Théorie des quatre mouvements/Préface des éditeurs

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Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808)
Société pour la propagation et pour la réalisation de la théorie de Fourier (1p. 9-42).

THÉORIE DES QUATRE MOUVEMENTS.


PRÉFACE DES ÉDITEURS.

(Lecture obligée.)

I.

Erreur accréditée sur la Théorie des Quatre Mouvements.


On se fait généralement une idée très fausse de la Théorie des Quatre Mouvements ; on croit, sur le titre, que ce livre est l’Exposition de la Doctrine de Fourier et de son Système social. Il n’en est rien ; le lecteur en doit être bien et dûment prévenu dès la première page.

Lorsque Fourier, qui avait fait en 1799 la Découverte que le Destin réservait à son Génie, eut élaboré pendant huit années[1] sa Conception, il songea à la livrer à ses contemporains. Il s’arrêta d’abord au projet de publier successivement, sous le titre de Théorie des Quatre Mouvements, huit Mémoires dont les deux premiers devaient être de simples Prospectus ou Annonces de la Découverte. Les six Mémoires suivants eussent été consacrés à l’Exposition régulière du Régime Sociétaire ou Harmonien, Exposition que l’Auteur comptait faire par voie de description. Or, il n’est pas difficile de comprendre, quelque peu de connaissance que l’on ait de la Conception de Fourier, que ces huit Mémoires eussent été fort loin encore de contenir cette Conception dans son ensemble systématique. La publication de ces huit Mémoires ne pouvait être, et n’était effectivement, dans la pensée de l’Auteur, que le début et comme le premier acte d’une Exposition complète. C’est ce dont nous donnerons la preuve péremptoire en imprimant, dans un des volumes qui suivront celui-ci, le Tableau inédit de la disposition du Grand Ouvrage dont Fourier, plus tard, prépara les matériaux, et dont il sera éternellement regrettable qu’il n’ait pas, de son vivant, achevé la publication.

Or, le volume qui a paru en 1808 sous le titre de Théorie des Quatre Mouvements, et que nous rééditons aujourd’hui pour former le Tome I des Œuvres Complètes de Fourier, n’était encore que le premier de ces huit Mémoires, c’est-à-dire la moitié du Prologue qui devait précéder l’Exposition descriptive de la Théorie. C’était un ballon d’essai, une tentative pour éveiller l’attention et sonder les dispositions d’un Public auquel Fourier, maître du Monde que sa Pensée avait conquis, et embarrassé de l’immensité des richesses qu’il tenait en sa possession, ne savait encore comment communiquer tant de trésors.

Il faut donc se garder de chercher dans ce volume la Science de Fourier, la connaissance de sa Théorie, l’Exposé et la Démonstration des Théorèmes de sa Doctrine ; il faut se garder surtout de le considérer comme un ouvrage élémentaire. Loin de là, la Théorie des Quatre Mouvements, quoique la première des productions de Fourier dans l’ordre chronologique, est, dans l’ordre méthodique, la dernière à lire. Ce livre est une première explosion du Génie ; c’est une éclatante et merveilleuse éruption qui projette de tous côtés des flots de poésie, d’enthousiasme et de science dont les clartés soudaines ouvrent à l’esprit des milliers d’horizons inconnus, immenses, mais pour les refermer aussitôt, et qui fait sur l’intelligence l’effet d’une étourdissante féerie, d’une fantasmagorie gigantesque.

Les intelligences fortes et vraiment philosophiques, avant d’avoir seulement achevé la lecture du Discours préliminaire, sauront bien reconnaître à quel homme elles ont affaire. À la fermeté et à l’élévation de la Pensée, à la vigueur, à la grandeur et au calme de l’Idée, à la trempe de la Logique, à la simplicité, à l’éclat ou à la majesté de la Parole, elles reconnaîtront qu’elles sont en présence d’un Génie de premier ordre, du Possesseur d’une Lumière Nouvelle, du Dieu d’un Monde inconnu. Mais bientôt, quelque fortes qu’elles soient, elles éprouveront des éblouissements. Le guide leur montrera trop rapidement trop de choses et de trop grandes choses ; elles se trouveront désorientées et invoqueront le secours d’une boussole, d’un fil conducteur qu’elles ne trouveront point, — et que l’Auteur n’avait pas voulu livrer encore dans ce premier écrit, puisque son objet était de faire demander par le lecteur ce fil et cette boussole.

De leur côté les esprits routiniers, ceux qui prennent l’horizon de leurs idées pour les bornes du monde, seront tentés de crier à l’extravagance, et ils auront besoin, pour retenir des jugements inconsidérés, de se rappeler qu’il existe aujourd’hui en France et à l’Étranger une foule d’hommes ayant fait leurs preuves de bon sens, de science et d’intelligence, lesquels, après avoir profondément étudié tous les ouvrages de l’Auteur de la Théorie des Quatre Mouvements, le proclament à la face de la terre un Génie parmi les Génies, et professent qu’il a découvert la Loi de l’Harmonie Sociale et des Destinées Universelles.

Quoi qu’il en soit, ce que nous disons suffira, nous l’espérons, pour qu’aucun lecteur sensé ne tombe dans l’erreur commune, et ne croie, après avoir lu seulement ce volume, connaître le Système de Fourier et être en état de porter sur ce Système un jugement quelconque.

La lecture de la Théorie des Quatre Mouvements a été tellement féconde en jugements erronés, que Fourier avait résolu de supprimer entièrement cet ouvrage. Il ne le rappelait jamais dans ses écrits postérieurs, même quand il en empruntait des passages. Il s’abstint longtemps d’en parler, et ce ne fut qu’en cédant à une sorte d’obsession dont il fut l’objet de notre part, qu’il nous apprit, en 1830, qu’une grande partie de l’édition devait rester encore dans les fonds de magasin du libraire Brunot-Labbe, où nous la trouvâmes effectivement. « La Théorie n’était pas complète, disait-il, quand je publiai ce livre ; il contient bien des erreurs, et puis ce n’est pas un livre fait, digéré, ce n’est pas le style de la science, c’est plein de Phœbus, etc., etc. » Et quand nous lui parlions d’une seconde Édition, il ne cessait de répéter qu’il faudrait refondre l’ouvrage presque en entier.

Il est donc bien entendu que ceux qui, sur la foi d’un titre et sans savoir que le volume qui a paru sous ce titre, n’était que le Prologue d’un Grand Ouvrage, pensent trouver la Théorie de Fourier dans ce demi-prospectus, ceux-là se trompent totalement. Il est entendu encore que ce livre ne peut point être considéré comme un livre élémentaire et de propagation courante, mais comme un livre de bibliothèque, faisant partie des Œuvres complètes de Fourier, et ne devant point être séparé des Publications ultérieures qui l’expliquent, le complètent et le rectifient. — Ce n’est pas un livre à mettre entre les mains de tout le monde.


