Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 17
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie, (Tome troisième, p. 77-84).
CHAPITRE XVII.
attaque des places fortes.
Nous n’avons naturellement pas à nous occuper ici des travaux mêmes des sièges mais bien du but stratégique qui les fait entreprendre, du choix des places à assiéger et de la manière d’en couvrir le siège.
Nous savons que, lorsque les places fortes constituent des éléments essentiels de la résistance d’un État, la perte de l’une d’entre elles affaiblit considérablement l’action de la défense, tandis qu’en posséder une facilite au contraire beaucoup celle de l’attaque et lui permet soit d’y placer ses magasins et ses dépôts, soit de s’en servir pour couvrir les cantonnements et les portions de territoire que ses troupes occupent. Nous savons, en outre, que lorsque le moment arrive où l’envahisseur doit lui-même adopter la forme défensive, les places fortes dont il a pu jusque-là s’emparer deviennent ses plus sûrs appuis. Ces considérations découlent des rapports que les places ont avec le théâtre de guerre sur lequel la lutte se poursuit, et on les peut facilement déduire de ce que nous avons déjà dit, à ce propos, dans le livre de la Défensive.
Sous le rapport de la prise des places fortes, il se présente aussi de grandes différences entre les campagnes où l’on poursuit de grandes solutions et les autres.
Quand on recherche une grande solution il ne faut recourir à un siège que lorsqu’il est absolument impossible de faire autrement. Ce n’est que lorsqu’une grande solution s’est produite, quand la crise et la tension des forces cessent pour un temps appréciable et qu’un entr’acte se présente dans la poursuite de l’action, que l’on peut raisonnablement chercher, par la prise d’une place forte, à consolider une conquête nouvellement faite et y procéder, sinon sans efforts et sans dépense de forces, du moins sans s’exposer à de réels dangers. Un siège ne peut qu’augmenter l’intensité de la crise au désavantage de l’attaque, car rien n’est manifestement plus propre à affaiblir ses forces et par conséquent à la priver pendant un certain temps de sa supériorité naturelle. Il se présente cependant des circonstances où il en faut passer par là, lorsque par exemple la prise d’une place s’impose à la continuation de l’invasion. Dès lors la question change de face et c’est précisément en assiégeant la place dont la possession lui est nécessaire pour aller plus loin sans danger, que l’attaque continue à progresser vers son but. En pareil cas la crise devient d’autant plus intense que la solution a jusque-là peu avancé. C’est là d’ailleurs un côté de la question que nous ne pourrons développer qu’au livre du Plan de guerre.
Dans les campagnes à objectif restreint, la prise d’une place forte constitue habituellement le but même à atteindre et non plus le moyen d’y arriver. On la considère alors comme une petite conquête indépendante, et, comme telle, cette conquête présente les avantages suivants sur toutes les autres :
1o Si petite qu’elle soit, une place enlevée à l’ennemi constitue une conquête nettement déterminée, qui n’exige qu’une certaine dépense de forces et ne peut entraîner aucun revirement grave.
2o En conservant la place jusqu’au moment où les négociations de paix s’ouvriront, on en fera valoir la possession comme équivalent.
3o Un siège est ou paraît du moins être l’une des manières de progresser de l’attaque, et, au contraire de toutes les autres, cette manière de progresser n’a pas pour conséquence une diminution constante des forces.
4o Enfin, nous l’avons déjà dit maintes fois, un siège est une entreprise qui ne saurait mener à une catastrophe, parce qu’au pis aller on peut toujours l’interrompre sans grand préjudice pour l’attaque.
Il résulte de ces considérations que la prise de l’une ou de plusieurs des places fortes de la défense constitue généralement le but auquel tendent les attaques stratégiques qui ne peuvent viser un résultat plus considérable.
Quant au choix de la place à assiéger, en cas de doute les motifs déterminants sont les suivants :
a) La place doit être facile à conserver, ce qui lui donnera une grande valeur comme équivalent lors des négociations pour la paix.
b) On doit disposer de moyens suffisants pour l’assiéger.
