Théories et affaires en politique

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DES THÉORIES
ET DES AFFAIRES
EN POLITIQUE.

M. Thiers prononçait ces paroles il y a bientôt deux ans : « J’ai voulu, au 22 février, que le gouvernement, au lieu de se restreindre, s’étendît, et j’ai dit à quelques hommes : Allez aux affaires ; voilà la meilleure des expériences. » Allez aux affaires ; voilà le mot d’un homme d’état. C’était dire : Le temps des crises révolutionnaires est passé ; les esprits sérieux et actifs doivent maintenant se tourner vers l’étude des intérêts réels du pays. Oublions d’anciennes luttes ; que les forces généreuses du pays trouvent leur application et leur utilité dans la pratique des affaires. Les travaux de bonne foi font évanouir bien des disputes. Or, l’on peut d’autant mieux, en France, proposer ce but aux intelligences, que le mécanisme de notre gouvernement et de notre administration est savant et satisfait à l’examen les plus difficiles exigences. Notre ordre administratif a eu pour architectes la constituante et Napoléon, c’est-à-dire l’esprit de système et le génie pratique, les idées d’une grande assemblée et la volonté d’un grand homme ; l’histoire ne présente pas dans un temps aussi court une autre coalition aussi puissante de forces, d’aptitudes et de pensées.

S’il est des époques comme la nôtre, qui demandent aux personnes qui veulent être politiques l’étude et l’entente des affaires, il est aussi pour les hommes en particulier un moment où ils cherchent avidement la pratique, où l’esprit saturé de théories, plein des souvenirs et des faits du passé, s’adresse vivement au présent, l’interroge, le sollicite, veut le fouiller à fond et tirer de la réalité tout ce qu’elle contient. Plus l’esprit a mis de vitesse et de feu à parcourir les régions de la théorie, à esquisser les généralités de la philosophie politique, plus sa curiosité sera grande d’explorer les faits, d’examiner les détails positifs, afin de compléter sa moisson et de connaître tous les aspects de la vie sociale, qui se compose, non-seulement de la conception des idées, mais des formes, des institutions et des accidens qui les manifestent et les traduisent. Exigerez-vous des hommes qu’ils ne sortent jamais des premières régions qu’ils ont traversées ? voulez-vous qu’ils restent toujours suspendus dans les nuages, comme Socrate dans le panier où l’a mis Aristophane ? Non, il vaut mieux que le théoricien descende sur la terre, et que, se faisant pratique, il puisse contrôler la spéculation par la réalité.

Si donc le temps veut qu’on l’étudie dans ses tendances et dans ses besoins, et si des esprits sont disposés à obéir à ces indications impérieuses de leur époque, pourquoi donc ne suivraient-ils pas cette pente ? Qui les arrêterait ? La crainte de paraître avoir changé ? la peur de montrer qu’ils font autre chose que ce qu’ils ont fait ? L’appréhension serait singulière en France, qui, depuis cinquante ans, ne vit que de changemens. Commencez par rayer l’histoire, si vous voulez chez nous immobiliser la vie.

La révolution de 1789 a mis au monde une société nouvelle qui, depuis environ cinquante ans, cherche son équilibre et commence aujourd’hui à le trouver. Que de changemens ! que de secousses ! que de transformations rapides ! Une partie des novateurs de 89 se montre, à deux ans de distance, déjà préoccupée du besoin de faire halte, et Mirabeau meurt conservateur. Mais alors l’extrême gauche de la révolution a le dessus ; les girondins remplacent les constituans ; tournez la page, et vous les cherchez ; ils ont été dévorés par le jacobinisme, qui triomphe et succombe en dix-huit mois. Quelques momens encore, et vous ne reconnaîtrez plus ceux qui n’ont pas disparu dans la tempête. Le Sièyes de 99 ressemble-t-il à celui de 95 ? Mais voici d’autres nouveautés : un jeune lieutenant dont l’ame avait un instant brûlé des ardeurs de la montagne, consent, pendant quelques jours, à n’être que premier consul ; c’est une dernière politesse qu’il fait à la république ; puis il passe subitement empereur, et il montre, à l’étonnement de l’Europe, les soldats républicains devenus maréchaux de l’empire, et les conventionnels devenus conseillers d’état. Cependant, après un peu moins de quinze ans, la calèche de Louis XVIII remplace, aux yeux des Parisiens, Napoléon à cheval, et voilà les hommes de l’empire obligés de se mettre, au milieu des générations nouvelles, au régime des deux chambres et de la publicité. Enfin Charles X perd sa monarchie pendant une partie de whist, et le principe de 89 est mis sur le trône.