II.
De l’Immoralité prétendue de la Théorie de Fourier.


De tous les ouvrages de Fourier la Théorie des Quatre Mouvements est celui qui prête le plus aux attaques irréfléchies ou hypocrites dont la prétendue immoralité du Système harmonien est l’objet. Il est indispensable que nous fassions ici justice de ces attaques, et que nous mettions les hommes de bonne foi qui liront cet ouvrage en garde contre leurs propres préjugés et contre les déclamations malveillantes des détracteurs. Prenons face à face les accusations lancées contre Fourier, dépouillons-les du verbiage dans lequel on les enveloppe, et voyons ce qu’elles valent. Ces accusations se rapportent toutes aux trois chefs suivants :

1o Fourier veut que l’Homme lâche la bride à ses passions ;

2o Fourier attaque avec une audace inouïe et la Morale et les Moralistes ;

3o Fourier propose des Coutumes amoureuses qui sanctionneraient des Relations réprouvées par la Morale.

Examinons séparément ces accusations :

1o Fourier veut que l’homme lâche la bride à ses passions.

S’il y a quelque chose d’immoral au monde, c’est d’attribuer à Fourier cette formule stupide.

Prêter à un homme, à une Doctrine, quelque opinion bien monstrueuse, s’escrimer ensuite contre cette monstruosité, la réduire en poudre à grand fracas, s’écrier que l’on triomphe, que l’on a vaincu l’immoralité, que l’on a vengé les bons principes des outrages dirigés contre eux par des doctrines impies, voilà une tactique qui n’est certes pas nouvelle ; aussi pensons-nous que nos adversaires devraient songer enfin à en adopter une autre. Une fois admis que les Chrétiens immolaient des enfants à leur Dieu dans les Catacombes, les Philosophes païens avaient beau jeu pour prouver l’infamie du Christianisme.

Fourier veut que l’homme lâche la bride à ses Passions !… Mais, si tel était l’énoncé fidèle du Principe de Fourier, la Réforme sociale proposée par Fourier, et qui découlerait de ce Principe, consisterait tout simplement à supprimer les Prisons, les Lois, les Magistrats, les Gendarmes, et à engager chacun à chercher autour de soi, per fas et nefas, toutes les satisfactions possibles ! Voilà pourtant les sottises que l’on a la folie ou l’insigne mauvaise foi de prêter à Fourier, à sa Doctrine, à ses Disciples ! Voilà ce que l’on ne rougit pas de nous attribuer et ce que l’on combat ensuite avec l’emphase la plus ridicule et l’indignation la plus comique. Depuis quand s’est-on donné la peine de réfuter les opinions des pauvres malades de Charenton ou de Bicêtre ? et si les principes et le Système de Fourier étaient réellement ce que messieurs les Chevaliers de la Morale et de la Vertu prétendent, ces Preux n’auraient-ils pas mieux à faire que de s’occuper de répondre à des extravagances qui ne pourraient qu’être poussées du pied avec dégoût et dont les prédicateurs devraient être mis au régime des douches ?

D’abord, Fourier ne VEUT rien. Fourier n’apporte à l’Humanité ni lois, ni prescriptions, ni préceptes nouveaux, ni morale nouvelle. Fourier a la prétention de ne rien imposer à l’Humanité ; la législation n’est pas sa tâche ; il ne présente ni Lévitique, ni Deutéronome, ni Table de commandements, il ne présente pas même une Charte. Fourier apporte une Science nouvelle, et il demande qu’on la vérifie ; voilà tout. Fourier a-t-il découvert la Loi de l’Harmonie Universelle ? dans un cadre plus restreint, a-t-il découvert la Loi naturelle de l’Harmonie Sociale ? voilà simplement ce qu’il s’agit de constater. Il ne s’agit pas de discuter si ce que Fourier propose est moral ou anti-moral ; il s’agit de savoir si ce qu’il propose est vrai ou faux. Si la Théorie de Fourier est vraie, si, dans le domaine social, elle est conforme à la nature des choses, à la Loi de l’Ordre universel, et qu’en même temps elle soit contraire à la Morale, ce sera tant pis pour la Morale, et il faudra bien que celle-ci s’arrange pour s’en accommoder.

Quand Galilée avança que la Terre tournait autour du Soleil, quand Christophe Colomb soutint qu’elle était ronde et qu’il existait des Antipodes, ce fut un grand scandale dans l’Église. Galilée et Christophe Colomb furent déclarés impies, au premier chef. La Sainte Inquisition s’en mêla, le Pape fulmina l’Excommunication, etc. Toute cette pieuse colère était fort imprudente et très ridicule. Il fallait savoir si Galilée et si Colomb avaient tort ou raison ; s’assurer si leurs Théories étaient fondées en Vérité ou basées sur l’Erreur, et ne point compromettre la Religion en se pressant trop de la faire témoigner contre des idées qui pouvaient devenir et qui sont devenues quelque temps après des Vérités démontrées et qu’on a bien été forcé d’admettre. Nous ajoutons que si une Religion quelconque n’eût pas pu s’accommoder de ces deux Vérités, la sphéricité de la terre et l’immobilité relative du soleil, si ces deux Vérités eussent été positivement et absolument contraires à ses textes et à ses dogmes, c’eût été tant pis pour cette Religion. C’est ce que personne au monde ne saurait contester.

Fourier soutient que la Nature Humaine n’est pas fatalement mauvaise, que les Passions natives de l’Homme sont susceptibles de produire le Bien comme elles sont susceptibles de produire le Mal ; qu’elles produisent d’autant plus de Mal qu’elles fonctionnent dans un Milieu social moins approprié, moins convenant à la nature humaine : qu’elles produiront, au contraire, d’autant plus de Bien que le Milieu social se rapprochera davantage de celui pour lequel Dieu les a créées et que Fourier croit avoir découvert…

Or, comme l’assertion de Fourier sur la Nature Humaine, sur les Passions natives et sur l’influence bienfaisante du Mécanisme social qu’il propose, se peut vérifier par des expériences très licites, très légitimes, par une opération purement industrielle contre laquelle ni la Loi, ni la Morale, ni la Religion, ni les Gouvernements ne sauraient avoir le plus petit mot à dire, toute la question consiste à faire ces Expériences décisives et à reconnaître, de facto, si l’assertion de Fourier est vraie ou fausse.

