Thérèse philosophe/2

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À la Sphère (p. 108-141).


HISTOIRE

DE

LA BOIS-LAURIER




Tu vois en moi, chère Thérèse, un être singulier. Je ne suis ni homme, ni femme, ni fille, ni veuve, ni mariée. J’ai été une libertine de profession, et je suis encore pucelle. Sur un pareil début, tu me prends sans doute pour une folle : un peu de patience, je le prie, tu auras le mot de l’énigme. La Nature, capricieuse à mon égard, a semé d’obstacles insurmontables la route des plaisirs qui font passer une fille de son état à celui de femme : une membrane nerveuse en ferme l’avenue avec assez d’exactitude pour que le trait le plus délié que l’amour ait jamais eu dans son carquois n’ait pu atteindre le but ; et, ce qui te surprendra davantage, on n’a jamais pu me déterminer à subir l’opération qui pouvait me rendre habile aux plaisirs, quoique, pour vaincre ma répugnance, on me citât à chaque instant l’exemple d’une infinité de jeunes filles qui, dans le même cas, s’étaient soumises à cette épreuve.

Destinée dès ma plus tendre enfance à l’état de courtisane, ce défaut, qui semblait devoir être l’écueil de ma fortune dans ce honteux métier, en a été, au contraire, le principal mobile. Tu comprends donc que, lorsque je t’ai dit que mes aventures t’instruiraient des caprices des hommes, je n’ai pas entendu parler des différentes attitudes que la volupté leur fait varier, pour ainsi dire, à l’infini, dans leurs embrassements réels avec les femmes. Toutes les nuances des attitudes galantes ont été traitées avec tant d’énergie par le célèbre Pierre Arétin, qui vivait dans le XVe siècle, qu’il n’en reste rien à dire aujourd’hui. Il n’est donc question, dans ce que j’ai à t’apprendre, que de ces goûts de fantaisie, de ces complaisances bizarres que quantité d’hommes exigent de nous et qui, par prédilection ou par certain défaut de conformation, leur tiennent lieu d’une jouissance parfaite. J’entre présentement en matière.

Je n’ai jamais connu mon père ni ma mère. Une femme de Paris, nommée la Lefort, logée bourgeoisement, chez laquelle j’avais été élevée comme étant sa fille, me tira un jour mystérieusement en particulier, pour me dire ce que tu vas entendre (j’avais alors quinze ans) :

« Vous n’êtes point ma fille, me dit Mme Lefort ; il est temps que je vous instruise de votre état. À l’âge de six ans, vous étiez égarée dans les rues de Paris ; je vous ai retirée chez moi, nourrie et entretenue charitablement jusqu’à ce jour, sans avoir jamais pu découvrir quels sont vos parents, quelques soins que je me sois donnés pour cela.

« Vous avez dû vous apercevoir que je ne suis pas riche, quoique je n’aie rien négligé pour votre éducation. C’est à vous présentement à être vous-même l’instrument de votre fortune. Voici, ajouta-t-elle, ce qui me reste à vous proposer pour y parvenir. Vous êtes bien jolie, plus formée que ne l’est ordinairement une fille de votre âge. M. le président de M***, mon protecteur et mon voisin, est amoureux de vous. Voyez, Manon, ce que vous voulez que je lui dise ; mais je ne dois pas vous taire que si vous n’acceptez pas sans restriction les offres qu’il m’a chargée de vous faire, il faut vous déterminer à quitter ma maison dès aujourd’hui, parce que je suis hors d’état de vous nourrir et de vous habiller plus longtemps. »

Cette confidence accablante et la conclusion de Mme Lefort, qui l’accompagnait, me glacèrent d’effroi. J’eus recours aux larmes. Point de quartier : il fallut me décider. Après quelques explications préliminaires, je promis de faire tout ce qu’on exigeait, au moyen de quoi Mme Lefort m’assura qu’elle me conserverait toujours les soins et le doux nom de mère.

Le lendemain matin, elle m’instruisit amplement des devoirs de l’état que j’allais embrasser et des procédés particuliers qu’il convenait que j’eusse avec M. le président. Ensuite, elle me fit mettre toute nue, me lava le corps du haut en bas, me frisa, me coiffa et me revêtit d’habits beaucoup plus propres que ceux que j’avais coutume de porter.

À quatre heures après midi, nous fûmes introduites chez M. le président. C’était un homme grand, sec, dont le visage jaune et ridé était enfoui dans une très longue et très ample perruque carrée. Ce respectable personnage, après nous avoir fait asseoir, dit gravement, en adressant la parole à ma mère :

« Voilà donc la petite personne en question ? Elle est assez bien : je vous avais toujours dit qu’elle avait des dispositions à devenir jolie et bien faite ; et jusqu’à présent ce n’est pas de l’argent mal employé ; mais vous êtes sûre au moins qu’elle a son pucelage ? ajouta-t-il. Voyons un peu, madame Lefort. » Aussitôt ma bonne mère me fit asseoir sur le bord d’un lit et, me couchant renversée sur le dos, elle releva ma chemise et se disposait à m’ouvrir les cuisses, lorsque M. le président lui dit d’un ton brusque : « Eh ! ce n’est pas cela, madame ; les femmes ont toujours la manie de montrer les devants ! Eh ! non, faites tourner… — Ah ! monseigneur, je vous demande pardon, s’écria ma mère ; je croyais que vous vouliez voir… Çà ! levez-vous, Manon, me dit-elle ; mettez un genou sur cette chaise, et inclinez le corps le plus que vous pourrez. »

