Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 8
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie, (Tome troisième, p. 179-185).
CHAPITRE VIII.
but restreint. — défensive.
Nous avons déjà reconnu que le but final d’une guerre défensive ne doit jamais être absolument négatif, et que, si faible qu’il soit, le défenseur doit toujours menacer son adversaire et chercher à le frapper au défaut de l’armure.
On pourrait objecter, il est vrai, que la défense atteint son but en se bornant à fatiguer l’attaque, par le fait même que celle-ci, visant un résultat positif, à chacune de ses opérations infructueuses fait un pas en arrière en raison des forces qu’elle dépense, tandis que la défense compense la perte des siennes en restant en possession de l’objet menacé.
Le raisonnement serait juste si, après un nombre plus ou moins grand d’essais infructueux, l’attaque devait se trouver épuisée et abandonner la partie, mais les choses sont loin de se passer ainsi, et, à pertes égales et tout bien pesé, le désavantage est du côté de la défense. L’attaque s’affaiblit sans doute, mais, tant que le revirement des forces ne se produit pas, elle n’a guère à s’en inquiéter, en ce que la défense s’affaiblit plus encore, d’abord parce qu’elle est habituellement la moins forte des deux et qu’à pertes égales elle souffre par conséquent davantage, et ensuite parce que, par le fait même de l’occupation de l’une de ses provinces par l’ennemi, elle se trouve déjà privée d’une partie de ses ressources.
On ne saurait déduire de là un motif d’abandon ou de renoncement pour l’attaque, de sorte que, si celle-ci renouvelle ses tentatives, en se contentant de les repousser la défense s’expose sans compensation possible au danger d’en voir tôt ou tard réussir une.
Si donc l’épuisement, ou, plus encore, la fatigue de l’attaque amène fréquemment la paix, cela tient à la forme bâtarde que la guerre revêt le plus souvent, et l’on ne peut logiquement l’attribuer qu’au caractère expectant, et non à la passivité même de l’action de la défense. Nous savons, en effet, que l’attente est généralement le trait caractéristique de la résistance. Or l’idée de l’attente implique celle d’une amélioration dans les conditions, amélioration que les rapports politiques peuvent seuls amener quand elle ne provient pas de la résistance elle-même, soit que de nouveaux alliés se déclarent pour le défenseur, soit qu’une partie de ceux de l’attaquant abandonnent la cause de celui-ci.
Tel est le résultat que le défenseur doit chercher à atteindre, tel est le but qu’il doit poursuivre lorsque sa faiblesse ne lui permet pas de songer à une réaction puissante. Mais il n’en est pas toujours réduit là, et, d’après la notion que nous en avons donnée, la défensive étant intrinsèquement la plus forte des deux formes de l’action à la guerre, on y peut recourir en raison même de cette supériorité, avec l’intention de faire suivre la parade d’une riposte dont l’énergie peut atteindre tous les degrés de puissance.
Il faut distinguer les deux cas, car ils exercent chacun une influence différente sur la défensive.
Dans le premier, le défenseur cherche à se maintenir le plus longtemps possible sur son territoire et à le conserver intact, parce que c’est ainsi qu’il parvient à gagner le plus de temps, et que gagner du temps est le seul moyen dont il dispose pour arriver à ses fins. Le résultat qu’il atteint le plus souvent en procédant ainsi, l’objet qui le doit mettre en situation d’obtenir la paix qu’il désire, son but positif en un mot, il ne saurait encore le faire entrer dans son plan. Pendant cette suspension de toute action stratégique de sa part, il est partout menacé, mais, grâce aux lignes intérieures qu’il occupe sur tous les points que son adversaire attaque, il peut se montrer en nombre supérieur et parer les coups qui lui sont portés.
Tels sont les faibles résultats dont le défenseur doit alors se contenter, et, s’il arrive que l’attaque ne lui en fournisse même pas l’occasion, il ne lui reste plus, pour tout gain, que le repos momentané où son adversaire le laisse.
Dans ce système cependant, et sans en changer ni le but ni l’essence, quand le défenseur n’est pas trop faible, il peut recourir à de petites actions offensives, invasions, diversions, entreprises contre des forteresses isolées et autres opérations par lesquelles il se propose bien moins une conquête définitive qu’un avantage provisoire à faire entrer en compensation des pertes qu’il se trouvera avoir subies lorsque les négociations de paix ouvriront.
Dans le second cas, le passage à l’offensive présidant dès le principe au calcul, l’action défensive revêt elle-même un caractère plus positif, et cela précisément dans la mesure du degré d’intensité que les circonstances permettent de donner au retour offensif. En d’autres termes, moins la forme défensive s’impose impérieusement, c’est-à-dire plus le défenseur n’y recourt qu’en raison seulement de la plus grande force de résistance qu’elle permet d’opposer au premier choc, et plus les pièges dans lesquels il cherche à entraîner son adversaire peuvent être hardis. Le plus hardi de tous, le plus éloigné de la défense passive et le plus avantageux de ces pièges quand il réussit, c’est la retraite profonde dans le cœur du pays.
Nous allons exposer ici, comme exemples à ce double propos, la situation de Frédéric le Grand pendant la guerre de Sept-Ans et celle des Russes pendant la campagne de 1812.
Au début de la guerre de Sept ans, la préparation parfaite de ses troupes donnait à Frédéric une sorte de supériorité sur ses adversaires. Il en profita pour se jeter sur la Saxe qui formait un complément si naturel de son théâtre de guerre, que, loin de diminuer ses forces, l’occupation de cette province ne fit que les augmenter.
