvres stratégiques de Frédéric le Grand contre Daun en 1759 et 1760 et contre Laudon en 1761, ainsi que celles de Montecuculli contre Turenne en 1673 et 1675 qui nous ont particulièrement confirmé dans cette manière de voir ; or ces manœuvres ont toujours passé pour les modèles du genre.
9. De même qu’il faut éviter de déduire de fausses maximes et de fausses règles de l’emploi des membres de chacune de ces deux antithèses, il faut aussi se bien garder d’accorder au terrain, à la base et aux autres rapports généraux plus de valeur qu’il ne leur en revient réellement dans la question. Moins le résultat que l’on cherche à atteindre par une manœuvre stratégique est important, moins les rapports généraux exercent d’influence, et plus les considérations de temps et de lieu en acquièrent. Au point de vue général on ne saurait imaginer une situation plus illogique que celle dans laquelle se plaça Turenne en 1675 lorsque, s’étant formé le dos au Rhin sur une étendue de trois milles (22 kilomètres), il ne conserva pour toute ligne de retraite qu’un pont situé en arrière de son extrême aile droite, et cependant ces dispositions atteignirent leur but, et c’est avec raison qu’on les cite comme des modèles d’art et d’habileté. Un pareil résultat ne se peut expliquer que lorsque, s’éloignant des considérations générales, on entre dans celles de détail pour leur accorder la valeur qui leur revient dans les cas particuliers.
10. Nous avons donc la conviction qu’il n’existe pas de règles pour les manœuvres stratégiques et qu’il n’est pas de principe général d’où l’on puisse déduire la valeur de leur action, mais qu’exécutées avec une activité supérieure, de l’ordre, de la précision, de la discipline et de l’intrépidité elles peuvent procurer des avantages sensibles dans les circonstances les plus ordinaires comme dans les cas les plus particuliers. C’est donc de ces qualités que la victoire doit dépendre dans ce genre de lutte.