Moi, semblable à une victime, les yeux baissés, je fis ce qu’on me prescrivait. Ma digne mère me troussa dans cette attitude jusqu’aux hanches, et M. le président s’étant approché, je sentis qu’elle ouvrait les lèvres de mon…, entre lesquelles monseigneur tentait d’introduire le doigt, en tâchant, mais inutilement de pénétrer. « Cela est fort bien, dit-il à ma mère, et je suis content : je vois qu’elle est sûrement pucelle. Présentement, faites-la tenir ferme dans l’attitude où elle est : occupez-vous à lui donner quelques petits coups de votre main sur les fesses. » Cet arrêt fut exécuté. Un profond silence succéda. Ma mère soutenait de la main gauche mes jupes et ma chemise levées, tandis qu’elle me fessait légèrement de la droite. Curieuse de voir ce qui se passait de la part du président, je tournai tant soit peu la tête : je l’aperçus posté à deux pas de mon derrière, un genou à terre, tenant d’une main sa lorgnette braquée sur mon postérieur, et, de l’autre, secouant entre ses cuisses quelque chose de noir et de flasque que tous ses efforts ne pouvaient arriver à faire guinder.

Je ne sais s’il finit ou non sa besogne ; mais enfin, après un quart d’heure d’une attitude que je ne pouvais plus supporter, monseigneur se leva et gagna son fauteuil, en vacillant sur ses vieilles jambes étiques. Il donna à ma mère une bourse dans laquelle il lui dit qu’elle trouverait les cent louis d’or promis ; et après m’avoir honorée d’un baiser sur la joue, il m’annonça qu’il aurait soin que rien ne me manquât, pourvu que je fusse sage, et qu’il me ferait avertir lorsqu’il aurait besoin de moi.

Dès que nous fûmes rentrées au logis, ma mère et moi, continua Mme Bois-Laurier, je fis d’aussi sérieuses réflexions sur ce que j’avais appris et vu depuis vingt-quatre heures que celles que vous fîtes ensuite de la fustigation de Mlle Éradice par le père Dirrag. Je me rappelais tout ce qui s’était dit et fait dans la maison de Mme Lefort depuis mon enfance, et je rassemblais mes idées pour en tirer quelque conclusion raisonnable, lorsque ma mère entra et mit fin à mes rêveries.

« Je n’ai plus rien à te cacher, ma chère Manon, me dit-elle en m’embrassant, puisque te voilà associée aux devoirs d’un métier que j’exerce avec quelque distinction depuis vingt ans. Écoute donc attentivement ce que j’ai encore à te dire, et par ta docilité à suivre mes conseils, mets-toi en état de réparer le tort que te fait le président. C’est par ses ordres, continua ma mère, que je t’ai élevée il y a huit ans. Il m’a payée, depuis ce temps, une pension très modique, que j’ai bien employée, et au delà, pour ton éducation. Il m’avait promis qu’il nous donnerait à chacune cent louis, lorsque ton âge lui permettrait de prendre ton pucelage ; mais si ce vieux paillard a compté sur son hôte, si son vieil outil rouillé, ridé et usé le met hors d’état de tenter cette aventure, est-ce notre faute ? Cependant, il ne m’a donné que les cent louis qui me regardent ; mais ne t’inquiète pas, ma chère Manon, je t’en ferai gagner bien d’autres. Tu es jeune, jolie, point connue ; je vais, pour te faire plaisir, employer cette somme à te bien nipper ; et si tu veux te laisser conduire, je te ferai faire, à toi seule, le profit que faisaient ci-devant dix ou douze demoiselles de mes amies. »

Après mille autres propos de cette espèce, à travers lesquels j’aperçus que ma bonne maman débutait par s’approprier les cent louis donnés par le président, les conditions de notre traité furent qu’elle commencerait par m’avancer cet argent, qu’elle retirerait sur le produit de mes premiers travaux journaliers, et qu’ensuite nous partagerions, consciencieusement, les profits de la société.

La Lefort avait un fonds inépuisable de bonnes connaissances dans Paris. En moins de six semaines, je fus présentée à plus de vingt de ses amis, qui échouèrent successivement au projet de recueillir les prémices de ma virginité. Heureusement que par le bon ordre que Mme Lefort tenait dans la conduite de ses affaires elle avait exactement soin de se faire payer d’avance les plaisirs d’un travail qui était impraticable. Je crus même un jour qu’un gros docteur de Sorbonne, qui s’obstinait à vouloir gagner les dix louis qu’il avait financés, y mourrait à la peine ou qu’il me désenchanterait.

Ces vingt athlètes furent suivis de plus de cinq cents autres, pendant l’espace de cinq ans. Le Clergé, l’Épée, la Robe et la Finance me placèrent tour à tour dans les attitudes les plus recherchées : soins inutiles ! Le sacrifice se faisait à la porte du temple, ou bien la pointe du couteau s’émoussait : la victime ne pouvait être immolée.

Enfin la solidité de mon pucelage fit trop de bruit et parvint aux oreilles de la police, qui parut vouloir faire cesser les progrès des épreuves. J’en fus avertie à temps ; et nous jugeâmes, Mme Lefort et moi, que la prudence exigeait que nous fissions une petite éclipse à trente lieues de Paris.

Au bout de trois mois, le feu s’apaisa. Un exempt de cette même police, compère et ami de Mme Lefort, se chargea de calmer les esprits, moyennant une somme de douze louis d’or, que nous lui fîmes compter. Nous retournâmes à Paris avec de nouveaux projets.

Ma mère, qui avait insisté longtemps sur ce que l’opération du bistouri me fût faite, avait bien changé de système ; elle trouvait dans la difformité de ma conformation un fonds inaltérable qui produisait un gros revenu sans être cultivé, sans crainte des orvales, point d’enfants, point de rhumes ecclésiastiques à redouter. Quant à mes plaisirs, je me repaissais, ma chère Thérèse, par nécessité, de ceux dont tu sais te contenter par raison.

