Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 3

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 15-22).

CHAPITRE III.

comparaison des moyens dont disposent l’attaque et la défense dans la stratégie.


Le but de la stratégie est de préparer et d’utiliser la victoire ; le rôle de la tactique est de l’obtenir par le combat. Plus la préparation stratégique est parfaite moins le résultat tactique est douteux, de même que plus la stratégie, par ses combinaisons après une bataille gagnée, est en état de tirer parti des suites de cette bataille, des événements que la victoire a amenés ainsi que des débris qu’elle a fait tomber des bases ébranlées de la puissance ennemie, et plus le résultat tactique est grand.

Les facteurs qui amènent ou facilitent généralement ce résultat et constituent par suite les principes fonciers du succès stratégique, sont les suivants :

1o L’avantage du terrain.

2o L’attaque par surprise, soit que dans le sens propre de l’expression on surprenne l’ennemi là où il ne s’attend pas à être attaqué, soit qu’on l’attaque en un point où il est réellement sur ses gardes mais avec des forces numériquement supérieures à celles dont il dispose en cet endroit.

3o Les attaques de plusieurs côtés.

Ces trois premiers éléments sont les mêmes que dans la tactique.

4o La coopération du théâtre de guerre.

5o Le concours des populations.

6o Les grandes forces morales.

Cherchons maintenant à nous rendre compte du parti que l’attaque et la défense sont chacune en état de tirer de ces six grands éléments du succès stratégique.

Dans la stratégie comme dans la tactique, le défenseur a l’avantage du terrain tandis que l’agresseur a celui de la surprise ; mais dans la stratégie ce dernier avantage peut parfois prendre une bien plus grande importance. Il ne manque pas d’exemples, en effet, où l’imprévu de l’attaque stratégique a terminé la guerre comme par un coup de foudre, tandis qu’il est rare que la surprise tactique conduise à une grande victoire. Cependant, comme la réussite de ce moyen stratégique laisse tout d’abord supposer des fautes aussi graves qu’exceptionnelles de la part de la défense, ce n’est aussi que très exceptionnellement que l’attaque trouve l’occasion d’en faire la très large application.

Quant au second mode de surprise qui consiste à se porter sur un point de l’ennemi avec des forces numériquement supérieures à celles dont il dispose en cet endroit, nous avons déjà vu que dans la tactique il donne l’avantage à la défense. Il en est de même, à cet égard, dans la stratégie.

Sans doute, si le défenseur devait occuper pour les défendre directement toutes les parties faibles de son théâtre de guerre, ainsi isolées les unes des autres, les portions de ses troupes seraient sans cesse exposées à la supériorité numérique relative des attaques de l’ennemi. Mais ici encore l’art défensif moderne, modifiant ses procédés dans sa marche progressive, a insensiblement introduit une méthode nouvelle. Le défenseur conserve désormais toutes ses forces réunies, et pour ne pas risquer de se voir menacer dans ses moyens de retraite par un ennemi généralement supérieur en nombre ou plus promptement mobilisé, loin de se porter à la rencontre de l’attaque, il reste tout d’abord immobile sur le terrain qu’il s’est choisi et sur lequel, dans la majorité des cas, il peut compter que l’assaillant lui fera l’honneur de le venir chercher. Il arrive cependant parfois que l’attaque, prenant une autre direction, se jette sur une route inoccupée pour se porter, soit sur quelque grand magasin ou sur un dépôt, soit sur une forteresse encore exposée à un coup de main, soit enfin sur la capitale même de l’État. Mais en pareil cas, pour peu que la défense ait judicieusement choisi son premier point de formation et grâce à la facilité relative avec laquelle elle peut changer son système de retraite et de communications, elle sera toujours en mesure, après quelques jours d’attente et lorsqu’elle aura ainsi pénétré les intentions de l’ennemi, de se porter en masse sur la route que celui-ci aura préférée et de la lui barrer. La défense stratégique bien conduite n’a donc jamais besoin de disséminer ses forces, tandis que l’attaque, en raison de la difficulté de pourvoir à l’alimentation de ses troupes pendant leur marche en avant, peut à peine éviter de les répartir sur des voies différentes. La défense est donc seule en situation de pouvoir parfois se porter avec la totalité de ses forces sur les fractions isolées de celles de l’ennemi.

Stratégiquement parlant, attaquer de flanc ou de revers c’est porter l’attaque sur les côtés ou sur les derrières du théâtre de guerre. Il en résulte que dans la stratégie les attaques de plusieurs côtés présentent un caractère tout différent de celui qu’elles ont dans la tactique. En effet :


a. — Il ne peut plus être question, tout d’abord, de prendre l’ennemi entre deux feux, les fusils et les canons même n’ont pas assez de portée pour cela.
b. — En raison des grands espaces sur lesquels opère la stratégie, les mouvements enveloppants restent exclusivement à la disposition de celui des deux adversaires qui a l’initiative, c’est-à-dire à la disposition de l’attaquant. Ici, en effet, le défenseur ne peut plus, comme dans la tactique, établir ses masses assez à couvert et donner à leur formation une assez grande profondeur pour rester en situation de répondre à un mouvement tournant par un mouvement tournant plus étendu encore. Cela constituerait donc un grand désavantage pour la défense si les espaces se laissaient fermer dans la stratégie comme dans la tactique ; mais il n’en est pas ainsi, et les mouvements tournants de l’attaque ne parviennent, en somme, que bien rarement à menacer les lignes de communications et de retraite de la défense.
c. — L’action des lignes intérieures, c’est-à-dire des lignes plus courtes sur lesquelles opère la défense, est d’ailleurs bien autrement effective dans la stratégie que dans la tactique, ce qui constitue pour la défense un puissant contre-poids à l’aptitude spéciale de son adversaire aux mouvements enveloppants et tournants.
d. — Lorsque, au courant d’une campagne qui se prolonge, arrive le moment psychologique où l’assaillant, hors d’état de continuer à se porter en avant, est obligé d’adopter la forme défensive, le mode d’action de son adversaire se transforme également, et d’attaqué celui-ci devient attaquant.