Que cette assertion soit contraire à l’opinion actuelle des Moralistes et des Philosophes, cela n’est pas douteux ; mais si les applications graduelles du Procédé proposé par Fourier pour placer la Nature Humaine dans les Conditions de l’essor harmonique intégral des Passions natives, prouvent la Vérité de l’assertion ; si les Penchants que Dieu a déposés dans le cœur de l’Homme tournent au Bien naturellement, librement, spontanément dans le Milieu qui leur est approprié, force sera d’admettre l’assertion de Fourier sur la Bonté Native de l’Homme, de reconnaître la Vérité du magnifique Théorème des Attractions proportionnelles aux Destinées, et du Système d’Harmonie Sociale qui en dérive. Alors, les Moralistes et les Philosophes modifieront leurs idées sur la Nature Humaine. Leurs théories morales et philosophiques se trouvant en contradiction avec des Faits prouvés, des Vérités positives, démontrées, les Philosophes et les Moralistes laisseront de côté leurs théories morales et philosophiques actuelles pour en prendre d’autres plus conformes à la Vérité : — à cela personne assurément ne verra grand mal.

C’est une chose plus qu’étrange que l’on veuille faire passer pour contraires aux bonnes mœurs des Principes inconditionnels, des Principes qui sont de la nature des Axiomes, celui-ci, par exemple : La perfection de l’État Social est caractérisée par l’Union Absolue de l’Ordre et de la Liberté. Si ce principe est immoral, nous sommes obligés de confesser l’immoralité de la Théorie de Fourier dont il est l’âme.

Convaincu que Dieu ne pouvait pas avoir imposé fatalement et à jamais la perpétration du Mal à sa créature, Fourier s’est proposé de découvrir des Conditions sociales telles que l’Homme, libre de faire le Mal ne fît jamais le Mal, n’ayant plus dans ces conditions le moindre intérêt à mal faire. Après des travaux immenses, Fourier est arrivé à déterminer et à décrire un État social conforme aux Lois de l’Ordre universel et dans lequel il est évident que l’individu n’a plus d’intérêt à nuire à son semblable, et doit naturellement employer toutes ses facultés, toute l’énergie de ses Passions natives au service de la Société. Fourier a proclamé la découverte des Conditions d’Union de l’Ordre et de la Liberté, il a fait connaître son Principe et son Système, il en a demandé la Vérification par l’Expérience : voilà ses crimes !

Il se pourrait donc, et Fourier le soutient, que l’Homme ne fût pas, comme l’ont professé depuis trois ou quatre mille ans, les Philosophes et les Moralistes, une méchante créature, un être naturellement pervers, aimant le Mal pour le Mal, éternellement destiné à mal faire ! Il se pourrait que les Passions que nous tenons de la Nature, qui sont les Lois de notre Être, les manifestations de la Pensée divine et créatrice, nous eussent été données avec intelligence et dans un but d’Harmonie ! Il se pourrait qu’il existât un État Social au sein duquel il fût naturel à chacun de se conduire loyalement, honorablement ; qui accordât l’intérêt individuel avec l’intérêt général ; dans lequel la Prison, le Bourreau ne fussent plus des Nécessités de chaque jour, et où les sermoneuses et impuissantes élucubrations des Moralistes ne trouvassent pas même de prétexte pour se produire ! De pareilles espérances, de pareilles hypothèses ne sont-elles pas véritablement monstrueuses, immorales, impies ? N’est-il pas criminel de penser que tous les efforts des Moralistes pour comprimer, réprimer, et supprimer les Passions ayant été impuissants, il peut être sage de chercher enfin s’il n’y aurait pas des moyens d’utiliser, de diriger, d’employer socialement ces Passions, de les mettre elles-mêmes dans l’intérêt de l’Ordre, dans le parti du Bien ? Voilà certes, une Doctrine bien scandaleuse et des idées faites pour soulever à bon droit l’indignation de tous les Amis de la Vertu ! Une Doctrine qui soutient que le meilleur moyen de généraliser la Vertu c’est de la rendre attrayante ! et qui croit avoir résolu ce Problème !! et qui demande qu’on vérifie la Solution qu’elle présente !!! Mais une pareille Doctrine est l’abomination de la désolation, et il faut se hâter d’appeler sur elle et sur ceux qui la professent le mépris public, la réprobation universelle……

Nous aurions bien des réponses à faire à ces déclamations, mais nous pouvons nous borner à une seule : c’est que ceux qui déclarent la Doctrine de Fourier une monstrueuse Erreur et qui en combattent la propagation avec une ardeur si sainte, ceux-là n’ont rien de mieux à faire que d’en provoquer la Vérification par l’Expérience. À quoi bon tant de paroles contre la Doctrine de Fourier ? Voulons-nous l’imposer bon gré, mal gré, à la Société, cette Doctrine ? Fourier lui-même a-t-il prétendu l’imposer ? Que demandait-il ? que demandons-nous ? Nous demandons la chose même que doivent demander à grands cris nos Adversaires : nous demandons les Expériences qui mettront la Doctrine de Fourier à néant, si cette Doctrine est une erreur.

Quand même la Doctrine des Antipodes eût été une erreur et une impiété, l’Excommunication n’en fût pas moins demeurée un très mauvais moyen pour la détruire : le seul moyen raisonnable était de donner au Partisan de cette erreur le vaisseau qu’il demandait pour aller reconnaître les Antipodes. Si c’est une erreur et une immoralité de croire que les Passions humaines peuvent être utilisées et harmonisées par le Procédé social de Fourier, à quoi bon se courroucer contre cette croyance, et pourquoi ne pas aider ceux qui propagent cette erreur à reconnaître, au moyen de l’Expérience qu’ils invoquent, la vanité de leur Doctrine ?

En vérité, il y a une réelle folie à vouloir faire passer pour une immoralité dangereuse une Théorie qui invoque l’Expérience, et dont l’épreuve peut se faire sans compromettre le moindre intérêt social ! Si une semblable Doctrine était jamais menaçante, si elle devenait jamais un danger pour la Société, il serait bien facile à la Société d’en faire justice : la Société n’aurait, qu’à donner aux promoteurs de cette Doctrine les moyens de la vérifier et les mettre en demeure d’agir.

Passons au second grief.


2o Fourier attaque avec une audace inouïe et la Morale et les Moralistes.


Nous confessons que le reproche est fondé ; mais les bons apôtres qui l’articulent dans le but de jeter sur la Doctrine de Fourier l’accusation d’immoralité, se plaisent ici à oublier une chose, une seule chose : c’est que toutes les attaques dirigées par Fourier contre la Morale et contre les Moralistes sont motivées sur ce que ces Moralistes et leurs Morales ne sont parvenus, depuis trois ou quatre mille ans, qu’à laisser couler et déborder dans la Société la Corruption, la Ruse, la Violence, et tous les Crimes, et toutes les Immoralités qui ravagent l’Humanité…

Fourier attaque la Morale ! — On voudrait bien faire entendre, lorsque l’on écrit ces mots, que Fourier prêche le Mensonge, l’Improbité, l’Infidélité, le Vol, le Viol, l’Assassinat et tous les Crimes imaginables ! On voudrait faire croire qu’il est le champion du Mal, et l’ennemi du Bien ! On aurait alors beau jeu contre lui, assurément. Mais voyez la logique des adversaires : à cette première accusation ils ne manquent jamais d’ajouter cette seconde : que Fourier rêve une Société trop parfaite, qu’il est absurde, extravagant de vouloir, avec les hommes de cette terre, réaliser cet idéal d’Harmonie qu’il prophétise, et dont il fait l’objet et la sanction de sa Doctrine !