Cependant, poursuivit la Bois-Laurier, nous prîmes de nouvelles allures, et nous nous guidâmes sur de nouveaux principes. En arrivant de notre exil volontaire, notre premier soin fut de changer de quartier ; et sans dire mot au président, nous nous transplantâmes dans le faubourg Saint-Germain.

La première connaissance que j’y fis fut celle d’une certaine baronne qui, après avoir pendant sa jeunesse travaillé utilement et de concert avec une comtesse, sa sœur, aux plaisirs de la jeunesse libertine, était devenue directrice de la maison d’un riche Américain, à qui elle prodiguait les débris de ses appas surannés, qu’il payait bien au delà de leur juste valeur. Un autre Américain, ami de celui-ci, me vit et m’aima ; nous nous arrangeâmes. La confidence que je lui fis du cas où j’étais l’enchanta au lieu de le rebuter. Le pauvre sortait d’entre les mains du célèbre Petit : il sentait qu’entre les miennes il était assuré de ne pas craindre de rechute. Mon nouvel amant d’outre-mer avait fait vœu de se borner aux plaisirs de la petite oie ; mais il mêlait dans l’exécution un tic singulier. Son goût était de me placer assise à côté de lui sur un sopha, découverte jusqu’au-dessus du nombril ; et tandis que j’empoignais et que je donnais de légères secousses au rejeton du genre humain, il fallait que j’eusse la complaisance de souffrir qu’une femme de chambre, qu’il m’avait donnée, s’occupât à couper quelques poils de ma toison. Sans ce bizarre appareil, je crois que la vigueur de dix bras comme le mien ne fût pas venue à bout de guinder la machine de mon homme, et encore moins d’en tirer une goutte d’élixir.

Du nombre de ces hommes à fantaisie était l’amant de Minette, troisième sœur de la baronne. Cette fille avait de beaux yeux ; elle était grande, assez bien faite, mais laide, noire, sèche, minaudière, jouant l’esprit et le sentiment sans avoir ni l’un ni l’autre. La beauté de sa voix lui avait procuré successivement nombre d’adorateurs. Celui qui était alors en fonction n’était ému que par ce talent, et les seuls accents de la voix mélodieuse de cet Orphée femelle avaient la vertu d’ébranler la machine de cet amant et de l’exciter au plus grand des plaisirs.

Un jour, après avoir fait, entre nous trois, un ample dîner libertin, pendant lequel on avait chanté, on m’avait plaisantée sur la difformité de mon… ; on avait dit et fait toutes les folies imaginables : nous nous culbutâmes sur un grand lit ; là, nos appas sont étalés, les miens sont trouvés admirables pour la perspective ; l’amant se met en train, il campe Minette sur le bord du lit, la trousse, l’enfile et la prie de chanter. La docile Minette, après un petit prélude, entonne un air de mouvement à trois temps coupés ; l’amant part, pousse et repousse toujours en mesure : ses lèvres semblent battre les cadences, tandis que ses coups de fesses marquent les temps. Je regarde, j’écoute en riant aux larmes, couchée sur le même lit. Tout allait bien jusque-là, lorsque la voluptueuse Minette, venant à prendre plaisir au cas, chante faux, détonne, perd la mesure : un bémol est substitué à un bécarre. « Ah ! chienne ! s’écrie sur-le-champ notre zélateur de la bonne musique, tu as déchiré mon oreille ; ce faux ton a pénétré jusqu’à la cheville ouvrière, elle se détraque ; tiens, dit-il en se retirant, regarde l’effet de ton maudit bémol !  » Hélas ! le pauvre diable était devenu mol, le meuble qui battait la mesure n’était plus qu’un chiffon.

Mon amie, désespérée, fit des efforts incroyables pour ranimer son acteur, mais les plus tendres baisers, les attouchements les plus lascifs furent employés en vain ; ils ne purent rendre l’élasticité à la partie languissante. « Ah ! mon cher ami, s’écria-t-elle, ne m’abandonne pas : c’est mon amour pour toi, c’est le plaisir qui a dérangé mon organe ; me quitteras-tu dans cet heureux moment ? Manon, ma chère Manon, secours-moi : montre-lui ta petite moniche ; elle lui rendra la vie, elle me la rendra à moi-même, car je meurs, s’il ne finit. Place-la, mon cher Bibi, dit-elle à son amant, dans l’attitude voluptueuse où tu mets quelquefois la comtesse ma sœur ; l’amitié de Manon pour moi me répond de sa complaisance. »

Pendant toute cette singulière scène, je n’avais cessé de rire jusqu’à perdre la respiration. En effet, a-t-on jamais vu faire pareille besogne en chantant et battre la mesure avec un pareil outil ? Et jamais a-t-on pu imaginer qu’un bémol au lieu d’un bécarre dût faire rater et rentrer aussi subitement un homme en lui-même ?