À l’ouverture de la campagne de 1757, les Russes et les Français n’ayant pas encore atteint la Silésie, les Marches et la Saxe, le Roi tenta de persévérer dans l’offensive, mais il n’y réussit pas. Contraint dès lors d’évacuer de nouveau la Bohême et réduit à la défensive jusqu’à la fin de la campagne, il sut tirer parti de cette forme de l’action pour délivrer son propre théâtre de guerre en se jetant d’abord avec toute son armée sur les Autrichiens.
En 1758, voyant ses forces diminuer et se sentant de plus en plus à l’étroit dans le cercle que ses ennemis formaient autour de lui, il voulut encore tenter une petite offensive en Moravie et chercha à s’emparer d’Olmütz. Ce n’est pas qu’en agissant ainsi le Roi songeât à rester en possession de cette ville et à l’utiliser comme point d’appui pour persévérer dans l’offensive, mais il pensait surprendre les Autrichiens par la rapidité de l’opération et, une fois maître de la place, s’en servir contre eux comme d’un ouvrage avancé, une sorte de contre-approche à la reprise de laquelle ils eussent dû consacrer le reste de la campagne et peut-être même la campagne suivante. Il n’y put réussir cependant, et, renonçant dès lors à toute offensive effective, il se résolut à prendre une position concentrée au milieu de ses États, en Saxe et en Silésie, à utiliser les lignes intérieures pour se jeter avec la totalité de ses forces sur les points menacés, à éviter autant que possible toute grande bataille et, bornant ses entreprises aux petites invasions que les occasions pourraient favoriser, à voir tranquillement venir les événements et à réserver ses forces pour des circonstances meilleures. Son action devint ainsi de plus en plus passive, il ne chercha plus qu’à gagner du temps, à conserver ce dont il était encore en possession, et, poussant l’économie de ses forces aux plus extrêmes limites, il ne craignit même pas de recourir au système défensif du cordon. C’est bien là le nom, en effet, que l’on doit donner aux positions que prirent alors le prince Henri, en Saxe, et le Roi lui-même dans les montagnes de Silésie. Dans ses lettres au marquis d’Argens, on voit avec quels regrets Frédéric II dut renoncer à ses quartiers d’hiver, et la joie qu’il éprouva quand il les put enfin prendre sans avoir éprouvé de pertes trop sérieuses.
Si cependant on ne voulait voir en cela que du manque de caractère et d’énergie de la part du Roi, on se tromperait fort et l’on porterait le jugement le plus inconsidéré. Il est certain que le camp retranché de Bunzelwitz et les positions prises par le prince Henri, en Saxe, et par le Roi, dans les montagnes de Silésie, ne constitueraient pas de nos jours des dispositions suffisantes pour la sûreté d’une armée, et qu’un Bonaparte, par exemple, n’en tiendrait aucun compte ; mais il faut considérer que, depuis lors, la guerre a subi bien des changements, qu’elle est animée d’une toute autre énergie et que des positions qui pouvaient être efficaces à cette époque ne le seraient plus aujourd’hui. Il faut enfin songer au caractère des adversaires, et reconnaître que ces dispositions eussent pu être imprudentes contre Frédéric, mais que, prises par lui et contre l’armée de l’Empire, contre Daun et contre Butterlin, elles pouvaient être le comble de la sagesse.
Le succès, d’ailleurs, a justifié cette manière de voir, et le Roi a ainsi tranquillement atteint son but et tourné des difficultés contre lesquelles ses forces se seraient brisées.
Au début de la campagne de 1812, le rapport des forces entre les armées opposées était encore plus défavorable pour les Russes qu’il ne l’avait été pour Frédéric le Grand pendant la guerre de Sept ans. Les Russes, cependant, avaient en perspective de recevoir des renforts considérables au courant de la campagne. De son côté, Bonaparte avait à faire face à une guerre très coûteuse en Espagne ; sa puissance, bien qu’arrivée à son apogée, était déjà très ébranlée ; l’Europe entière était secrètement contre lui, et, par une retraite de 740 kilomètres de longueur, les vastes dimensions de la Russie allaient permettre de porter l’épuisement de ses forces à ses plus extrêmes limites. Dans ces conditions, à moins que l’empereur Alexandre ne fit la paix ou que ses sujets ne se révoltassent, on n’avait pas seulement à compter sur une très forte réaction, mais cette réaction pouvait même conduire l’envahisseur à sa perte. La plus haute sagesse n’eut donc pu indiquer un meilleur plan que celui que les Russes adoptèrent sans soupçonner les effets qu’il allait produire.
Qu’on ne pensât pas alors ainsi, et qu’on eût même tenu ce plan pour extravagant si quelqu’un eût proposé d’y recourir, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais cela n’autorise nullement à en contester aujourd’hui la justesse. S’il faut tenir compte des leçons de l’histoire, on doit penser que, lorsque les mêmes conditions se représenteront à l’avenir, on agira comme on le fit alors avec tant de profit, et quiconque est en état de juger sainement les choses reconnaîtra qu’il est impossible de considérer comme un enchaînement d’accidents dus au hasard la série des grands événements qui ont suivi la marche des Français sur Moscou. Si les Russes s’étaient trouvés en situation de défendre directement leurs frontières, il est vraisemblable qu’un revirement se serait également produit dans la puissance ainsi que dans la fortune des Français, mais ce revirement n’eût certainement jamais été ni si violent ni si absolu. La Russie a atteint ce prodigieux résultat en s’imposant des sacrifices et en s’exposant à des dangers qui eussent été bien plus grands pour les autres puissances de l’Europe, et que la plupart d’entre elles n’eussent même pas pu supporter.
On voit qu’il faut ici beaucoup mettre au jeu pour beaucoup gagner, et que ce n’est pas en restant indéfiniment expectante, mais bien en se transformant au moment opportun en vigoureuse offensive, que l’action de la défense peut conduire aux résultats positifs les plus grandioses.