Thaïs, conte philosophique/01

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THAIS
CONTE PHILOSOPHIQUE

I.
LE LOTUS.

En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages et d’argile par la main des solitaires, étaient semées, à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s’entr’aider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes, et les moines s’y rendaient dans les jours de fête pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacremens. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenant de nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant, pour tout repas, leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns, s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne ou d’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes, et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non-seulement les plaisirs et les contentemens, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : « Le désert se couvrira de fleurs. »

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient le matin remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l’enfer. Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient, avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, aux miaulemens des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car, si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir, inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et de rage.

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’on contait avec épouvante, dans les villes et jusque dans le peuple d’Alexandrie, que la terre s’entrouvrait pour engloutir les méchans qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à son pouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près de mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’en allait baiser la joue à tous ses frères. Puis, il se couchait avec allégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retiré sur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellait matin et soir, et se tenait souvent prosterné le front contre terre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. On distinguait parmi eux le diacre Flavien, qui avait la connaissance des Écritures et parlait avec adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple à cause de son extrême naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de ses disciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi il méditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’est pourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diables, qui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes, n’osaient s’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était sept démons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sa sainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parens nobles, qui l’avaient fait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de Deucalion et qu’il disputait avec ses condisciples sur la nature, les attributs et l’existence même de Dieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière des gentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte et pour sa confusion. — Durant ces jours, avait-il coutume de dire à ses frères, je bouillais dans la chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilement apprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’il conviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau. La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit un diacre qui lisait ce verset de l’Écriture : « Si tu veux être parfait, va, et vends tout ce que tu as et donnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt, il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes, et embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles ; mais il macérait profitablement dans les baumes de la pénitence. Or un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécu loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoir vu jadis, au théâtre d’Alexandrie, une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de s’y livrer à des danses dont les mouvemens, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes. Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle à l’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans) et par la peur de se voir repoussé faute d’argent, car ses parens veillaient à ce qu’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parce qu’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et qu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa cellule, devant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue comme dans une balance la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché et il médita longtemps, selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles dont cette femme lui avait inspiré le goût aux jours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belle selon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollement couchée sur un lit d’hyacinthe, la tête renversée, les yeux humides et pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la bouche entr’ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait :

— Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon péché !

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Les lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coins de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine, gonflée de soupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles de l’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière :

— Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs, comme la rosée du matin sur les prairies. Dieu juste et miséricordieux, sois béni ! Louange, louange à toi ! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avec sollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de ta bouche ? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant de citoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elle dans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’en donne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous les poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront durant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dans la pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que, pour la première fois, le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs : — Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve !

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint homme Palémon, qui menait à quelque distance la vie anachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa coutume. Palémon était un vieillard ; il cultivait un petit jardin : les bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

— Dieu soit loué ! mon frère Paphnuce ! dit-il, appuyé sur sa bêche.

— Dieu soit loué ! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon frère !

— La paix soit semblablement avec toi ! frère Paphnuce, reprit le moine Palémon, et il essuya avec sa manche la sueur de son front.

— Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’un dessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

— Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dans les concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’il nous garde en sa paix ! Car rien n’est plus à craindre que les mouvemens désordonnés qui troublent les cœurs. Quand ces mouvemens nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivres, et nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dans l’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur ; mais j’ai éprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemi que la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de répandre une acre et noire humeur dans le cœur d’un religieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas ! il excelle à nous désoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noir d’une telle beauté que sa vue tirait des larmes ? Mais, avec l’aide de Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’ai connu du temps qu’il vivait parmi nous : il s’égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tu pas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans ton esprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

— Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

— Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de mon expérience.

— Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

— Frère Paphnuce, c’est là en effet une abomination dont il convient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal ?

— Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

— Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur. Mais notre père Antoine avait coutume de dire : « En quelque lieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour aller ailleurs. »

— Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans l’entreprise que j’ai conçue ?

— Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : « Les poissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort : pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bons propos. »

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d’un figuier chargé de fruits. Tandis qu’il bêchait, une antilope, ayant franchi, dans un bruit de feuillage, la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le sein de son ami.

— Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! dit Palémon.

Et, s’en étant allé dans sa cabane, suivi de la bête légère, il rapporta du pain noir que l’antilope mangeait dans le creux de sa main.

Paphnuce ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube une vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas les voluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude, de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et lui cachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyait que deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision lui venait de Dieu, il n’hésita plus. Il se leva, saisit un bâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venir souiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de son lit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples ; puis, vêtu seulement d’un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la rive libyque jusqu’à la ville fondé par le Macédonien. Il marchait depuis l’aube, sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, la soif ; le soleil était déjà bas à l’horizon, quand il vit le fleuve effrayant, qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochers d’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portes des cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni les brigands ni les bêtes féroces, mais il prenait grand soin de se détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. Il craignait de rencontrer des enfans jouant aux osselets devant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au solitaire ; c’est parfois un danger pour lui de lire dans l’Écriture que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques : un souffle du siècle peut en ternir les agréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dans les villes, craignant que son cœur ne s’amollît à la vue des hommes.

Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors, le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce eu fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

— O Bête, à l’exemple des Satyres et des Centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus, et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit, une lueur rose sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ. C’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin, et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoir que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

— Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément les ermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès de l’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles, et peut-être Notre-Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croisées, sur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure, comme sa barbe, entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume déchanger quand ils se rencontrent :

— Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûter un jour le doux rafraîchissement du Paradis !

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par un de ces ravissemens dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi en prières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que son compagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

— Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé, donne-moi ta bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

— Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce Seigneur Jésus-Christ.

— Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ont annoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom. César lui-même l’a adoré, et tantôt encore j’ai fait proclamer sa gloire par le sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas ?

— Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait même certain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance de cet homme.

— Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne te serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua :

— Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférent de vivre ou de mourir.

— Eh ! quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des anachorètes ?

— Il paraît.

— Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

— Il semble.

— Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté ?

— Il est possible.

— N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde ?

— J’ai renoncé, en effet, aux choses vaines qui font communément le souci des hommes.

— Ainsi, tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l’es pas comme moi pour l’amour de Dieu et en vue de la félicité céleste ! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux, si tu ne crois point en Jésus-Christ ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner les biens éternels ?

— Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoir trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parler exactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses, comme le sel donne la saveur aux mets.

— Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies la vérité que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

— Étranger, il est également inutile d’injurier les chiens et les philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous sommes. Nous ne savons rien,

— O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques ? Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de la nuit ?

— Mon ami, je suis sceptique en effet et d’une secte qui me paraît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de l’aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé, comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ? Tu me reproches de nier les apparences quand précisément les apparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Mon ami, tu m’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendu d’une manière ou d’une autre.

— Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d’oignons dans le désert ? Pourquoi endures-tu de grands maux ? J’en supporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dans la solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir en vue d’un grand bien. Il est insensé, au contraire, de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je ne croyais pas, — pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée, — si je ne croyais pas à la vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemple de son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, si j’étais comme toi plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforcerais d’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez, mes filles ; venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucun gain ; tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d’un peintre ingénieux. O le plus stupide des hommes, quelles sont donc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard demeurait paisible.

— Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisons d’un chien endormi dans la fange et d’un singe malfaisant ? Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant tombée, il s’excusa avec une noble humilité :

— Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la vérité m’a emporté au-delà des justes bornes. Dieu m’est témoin que c’est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te voir dans les ténèbres, car je t’aime en Jésus-Christ et le soin de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi tes raisons : je brûle de les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude :

— Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de ton bonheur ni de ton infortune, et il m’est indifférent que tu penses d’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou te haïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont également indignes du sage.