Je concevais bien que la sœur de la baronne se prêtait à tout ce qui pouvait plaire à son amant, moins par volupté que pour le retenir dans ses liens par des complaisances qu’elle lui faisait payer chèrement ; mais j’ignorais encore quel avait été le rôle de la comtesse que l’on me priait de doubler… Je fus bientôt éclaircie. Voici quel il fut :

Les deux amants me couchent sur le ventre, sous lequel ils mettent trois ou quatre coussins qui tiennent mes fesses élevées ; puis ils me troussent jusqu’au-dessous des hanches, la tête appuyée sur le chevet du lit. Minette s’étend sur le dos, place sa tête entre mes cuisses, ma toison jointe à son front, auquel elle sert comme de toupet. Bibi lève les jupes et la chemise de Minette, se couche sur elle et se soutient sur les bras. Remarque, ma chère Thérèse, que dans cette attitude M. Bibi avait pour perspective, à quatre doigts de son nez, le visage de son amante, ma toison, mes fesses et le reste. Pour cette fois il se passa de musique : il baisait indistinctement tout ce qui se présentait devant lui, visage, cul, bouche, et nulle préférence marquée : tout lui était égal ; son dard, guidé par la main de Minette, reprit bientôt son élasticité et rentra dans son premier gîte. Ce fut alors que les grands coups se donnèrent : l’amant poussait, Minette jurait, mordait, remuait la charnière avec une agilité sans égale ; pour moi, je continuais de rire aux larmes, en regardant de tous mes yeux la besogne qui se faisait derrière moi ; enfin, après un assez long travail, les deux amants se pâmèrent et nagèrent dans une mer de délices.

Quelque temps après, je fus introduite chez un évêque dont la manie était plus bruyante, plus dangereuse pour le scandale et pour le tympan de l’oreille le mieux organisé. Imagine-toi que, soit par un goût de prédilection, soit par un défaut d’organisation, dès que Sa Grandeur sentait les approches du plaisir, elle mugissait et criait à haute voix : Haï ! haï ! haï ! en forçant le ton à proportion de la vivacité du plaisir dont elle était affectée ; de sorte que l’on aurait pu calculer les gradations du chatouillement que ressentait le gros et ample prélat par les degrés de force qu’il employait à mugir « Haï ! haï ! haï ! » Tapage qui, lors de la décharge de monseigneur, aurait pu être entendu à mille pas à la ronde, sans la précaution que son valet de chambre prenait de matelasser les portes et les fenêtres de l’appartement épiscopal.

Je ne finirais pas si je te faisais le tableau de tous les goûts bizarres, des singularités que j’ai connus chez les hommes, indépendamment des diverses postures qu’ils exigent des femmes dans le coït.

Un jour je fus introduite, par une petite porte de derrière, chez un homme de nom et fort riche, à qui, depuis cinquante ans, tous les matins une fille nouvelle pour lui rendait pareille visite. Il m’ouvrit lui-même la porte de son appartement. Prévenue de l’étiquette qui s’observait chez ce paillard d’habitude, dès que je fus entrée, je quittai robe et chemise. Ainsi nue, j’allai lui présenter mes fesses à baiser dans un fauteuil où il était gravement assis.

« Cours donc vite, ma fille », me dit-il, tenant d’une main son paquet, qu’il secouait de toute sa force, et de l’autre une poignée de verges, dont mes fesses étaient simplement menacées. Je me mets à courir, il me suit ; nous faisons cinq à six tours de chambre, lui criant comme un diable : « Cours donc, coquine, cours donc ! » Enfin il tombe pâmé dans son fauteuil ; je me rhabille, il me donne deux louis, et je sors.

Un autre me plaçait assise sur le bord d’une chaise, découverte jusqu’à la ceinture. Dans cette posture, il fallait que, par complaisance, quelquefois aussi par goût, je me servisse du frottement de la tête d’un godemiché, pour me provoquer au plaisir. Lui, posté dans la même attitude vis-à-vis de moi, à l’autre extrémité de la chambre, travaillait de la main à la même besogne, ayant les yeux fixés sur mes mouvements, et singulièrement attentif à ne terminer son opération que lorsqu’il apercevait que ma langueur annonçait le comble de la volupté.

Un troisième (c’était un vieux médecin) ne donnait aucun signe de virilité qu’au moyen de cent coups de fouet que je lui appliquais sur les fesses, tandis qu’une de mes compagnes, à genoux devant lui, la gorge nue, travaillait avec ses mains à disposer le nerf érecteur de cet Esculape moderne, d’où exhalaient enfin les esprits qui, mis en mouvement par la fustigation, avaient été forcés de se porter dans la région inférieure. C’est ainsi que nous le disposions, ma camarade et moi, par ces différentes opérations, à répandre le baume de la vie. Tel était le mécanisme par lequel ce docteur nous assurait qu’on pouvait restaurer un homme usé, un impuissant, faire concevoir une femme stérile.

Un quatrième (c’était un voluptueux courtisan usé de débauche) me fit venir chez lui avec une de mes compagnes. Nous le trouvâmes dans un cabinet environné de glaces de toutes parts, disposées de manière que toutes faisaient face à un lit de repos de velours cramoisi qui était placé dans le milieu. « Vous êtes des dames charmantes, adorables, nous dit affectueusement le courtisan ; cependant vous ne trouverez pas mauvais que je n’aie pas l’honneur de vous f..... Ce sera, si vous le trouvez bon, un de mes valets de chambre, garçon beau et bien fait, qui aura celui de vous amuser. Que voulez-vous, mes beaux enfants, ajouta-t-il, il faut savoir aimer ses amis avec leurs défauts, et j’ai celui de ne goûter de plaisir que par l’idée que je me forme de ceux que je vois prendre aux autres. D’ailleurs, chacun se mêle de… Eh ! ne serait-il pas pitoyable que des gens comme moi fussent les singes d’un gros vilain paysan ! »

Après ce discours préliminaire, prononcé d’un ton mielleux, il fit entrer son valet de chambre qui parut en petite veste courte de satin, couleur de chair, en habit de combat. Ma camarade fut couchée sur le lit de repos, bien et dûment troussée par le valet de chambre, qui m’aida ensuite à me déshabiller nue, de la ceinture en haut. Tout était compassé et se faisait avec mesure. Le maître, dans un fauteuil, examinait et tenait son instrument mollet à la main. Le valet de chambre, au contraire, qui avait descendu sa culotte jusque sur ses genoux et tourné le bas de sa chemise autour de ses reins, en laissait voir un des plus brillants. Il n’attendait, pour agir, que les ordres de son maître, qui lui annonça qu’il pouvait commencer. Aussitôt le fortuné valet de chambre grimpe ma camarade, l’enfile et reste immobile. Les fesses de celui-ci étaient découvertes.