Que s’est-il passé dans les huit ans qui nous séparent de 1830 ? Deux mouvemens contraires ont voulu entraîner le pays tant en-deçà qu’au-delà du grand fait qui s’était accompli en juillet. Ils ont échoué. La France a montré la volonté ferme de se maintenir dans le cercle constitutionnel du gouvernement nouveau et d’y développer ses destinées et ses tendances. D’un autre côté, la guerre européenne qu’on attendait n’a pas éclaté. Il n’y a eu ni guerre révolutionnaire, ni guerre politique, et, contre toute vraisemblance, la paix a triomphé. Des conséquences naturelles découlaient de ces faits. Puisque le gouvernement nouveau, loin de succomber, s’affermissait au milieu d’une adhésion générale, d’autant plus puissante qu’elle provenait de la réflexion succédant à l’enthousiasme ; puisque des questions capitales recevaient une solution contraire à l’attente commune, il est clair que les partis devaient subir une décomposition irrésistible. Dans la première révolution, les gouvernemens se supplantaient les uns les autres avec une rapidité tragique ; dans la seconde, le gouvernement est resté debout, et les partis se sont dispersés.

À la fin de 1835, il y avait pour tous les esprits justes ce que nous appellerons des démonstrations acquises. La société avait prononcé ; elle avait dépouillé le tempérament révolutionnaire pour entrer dans une phase d’organisation et de développement constitutionnel. Qui pourra nier ce fait, et qui pourrait s’en étonner, comme si, depuis cinquante ans, c’était le premier exemple que donnait le pays de cette mobilité toute française ? Le changement était réel ; mais a-t-il été compris de tout le monde ? Il y a sans doute une époque de la vie où l’esprit a de la peine à suivre les évènemens à mesure qu’ils s’accomplissent, à les comprendre ; on reste en arrière ; on vit sur le passé qu’on croit encore actuel ; on prend d’anciens préjugés pour des opinions vivantes, et l’on vieillit dans une merveilleuse ignorance de la société qu’on croit cependant bien connaître et loyalement servir. Ces méprises sont sincères, elles peuvent être respectables, mais elles n’enchaînent pas les générations. Sera-t-on recevable à demander à des hommes jeunes de s’inféoder à des pratiques surannées ou à de vieilles rancunes ? On n’est pas stationnaire et routinier à trente ans, et les esprits qui sentent leur force ont besoin, quand des questions sont épuisées, de passer à d’autres.

En politique, il y a des momens où il faut étudier a novo toute la scène, recommencer l’observation de tous les faits ; car la scène a changé, car les faits se sont revêtus d’une autre physionomie et ont pris une autre assiette. Cette nouvelle étude vous retrempe et vous modifie ; elle vous préserve des erreurs ; grace à elle, vous faites tomber sur les choses et sur les hommes une appréciation saine, vous ne parlez pas à côté, vous n’agissez pas à faux ; si vos principes dirigeans ont été justes, vous ne les abdiquez pas, mais vous les élargissez ; vos formules deviennent plus compréhensives et plus vraies, et vous les redressez comme les savans, dans les sciences physiques, réforment leurs nomenclatures après de nouvelles découvertes. On change donc, on change, non pas de but, mais de moyens ; non pas de religion sociale et scientifique, mais de manière de la servir. Nous rougissons d’insister sur ces choses auprès des esprits politiques. Le cardinal de Retz n’a-t-il pas dit, il y a deux siècles, qu’il fallait souvent changer d’opinion, pour être toujours du même parti ? Les opinions, en effet, ne sont que des points de vue que la mobilité de la scène humaine vous force de temps à autre de quitter. Vous changez de situation pour mieux voir ; or, plus vous embrassez de choses, plus vous pouvez être utile aux autres par vos enseignemens et vos travaux. Si donc on entend par conversion politique le passage d’un point de vue à un autre, la transition du point de vue opposant au point de vue gouvernemental, nous ne chercherons nullement à nous défendre du fait de conversion politique ; nous soutiendrons même que ce changement est normal, conforme aux lois d’un esprit bien fait, car les intelligences qui travaillent ont toujours pour les idées d’ordre et de pouvoir des sympathies naturelles et des retours inévitables.

Mais si l’on veut entendre par conversion politique l’abandon des principes dirigeans qui vous animent et vous mènent dans la science et dans la vie, si l’on prononce le mot d’apostasie, nous dirons qu’en désirant être méchant, on ne parvient qu’à être ridicule. Pour qu’il y ait apostasie, il faut qu’il y ait une religion. Or quelle est donc la religion de l’opposition ? Quel est le dogme, le symbole qu’elle présente à la société comme la vérité suprême et que nous ayons apostasiée. Nous serions curieux de connaître la révélation politique dont nous serions les déserteurs, les renégats, et nous avouons ne pas trouver dans les écrivains qui nous ont injuriés des maîtres compétens pour nous catéchiser en matière de philosophie sociale.

L’opposition a si peu un symbole précis, une religion positive, qu’elle-même, à son insu peut-être, marche depuis quelque temps de variations en variations, et se morcelle en des nuances infinies ; elle a donc changé, ce dont nous ne lui faisons point un crime, puisque nous lui reprochons, au contraire, de n’avoir pas assez changé. Mais alors pourquoi tant de colère contre des hommes jeunes qui sont libres apparemment d’obéir à des convictions, fruit de l’observation et du travail ? Quoi de plus naturel que les modifications progressives qu’apportent les années ? et faut-il rappeler à ceux qui se glorifient de leur immobilité ces paroles de l’Écclésiaste : À chaque chose sa saison ; à chaque pensée sous les cieux, son temps ?

