Théorie et pratique des droits de l’homme/Chapitre 1

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Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 5-11).


CHAPITRE PREMIER :


De la société & de la civilisation.


Une grande partie de l’ordre qui règne entre les hommes, n’est pas l’effet du gouvernement, mais tire son origine des principes de la société & de la constitution de l’homme ; il est antérieur aux gouvernemens & survivroit à leurs formes. La dépendance mutuelle & les intérêts réciproques qui unissent les hommes les uns aux autres, & les sociétés aux sociétés, crée cette grande chaîne qui les lie. Le propriétaire, le fermier, le manufacturier, le négociant & le détailleur, & tous les arts ne prospèrent que par les secours mutuels & généraux qu’ils reçoivent. L’intérêt commun détermine leurs rapports & forme leurs loix ; & ces loix, que les besoins de la société exigent, ont une plus grande influence que celles du gouvernement. En un mot, chaque société s’astreint à tels devoirs réciproques qui constituent son gouvernement.

Pour concevoir la nature & la quotité de gouvernement propre à l’homme, il est nécessaire de saisir son caractère. La nature l’ayant destiné à la vie sociale, lui a donné ce qui convenoit à sa position. En général, il rend ses besoins plus grands que sa puissance ; il ne peut les satisfaire que par un systême d’affection sociale, & les besoins déterminant les individus, ils se réunissent en société aussi naturellement que la gravitation dirige tous les corps vers un centre.

Mais la nature n’a pas seulement contraint l’homme à vivre en société par la diversité des besoins qu’il ne peut satisfaire que par des secours réciproques ; elle a aussi gravé dans son cœur un systême d’affections sociales, qui, sans être nécessaires à son existence, sont utiles à son bonheur. Il n’est aucun âge, dans la vie, où ce besoin de la société cesse ; il commence avec la vie, & ne finit qu’à la mort.

Si nous examinons, avec attention, la constitution de l’homme, la diversité des besoins & des talens des individus si bien appropriés aux besoins des autres, sa tendance vers la société, & par conséquent à conserver les avantages qui en résultent : on voit aisément que ce qu’on nomme gouvernement est un véritable mensonge.

Le gouvernement n’est nécessaire que dans certains cas, où la société & la civilisation ne sont pas suffisantes ; & il est évident que tous les actes que le gouvernement s’attribue, sont l’effet d’un consentement tacite de la société, & non la conséquence du gouvernement.

Deux années se sont écoulées au commencement de la guerre d’amérique, & un plus long espace de temps dans quelques-uns des états, avant qu’il y eût une forme établie de gouvernement. La forme ancienne avoit été abolie, & les habitans étaient trop occupés de leur sûreté pour donner leur attention à une forme nouvelle ; &, pendant cet intervalle, l’ordre & l’harmonie régnèrent dans les états-unis aussi bien que dans aucune des contrées de l’europe. C’est un besoin naturel à l’homme, & sur-tout lorsqu’il est en société, parce qu’il augmente les moyens de s’habituer à toutes les circonstances. Du moment où le mode du gouvernement est aboli, l’état de société commence ; une association générale le remplace, & l’intérêt commun fait la sécurité générale.

Il n’est pas vrai, quoiqu’on ait osé le prétendre, que l’abolition d’une forme de gouvernement entraîne la dissolution de la société ; au contraire, la société devient plus intime. Toute la partie de l’organisation sociale qui étoit dépositaire du gouvernement, se développe sur la masse, & n’agit qu’au travers de cet ensemble. Les hommes, par instinct & par le calcul de leur bonheur, se sont habitués à la vie sociale. Ces motifs sont devenus suffisans pour les porter à tous les changemens qu’ils trouveront nécessaires & convenables dans leur gouvernement. En un mot, l’homme est un être sociable, & il est impossible de l’isoler.

Une forme de gouvernement déterminée, ne comprend qu’une petite partie de la vie civilisée ; & lors même qu’on auroit établi la meilleure forme que la sagesse humaine puisse inventer, elle seroit plutôt un être de raison ou factice, qu’un être réel. Elle étoit une conséquence des principes primordiaux de la société & de la civilisation, de l’usage qui la consent & la maintient réciproquement, de la circulation perpétuelle des intérêts qui, passant au travers de mille & mille canaux, vivifient la masse entière de la communauté. Elle seroit due enfin à tous ces objets beaucoup plus qu’à aucune des institutions que le meilleur des gouvernemens puisse former, parce que la sûreté & le bonheur de la société & de tous les individus en dépendent.

L’état le plus parfait de civilisation est celui où le besoin du gouvernement se fait le moins sentir, & où chacun peut régler ses propres affaires & se gouverner soi-même. Mais ce principe est si contraire à la pratique des anciens gouvernemens, que leurs dépenses augmentent dans la proportion où ils devroient les diminuer. L’état civilisé exige un très-petit nombre de loix générales, & d’un usage si habituel & si nécessaire, que leur effet seroit absolument le même quand elles ne seroient pas appuyées par la forme du gouvernement.

Considérons que les principes réunissent d’abord l’homme en société, & quels motifs déterminent ensuite leurs relations mutuelles ; nous trouvons dans l’intervalle qui nous conduit de la société à ce qu’on nomme gouvernement que presque tout ce qui lui étoit nécessaire, s’effectuoit par l’action & réaction de chacune des parties de cette société.

L’homme, relativement à l’art de se gouverner en société, a beaucoup plus d’ordre & de conduite qu’il ne l’imagine, ou que ses gubernateurs voudroient le lui faire croire.