« Prenez la peine, mademoiselle, me dit notre courtisan, de vous placer de l’autre côté du lit et de chatouiller cette ample paire de c..... qui pendent entre les cuisses de mon homme, qui est, comme vous le voyez, un fort honnête Lorrain. » Cela exécuté de ma part, nue, comme je vous ai dit, de la ceinture en haut, l’ordonnateur de la fête dit à son valet de chambre qu’il pouvait aller son train. Celui pousse sur-le-champ et repousse avec une mobilité de fesses admirable : ma main suit leurs mouvements, ne quitte point les deux énormes vergues. Le maître parcourt des yeux les miroirs, qui lui rendent des tableaux diversifiés, selon le côté dont les objets sont réfléchis. Il vient à bout de faire roidir son instrument qu’il secoue avec vigueur ; il sent que le moment de la volupté approche. « Tu peux finir », dit-il à son valet de chambre. Celui-ci redouble ses coups ; tous deux, enfin, se pâment et répandent la liqueur divine. Chère Thérèse, dit la Bois-Laurier en poursuivant son récit, je me rappelle fort à propos une plaisante aventure, qui m’arriva ce même jour avec trois capucins : elle te donnera une idée de l’exactitude de ces bons Pères à observer leur vœu de chasteté.

Après être sortie de chez le courtisan dont je viens de te parler et avoir dit adieu à ma compagne, comme je tournais le premier coin de rue pour monter dans un fiacre qui m’attendait, je rencontrai la Dupuis, amie de ma mère, digne émule de son commerce, mais qui en exerçait les travaux dans un monde moins bruyant.

« Ah ! ma chère Manon, me dit-elle en m’abordant, que je suis ravie de te rencontrer ! Tu sais que c’est moi qui ai l’honneur de servir presque tous nos moines de Paris. Je crois que ces chiens-là se sont donné le mot aujourd’hui pour me faire enrager ; ils sont tous en rut. J’ai depuis ce matin neuf filles en campagne pour eux en diverses chambres et quartiers de Paris, et je cours, depuis quatre heures, sans en pouvoir trouver une dixième pour trois vénérables capucins qui m’attendent encore dans un fiacre bien fermé sur le chemin de ma petite maison. Il faut, Manon, que tu me fasses le plaisir d’y venir, ce sont de bons diables, ils t’amuseront. » J’eus beau dire à la Dupuis qu’elle savait bien que je n’étais pas un gibier de moines, que ces messieurs ne se contentaient pas des plaisirs de fantaisie, de ceux de la petite oie, mais qu’il leur fallait, au contraire, des filles dont les ouvertures fussent très libres.

« Parbleu ! répliqua la Dupuis, je te trouve admirable de t’inquiéter des plaisirs de ces coquins-là ; il suffit que je leur donne une fille ; c’est à eux à en tirer tel parti qu’ils pourront. Tiens, voilà six louis qu’ils m’ont mis en main : il y en a trois pour toi, veux-tu me suivre ? » La curiosité autant que l’intérêt me détermina. Nous montâmes dans mon fiacre, et nous nous rendîmes près de Montmartre, à la petite maison de la Dupuis.

Un instant après entrèrent nos trois capucins, qui, peu accoutumés à goûter d’un morceau aussi friand que je paraissais l’être, se jettent sur moi comme trois dogues affamés. J’étais dans ce moment debout, un pied élevé sur une chaise, nouant une de mes jarretières. L’un, avec une barbe rousse et une haleine infectée, vient m’appuyer un baiser sur la parole ; encore cherchait-il à chiffonner avec sa langue. Un second tracassait grossièrement sa main dans mes tétons ; et je sentais le visage du troisième, qui avait levé ma chemise par derrière, appliqué contre mes fesses, tout près du trou mignon, quelque chose de rude comme du crin, passé entre mes cuisses, me farfouillait le quartier de devant ; j’y porte la main : qu’est-ce que je saisis ? la barbe du Père Hilaire, qui, se sentant pris et tiré par le menton, m’applique, pour m’obliger à lâcher prise, un assez vigoureux coup de dent dans une fesse. J’abandonne, en effet, la barbe, et un cri perçant, que la douleur m’arrache, en impose heureusement à ces effrénés et me tire pour un moment de leurs pattes. Je m’assis sur un lit de repos près lequel j’étais ; mais à peine ai-je le temps de m’y reconnaître que trois instruments énormes se trouvent braqués devant moi.

« Ah ! mes Pères, m’écriai-je, un moment de patience, s’il vous plaît ; mettons un peu d’ordre dans ce qui nous reste à faire. Je ne suis point venue ici pour jouer la vestale : voyons donc avec lequel de vous trois je…

« — C’est à moi ! s’écrièrent-ils tous ensemble, sans me donner le temps d’achever. — À vous, jeunes barbares ? reprit l’un d’eux en nasillant. Vous osez disputer le pas à Père Ange, ci-devant gardien de…, prédicateur du carême de…, votre supérieur ! Où est donc la subordination ? — Ma foi ! ce n’est pas chez la Dupuis, reprit l’un d’eux, sur le même ton ; ici, Père Anselme vaut bien Père Ange. — Tu en as menti ! » répliqua ce dernier en apostrophant un coup de poing dans le milieu de la face du très révérend Père Anselme. Celui-ci, qui n’était rien moins que manchot, saute sur Père Ange ; tous deux se saisissent, se collètent, se culbutent, se déchirent à belles dents ; leurs robes, relevées sur leurs têtes, laissent à découvert leurs misérables outils, qui, de saillants qu’ils s’étaient montrés, se trouvaient réduits en forme de lavettes. La Dupuis accourut pour les séparer ; elle n’y réussit qu’on appliquant un grand seau d’eau fraîche sur les parties honteuses de ces deux disciples de saint François.