Jetons les yeux autour de nous : nous ne voyons que changemens, que transformations ; qu’on prenne soit l’ordre religieux et philosophique des choses, soit les questions littéraires, soit les intérêts politiques, vous ne trouverez partout que des hommes que leurs propres réflexions ont transformés ; les uns ont passé des premiers essais d’une religion nouvelle aux plus ferventes ardeurs d’un catholicisme orthodoxe ; d’autres semblent avoir un peu délaissé d’antiques symboles pour s’engager à la recherche d’un dieu inconnu : quelques uns sont devenus démocrates ardens après avoir défendu pendant une grande partie de leur vie, soit la légitimité monarchique, soit la suprématie pontificale ; quelques talens aigris et susceptibles, qui long-temps avaient défendu le pouvoir, semblent épouser aujourd’hui les animosités de l’opposition ; d’un autre côté, d’autres esprits arrivent, à travers des théories, à des convictions d’ordre et de pratique. Qui est de mauvaise foi dans ce déplacement général, dans cet échange de rôle ? Personne. Chacun obéit tant à sa propre pensée qu’à la loi de son siècle. Tous, nous nous agitons pour la conquête de la vérité, nous allons là où nous croyons l’apercevoir. Dans ces temps d’inquiétude morale comme le nôtre, comme était le XVIe siècle, où une révolution politique et une réforme religieuse bouleversent toutes les ames et remuent toutes les questions, il arrive, quand l’esprit est fortement ébranlé, de deux choses l’une : ou l’on change, ou l’on meurt. Ceux qui ne meurent pas changent en silence ou avec franchise, voilà toute la différence. Mais s’il est naturel de changer, pourquoi n’avouerait-on pas son changement ? À de justes plaintes contre l’égoïsme, on a mêlé, dans de vives récriminations dont on poursuit notre siècle, des accusations amères contre l’individualité. À tort, selon nous, car l’individualité n’est pas autre chose que la liberté humaine elle-même. Elle peut sans doute exagérer sa propre importance, vouloir régner seule, au lieu de s’enchaîner au service commun : alors elle s’égare ; mais quand elle ne fait qu’user de son droit, quand elle suit avec courage et simplicité le cours de ses développemens et de ses opinions, non-seulement elle n’est pas antisociale, mais elle concourt à l’harmonie de l’ensemble ; elle n’est point orgueilleuse, mais libre. Nous n’avons jamais, pour notre part, séparé les droits de l’individualité des intérêts sociaux. Quel homme consentirait aux labeurs de la vie et de la pensée, s’il ne gardait pas l’imprescriptible droit de communiquer aux autres les résultats successifs de ses études et de son esprit ? On se lamente souvent de ce que les ames manquent d’énergie, de ce que si peu d’hommes montrent le courage de leurs opinions et de leurs idées. Pourquoi donc blâmer la franchise qui ne craint pas de mettre au jour des pensées conçues avec sincérité et provoquées par le spectacle que nous nous donnons les uns aux autres ?

Le progrès qu’accomplissent aujourd’hui les sociétés humaines est d’échapper au règne de la force brutale pour appartenir à l’empire de l’intelligence. Ce fait si précieux et si grave impose à tous de grands devoirs. Il faut d’abord répandre partout l’instruction et les lumières, qui seules confèrent des droits raisonnables et utiles ; il faut aussi que ceux qui prétendent s’occuper des intérêts généraux ne négligent rien pour connaître à fond cette société si vaste et si complexe. L’ignorance est aujourd’hui le plus grand péché qu’on puisse commettre en politique, puisque notre siècle discute sur toutes choses et cherche à se rendre compte de tout. L’ignorance en matière politique est le plus grand obstacle qui puisse s’opposer aux développemens des destinées sociales, et ce n’est pas une nouveauté de la signaler comme un fléau, surtout dans un pays où les affaires sont soumises à la discussion démocratique. Platon nous montre quelque part Socrate demandant à Alcibiade si l’ignorance n’est pas la cause de tous les maux, surtout quand elle tombe sur les choses de la plus haute importance : — Et qu’y a-t-il de plus important que le juste et l’utile, d’où dépend le sort de l’état ? Et n’est-ce pas sur ces choses-là que tu dis toi-même être flottant et incertain, et cette incertitude n’est-elle pas une preuve, d’après ce que nous avons dit, que non-seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais que, les ignorant, tu crois pourtant les savoir ? Eh bien ! poursuit Socrate, puisque nous sommes seuls, il faut te le dire ; tu es dans la pire espèce d’ignorance, comme tes paroles le font voir, et comme tu le témoignes contre toi-même. Voilà pourquoi tu t’es jeté dans la politique avant de l’avoir apprise. Et tu n’es pas le seul dans cet état, il t’est commun avec la plupart de ceux qui parlent des affaires de la république ; je n’en excepte qu’un petit nombre, et peut-être le seul Périclès, ton tuteur. — Si le conseil d’apprendre la politique avant de s’y jeter était déjà convenablement adressé aux jeunes hommes de la petite cité d’Athènes, il semble que nous ne devons pas le trouver moins judicieux, et que nous pouvons en prendre notre part. Dans l’antiquité comme dans les temps modernes, les difficultés de la science politique croissaient en raison des développemens de la civilisation. On peut dire que dans la plupart des villes helléniques il y avait peu ou point d’affaires, ou que du moins elles y étaient fort simples. Mais déjà à Athènes, qui était à la fois pour la Grèce une école, une capitale et un entrepôt, le système politique se compliquait. On voit dans les historiens et les orateurs quelle foule de lois et de décrets il fallait connaître, que de relations Athènes entretenait avec les autres Grecs et avec les barbares. L’ordre administratif, l’ordre économique et la diplomatie y étaient déjà fort avancés, et l’érudition contemporaine en a exploré les détails avec une industrieuse sagacité. Mais c’est à Rome, vers les derniers temps de la république, que les affaires, dans l’antiquité, devinrent une vaste étude et bientôt une science. Avec le règne d’Auguste, le génie administratif fait son avénement, et nous voyons des hommes d’état qui ont presque une physionomie moderne, tant les détails de l’administration et les faits politiques sont nombreux et pressés !