Si Fourier rêve une Société trop belle pour être réalisable avec des hommes, s’il poursuit l’idée chimérique d’une perfection impossible ici-bas, que deviennent les accusations d’immoralité ?

Il faut s’entendre un peu. Qu’est-ce que le Bien ? Est-ce la Morale qui est le Bien ? Sont-ce les Théories des Moralistes qui sont le Bien ? — Assurément non, à notre sens. Que les Théories des Moralistes, leurs idées, leurs sermons sur la perversité de la Nature humaine, et sur la malfaisance essentielle et native des Passions, sur la nécessité de comprimer, de violenter celles-ci ; que ces Théories, attaquées par Fourier, leur aient été inspirées par le désir du Bien, qu’elles aient été considérées par ces Philosophes comme le Moyen, le seul Moyen de diminuer quelque peu le Mal ici-bas : voilà ce que nous ne contestons nullement. Mais ces Théories morales, fussent-elles de bonnes Méthodes pour réaliser le Bien social, n’en seraient cependant pas plus le Bien social lui-même, qu’une bonne Méthode agricole pour la culture du blé ne saurait être elle-même du blé.

Il résulte déjà de ceci que la Morale, qui n’est qu’une Méthode ayant pour objet la Production du Bien, peut être critiquée très vivement sans qu’il puisse être inféré de là que la critique est immorale, c’est-à-dire attentatoire au Bien lui-même. Et s’il se trouve que la Méthode morale pour la production du Bien est une méthode très fausse, réalisant très peu de Bien et énormément de Mal, et qu’on la critique au nom d’une Méthode présentée comme capable de produire énormément de Bien et de ne laisser que fort peu de Mal, pourra-t-on dire que cette critique de la Morale est une immoralité, c’est-à-dire une chose ayant pour but le triomphe du Vice sur la Vertu, le triomphe du Mal sur le Bien ?

Les habitants d’un pays fort arriéré cultivent leurs champs, de père en fils, d’après une Méthode qui leur donne quatre-vingt-dix-neuf pieds d’ivraie pour un pied de blé. Un homme survient qui, ayant longtemps étudié les lois de la Nature, a découvert une nouvelle Méthode. Il expose, en critiquant l’ancienne, que la Méthode nouvelle doit produire avec cent fois moins de travail quatre-vingt-dix-neuf beaux épis pour un brin d’ivraie. Il demande que dans le coin d’un champ on fasse l’expérience de sa Méthode. Or, voici que nos paysans s’ameutent contre cet homme et parlent de le lapider parce que, crient-ils, le misérable porte atteinte à la culture du blé, insulte les cultivateurs de blé et veut affamer la contrée…

Voilà pourtant l’histoire de Fourier et de ces Coryphées de la Morale et de la Philosophie qui déversent sur lui les flots de leur intelligente indignation, de leur sainte colère ! Mais, bonnes gens, prenez donc garde que si Fourier vous critique fort, c’est précisément parce qu’il n’y a que de l’ivraie dans vos champs et qu’il voudrait que l’on y fît enfin pousser le bon grain en abondance.

La Morale pose en principe que pour produire le Bien il faut comprimer et réprimer les Passions. Voilà sa donnée.

Fourier pense que pour produire le Bien il faut utiliser les Passions, les diriger, les développer en essors harmoniques.

Voilà certes deux Méthodes fort opposées, toutes deux également louables dans leur but sans doute, puisqu’elles ont toutes deux pour but la Production du Bien ; mais toutes deux ne pouvant être également bonnes puisque l’une est le contre-pied de l’autre.

Laquelle donc est la bonne ?

On ne saura pas laquelle est la bonne si, pour toute étude, pour toute comparaison, on se contente de lapider Fourier ou de crier bien fort que sa Méthode est immorale.

On le saura au contraire si l’on étudie le Procédé qu’il offre pour utiliser, pour diriger, pour développer harmoniquement les Facultés natives de l’Homme, et si l’on fait l’Essai de ce Procédé.

Le Procédé de la Production du Bien, par la Méthode de la compression des Passions, est connu et employé depuis quatre à cinq mille ans. L’Expérience dure donc depuis un temps suffisant pour que l’on sache jusqu’à quel point ce Procédé est capable de développer la Production du Bien dans la Société. La Production, on en conviendra, n’est pas brillante. Toute la question est donc de faire l’étude du Nouveau Procédé, de le mettre à l’essai sur un point et de comparer les résultats avec ceux de l’ancien. Voilà précisément ce que demandent Fourier et ses Disciples.

Serait-ce, par hasard, que l’on tiendrait à la Méthode pour elle-même, que l’on voudrait la Compression pour la Compression, et que l’on trouverait immoral qu’il n’y eût plus rien, dans la Société, ou trop peu de chose à punir ? — Il faut que toutes les opinions se fassent connaître, et nous engageons les partisans de celle-ci à la développer.


Enfin, que dira-t-on encore ? que Fourier, en réhabilitant la Passion, légitime les écarts des Passions ? que sa Doctrine laisse la Société désarmée contre les essors subversifs des Penchants en déviation ? — En vérité on ne saurait pousser plus loin la plaisanterie en logique. Qu’est-ce à dire ? Parce que Fourier réhabilite la Passion en prouvant, ou, si l’on veut, en cherchant à prouver, qu’elle peut être employée à faire le Bien, qu’elle est créée pour faire le Bien, que c’est sa destination normale et providentielle ; à cause de cela, les essors subversifs de la Passion, la Production du Mal par la Passion vont être légitimés, et la Société restera désarmée devant ces déviations ?!! Mais c’est exactement comme si l’on soutenait qu’admettre en principe l’emploi utile des eaux d’un ruisseau, c’est perdre le droit de se précautionner contre les ravages que ce ruisseau pourrait causer en temps d’orage. Véritablement, on devrait être dispensé de répondre à des inepties pareilles. Que l’on critique les dispositions du Système de Fourier, c’est très bien ; mais, pour l’amour de Dieu, que l’on cesse enfin d’attribuer à l’Auteur, des sottises et des impertinences qui déshonoreraient les plus pauvres de ses adversaires.

Voici en deux mots la Doctrine de Fourier sur les Passions.

Dieu a donné à l’Homme des Attraits ou Passions de divers ordres qui le constituent Homme et qui sont le mobile de tous ses actes. (Nous défions que l’on cite un seul acte possible, librement accompli, qui n’ait un attrait, matériel, moral, rationnel ou religieux, pour cause déterminante.)