Pendant le combat, Père Hilaire ne s’amusait point à la moutarde. Comme je m’étais renversée sur le lit, pâmée de rire et sans force, il fourrageait mes appas et cherchait à manger l’huître disputée à belles gourmades par ses deux compagnons. Surpris de la résistance qu’il rencontre, il s’arrête pour examiner de près les débouchés ; il entr’ouvre la coquille, point d’issues. Que faire ? Il cherche de nouveau à percer : soins perdus, peines inutiles. Son instrument, après des efforts redoublés, est réduit à l’humiliante ressource de cracher au nez de l’huître qu’il ne peut gober.

Le calme succéda tout à coup aux fureurs monacales. Père Hilaire demanda un instant de silence ; il informa les deux combattants de mon irrégularité et de la barrière insurmontable qui fermait l’entrée du séjour des plaisirs. La vieille Dupuis essuya de vifs reproches, dont elle se défendit en plaisantant, et, en femme qui sait son monde, elle tâcha de faire diversion par l’arrivée d’un convoi de bouteilles de vin de Bourgogne qui furent bientôt sablées.

Cependant, les outils de nos Pères reprennent leur première consistance. Les libations bachiques sont interrompues de temps à autre par des libations à Priape. Toutes imparfaites qu’étaient celles-ci, nos frapparts semblent s’en contenter, et tantôt mes fesses, tantôt leurs revers, servent d’autels à leurs offrandes.

Bientôt une excessive gaieté s’empare des esprits. Nous mettons à nos convives du rouge, des mouches : chacun d’eux s’affuble de quelqu’un de mes ajustements de femme ; peu à peu je suis dépouillée toute nue et couverte d’un simple manteau de capucin, équipage dans lequel ils me trouvèrent charmante. « N’êtes-vous pas trop heureux, s’écria la Dupuis, qui était à moitié ivre, de jouir du plaisir de voir un minois comme celui de la charmante Manon ? »

« Non, ventrebleu ! répliqua Père Ange d’un ton de fureur bachique ; je ne suis point venu ici pour voir un minois : c’est pour f..... un c.. que je m’y suis rendu ; j’ai bien payé, ajouta-t-il, et ce v.. que je tiens en main n’en sortira, ventredieu ! pas qu’il n’ait f....., fût-ce le diable ! »

Écoute bien cette scène, me dit la Bois-Laurier en s’interrompant ; elle est originale ; mais je t’avertis (peut-être un peu tard) que je ne puis rien retrancher à l’énergie des termes, sans lui faire perdre toutes ses grâces.

La Bois-Laurier avait trop élégamment commencé pour ne pas la laisser finir de même : je souris ; elle continua ainsi le récit de cette aventure :

« Fût-ce le diable, répéta la Dupuis, se levant de dessus sa chaise et élevant la voix du même ton nasillant que celui du capucin ; eh bien ! b....., dit-elle en se troussant jusqu’au nombril, regarde ce c… vénérable, qui en vaut bien deux ; je suis une bonne diablesse : f…-moi donc, si tu l’oses, et gagne ton argent ». Elle prend en même temps Père Ange par la barbe et l’entraîne sur elle, en se laissant tomber sur le petit lit. Le Père n’est point déconcerté par l’enthousiasme de sa Proserpine ; il se dispose à l’enfiler, et l’enfile à l’instant.

À peine la sexagénaire Dupuis eut-elle éprouvé le frottement de quelques secousses du Père que ce plaisir délicieux, qu’aucun mortel n’avait eu la hardiesse de lui faire goûter depuis plus de vingt-cinq ans, la transporte et lui fait bientôt changer de ton. « Ah ! mon papa, disait-elle, en se démenant comme une enragée, mon cher papa, f… donc ; donne-moi du plaisir !… je n’ai que quinze ans, mon ami ; oui, vois-tu ? je n’ai que quinze ans… Sens-tu ces allures ? Va donc, mon petit chérubin !… tu me rends la vie… tu fais une œuvre méritoire…

Dans l’intervalle de ces tendres exclamations, la Dupuis baisait son champion, elle le pinçait, elle le mordait avec les deux uniques chicots qui lui restaient dans la bouche.

D’un autre côté, le Père, qui était surchargé de vin, ne faisait que hannequiner ; mais, ce vin commençant à faire son effet, la galerie, composée des révérends Pères Anselme, Hilaire et de moi, s’aperçut bientôt que Père Ange perdait du terrain et que ses mouvements cessaient d’être régulièrement périodiques. « Ah ! b… ! s écria tout à coup la connaisseuse Dupuis, je crois que tu déb....., chien ; si tu me faisais un pareil affront !… » Dans l’instant, l’estomac du Père, fatigué par l’agitation, fait capot, et l’inondation, portant directement sur la face de l’infortunée Dupuis, au moment d’une de ses exclamations amoureuses qui lui tenaient la bouche béante, la vieille se sentant infectée de cette exlibation infecte, son cœur se soulève, et elle paie l’agresseur de la même monnaie.