Quand, sur les ruines de la société païenne, les nations modernes sortirent peu à peu des races barbares, baptisées par le christianisme, la complication des affaires se mêla progressivement aux ardeurs de la foi et à la poésie du moyen-âge ; c’est l’instinct politique qui agit seul ; la réflexion et ses théories ne paraissent point encore ; mais les hommes pratiques se multiplient, et le calcul dans les affaires se produit, pour ainsi parler, naïvement. À la fin du XVe siècle, le passage est sensible des faits instinctifs à un commencement de théorie ; c’est le temps de Louis XI, de Ferdinand-le-Catholique, jusqu’à ce qu’enfin, avec la réforme religieuse, se fasse jour une force de réflexion plus grande dans la gestion des intérêts humains.

Par une coïncidence naturelle, l’esprit de l’homme se mit à réfléchir aussi bien sur la vie positive que sur les délicatesses et les mystères de la spiritualité. D’ailleurs la terre s’étendait pour l’homme par des découvertes, à mesure que la pensée croissait en audace ; c’était une émulation de grandeur entre l’esprit et la matière. Charles-Quint n’a pas moins que Luther servi les progrès de l’Europe. Nous n’ignorons pas son despotisme, la manière violente dont il se mit à assaillir les libertés municipales de la vieille Espagne, le monopole qu’il établit pour les métiers, pour le commerce, et les hérésies que peut lui reprocher l’économie politique ; mais il a eu le mérite de provoquer puissamment la conscience de la solidarité européenne, par de vives agressions qui semblaient dénoter une ambition systématique. Aspirer à la monarchie universelle, c’était donner aux peuples une première leçon d’association. D’ailleurs, l’esprit de la réforme contrebalançait les excès du père de Philippe II, répandait dans des centres puissans, en Hollande, en Angleterre, dans l’Allemagne protestante, le goût du travail, et multipliait ainsi la production et la richesse. Pendant le XVIIe siècle, le génie politique règne presque seul, car l’esprit théologique a commencé de s’éclipser, et l’esprit philosophique n’a pas encore lui. Colbert, Pussort, Lionne, Louvois, sont les points lumineux d’une pléiade d’hommes d’état, d’administrateurs, de diplomates. Que de développemens dans la carrière des affaires, dans la législation du commerce, dans l’organisation administrative, dans l’état économique de la France ! Au XVIIe siècle, autre spectacle : une division du travail s’opère, pour ainsi dire, entre ceux qui s’occupent de politique et de sociabilité. À côté des praticiens et des hommes d’état, spéculent les économistes et les philosophes ; ces deux grandes écoles se partagent la réalité, et montrent comment il faut cultiver, la première le sol, et l’autre l’esprit. Turgot passe rapidement au ministère pour tenter des réformes par l’union combinée de ces deux belles tendances ; mais il cède la place aux flots d’une révolution.

