Thérèse philosophe/Introduction

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À la Sphère (p. i-vii).


INTRODUCTION




Le procès, trop célèbre, de Catherine Cadière contre le Père Girard, a donné prétexte à la publication de l’ouvrage réimprimé en ces pages.

Le Père Jean-Baptiste Gérard, jésuite et prédicateur français, fut nommé, vers 1728, recteur du séminaire royal de la marine à Toulon. Là, une de ses pénitentes, Catherine Cadière, âgée de dix-huit ans, d’une famille honnête et d’une grande beauté, s’attacha à lui avec une exaltation mystique fomentée par la lecture imprudente des livres ascétiques : elle se prétendait l’objet de toutes sortes de miracles. Le Père Girard l’encouragea tout d’abord dans cette voie dangereuse ; mais bientôt, s’étant rendu compte de la supercherie, il se retira. La demoiselle Cadière, piquée de cet abandon, en fit confidence au prieur du couvent des Carmélites, janséniste fervent et grand ennemi des jésuites. Ce religieux lui fit répéter ses accusations devant témoins. Les jésuites réussirent alors à faire enfermer la jeune Cadière aux Ursulines. Cet abus d’autorité les perdit. L’affaire fut portée devant le parlement d’Aix, où Catherine Cadière accusa le Père Girard de séduction, d’inceste spirituel, de magie et de sorcellerie. Après de longs et tumultueux débats, le Père Girard fut mis hors de cour et de procès à la majorité d’une voix : sur vingt-cinq juges, douze l’avaient condamné à être brûlé vif. Le peuple avait d’ailleurs ouvertement pris parti contre lui ; il dut quitter secrètement Toulon. Il se rendit à Lyon, et de là à Dôle, où il mourut deux ans après, le 4 juillet 1733[1].

Le procès eut un retentissement considérable. Les factums écrits à cette occasion, les antifactums, les mémoires instructifs, les observations, les démonstrations, etc., sont nombreux et volumineux. Ils mériteraient sans doute un examen minutieux, peut-être une étude précise. Ceux que possède la Bibliothèque nationale comprennent, dans le catalogue des factums dressé par A. Corda en 1890, soixante-neuf titres, dont le libellé occupe près de quatorze colonnes du catalogue.

On trouve une allusion curieuse à cette affaire dans une brochure publiée en 1733 sous le titre : Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors, et qui attaquait, sous le voile léger d’anagrammes facilement transparents, le vice sodomitique. Mlle de Cadière est devenue Calederia ; le Père Girard s’appelle Ripergader et est commandant des Caginiens (Ignaciens, ou Jésuites). Ces derniers, adeptes fidèles des Ebugors (bougres, ou sodomites) reprochaient à Ripergader, leur commandant, de s’être laissé gagner par les grâces de Calederia, une Cythéréenne. Mais le coupable, après une légère punition, revenait vers ses passions premières[2].

Un petit poème du libertin Robbé de Beauveset a célébré aussi, avec malice, les stigmates de la jeune Cadière et les extases du Père Girard :


EXTASE QUIÉTISTE


Un matin qu’à l’écart
Le bon père Girard
Stigmatisait la sœur Cadière,
Survint une jeune tourière,
Qui resta quelque temps en admiration
À l’aspect si nouveau de l’opération ;
Car l’on dit qu’elle était pucelle,
Très ignorante en bagatelle.
Quoi qu’il en soit, voulant voir de plus près,
D’un pas mal assuré, doucement elle avance ;
Elle examine, et peu de temps après,
Voici que nos dévots tombent en défaillance.

L’innocente, croyant qu’ils s’en allaient mourir,
Regrettait surtout le bon Père ;
Et, tâchant de le secourir,
Veut lui faire avaler un peu d’eau vulnéraire.
Le cafard enrageait qu’elle eût vu le mystère ;
Mais se fiant sur sa simplicité,
Il la regarde avec sévérité.
Passez, ma sœur, dit-il avec emphase ;
Passez, nous sommes en extase[3].


Thérèse philosophe a usé de quelques anagrammes, mais au voile très léger : Dirrag, Girard ; Éradice, Cadière ; Vencerop, Provence ; Volnot, Toulon.


Thérèse philosophe, ou Mémoires pour servir à l’histoire de D. Dirrag et de Mlle Éradice (du Père Girard et de la demoiselle Cadière), avec l’histoire de Mme Boislaurier. La Haye (à la Sphère) s. d. (1748), 2 parties en 1 vol. illustré de 16 gravures libres se repliant dans le volume.

Les réimpressions furent assez nombreuses, et toujours avec des illustrations trop libres pour être publiées ouvertement. C’est la folie des attitudes lubriques, et l’excitation factice par le dessin. La nomenclature de ces éditions serait fastidieuse ; on la trouve tout au long dans la Bibliographie du Cte d’I***, t. III, col. 1211-1213.

L’auteur de cet ouvrage est peut-être d’Arles de Montigny, commissaire des guerres : il fut soupçonné de l’être, et passa huit mois à la Bastille. Le marquis de Sade, dans l’édition de Hollande (1797) de la Nouvelle Justine (t. VII, p. 97), désigne le marquis d’Argens comme l’auteur de Thérèse philosophe. « D’Argens (d’après ses Mémoires, Édition de Paris, 1807, in-8, p. 304) avait vu les procédures les plus cachées de l’affaire du Père Girard et de la Cadière. De Sade, qui était d’une ancienne famille aristocratique et cléricale de Provence, y connut certainement d’Argens, qui était du même pays[4]. »

La première édition, publiée sous le manteau, fut poursuivie avec acharnement par la police. Les rapports publiés dans les Archives de la Bastille (t. XII, pp. 299 à 344) parlent à tout instant d’enquêtes, de poursuites, de saisies au sujet de ce malheureux roman. Les jésuites, encore puissants, y étaient trop dangereusement égratignés : la facilité de leur morale passionnelle y était trop séduisante.



  1. Voir le Journal de J.-F. Barbier, août, septembre, octobre 1781.
  2. Voir Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors, ch. XXI, pp. 109 et suiv.
  3. Œuvres badines de Robbé de Beauveset. À Londres, 1901, t. I, p, 4.
  4. Voir la Bibliographie du Cte d’I***.