Jamais spectacle plus affreux et plus risible en même temps. Le moine s’appesantit, écroulé sur la Dupuis ; celle-ci fait de puissants efforts pour le renverser de côté ; elle y réussit. Tous deux nagent dans l’ordure : leurs visages sont méconnaissables ; la Dupuis, dont la colère n’était que suspendue, tombe sur Père Ange à grands coups de poing ; mes ris immodérés et ceux des spectateurs nous ôtent la force de leur donner du secours ; enfin, nous les joignîmes, et nous séparâmes les champions. Père Ange s’endort ; la Dupuis se nettoie ; à l’entrée de la nuit, chacun se retire et regagne tranquillement son manoir.

Après ce beau récit, qui nous apprêta à rire de grand cœur, la Bois-Laurier continua à peu près dans ces termes :

Je ne te parle point du goût de ces monstres qui n’en ont que pour le plaisir antiphysique, soit comme agents, soit comme patients. L’Italie en produit moins aujourd’hui que la France. Ne savons-nous pas qu’un seigneur aimable, riche, entiché de cette frénésie, ne put venir à bout de consommer son mariage avec une épouse charmante, la première nuit de ses noces, que par le moyen de son valet de chambre, à qui son maître ordonna, dans le fort de l’acte, de lui faire la même introduction par derrière que celle qu’il faisait à sa femme par devant !

Je remarque cependant que messieurs les antiphysiques se moquent de nos injures et défendent vivement leur goût, en soutenant que leurs antagonistes ne se conduisent que par les mêmes principes qu’eux.

« Nous cherchons tous le plaisir, disent ces hérétiques, par la voie où nous croyons le trouver. C’est le goût qui guide nos adversaires, ainsi que nous. Or, vous conviendrez que nous ne sommes pas les maîtres d’avoir tel ou tel goût. Mais, dit-on, lorsque les goûts sont criminels, lorsqu’ils outragent la nature, il faut les rejeter. Point du tout ; en matière de plaisirs, pourquoi ne pas suivre son goût ? Il n’y en a point de coupables. D’ailleurs, il est faux que l’antiphysique soit contre nature, puisque c’est cette même nature qui nous donne le penchant pour ce plaisir. Mais, dit-on encore, on ne peut procréer son semblable, continuent-ils. Quel pitoyable raisonnement ! Où sont les hommes de l’un et de l’autre goût qui prennent le plaisir de la chair dans la vue de faire des enfants ? »

Enfin, continua la Bois-Laurier, messieurs les antiphysiques allèguent mille bonnes raisons pour faire croire qu’ils ne sont ni à plaindre ni à blâmer. Quoi qu’il en soit, je les déteste, et il faut que je te conte un tour assez plaisant que j’ai joué une fois en ma vie à un de ces exécrables ennemis de notre sexe.

J’étais avertie qu’il devait venir me voir ; et quoique je sois naturellement une terrible péteuse, j’eus encore la précaution de me farcir l’estomac d’une forte quantité de navets, afin d’être mieux en état de le recevoir suivant mon projet. C’était un animal que je ne souffrais que par complaisance pour ma mère. Chaque fois qu’il venait au logis, il s’occupait pendant deux heures à examiner mes fesses, à les ouvrir, à les refermer, à porter le doigt au trou, où il eût volontiers tenté de mettre autre chose, si je ne m’étais pas expliquée nettement sur l’article ; en un mot, je le détestais. Il arrive à neuf heures du soir ; m’ayant fait coucher à plat ventre sur le bord du lit, puis, après avoir exactement levé mes jupes et ma chemise, il va, selon sa louable coutume, s’armer d’une bougie, dans le dessein de venir examiner l’objet de son culte. C’est où je l’attendais. Il mit un genou à terre et, approchant la lumière et son nez, je lui lâchai, à brûle-pourpoint, un vent moelleux que je retenais avec peine depuis deux heures ; le prisonnier, en s’échappant, fit un bruit enragé et éteignit la bougie. Le curieux se jeta en arrière, en faisant, sans doute, une grimace de tous les diables. La bougie tombée de ses mains fut rallumée ; je profitai du désordre et me sauvai, en éclatant de rire, dans une chambre voisine, où je m’enfermai, et de laquelle ni prières, ni menaces ne purent me tirer, jusqu’à ce que mon homme au camouflet eût vidé la maison.

Ici, Mme Bois-Laurier fut obligée de cesser sa narration par les ris immodérés qu’excita en moi cette dernière aventure. Par compagnie, elle riait aussi de tout son cœur : et je pense que nous n’eussions pas fini si tôt, sans l’arrivée de deux messieurs de sa connaissance que l’on vint nous annoncer. Elle n’eut que le temps de me dire que cette interruption la fâchait beaucoup, en ce qu’elle ne m’avait encore montré que le mauvais côté de son histoire, qui ne pouvait que me donner une fort mauvaise opinion d’elle, mais qu’elle espérait bientôt me faire connaître le bon et m’apprendre avec quel empressement elle avait saisi la première occasion qui s’était présentée de se retirer du train de vie abominable dans lequel la Lefort l’avait engagée.

Je dois, en effet, rendre justice à la Bois-Laurier ; si j’en excepte mon aventure avec M. R…, dont elle n’a jamais voulu convenir d’avoir été de moitié, sa conduite n’a rien eu d’irrégulier pendant le temps que je l’ai connue. Cinq ou six amis formaient sa société : elle ne voyait de femme que moi, et les haïssait. Nos conversations étaient décentes devant le monde : rien de si libertin que celles que nous tenions dans le particulier depuis nos confidences réciproques. Les hommes qu’elle voyait étaient tous gens sensés. On jouait à de petits jeux de commerce, ensuite on soupait chez elle presque tous les soirs. Le seul B…, ce prétendu oncle financier, était admis à l’entretenir en particulier.