Depuis l’Attrait le plus matériel jusqu’à l’Attrait du Sentiment religieux le plus élevé, toutes les Passions sont susceptibles de produire le Mal ou de produire le Bien, de provoquer des actes subversifs ou des actes harmoniques. C’est ce que Fourier appelle la Dualité d’Essor.

Confondant les Essors subversifs de la Passion avec la Passion elle-même, la Morale a posé en principe que les Passions étaient mauvaises et devaient être comprimées. Fourier soutient qu’il faut leur ouvrir des voies de satisfaction légitime et de développement harmonique, qu’elles ne sont point mauvaises de leur nature, et qu’il est infiniment plus intelligent et plus sage de les utiliser, de les engager dans la voie du Bien, que de songer purement et simplement à les comprimer en les laissant engagées dans des voies mauvaises.

Eh bien ! nous le demandons, à quel homme de sens fera-t-on croire que cette réhabilitation de la Passion, basée sur la considération de l’essor harmonique et providentiel de la Passion, soit une justification des essors faux et subversifs de la Passion ?

Vous prétendez, nous disent nos adversaires, que les Passions peuvent toutes, dans des Conditions sociales qu’il s’agirait de déterminer et de réaliser, produire autant de Bien qu’elles produisent aujourd’hui de Mal : DONC vous justifiez tout le Mal qu’elles font et qu’elles peuvent faire, et vous ôtez à la Société le droit de contenir, par la Répression, les essors faux qu’elles pourraient prendre. — Ce raisonnement équivaut à ceux-ci :

Vous voulez utiliser par un mécanisme convenable la force élastique de la vapeur : DONC vous vous ôtez le droit de vous précautionner contre les fuites de la vapeur et contre les explosions qu’elle peut occasionner. Vous voulez placer l’Humanité dans des conditions hygiéniques qui généraliseraient la force et la santé, et chasseraient les maladies : DONC vous vous ôtez la faculté de soigner vos malades, si vous en avez !

Nous rougissons, pour nos adversaires, d’être obligés de signaler leurs arguments et d’y répondre. — Mais passons à la troisième accusation, qui rentre dans la seconde comme la seconde rentre dans la première.

3o Fourier propose des Coutumes amoureuses qui sanctionneraient des relations réprouvées par la Morale.

Sans doute Fourier propose des Coutumes qui sanctionneraient des relations proscrites par la Morale. Mais cela prouve-t-il que les Coutumes proposées par Fourier ne puissent valoir infiniment mieux que les Coutumes voulues par la Morale ? La question est là. Il s’agit de savoir qui a raison, de ceux qui ne veulent d’autre règle pour l’Union des Sexes qu’un lien indissoluble à perpétuité et forcé, ou de Fourier qui propose d’autres règles.

Apparemment, ce n’est pas le mariage perpétuel et indissoluble qui est le Bien en Relations sexuelles. Le mariage indissoluble, le lien perpétuel et forcé est tout simplement une Institution, une Règle, une Méthode adoptée par ceux qui ont fait les lois, comme étant ce qu’ils savaient de mieux pour produire le Bien dans ces Relations, une Méthode qui peut convenir ou ne pas convenir à tel ou tel État de Société, qui peut avoir ses Avantages, qui peut avoir ses Vices, et qu’il est essentiellement licite d’examiner, de critiquer au point de vue de la plus grande Production du Bien dans les Relations que cette Méthode a pour objet de régir.

Les Coutumes, les Lois qui président à l’Union des Sexes n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, et d’ailleurs elles diffèrent singulièrement aujourd’hui de Peuple à Peuple. Notre Monogamie indissoluble, la Polygynie des Orientaux, la Polyandrie des Thybétains et autres peuples, les droits de Répudiation, de Divorce, enfin les mille Coutumes qui règlent les Relations conjugales sur la surface du globe, diffèrent assez entre elles pour qu’il soit raisonnable d’examiner ce que chacune d’elles vaut, et de se demander si l’on n’en saurait concevoir de supérieures.

La Monogamie indissoluble est une Méthode et pas autre chose. Est-ce la meilleure des Méthodes ? La Chambre des Députés ne le pense pas, puisque depuis quelques années elle a deux fois déjà voté le Divorce. La Chambre des Pairs, de son côté, pense sans doute que, dans les circonstances actuelles, cette Méthode est préférable à toute autre, puisqu’elle se refuse au rétablissement du Divorce.

Mais si déjà, dans l’État Social actuel, les législateurs de la Chambre des Députés regardent la faculté de rompre des liens mal assortis, comme un fait plus conforme au sentiment du Bien que la perpétuité forcée, et veulent aujourd’hui même changer la Loi matrimoniale, à plus forte raison peut-on comprendre que, dans des États de Société très différents du nôtre, il puisse être excellent de faire de nouvelles modifications à cette Loi, à cette Méthode.

Du lien perpétuel forcé au Divorce que veut aujourd’hui la Chambre, il y a plus loin, tout esprit philosophique le reconnaîtra sans peine, que du Divorce aux Règles indiquées par Fourier pour une Société tout autre que la Société actuelle. Du lien perpétuel forcé au Divorce, en effet, il y a un abîme : le Divorce n’est pas une simple modification apportée à un Principe, c’est un Principe qui en tue un autre et qui constitue une loi entièrement nouvelle. Le Mariage forcé à perpétuité, c’est le Principe de l’illégitimité absolue du changement de lien. Le Divorce, c’est le principe de la Légitimité du Changement, sauf mesures et conditions.

En fait de Coutumes matrimoniales, de Méthodes pour l’Union des Sexes, comme pour les Règlements qui concernent les autres Relations sociales, il faut bien se garder de confondre la Règle établie, qui n’est jamais qu’un fait, et un fait essentiellement muable et transitoire, avec l’objet immuable de cette Règle, qui doit être toujours la plus grande Production possible du Bien dans les Relations que cette Règle gouverne. La Règle du lien forcé à perpétuité est-elle la plus favorable aux Bonnes Mœurs, c’est-à-dire au règne de la Vérité, de la Loyauté, de l’Honneur dans le Système des Relations sexuelles, au bon accord des personnes, à la liberté et à la dignité de l’homme et de la femme, enfin aux intérêts des êtres que ces Relations engendrent ? Le Régime du lien forcé à perpétuité est-il le Régime qui, dans les rapports des Sexes, est capable de produire, relativement ou absolument, la plus grande somme d’Ordre avec la plus grande somme de Liberté, et cela dans tous les États de Société possibles ? — S’il est bien démontré que cette propriété appartient à la Règle de la Monogamie forcée à perpétuité, celle-ci n’a rien à craindre ni du temps, ni de la critique ; et l’on peut être bien assuré que l’Humanité ne l’abandonnera jamais au profit de Règles qui lui donneraient moins d’Ordre, et moins de Liberté ; — mais c’est là ce qu’il faudrait démontrer.