Cinquante ans nous séparent des peines de nos pères, et cette division du travail dont nous parlions tout à l’heure s’est évanouie, semblable à ces charpentes qu’on fait disparaître quand l’édifice est construit. Aujourd’hui la théorie et la pratique doivent s’étreindre intimement. Les théoriciens impérieux qui avaient tenté de nos jours d’asservir la réalité à leurs spéculations, n’ont pas montré moins d’impuissance que de génie, et les idées vraies qu’ils ont laissées ont dû prendre le chemin de la pratique et du possible pour trouver une application. La société contemporaine a le sentiment de ses imperfections, des plaies qu’elle doit chercher à guérir, et si elle est loin de connaître les solutions nécessaires à toutes les difficultés qui la travaillent, si elle ne sait pas tout ce qu’il faut faire, elle sait du moins ce qu’il ne faut plus faire. Ainsi elle demande aux hommes qui veulent s’occuper de ses intérêts, de ne pas s’évertuer à jeter bas l’édifice qui est en possession du sol, dans la fausse espérance d’en élever un autre sur un plan et des proportions chimériques, mais de travailler sur ce qui est, et d’introduire avec un tact habile les changemens estimés nécessaires dans des institutions qui ont déjà subi quelque épreuve du temps. Voilà l’esprit politique et la tâche qu’il doit se proposer. Bien différent du fanatisme religieux ou de la fougue révolutionnaire, l’esprit politique n’est ni intolérant, ni dogmatique d’une manière intraitable ; il s’inspire du siècle ; il puise dans le public, ce livre toujours ouvert et toujours instructif, la connaissance des dispositions et des nécessités sociales ; il observe les flots de la vie humaine pour voir où ils se portent, s’ils montent, s’ils descendent ; afin de mieux connaître les sympathies et les tendances du pays, il se place au centre de la vraie majorité nationale ; c’est elle qu’il aspire à servir. L’esprit politique sait donc à la fois conserver et changer, améliorer et maintenir. Un ministre anglais, Huskisson, en caractérisait parfaitement les qualités et les devoirs, lorsqu’il disait dans la chambre des communes : « Quand je parle d’améliorations, j’entends ces changemens graduels, réfléchis, qui, dans une société de formation ancienne et compliquée, sont les préservatifs les plus assurés contre des innovations imprudentes et périlleuses ; à des changemens de ce genre, il est de notre devoir à tous de concourir de tout notre pouvoir. C’est en restant fidèles à ces principes, en y persévérant, que nous conserverons la haute position que nous occupons parmi les nations civilisées. Cette position, avec toute la gloire, toute l’influence dont elle est si justement environnée, comment l’avons-nous acquise, si ce n’est en marchant les premiers dans cette noble carrière d’honneur et d’utilité ? Nous sommes tenus d’y marcher encore, entraînés par le souvenir du passé, par un juste sentiment de notre grandeur présente et par celui des obligations que le présent et le passé nous imposent envers les générations qui doivent nous remplacer. » La politique ainsi comprise est un admirable emploi des facultés humaines ; elle rend justice au passé, pourvoit au présent, et prépare l’avenir : elle ne renverse pas, elle répare ; elle n’immole rien, et s’attache à tout guérir. Évidemment nous gravitons en France vers cette haute manière d’apprécier les choses, et nous commençons à désirer que la politique ne soit plus une crise, mais une méthode.

Si chaque société européenne voit dans son sein la masse des affaires et des intérêts s’accroître tous les jours, il est une autre complication plus vaste encore, et qui ne porte pas un moindre témoignage touchant les progrès de la civilisation humaine ; nous voulons parler de cette solidarité tous les jours plus sensible et plus profonde qui enlace tous les états, ne permet pas à l’un de se mouvoir sans ébranler l’autre, et fait de tant de parties diverses une sorte de communauté indivisible. Il est remarquable que l’esprit cosmopolite produit aujourd’hui les mêmes effets que le christianisme au moyen-âge ; car c’est à la fin du XIe siècle, et non dans la dernière moitié du XVe, qu’il faut placer les premiers développemens du droit international européen, qui, pendant trois cents ans, réunit les peuples dans une communion toute catholique, trouvant dans la papauté sa force, son centre, son unité. Depuis Philippe-le-Bel jusqu’à Charles Quint, les peuples se séparent de nouveau ; ils constatent de plus en plus leur nationalité par la guerre ; ils se cantonnent, ils se trompent mutuellement ; ils font de la perfidie un devoir, de la ruse une science, jusqu’à ce que la réforme de Luther vienne imprimer un nouveau mouvement de solidarité morale aux affaires politiques. Les vrais intérêts des nations font si peu divorce avec les idées, qu’ils se transforment toujours avec les croyances et les systèmes. Depuis la paix de Westphalie, qui a créé deux Europes, l’une catholique, l’autre protestante, jusqu’en 1789, l’ambition politique des rois et des ministres occupe toute la scène. Enfin, la révolution française vient, comme la papauté, comme la réforme, instaurer une nouvelle diplomatie. Le prince de Talleyrand s’est complu à remarquer que beaucoup de diplomates célèbres avaient été de profonds théologiens. Ce détail, spirituellement observé, trouve sa raison dans la dépendance où vit la politique, tant intérieure qu’extérieure, des changemens que subissent les croyances et les idées des peuples, soit que la religion ou la philosophie domine : suivant les différences des temps, les politiques seront des théologiens ou auront l’esprit métaphysique. Quand Napoléon, après la révolution française, comme Charles Quint pendant la réforme, eut manifesté le dessein d’une suprématie universelle, l’Europe fut remuée jusqu’au fond de sa conscience, et la diplomatie vint, après la guerre, délibérer sur ses destinées et son économie. La France était alors malheureuse ; les principes de 1789 semblaient abattus, et cependant, si on lit avec attention l’histoire et les actes du congrès de Vienne, on voit combien l’esprit du siècle a déjà modifié la diplomatie et les transactions politiques. Vingt-quatre ans nous séparent de cette époque ; que de changemens nouveaux ! La seconde moitié de l’Amérique reconnue dans son émancipation par l’Europe ; la Grèce affranchie ; l’Orient mis en mouvement ; l’Égypte régénérée ; une Afrique française ; le problème de la réforme turque ; Constantinople disputée à la domination russe par d’habiles traités ; l’Espagne en travail ; la Belgique s’efforçant de s’individualiser ; le milieu de l’Europe cherchant son équilibre et sa force dans l’intime réunion de la France et de l’Allemagne, et dans l’échange intelligent des ressources et des qualités de ces deux grandes nations ; voilà seulement quelques traits de l’immense situation au milieu de laquelle nous avons à vivre. Pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, le monde politique gardait à peu près les mêmes proportions ; mais il semble, au XIXe siècle, reculer incessamment ses bornes, comme il avait fait à l’époque de Léon X et de Luther, de François Ier et de Calvin.