Avec des moyens médiocres on ne peut songer à s’emparer que d’une place d’importance secondaire ; or il vaut mieux en prendre réellement une petite qu’essayer vainement de s’emparer d’une plus grande.
c) Il est des places dont la puissance de résistance dépasse de beaucoup l’importance. Il serait insensé de dépenser des forces à faire le siège d’une place de cette espèce lorsqu’il est possible d’en assiéger une intrinsèquement plus faible.
d) Les ressources de toutes sortes et l’effectif de la garnison d’une place entrent ici en ligne de compte à deux points de vue différents. Faiblement approvisionnée et occupée, la place sera naturellement plus facile à prendre ; mais, d’un autre côté, la grande quantité des approvisionnements et le chiffre élevé de la garnison d’une place en font un objet de conquête plus désirable, par la raison qu’au contraire des ouvrages mêmes de fortification les places constituent des instruments directs de résistance dont l’attaque prive la défense en s’en emparant. La conquête d’une place occupée par de nombreuses troupes est donc digne de tous les efforts qu’on y peut consacrer et en récompense, d’ailleurs, bien mieux que ne le saurait faire la conquête d’une place qui présenterait une plus grande force de résistance intrinsèque.
e) La plupart des sièges échouent par suite des difficultés que rencontre le transport du matériel qu’ils exigent. Le siège de Landrecies par le prince Eugène en 1712 et celui d’Olmütz par le grand Frédéric en 1758 sont les exemples les plus remarquables à ce propos. C’est encore là un côté sérieux de la question.
f) Enfin il faut aussi tenir compte de la manière dont on pourra couvrir le siège. Ici on a le choix entre deux procédés dont l’un consiste à couvrir directement l’armée de siège par des travaux de circonvallation et l’autre à établir une ligne d’observation.
Bien qu’il permette à l’attaque de ne pas fractionner ses forces, ce qui ne peut que les affaiblir et constitue l’un des grands désavantages de la guerre de siège, nous allons exposer les raisons pour lesquelles le premier de ces procédés est aujourd’hui entièrement hors d’usage :
1o En les disposant ainsi autour de la place assiégée l’attaquant éparpille trop ses forces.
2o La garnison de la place, qui jointe à l’armée de secours ne constitue en somme que la totalité des forces de l’adversaire, prend pour nous, dans ces conditions, l’importance d’un corps de troupes absolument indépendant, invulnérable ou du moins inabordable dans ses retranchements et d’autant plus menaçant, si nous sommes nous-mêmes attaqués, qu’il se trouve précisément placé au centre de la position que nous occupons.
3o Sur une ligne de circonvallation la résistance ne peut être qu’absolument passive, parce que de toutes les formations l’ordre circulaire est la plus défavorable, la plus faible et celle qui se prête le moins aux retours offensifs. Attaqué dans cet ordre, l’assiégeant n’a d’autre ressource que de se défendre jusqu’à la dernière extrémité sur les lignes mêmes et en arrive facilement, dans ces conditions, à un affaiblissement bien plus considérable que celui qui résulterait pour lui de l’éloignement et de l’action séparée du tiers de son effectif formé en corps d’observation. Enfin, si l’on songe au discrédit dans lequel les retranchements sont tombés depuis Frédéric le Grand et à la faveur que l’on accorde depuis la même époque aux actions offensives, à la rapidité des mouvements et aux manœuvres tournantes et enveloppantes, on ne peut plus s’étonner que les lignes de circonvallation soient aujourd’hui entièrement passées de mode.