Quand Fourier critique cette Règle, que lui reproche-t-il ? — Il lui reproche tout justement d’engendrer les Mauvaises Mœurs, c’est-à-dire, la Déloyauté, la Fausse Paternité, les Trahisons, et toutes sortes d’Infamies, de Monstruosités odieuses que les Règles qu’il propose rendraient, selon lui, à peu près impossibles.

Si la Monogamie à perpétuité forcée, qui n’est pas les Bonnes Mœurs mais seulement la loi que, sur le coin de la terre où nous habitons, l’on a crue la plus propre à obtenir les Bonnes Mœurs, si cette loi n’atteint pas son But ; si l’on peut concevoir des Règles infiniment plus favorables à la Liberté et aux Bonnes Mœurs, assurément il n’y a rien d’immoral à critiquer la première Règle et à préconiser les secondes. Il est donc extrêmement absurde de s’écrier, en identifiant la Loi avec l’Objet de la Loi, le Mariage fixe avec les Bonnes Mœurs, que Fourier attaque les Bonnes Mœurs par cela qu’il attaque le Mariage fixe qui a bien été institué sans doute en vue des Bonnes Mœurs, mais qui n’a pas puissance de les réaliser et de les généraliser dans la Société. Il est absurde, au même degré, de dire que les Coutumes que Fourier regarde comme préférables au Mariage fixe sont immorales par cela seul qu’elles ne sont pas le Mariage fixe ; car si ces Coutumes sont de nature à introduire la Loyauté, la Vérité, la Justice, la Dignité, l’Ordre et la Liberté dans les Relations des Sexes, si elles sont de nature à en bannir les Trahisons, la Fausseté, la Violence, l’Oppression, la Grossièreté, l’Avilissement, le Désordre, etc., elles vont beaucoup mieux au But qui doit être le But de la Morale, que la Règle exclusive de la Monogamie forcée à perpétuité, laquelle laisse subsister tous ces Vices.

Telle est pourtant la tactique des adversaires de Fourier, tactique facile et faite, nous le reconnaissons, pour avoir un grand succès dans le public, parce que le Public a l’esprit peu philosophique, et que, quand il s’agit de choses nouvelles pour lui, il juge et condamne sur l’apparence, sans aller jamais au fond des choses. Mais ces faciles triomphes ne prouvent rien, absolument rien, si ce n’est la légèreté des triomphateurs et du public ; car les accusations que nous signalons et avec lesquelles on prouve l’immoralité de la Doctrine de Fourier, n’entrent pas même dans la question de la Moralité ou de l’Immoralité de cette Doctrine.

En effet, voici la question tout entière : les Méthodes, les Règles proposées par Fourier relativement à l’Union des Sexes et pour tel État de Société donné, sont-elles, oui ou non, capables de produire plus de Moralité effective dans ces Relations que n’en produit l’empire des Dispositions existantes ?

Pour résoudre cette question et pour avoir le droit de diriger une Critique quelconque contre les Méthodes proposées par Fourier, il faudrait :

1o Prouver que l’on connaît bien l’État Social pour lequel Fourier propose des Coutumes nouvelles ;

2o Prouver que l’on connaît bien ces Coutumes, et que l’on se rend un compte exact de leur jeu dans l’État Social en question ;

3o Prouver que l’on sait bien ce que c’est que la Moralité dans les Relations des Sexes, c’est-à-dire faire connaître un Criterium du Bien et du Mal dans ce qui concerne ces Relations.

Les Critiques de Fourier, les Jugeurs de Fourier, les Condamnateurs de Fourier ne se donnent pas tant de peine ! ils se contentent de prouver (ce qui est peu difficile), que Fourier repousse la Monogamie forcée à perpétuité, qu’il propose, pour un État de Société déterminé, des Coutumes beaucoup moins oppressives, beaucoup moins raides, beaucoup plus larges, et ils crient immédiatement, sans transition, à la Monstruosité ! à l’Immoralité ! à l’Infamie ! — Encore une fois, qu’est-ce que tout cela prouve ?

Il n’y a pas à pousser les hauts cris : le débat est purement scientifique. Il ne s’agit pas entre Fourier et ceux qui se font ses juges, de Moralité et d’Immoralité ; la Moralité est hors de cause, puisque l’on pose la question ainsi :

Quelle est la Méthode la plus capable de faire régner la plus grande Moralité dans les Relations des Sexes ?

Prouvez péremptoirement que c’est la Monogamie forcée à perpétuité qui est cette Méthode ; prouvez-le par de bonnes raisons tirées de l’Expérience, de la connaissance de l’Homme, de la Nature des Choses : à l’instant même nous déclarerons que Fourier s’est trompé, et nous vous assurons, en son nom, que sur une pareille preuve, il eût lui-même abjuré publiquement son erreur.

C’est une chose étrange que cette monomanie d’accusations fougueuses contre toute Proposition qui dérange des idées reçues ! La Sphéricité de la Terre et l’Immobilité du Soleil, dont nous parlions plus haut, ne sont que deux exemples, entre mille, de Vérités repoussées, à leur apparition, par ces bizarres accusations d’Immoralité, d’Impiété, de Monstruosité, etc. Ces accusations ridicules ont environné le berceau de toutes les Sciences : les premiers qui ont étudié les phénomènes physiques et les réactions chimiques ont été considérés comme d’infâmes scélérats, des empoisonneurs, des donneurs de sort, des sujets du Démon ; on les a brûlés. On a brûlé comme eux les Mathématiciens et les Astronomes. Les premiers Anatomistes ont soulevé contre eux les flots de l’Indignation et du Mépris public. Enfin, Socrate, n’a-t-il pas bu la ciguë pour crime d’impiété ? Jésus n’est-il pas mort sur la croix, condamné comme un vil scélérat ? Et la Doctrine chrétienne, et le Culte chrétien ne se sont-ils pas vus accusés d’immoralité et d’infamie, pendant plusieurs siècles, dans les écrits des Philosophes, des Sages, des Moralistes et des Prêtres de l’époque ? Que prouvaient toutes ces accusations ? — Les accusations, qu’on le sache bien, ne prouvent que quand elles sont prouvées.

Maintenant, que messieurs les Moralistes qui lancent sur Fourier les foudres de leur indignation vertueuse, nous permettent de leur donner sur la Morale, et pour nous résumer, une petite leçon tout-à-fait élémentaire dont ils ont assez besoin, car ils ne paraissent pas avoir en Morale des idées bien nettes, bien claires. Ce sont de simples définitions.


Un Système de Morale, ou si l’on veut une Morale, se compose nécessairement de deux choses : d’un But et des Moyens propres ou crus propres à atteindre ce But. Or, pour qu’une Morale soit légitime, vraie, juste, il faut, non-seulement que le But en soit bon, il faut encore que les Moyens soient capables d’atteindre le But.