Sur cette mer infinie, dans cette inépuisable variété d’intérêts, de faits et de détails, comment ne pas s’égarer sans l’étude, sans l’expérience ? Moins que jamais, aujourd’hui, la politique peut être une exaltation passagère, une chaleur de tête ; elle ne saurait être qu’un apprentissage successif, où la connaissance des petites affaires mène à l’intelligence des grandes. Louis XIV demandait un jour au cardinal de Janson où il en avait tant appris en fait de négociations. « Sire, répondit le cardinal, c’est lorsque j’étais évêque de Digne, en courant avec une lanterne sourde pour faire un maire d’Aix. » Comment espérer de servir un jour utilement son pays, si l’on ne s’est pas donné la peine de s’instruire de son organisation, de ses rapports avec les autres peuples, de sa vie enfin ? Nous ne connaissons pas de passions politiques qui puissent dispenser de ces travaux nécessaires, et le patriotisme n’exempte pas de l’étude.

Maintenant il reste à se demander si la presse quotidienne, en général, répond à ces obligations, et si elle montre des connaissances suffisantes pour soulever et traiter les questions auxquelles elle se prend. Mais auparavant il ne sera pas inutile de prouver à ceux qui ont estimé que c’était une grande nouveauté, une hardiesse inouie de censurer les journaux qui censurent tout, et pour ainsi dire de critiquer la critique même, que dans les pays les plus démocratiques les journaux n’échappent pas à la loi commune d’une discussion vive. Un observateur qui vient d’explorer tout récemment les États Unis, une femme d’un esprit vigoureux et profond, miss Martineau, dans son excellent ouvrage de la Société américaine, après avoir examiné la conduite des hommes d’état, des orateurs et des fonctionnaires, arrive aux journaux, et les signalant comme les plus mauvais de tous ceux qui sont rédigés dans les pays libres, elle dit qu’elle ne sait ce dont il faut se plaindre le plus, ou de la propagation du mensonge ou de la suppression de la vérité. Ainsi les journaux du sud s’abstiennent d’insérer dans leurs colonnes les renseignemens qui pourraient éclairer, sur le véritable état de la société intérieure, leurs lecteurs immédiats ou éloignés. D’un autre côté, dit miss Martineau, les injures systématiques que les journaux d’un parti déversent sur les candidats de l’autre, sont cause que beaucoup d’hommes honorables, ayant à cœur le soin de leur réputation, n’osent pas entrer dans la vie publique, de sorte que la patrie est privée des services de plusieurs de ses plus dignes enfans. Il est vrai qu’un serviteur sincère du pays doit avoir le courage de subir toutes les conséquences de sa sincérité ; néanmoins il arrive souvent que des hommes, hésitant à choisir entre la vie publique et la vie privée, sont amenés, par cette seule circonstance, à se décider en faveur de la dernière. Miss Martineau nous montre, dans la plupart des villes, les journaux rédigés sous la tyrannie de l’opinion dominante, et n’osant ni la combattre, ni l’éclairer : elle s’adresse aux Américains pour leur dénoncer ce mal qui déchire la république, et leur dit que leurs journaux changeront quand ils voudront qu’ils changent. Toutes les fois que le grand nombre, ajoute-t-elle, exigera dans ses journaux la vérité et la justice, en répudiant le mensonge et la calomnie, il sera servi selon son désir.