J’ai dit que deux messieurs nous avaient été annoncés ; ils entrèrent ; nous fîmes un quadrille, nous soupâmes gaîment. La Bois-Laurier, qui était d’une humeur charmante, et qui peut-être était bien aise de ne pas me laisser seule livrée aux réflexions de mon aventure du matin, m’entraîna dans son lit. Il fallut coucher avec elle ; on hurle avec les loups : nous dîmes et nous fîmes toutes sortes de folies.

Ce fut, mon cher comte, le lendemain de cette nuit libertine que je vous parlai pour la première fois. Jour fortuné ! sans vous, sans vos conseils, sans la tendre amitié et l’heureuse sympathie qui nous lia d’abord, je courais insensiblement à ma perte. C’était un vendredi : vous étiez, il m’en souvient, dans l’amphithéâtre de l’Opéra, presque au-dessous d’une loge où nous étions placées, la Bois-Laurier et moi.

Si nos yeux se rencontrèrent par hasard, ils se fixèrent par réflexion. Un de vos amis, qui devait être le même soir l’un de nos convives, nous joignit ; vous l’abordâtes peu de temps après. On me plaisantait sur mes principes de morale ; vous parûtes curieux de les approfondir, et ensuite charmé de les connaître à fond. La conformité de vos sentiments aux miens réveilla mon attention. Je vous écoutais, je vous voyais avec un plaisir qui m’était inconnu jusqu’alors. La vivacité de ce plaisir m’anima, me donna de l’esprit, développa en moi des sentiments que je n’y avais pas encore aperçus.

Tel est l’effet de la sympathie des cœurs : il semble que l’on pense par l’organe de celui avec qui elle agit. Dans le même instant que je disais à la Bois-Laurier qu’elle devait vous engager à venir souper avec nous, vous faisiez la même proposition à votre ami. Tout s’arrangea ; l’Opéra fini, nous montâmes tous quatre dans votre carrosse pour nous rendre dans votre petit hôtel garni, où, après un quadrille dont nous payâmes amplement les frais par les fautes de distraction que nous fîmes, on se mit à table, et on soupa. Enfin, si je vous vis sortir avec regret, je me sentis agréablement consolée par la permission que vous exigeâtes de venir me voir quelquefois, d’un ton qui me convainquit du dessein où vous étiez de n’y pas manquer.

Lorsque vous fûtes sorti, la curieuse Bois-Laurier me questionna et tâcha insensiblement de démêler la nature de la conversation particulière que nous avions eue, vous et moi, après le souper. Je lui dis tout naturellement que vous m’aviez paru désirer de savoir quelle espèce d’affaire m’avait conduite et me retenait à Paris, et je convins que vos procédés m’avaient inspiré tant de confiance que je n’avais pas hésité à vous informer de presque toute l’histoire de ma vie et de l’état de ma situation actuelle. Je continuai de lui dire que vous m’aviez paru touché de mon état, et que vous m’aviez fait entendre que, par la suite, vous pourriez me donner des preuves des sentiments que je vous avais inspirés.

— Tu ne connais pas les hommes, reprit la Bois-Laurier ; la plupart ne sont que des séducteurs et des trompeurs, qui, après avoir abusé de la crédulité d’une fille, l’abandonnent à son malheureux sort. Ce n’est pas que j’aie cette idée du caractère du comte personnellement ; au contraire, tout annonce en lui l’homme qui pense, l’honnête homme, qui est tel par raison, par goût et sans préjugés.

Après quelques autres discours de la Bois-Laurier, qui visaient à me servir de leçons propres à m’apprendre et à connaître les différents caractères des hommes, nous nous couchâmes ; et, dès que nous fûmes au lit, nos folies firent place aux raisonnements.

Le lendemain matin, la Bois-Laurier me dit, en s’éveillant : Je vous ai conté hier, ma chère Thérèse, à peu près toutes les misères de ma vie ; vous avez vu le mauvais côté de la médaille ; ayez la patience de m’écouter : vous en connaîtrez le bon.

Il y avait longtemps, poursuivit-elle, que mon cœur était bourrelé, que je gémissais de la vie indigne, humiliante, dans laquelle la misère m’avait plongée, et où l’habitude et les conseils de la Lefort me retenaient, lorsque cette femme, qui avait eu l’art de conserver sur moi une sorte d’autorité de mère, tomba malade et mourut. Chacun me croyant sa fille, je restai paisible héritière de tout. Je trouvai, tant en argent comptant qu’en meubles, vaisselle, linge, de quoi former une somme de trente-six mille livres ; en me conservant un honnête nécessaire, tel que vous le voyez aujourd’hui, je vendis le superflu, et dans l’espace d’un mois j’arrangeai mes affaires, de manière que je m’assurai trois mille quatre cents livres de rente viagère. Je donnai mille livres aux pauvres, et je partis pour Dijon, dans le dessein de m’y retirer et d’y passer tranquillement le reste de mes jours.

Chemin faisant, la petite vérole me prit à Auxerre ; elle changea tellement mes traits et mon visage qu’elle me rendit méconnaissable. Cet événement, joint au mauvais secours que j’avais reçu pendant ma maladie, dans la province que je m’étais proposé d’habiter, me fit changer de résolution. Je compris aussi que, retournant à Paris et m’éloignant des deux quartiers que j’avais habités pendant mes deux caravanes, je pourrais facilement y vivre tranquille dans un autre, sans être reconnue. J’y suis donc de retour depuis un an. M. B… est le seul homme qui m’y connaisse pour ce que je suis ; il veut bien que je me dise sa nièce, parce que je me fais passer pour une femme de qualité. Vous êtes aussi, Thérèse, la seule femme à qui je me sois confiée, bien persuadée qu’une personne qui a des principes tels que les vôtres est incapable d’abuser de la confiance d’une amie que vous vous êtes attachée par la bonté de votre caractère et par l’équité qui règne dans vos sentiments.