Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 5

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 155-158).

CHAPITRE V.

détermination plus précise du but à atteindre (suite).
but restreint.


Dans le chapitre précédent, nous avons exposé pour quelles raisons, lorsqu’il est réalisable, le renversement de l’ennemi doit, absolument parlant, être considéré comme le but même de la guerre. Nous allons rechercher maintenant ce que l’on peut encore faire quand on n’est pas en situation d’aspirer à un si grand résultat.

Pour songer à renverser l’ennemi, il faut disposer sur lui d’une supériorité morale ou physique très considérable, ou, du moins, avoir l’esprit porté aux grandes entreprises et aux coups d’extrême audace. Là où ces deux conditions font l’une et l’autre défaut, le but de la guerre ne peut plus être que de deux sortes, soit la conquête d’une partie plus ou moins grande du territoire de l’ennemi, soit, et c’est habituellement le cas de la guerre défensive, la conservation, en attendant des temps meilleurs, du territoire actuellement possédé.

En attendant des temps meilleurs, avons-nous dit, et l’expression seule indique déjà suffisamment dans quelles circonstances chacun des deux procédés est à sa vraie place. En effet, tant que l’on a quelque avantage à attendre de l’avenir, il est logique d’attendre et par conséquent de rester sur la défensive, tandis que, dès que l’inaction ne peut que profiter à l’adversaire, il convient au contraire de prendre l’offensive ou de l’accentuer.

Il peut cependant se présenter un troisième cas qui est peut-être le plus fréquent ; c’est celui où, des deux belligérants, aucun n’ayant un avantage déterminé à attendre de l’avenir, ni l’un ni l’autre n’ont de motif déterminant d’action. En pareille occurrence l’offensive revient manifestement à celui des deux adversaires qui, étant politiquement l’attaquant, a pour lui le principe positif, car c’est ce qui lui a fait prendre les armes et tout le temps qui s’écoule sans motif suffisant est perdu pour lui.

Si, dans le choix à faire entre les deux formes de l’action à la guerre, nous indiquons ici des motifs qui n’ont absolument rien de commun avec le rapport des forces, alors qu’il pourrait sembler beaucoup plus naturel de laisser ce rapport exercer la principale influence à ce propos, c’est que nous croyons précisément qu’en procédant ainsi on sortirait de la bonne voie. La série de nos conclusions nous paraît trop logique et trop simple pour qu’on en conteste la justesse ; voyons cependant si, dans l’application, elles peuvent conduire à l’absurde.

Représentons-nous un petit État en conflit avec des forces très supérieures et prévoyant que, d’année en année, sa situation ne fera qu’empirer ; s’il ne peut éviter la guerre ne devra-t-il pas profiter du moment où sa situation est encore la moins mauvaise ? Il lui faut donc attaquer, non pas qu’en soi-même l’attaque lui soit avantageuse, — elle ne peut qu’accentuer son infériorité, — mais parce qu’il éprouve le besoin, soit de se tirer d’affaire avant de se trouver dans une situation plus dangereuse, soit, du moins, de se procurer par avance quelque compensation qu’il cherchera plus tard à faire valoir. Ce raisonnement ne peut paraître absurde. Si ce petit État avait la certitude absolue que ses adversaires dussent se porter offensivement contre lui, n’ayant plus à craindre de perdre du temps, il lui serait alors loisible de recourir à la défensive dans l’espoir d’en tirer un premier résultat avantageux.

Allons plus loin et représentons-nous de nouveau un petit État en conflit avec un adversaire plus puissant que lui, mais, cette fois, dans une guerre où l’avenir ne peut pas exercer plus d’influence sur les décisions de l’un que sur celles de l’autre. Si le petit État est politiquement l’agresseur, c’est-à-dire si malgré les conditions d’infériorité dans lesquelles il se trouve il a la hardiesse de choisir le rôle positif, à moins que son adversaire ne le prévienne, nous exigeons encore de lui qu’il aille de l’avant et marche vers son but. Toute hésitation de sa part, toute perte de temps dans l’exécution serait illogique s’il ne renonçait dès lors complètement à ses vues politiques ; ce qui arrive fréquemment, d’ailleurs, et contribue beaucoup à donner aux guerres le caractère indécis qui fait le désespoir de l’observateur et du philosophe.

Nous consacrerons deux chapitres au développement de ces considérations sur le but restreint dans l’offensive et dans la défensive. Mais il nous faut d’abord examiner un autre côté de la question.

Jusqu’ici c’est dans la guerre elle-même que nous avons recherché les causes des modifications que subit le but militaire, et, tant que le but politique n’a pas exercé d’influence positive à ce propos, nous l’avons laissé de côté. Dans le fait, l’idée politique et l’action militaire sont parfaitement étrangères l’une à l’autre. Au courant de cet ouvrage nous avons cependant maintes fois dû reconnaître que les intentions politiques, les rapports avec les États étrangers et le plus ou moins d’étendue des prétentions des belligérants exercent l’influence la plus décisive sur la conduite de la guerre. C’est à l’étude de cette importante question que nous allons consacrer le chapitre suivant.