Certes ce langage ne manque ni de franchise, ni même de dureté ; néanmoins accusera-t-on miss Martineau, Anglaise vraiment attachée aux principes du gouvernement représentatif, d’être l’ennemie de la liberté de la presse. Eh ! comment ne pas comprendre qu’on sert la presse, qu’on l’élève, en lui adressant des avis sincères, même en instituant, avec une partie de ses organes, de larges et vigoureuses polémiques. Qu’on y réfléchisse, s’il n’était pas permis de contredire les journaux, d’opposer à leurs préjugés, à leurs déclamations, à leurs calomnies, une vérité courageuse, il arriverait que le régime de la liberté de la presse aurait absolument le même résultat que le despotisme. Ce ne serait plus le cordon du sultan, mais la plume du journaliste, et dans le pays qui se dit le plus spirituel du monde, il n’y aurait droit de cité que pour certains lieux communs qu’on ne se donnerait même plus la peine de renouveler de temps à autre. Il n’en saurait être ainsi, et puisque la liberté de la presse est le droit commun du pays, apparemment elle appartient à toutes les individualités, à toutes les intelligences. Le journal est un fait nécessaire dans la civilisation moderne, et il reflète naturellement les qualités particulières à chaque pays. Ainsi, en Allemagne, il contiendra surtout des faits qu’il soumet à la méditation calme des lecteurs ; en France, il offrira plus de réflexions que de détails positifs, plus de déclamations brillantes ou vulgaires, suivant la plume qui rédige ses colonnes, que de récits fidèles et de matériaux historiques. Cette tournure de l’esprit national rend plus nécessaire chez nous que partout ailleurs une certaine indépendance vis-à-vis du public de la part des écrivains. Nous voudrions être bien compris sur cet objet important. Sans doute tout journal prend, avant tout, son point d’appui dans la pensée moyenne du pays ; il n’a pas mission d’être l’organe des intelligences originales qui préfèrent ordinairement marcher seules et se déployer librement dans la voie qu’elles auront choisie. Nous concevons aussi que tout journal appartient à un certain groupe d’opinions, de préjugés, de passions, qu’il s’est chargé de satisfaire et d’entretenir. Mais nous voudrions que, tout en souscrivant à ces conditions inévitables, chaque feuille qui aspire à être vraiment une tribune politique eût ses heures de justice et d’impartialité envers tous, envers ses adversaires comme envers son propre parti ; nous désirerions qu’on sentît dans chaque association de la presse une certaine liberté morale qui eût la force, quand il le faut, de combattre les erreurs où peut tomber le public, et de reconnaître aussi les services et les mérites du pouvoir. De cette façon, un journal politique se proposerait un double but : d’une part, il serait le reflet de la société et d’une opinion ; de l’autre, il ne craindrait pas d’en être aussi le moniteur, et ce courage accroîtrait sa puissance. Autrement les feuilles quotidiennes, tout en restant une nécessité sociale, n’atteindront pas les nobles résultats qu’elles devraient ambitionner, et pourraient perdre l’estime du public, même en le flattant. Il arriverait aussi que les esprits indépendans et sincères, qui suivent avec attention les progrès et les changemens de la société pour mieux la servir, seraient conduits à entrer en désaccord et en lutte avec elles. Ces observations que nous croyons justes, sont-elles un symptôme d’inimitié contre la liberté de la presse ? ne témoignent-elles pas au contraire du vif désir de voir cette liberté utile à tous, honorée de tous, et que faudrait-il penser de nous, si nous n’osions pas les écrire après les avoir conçues ?

Au milieu de la décomposition des partis, de la confusion singulière de toutes les pensées et de toutes les prétentions, c’est plus que jamais un devoir pour chaque homme de se croire lui-même, de puiser sa force dans son propre centre, et de suivre sa propre inspiration, comme le seul flambeau qui ne puisse pas s’éteindre. Quel parti oserait aujourd’hui prétendre qu’il offre des vérités évidentes pour l’esprit, des règles sûres pour la conduite ? Est-ce l’opposition, qui, depuis deux ans, se divise par des nuances infinies, par des tendances incompatibles, et que, ces jours derniers, un écrivain démocrate caractérisait ainsi : « Il y a des opposans, il n’y a pas d’opposition. Toute opposition qui n’est pas systématique n’a pas de caractère, de principe, d’influence, de but, ni même de nom. Elle ne fait pas les affaires de la France, elle ne fait pas même les siennes. C’est un amalgame de bariolures rouges, bleues, jaunes, blanches, vertes, avec leurs teintes plus ou moins foncées. Le merveilleux tableau que cela fait[1] ! » Que pourrions-nous dire de plus fort ? Mais si ce tableau est merveilleux, ne peut-il aussi servir d’enseignement et de leçon à ceux qui le contemplent ? Faut-il voir sans juger, regarder sans conclure ? Puisqu’au rapport des témoins les moins suspects les choses sont ainsi, n’y a-t-il aucune conséquence à tirer ni pour le présent, ni pour l’avenir ? Quelques hommes se font de la politique une singulière idée : elle n’est pas pour eux le miroir de la vie, la mise en pratique des dispositions et des volontés sociales ; non, c’est une routine qui ne doit jamais changer, et, en quelque sorte, une pétrification réciproque de toutes les forces qui sont en présence les unes des autres. Ils ne comprennent pas qu’il y a des momens où le gouvernement gagne du terrain sur les opposans disséminés et affaiblis, comme il y en a d’autres où il peut grossir les rangs de l’opposition, s’il ne satisfait pas les vœux du pays. Nous savons qu’il est quelques personnes pour lesquelles le beau idéal de la politique serait de voir d’un côté toujours le même ministre, et de l’autre toujours le même tribun ; elles se sont arrangées pour assister constamment à la même pièce, et quand le spectacle change, elles sont tout-à-fait déroutées. Mais ni la politique, ni la vie, ne s’immobilisent ainsi, au gré de quelques convenances personnelles, et il faut être étrangement préoccupé pour ne pas reconnaître que le gouvernement représentatif ne se distingue du gouvernement absolu et n’évite ses dangers que par cette mobilité même des forces sociales, à laquelle les rouages de la constitution ouvrent une issue prévue et facile.