La Production du Bien dans la Société, tel doit être le But de la Morale ; mais ce But ne suffit nullement à justifier une Morale. Pour que la justification soit complète, il faut que cette Morale possède un Système de moyens capables de réaliser la Production du Bien dans la Société.

Les Moralistes, jusqu’ici, ne se sont pas avisés de cette distinction assez simple. Ils se sont plu, et ils ont fait de la langue leur complice, à identifier leurs Morales, leurs Systèmes moraux, avec le But de ces Systèmes, avec le Bien lui-même. De là, cette dérivation qui a donné à l’épithète moral le sens de bon, vertueux, conforme au Bien, et à l’épithète immoral la signification inverse.

Mais il n’y a pas plus de raison, en principe, pour identifier la Morale avec le Bien, qu’il n’y en aurait à identifier, par exemple, le désir de faire fortune avec une fortune faite. À côté du But, du Vœu, du Désir de la Morale, il y a la question des Moyens de Réalisation. Il en résulte, que dans l’intérêt même du But de la Morale, on peut demander, à celle-ci, compte de ses Moyens. Il en résulte, en outre, que si l’on trouve et si l’on prouve que ces Moyens sont mauvais, qu’au lieu d’avoir puissance de réaliser le Bien, ils ont au contraire empêché de découvrir les Conditions de la Réalisation du Bien, il sera très conforme au But de la Morale de critiquer la Morale, de montrer l’impuissance et la fausseté des principes sur lesquels elle s’est fondée ? — c’est précisément ce qu’a fait Fourier.

Il y a donc la Morale considérée dans son But, et la Morale considérée dans ses Procédés. Le lecteur comprendra sans peine, en ayant égard à cette distinction fort sensée, qu’il faut beaucoup de légèreté ou beaucoup de mauvaise foi pour jeter sur un homme qui critique les Procédés de la Morale, des accusations d’attaque à la Morale, formulées de manière à faire croire que c’est au But de la Morale, au Bien lui-même, que cet homme veut porter atteinte. C’est cependant ainsi qu’ont bien soin d’agir toujours les Saintes Ames qui « vengent la Morale des odieuses attaques de Fourier. » Les vengeurs de la Morale seraient-ils donc dispensés d’avoir de la Conscience ou du Bon Sens ?

Si la légitimité du But de la Morale suffisait pour en couvrir, en légitimer, en justifier les Procédés, la même raison légitimerait, à priori, les Procédés de Fourier et tous les Systèmes, même les plus absurdes, dont les Auteurs et les Partisans auraient pour but la plus grande Production du Bien dans la Société. En fait de Systèmes moraux, comme en fait de Systèmes de Réforme Sociale, toute la question consiste donc à examiner et à vérifier si le But est bon et si les Moyens sont capables de conduire au But : Or, cela constitue une Question scientifique, c’est-à-dire une question que la Raison et la Discussion doivent élucider, et que l’Expérience videra en dernier ressort.

Que si l’on veut définir la Morale, la Science qui donne les Moyens de réaliser et de généraliser le Bien dans la Société, il résultera de cette définition : 1o Que tout ce que l’on a appelé jusqu’ici la Morale doit porter dorénavant un autre nom ; puisque ce que l’on a appelé la Morale a été impuissant à réaliser et à généraliser le Bien, et, au contraire, a laissé, en fait, subsister le Mal dans la Société ; 2o Que, suivant nous et jusqu’à preuve du contraire, Fourier doit être considéré comme le premier des Moralistes, puisque, suivant nous, il a découvert le seul moyen efficace de réaliser et de généraliser le Bien dans la Société.

Que si au contraire on caractérise la Morale comme étant ce qu’elle a été en fait, un Ensemble de Doctrines fort incohérentes, mais s’accordant généralement à enseigner que le Bien ne peut être obtenu que par la Répression des Passions, par la Contrainte, on comprendra alors que Fourier qui soutient qu’on ne pouvait découvrir les Lois de la Réalisation du Bien qu’en recherchant les Conditions du développement harmonique des Passions, et qui n’approuve la légitimité de la Contrainte que contre les essors subversifs des Passions, on conçoit, disons-nous, que Fourier n’ait point pris le titre de Moraliste, et qu’il ait combattu la direction donnée à l’esprit humain par les Doctrines morales, comme ayant entravé la Découverte des Conditions du Bien.

Nous avons prouvé que le mot Morale et tous les mots de la même famille ont plusieurs sens très distincts, et nous n’avons pas même épuisé tous les sens que ces mots comportent ; mais ce que nous avons dit suffira pour que le lecteur se tienne en garde contre les fausses interprétations que ces significations diverses peuvent produire. En lisant Fourier avec bonne foi on comprendra toujours facilement la pensée, malgré des amphibologies dont la langue est coupable, et que l’on rougira bientôt, sans doute, d’exploiter contre lui.


Pour résumer sur les trois chefs d’accusation que nous venons d’examiner, nous dirons :

1o Non, Fourier ne veut pas que l’homme lâche la bride à ses passions ; mais il prétend qu’il faut donner à la Science Sociale, pour base, la connaissance des Impulsions ou Facultés actives qui sont l’expression de la Nature Humaine, et, pour objet, la détermination d’un Milieu capable d’utiliser ces Impulsions, de les tourner au Bien, de les développer harmoniquement et de les satisfaire.

2o Oui, Fourier critique très énergiquement la Morale et les Moralistes ; mais la critique de Fourier est une critique scientifique, qui ne porte nullement sur le But supérieur de la Morale, en tant que ce But serait la Production du Bien et de l’Harmonie sociale, puisque ce But est celui de Fourier lui-même. Cette critique porte exclusivement, au contraire, sur des Principes et sur des Méthodes auxquels Fourier reproche d’avoir détourné l’Intelligence de la recherche et de la détermination des Procédés scientifiques qui eussent permis de réaliser la Production du Bien et d’établir l’Harmonie dans la Société.

3o Oui, Fourier propose (pour un état de Société autre que l’État actuel) des Coutumes matrimoniales autres que les Coutumes actuelles, et la question à vider, à l’égard de la valeur des Coutumes indiquées par Fourier, consistera tout simplement à déterminer par la Discussion et par l’Expérience, lorsque le temps sera venu, si ces Coutumes sont réellement de nature à produire beaucoup plus de Vérité, de Loyauté, de Justice, de Liberté et d’Ordre, dans les Relations des Sexes, que la Règle qui régit aujourd’hui ces Relations.