Cet affaiblissement de la résistance tactique ne constitue cependant pas le seul désavantage que présentent les lignes de circonvallation. De tout le théâtre de guerre elles ne couvrent réellement que la portion qu’elles enferment et laissent tout le reste plus ou moins exposé aux entreprises de l’ennemi, à moins qu’on n’en confie la protection à des détachements spéciaux, ce qui conduit à un fractionnement que l’on cherche précisément à éviter par leur emploi. Dès lors les convois de vivres et de munitions et le transport du matériel nécessaire aux opérations du siège deviennent déjà par eux-mêmes un objet d’inquiétude et d’embarras pour l’assiégeant, de sorte que généralement quand l’armée est nombreuse, que les opérations doivent être considérables et que l’ennemi tient la campagne avec des forces importantes, on ne peut songer à couvrir le siège au moyen de lignes de circonvallation que dans les circonstances où, comme dans les Pays-Bas, tout un système de places fortes, peu distantes les unes des autres et reliées par des lignes intermédiaires, protège les autres parties du théâtre de guerre et réduit de beaucoup les distances à parcourir par les convois. Avant Louis XIV l’idée d’un théâtre de guerre ne se rattachait pas encore aux dispositions que l’on donnait aux troupes et aux formations qu’on leur faisait prendre en campagne. Pendant la guerre de Trente ans, par exemple, les armées se dirigeaient de ci et de là, se portant sur telle ou telle place forte selon qu’aucun corps ennemi ne s’en trouvait dans le voisinage immédiat, et, jusqu’à ce qu’une armée de secours approchât, en poursuivaient le siège tant que le matériel et les munitions qu’elles avaient apportés le leur permettaient. Dans ces conditions les lignes de circonvallation répondaient vraiment aux besoins et leur emploi était naturel et logique.
Il est probable qu’on y recourra rarement à l’avenir, et là seulement où se présenteront des rapports et des conditions semblables. En effet, lorsque pendant un siège la défense occupe si faiblement la campagne que l’idée du théâtre de guerre s’évanouit pour ainsi dire devant celle de la place assiégée, il devient tout naturel que l’attaquant concentre toutes ses forces devant la place, ce qui lui permet aussitôt d’en poursuivre le siège avec beaucoup plus d’énergie.
Si, lorsque Turenne et Condé combattirent l’un contre l’autre sous Louis XIV, ces deux généraux ne tirèrent que peu de profit des lignes de circonvallation quand ils assiégèrent et prirent d’assaut le premier Cambrai et le second Valenciennes, il ne faut pourtant pas perdre de vue que, dans maintes autres circonstances, alors même que la ville assiégée avait le plus urgent besoin de secours et que le général chargé de les lui porter était du caractère le plus entreprenant, ces lignes furent néanmoins respectées, comme en 1708 par exemple quand Villars n’osa pas attaquer les Alliés dans les ouvrages qu’ils avaient élevés devant Lille.
Frédéric le Grand, à Olmütz en 1758 et à Dresde en 1760, sans recourir précisément à ce système en employa cependant un à peu près semblable car, dans les deux cas, il fit le siège et le couvrit avec la même armée. C’est l’éloignement de l’armée autrichienne qui le porta à agir ainsi à Olmütz, mais il eut à s’en repentir, et ses convois lui furent enlevés à Domstaedtel. À Dresde, en 1760, il se laissa entraîner à ce procédé en raison de la faible estime dans laquelle il tenait l’armée de l’Empire et parce qu’il espérait s’emparer ainsi plus promptement de la ville.
Enfin, en cas d’insuccès, les lignes de circonvallation rendent plus difficile le retrait des pièces de siège. On en peut cependant effectuer l’enlèvement avant l’arrivée de l’ennemi et même faire prendre une étape d’avance au train du gros matériel lorsque la décision n’a lieu qu’à une ou deux journées de marche de la place.
Quand c’est une armée d’observation qui doit couvrir le siège, la question importante est de fixer la distance à laquelle il faut tenir cette armée de la place assiégée. En général c’est de la configuration du terrain et de la position des autres armées ou corps d’armée avec lesquels l’armée de siège doit rester en communication qu’il convient ici de tenir compte, sans perdre de vue cependant que plus l’armée d’observation est éloignée et mieux le siège est couvert, tandis que, plus les deux armées sont voisines l’une de l’autre et plus elles sont à même de se porter réciproquement secours.