Toutes les loix fondamentales de la société sont des loix que prescrit la nature, & celles de commerce soit entre les individus, soit entre les nations, sont des des loix d’intérêt réciproque, & on leur obéit parce qu’il est de l’intérêt des parties de s’y soumettre, & nullement parce qu’elles sont l’ouvrage des gouvernemens.

Mais combien de fois la tendance naturelle de la société n’a-t-elle pas été dérangée & détruite par les opérations du gouvernement, quand, loin d’être greffé sur la nature, il veut exister pour lui & qu’il agit par faveurs ou oppressions ; alors il devient la cause des malheurs qu’il croit prévenir.

Si nous jettons en arrière un coup-d’œil sur les querelles & les révoltes qui ont eu lieu en angleterre, nous voyons qu’elles ne naissent pas du manque de gouvernement ; mais que le gouvernement en a été la première cause : au lieu de consolider la société, il la divisoit, lui ôtoit sa cohérence naturelle, formoit des mécontens, alimentoit des désordres qui, sans lui, n’auroient pas existé. Dans les associations que les hommes contractent entre eux, dans lesquelles ils agissent purement d’après les principes de la société, voyez combien toutes les parties sont unies ; & les gouvernemens, loin d’être la cause ou le moyen de l’ordre, l’est quelquefois de leur destruction.

Les mouvemens de 1780, n’ont d’autre origine que la conservation des préjugés que le gouvernement avoit lui-même entretenus, mais quant à l’angleterre, ces mouvemens avoient encore d’autres causes.

Des taxes excessives & inégalement réparties, quoique déguisées dans leur mode, produisent nécessairement des effets qui se font tôt ou tard sentir ; et comme ils réduisent par-là une grande partie de la société à la pauvreté et au mal-aise, ils sont constamment préparés à l’insurrection ; et, dépourvus comme ils le sont malheureusement, des moyens de connoître leur état et d’exprimer leurs plaintes, ils s’enflamment aisément pour la vengeance, dernier espoir des malheureux.

Quelle qu’en soit la cause apparente, la véritable cause d’une révolte est toujours le manque de bonheur. Voyez combien est faux le systême de ces gouvernemens qui outragent la félicité publique, seule conservatrice des institutions sociales.

Mais comme les faits prouvent encore mieux que les raisonnemens, l’exemple de l’Amérique vient à l’appui de ces observations. S’il est un pays au monde qui, d’après les combinaisons ordinaires, pouvoit le moins espérer une paix intérieure c’est l’Amérique. Composée de plusieurs peuples[1] différens par leurs usages, leurs habitudes, leur langage, même par leur religion ; leur union paroissoit infaisable ; mais l’accord entre la forme du gouvernement, les principes de la société & les droits de l’homme, a vaincu les difficultés, & toutes les parties se sont rapprochées dans une union fraternelle. Là, le pauvre n’est point opprimé, le riche n’est pas privilégié, l’industrie n’est pas épuisée par la fastueuse extravagance d’une cour qui dévore le fruit de ses travaux. Les impôts sont peu nombreux, parce que le gouvernement est juste ; & comme il n’y existe aucune cause de misère, il n’existe aucun germe de révolte.

Un homme métaphysique tel que burke, a torturé son imagination pour découvrir jusqu’à quel point le peuple peut être gouverné. Il a supposé que quelques-uns devaient être conduits par la fraude, d’autres par la force, quelques-uns par des invitations particulières, que le génie doit être même à ses gages pour en imposer à l’ignorance & fasciner les yeux de la multitude. Perdu dans l’abondance de ses recherches, à force de résoudre & de résoudre encore ce qu’il a résolu, il finit par se détourner de la route facile qui s’ouvroit devant lui.

La révolution américaine, par un avantage inappréciable, nous conduit à la découverte des principes, & met en évidence les devoirs des gouvernemens. Toutes les révolutions, jusqu’à la révolution d’amérique, avoient été faites dans l’atmosphère des cours, & loin du niveau national. Les chefs de parti étaient toujours de la classe des courtisans, & dans leur rage de réforme ils conservoient l’astuce de leur état.

Toujours ils représentoient le gouvernement comme un composé de mistères dont eux seuls avoient la clef, & ils écartoient de l’entendement de la nation la seule chose qu’il lui étoit utile de savoir, que le gouvernement n’est qu’une association nationale, agissant d’après les principes de la société.

Ayant montré ce que l’état social & civil de l’homme peut produire par lui-même, indépendamment de tout gouvernement, il est nécessaire de jetter un coup-d’œil sur les anciens gouvernemens, pour examiner jusqu’à quel point leurs principes & leurs actes correspondent avec cet état social.

  1. La partie de l’amérique nommée vulgairement nouvelle-angleterre qui renferme le new-hampshire, massachusett, rhode-island et connecticut, est principalement peuplée de descendans anglais. L’état de new-york contient moitié d’allemands, & le reste d’anglais, d’écossais & d’irlandais. Le newjersey contient un semblable mêlange. La pensylvanie est composée d’un tiers d’anglais, d’un autre d’allemands, & le reste d’écossais, d’irlandais & de quelques suédois. Les états du sud contiennent un plus grand nombre d’anglais que ceux de l’intérieur ; &, dans le nombre de ces peuples, on voit encore un nombre considérable de français, & quelques individus de toutes les autres nations dans les villes maritimes. La religion la plus dominante c’est la presbytérienne ; mais toutes les sectes sont égales, tous les hommes sont citoyens.