Il est à remarquer que ce changement des rôles est tout à l’avantage de l’ancien défenseur et au détriment du nouveau. Le premier, en effet, prend l’offensive sur son propre territoire avec l’intégralité de ses forces ; tandis que le second n’adopte la forme défensive que dans les conditions où ce mode d’action perd précisément tout ce qui en fait la puissance, c’est-à-dire en pays ennemi, affaibli par tous les détachements qu’il a dû laisser sur ses derrières, et avec des lignes de communications que leur étendue expose à tous les dangers et à toutes les surprises. L’aptitude aux manœuvres enveloppantes qui caractérise exclusivement l’offensive passe donc à l’ancien défenseur devenu à son tour attaquant. Or, entre ses mains, ce moyen prend une puissance que nous étions obligé de lui refuser tout à l’heure, car désormais, et précisément cette fois en raison de la grandeur des espaces stratégiques, la longueur et la faiblesse des lignes de communications de l’ancienne attaque les exposent de la façon la plus sérieuse à tous les mouvements tournants de l’ancien défenseur.

La coopération du théâtre de guerre est naturellement toute en faveur de la défense. Dès le début d’une campagne, en effet, l’attaque abandonnant son territoire se dirige sur celui qu’elle convoite. Plus la distance qu’elle a ainsi à parcourir est grande et plus elle s’éloigne de ses places fortes, de ses magasins et de ses dépôts de toute nature, s’affaiblissant en outre chaque jour davantage par les marches ainsi que par les détachements qu’elle est obligée de laisser sur ses derrières. La défense, au contraire, attend chez elle l’apparition de l’ennemi, elle demeure en possession de tous ses moyens, rien ne l’affaiblit, elle conserve l’appui de ses places fortes et reste à proximité de ses sources d’approvisionnement et de secours.

La campagne de 1812 en Russie présente, rendue comme par un miroir grossissant, la très nette image de l’application des deux principes précédents du succès stratégique. Des 500 000 hommes, en effet, qui passèrent le Niémen le 24 juin, 120 000 seulement purent prendre part à la bataille de Borodino (la Moskowa) le 7 septembre, et il n’en arriva, huit jours après, qu’un nombre encore inférieur à Moscou.

Les résultats de cette colossale entreprise furent tels que l’on peut vraiment supposer que les Russes, alors même qu’ils n’eussent pas ultérieurement pris l’offensive, eussent été néanmoins pour un long temps à l’abri de tout nouvel effort de la part de l’attaquant.

Il est certain qu’à l’exception de la Suède aucun État de l’Europe ne présenterait à ce sujet les mêmes ressources que la Russie, mais cela ne change rien à la virtualité des principes dont les résultats se modifieraient sans doute dans l’application, mais seulement en raison de la proportion des forces opposées et des espaces à parcourir.

Les habitants d’un pays envahi sont généralement hostiles à l’attaque, et dans la plupart des cas la défense peut compter sur leur appui. Or le concours des populations s’affirme de bien des manières différentes et facilite extrêmement l’action de la défense dont il augmente et maintient sans cesse les ressources à proximité ; mais c’est dans l’emploi du landsturm qu’il trouve sa plus haute application, c’est-à-dire dans l’organisation régulière en milices nationales de la masse des citoyens valides qui ne se trouvent pas déjà sous les drapeaux.

Ainsi la coopération des places fortes du théâtre de guerre et le concours des populations ne sont acquis à la défense qu’en territoire national. Or, lorsqu’au courant d’une campagne qui se prolonge l’attaquant parvenu au point extrême de sa marche en avant se voit contraint à s’arrêter et par conséquent à changer son mode d’action, il se trouve précisément en plein territoire ennemi. C’est donc là une nouvelle preuve que le mode d’action défensif, dès que l’attaquant se voit contraint d’y avoir recours, perd aussitôt tous les éléments qui en font originairement la supériorité.

C’est là un si grand désavantage pour l’attaque que, et nous nous efforçons de le démontrer dans le livre qui traitera du plan de guerre, nous estimons que l’on doit toujours d’avance tenir compte de la défensive qui pourra s’en suivre, lorsqu’au début d’une campagne on adopte la forme offensive.

Les grandes forces morales qui pénètrent parfois l’élément guerrier comme un véritable ferment, et dont par conséquent un général en chef est en situation dans certains cas de tirer un puissant parti, peuvent aussi bien se présenter du côté de la défense que du côté de l’attaque. Cependant, lorsque ces grandes forces morales animent dès le principe les troupes de l’attaquant, elles portent habituellement la perplexité et la crainte chez son adversaire ; mais comme généralement elles ne s’exaltent qu’après un premier succès important, elles contribuent rarement à l’amener.

Par tout ce qui précède, nous croyons avoir suffisamment appuyé notre assertion que la défensive est, comme forme de guerre, plus forte que l’offensive. Il nous reste cependant à ce sujet à mentionner un dernier facteur inobservé jusqu’ici. C’est l’énergie, la conscience de supériorité que le sentiment d’appartenir à l’attaque donne tout d’abord à une armée.

La chose est vraie en soi ; mais ce sentiment se fond bien vite dans le sentiment plus général et plus puissant qui se produit dans une armée en raison de ses succès ou de ses insuccès, et sous l’influence du talent ou de l’incapacité de son général en chef.