Au fond, entre nos adversaires et nous, il n’y a qu’une question, mais elle est considérable, celle de l’intelligence même de notre époque, de notre siècle. Avons-nous tort depuis bientôt trois ans ? La Revue s’est-elle égarée en entrant dans un mouvement pratique, en appuyant le centre gauche arrivant aux affaires, en signalant l’administration de M. Thiers comme une ère nouvelle, en tirant, comme elle l’a fait, dans une récapitulation politique intitulée Six Ans, une ligne de démarcation entre le passé et le présent ? Quand une conviction souveraine détermina M. Thiers à quitter la présidence, nous sommes restés dans la ligne que nous avions adoptée. Nous avons combattu partiellement l’administration du 6 septembre, parce que nous y avons reconnu l’élément doctrinaire en forte dose ; nous avons soutenu le ministère du 15 avril, parce que nous avons vu dans son avénement une amélioration sensible, un retour aux affaires d’un élément centre gauche ; nous avons apprécié la situation, en caractérisant l’esprit et la portée de l’amnistie, et nous avons suivi avec persévérance une marche adoptée avec franchise. Les faits sont écrits, patens, connus de tous ; ils ne sont pas fabriqués, comme on dit au palais, pour le besoin de la cause, et le public, qui juge nos travaux, ne les a pas oubliés : il sait comment, dans nos études politiques, nous avons toujours demandé à des faits attentivement observés des déductions et des conséquences naturelles.

La politique est évidemment la principale pensée de notre siècle ; tout en dépend, tout y aboutit, mais à quelle condition soutiendra-t-elle un si grand rôle ? Apparemment pour suffire au siècle, pour lui répondre dans ses exigences, pour le suivre dans ses transformations, force sera bien à la politique de se montrer, comme le siècle même, inépuisable et féconde. La belle perspective et le noble but de condamner la politique à n’être jamais que la parodie de mouvemens connus et la redite de déclamations vieillies ! À ce compte, elle deviendrait le plus insipide des métiers, et pas une force un peu vive ne voudrait s’y mêler et y descendre. Mais il n’en est point ainsi : la politique est digne de tous les efforts et de tous les sacrifices, parce qu’une fois comprise et acceptée dans son étendue et dans sa grandeur, elle satisfait complètement les facultés qui se prodiguent à elle. Un des plus illustres disciples de Confucius, et qui avait passé lui même par les affaires de l’empire, disait que la politique avait trois fondemens : la capacité des hommes, les vœux du public, l’appréciation des circonstances. Il faut, disait-il, premièrement, choisir des hommes capables ; secondement, consulter les vœux du peuple ; troisièmement, agir selon les circonstances. En effet, la politique a cela de particulier et d’attrayant pour les esprits actifs et prompts, qu’elle n’est pas seulement la perception d’une idée, mais sa pratique ; elle la fait entrer dans le temps, et sous cette face, elle est la science des circonstances ; de plus, elle n’est pas un monologue de métaphysicien et de poète, mais une conversation continuelle avec le public, un appel perpétuel à l’opinion générale, tantôt pour la consulter, tantôt pour la redresser, toujours pour s’en accroître et pour s’en fortifier. Il semble que si un pays a jamais été créé pour comprendre ces devoirs de la politique, c’est à coup sûr le nôtre ; par quel malentendu inexplicable et fatal, plusieurs emploient-ils leurs efforts à retenir la politique française dans des positions depuis long-temps dépassées ou tournées par les faits ? L’Europe s’étonne avec raison que chez nous l’esprit reste en arrière de la réalité ; parfois la misère de nos discussions, la petitesse de nos débats, lui causent une fâcheuse surprise, et elle a peine à reconnaître cette promptitude et cette largeur d’intelligence qui, jusqu’à présent, nous ont conduits, caractérisés et soutenus à travers l’histoire. Heureusement, les méprises ne sont pas chez nous de longue durée, et de l’esprit de quelques-uns on peut en appeler à l’esprit général. On a dit depuis long-temps que la vérité était au concours ; cette sentence est juste, et il faut s’y conformer. Que chacun vienne donc produire ses labeurs et ses titres ; ce n’est pas nous qui déserterons l’arène de la parole et des idées. Dans les théocraties antiques, la vérité religieuse et sociale était promulguée de haut, reçue sans discussion, et silencieusement obéie ; dans les démocraties modernes, la vérité philosophique et politique est explorée en commun, proposée par plusieurs, discutée par tous, et librement pratiquée. Cette dernière condition de l’humanité est plus honorable pour elle que la première ; mais aussi elle est plus laborieuse : elle défend à l’homme de se reposer sur la foi d’une vérité toujours immobile, et lui impose la loi d’une persévérante activité.


Lerminier.
  1. Études sur les orateurs parlementaires, par Timon, nouvelle édition.