Au reste, ce que nos Adversaires se gardent bien de faire connaître, quoiqu’ils le sachent parfaitement, attendu que nous ne perdons jamais l’occasion de le répéter, de le crier sur les toits, c’est que cette question des Innovations en Méthodes matrimoniales a été entièrement mise de côté par Fourier et par l’École Sociétaire ; c’est que ni Fourier ni ses Disciples ne proposent à la Société actuelle l’adoption de ces Innovations ; qu’ils en établissent, au contraire, l’inopportunité relative alors même qu’elles seraient acceptées déjà par l’Opinion comme absolument ou scientifiquement bonnes ; c’est qu’enfin ils reconnaissent, non-seulement l’inconvenance sociale qu’il y aurait à introduire aujourd’hui ces sortes de Coutumes, mais encore la quasi-impossibilité de comprendre actuellement dans leur vrai jour et de juger sainement les questions qui se rapportent à ce sujet.

Fourier, dans ses différents ouvrages, n’a donné sur ces questions que des indications très incomplètes. Ces indications ne sauraient donc être comprises et appréciées dans leur valeur réelle que par des hommes très profondément versés dans la connaissance de la Doctrine et spécialement par ceux que l’Auteur a directement éclairés sur ces matières. Ces sortes de questions ne sauraient donc être jugées aujourd’hui.

Ces difficultés, l’inconvenance de l’application actuelle de ces Innovations, l’inopportunité et l’inutilité pratique de toute discussion actuelle sur ces matières, ont conduit l’École de Fourier à réserver ces questions aux générations qui seront aptes à les discuter et qui auront intérêt à les résoudre. En conséquence, l’École Sociétaire n’a jamais fait, des solutions indiquées par Fourier sur ces questions, l’objet d’aucune propagation actuelle ; elle les a laissées dans les livres de Fourier, à l’état de pures prévisions, de spéculations scientifiques, et comme un compte pour le règlement duquel l’Avenir seul sera compétent, et qu’il saura bien régler. Enfin, elle déclare formellement, avec Fourier lui-même, qu’il serait absurde de songer à réaliser de semblables Innovations avant que la Forme sociale où nous vivons eût fait place à une Forme sociale absolument différente, et dans laquelle seule ces Innovations pourraient avoir les résultats heureux en vue desquels elles seront introduites par les Autorités sociales, s’il arrive, conformément aux prévisions de Fourier, que les Autorités sociales, un jour, jugent bon et opportun de les établir[2].

De ce que nous avons exposé, il résultera clairement que, dans le cas même où les Coutumes matrimoniales indiquées par Fourier ne seraient pas de nature à produire, en leur temps, beaucoup plus de Bien que la Règle actuelle, Fourier, la Doctrine de Fourier et les hommes qui partagent les prévisions scientifiques de celui-ci à l’égard des conséquences de ces Coutumes, pourraient être un jour convaincus d’Erreur, mais jamais du moins d’Immoralité.

Un dernier mot enfin pour condenser tout le débat :

1o Nous constatons et nous proclamons que, dans tous les ordres de Relations sociales, sauf celui des Relations d’Amour, Fourier appelle identiquement Bien et Mal ce que le Sens Commun et les Philosophes eux-mêmes appellent Bien et Mal. Le But étant identique, il n’y a donc à juger que les Moyens présentés pour l’atteindre. Ainsi toute la question consiste à reconnaître si les Moyens présentés par Fourier sont ou ne sont pas supérieurs aux Moyens évidemment impuissants des Philosophes et des Moralistes : — Question purement scientifique.

2o Nous posons également en fait que, dans l’ordre des Relations d’Amour, Fourier appelle Bien et Mal ce que le Sens Commun et les Moralistes eux-mêmes appellent Bien et Mal, à l’exception seulement du changement ou de la pluralité des affections que les Moralistes considèrent, dans ce seul ordre de Relations, comme des faits mauvais en eux-mêmes, qu’ils identifient avec le Mal, dont ils font enfin des Vices absolus.

Or, nous portons défi à qui que ce soit de prouver, par des raisons naturelles, philosophiques ou scientifiques, ce qui revient au même, que le changement ou la pluralité de liens en Relations d’Amour constituent des faits mauvais en eux-mêmes, des faits vicieux ou criminels. Dès lors, si ces faits ne sont, en eux-mêmes, ni vicieux ni criminels, s’ils ne sont attaquables qu’au point de vue des conséquences mauvaises qu’ils peuvent entraîner et qu’en effet ils entraînent fréquemment dans l’état actuel des Choses, comment pourrait-il y avoir immoralité à rechercher des Dispositions au moyen desquelles ces faits (dont il est absolument impossible d’empêcher la production au sein des sociétés humaines) se développeraient régulièrement et sans entraîner des conséquences mauvaises, des désordres considérables, des Vices détestables, et souvent même les Crimes les plus odieux ?

Que les hommes d’Intelligence et de Bonne Foi méditent cette courte Dissertation et prononcent sur l’Immoralité de la Théorie de Fourier.




NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION.


Cette nouvelle Édition de la Théorie des Quatre Mouvements a été faite avec les plus grands soins, et non sans beaucoup de difficultés. Fourier a laissé trois Exemplaires de la première Édition, dont certaines parties étaient couvertes de notes marginales, et qui contenaient en outre des intercalations considérables. Ces trois exemplaires ont été collationnés très scrupuleusement ; on a reconnu toutes les corrections, toutes les indications qu’ils contenaient, et l’on a déterminé ensuite les changements qu’il était convenable de faire subir à l’ancien texte.

Les additions dans le texte ont été marquées par le signe [xxxx]. Tous les mots, toutes les phrases et tous les passages qui sont encadrés dans ces crochets ont donc été purement et simplement ajoutés, tandis que les mots et les phrases qui se trouvent entre ces signes “ ” sont des corrections, des substitutions d’un mot ou d’une phrase nouvelle aux expressions du texte primitif. Au reste, tout en faisant jouir cette seconde édition des corrections et des additions contenues dans les Exemplaires annotés par l’Auteur, nous avons cru devoir restituer, au moyen d’une Table placée à la fin du volume, le texte de la première Édition elle-même. Notre Édition est donc aussi complète et aussi fidèle que possible.

Le mot Série a été substitué tout le long de l’ouvrage sans emploi du signe “ ”, au mot Secte qui en tenait lieu dans le texte ancien : de même le mot Phalange a remplacé la désignation de Tourbillon, donnée primitivement par Fourier au Canton Sociétaire.

MM. Blanc, Cartier, et surtout MM. Barbier et Bourdon ont pris une grande part au travail de cette seconde Édition, faite sous la direction de MM. Considerant et Paget.

fin de la préface des éditeurs.

  1. Sur les huit années il n’y en eut que deux d’études franches.
  2. À l’égard du mode de réalisation de toutes les applications du Procédé Sériaire qui ne sauraient être ni tentées, ni demandées aujourd’hui, voyez le Manifeste de l’École sociétaire. Br. in-8o. Prix : 1 fr. 50 c. — Paris, au Bureau de la Phalange, 6, rue de Tournon. — Voyez aussi l’Avertissement placé plus loin, page 153.