Mais, puisque tu m’interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à Cos, de parens enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires. Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d’Alexandre, qu’on a surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c’était une pauvre nature d’homme. J’avais deux frères qui suivaient comme lui la profession d’armateur. Moi, je professais la sagesse. Or mon frère aîné fut contraint par notre père d’épouser une femme carienne nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort, qu’il ne put vivre à son côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel, et cette passion se changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la nuit dans sa chambre. Un matin il y laissa la couronne qu’il portait d’ordinaire dans les festins. Mes deux frères, ayant trouvé cette couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain, ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières. Ma belle-sœur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l’écume aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfans qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent, et mon père les ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandes et tous les fruits des marchés de l’Asie. Il était désespéré de me laisser sa fortune. Je l’employai à voyager. Je visitai l’Italie, la Grèce et l’Afrique sans rencontrer personne de sage ni d’heureux. J’étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je fus étourdi du bruit des disputes. Enfin, m’étant promené jusque dans l’Inde, je vis au bord du Gange un homme nu qui demeurait là immobile, les jambes croisées, depuis trente ans. Des lianes couraient autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet Indien était sage. « Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaissent. » C’est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pour avantageuse, de professer l’entier détachement des biens de ce monde et de vivre dans la solitude et dans l’immobilité, à l’exemple de l’Indien.

Paphnuce avait écouté attentivement le discours du vieillard :

— Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, n’est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les biens éternels et de s’exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t’instruire dans la vérité, afin que, connaissant qu’il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce Dieu, comme un enfant à son père.

Mais Timoclès l’interrompant :

— Garde-toi, étranger, de m’exposer tes doctrines et ne pense pas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon opinion est de n’avoir pas d’opinion. Je vis exempt de trouble à la condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la connaissance qu’il avait des cœurs, il comprit que la grâce de Dieu n’était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n’était point encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit rien, de peur que l’édification tournât en scandale. Car il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.

— Adieu, donc ! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l’eau qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des grues volaient en triangle dans le ciel clair, et l’on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d’oiseau, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles, lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie ; le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s’exhalait en poussières odorantes. À cette vue, Paphnuce, tombant à genoux, s’écria :

— Béni soit le Seigneur qui a favorisé mon voyage ! Toi qui répands ta rosée sur les figuiers de l’Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre ta grâce dans l’âme de cette Thaïs, que tu n’as pas formée avec moins d’amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins, comme un rosier balsamique dans ta Jérusalem céleste !

Et chaque fois qu’il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il songeait à Thaïs. C’est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de journées cette Alexandrie, que les Grecs ont surnommée la belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heure, quand il découvrit du haut d’une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans une vapeur rose. Il s’arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine :

— Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés, la mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes ! Voilà mon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle ! Berceau fleuri, patrie illustre, au jugement des hommes ! Il est naturel à tes enfans, Alexandrie, de te chérir comme une mère, et je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascète méprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe à la terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je te hais ! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Sois maudit, temple des démons ! couche impudique des gentils, chaire empestée des Ariens, sois maudite !

Et toi, fils ailé du Ciel, qui conduisis le saint ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vais respirer parmi les princes ténébreux du siècle !

Il dit et reprit sa route. Il passa sous la porte du Soleil, et traversa la ville d’un pas rapide. Après dix années d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était une pierre de scandale, qui lui rappelait un péché. C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées et il se réjouissait d’y marquer la trace sanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans une voie bordée de riches demeures, qui semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. On voyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans des vestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites ; on entendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêta devant une maison assez petite, mais de nobles proportions, et soutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.

Il y reconnut Socrate, Platon, Aristote, Épicure et Zénon. Et, la main sur le marteau de la porte, il attendit en songeant :

— C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages ; leurs mensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dans l’enfer, et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables. Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :

— Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que je te chasse à coups de bâton.

— Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien, sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L’esclave répliqua avec plus de colère :

— Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

— Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je te demande et dis à ton maître que je désire le voir.

— Hors d’ici, vil mendiant ! s’écria le portier furieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme qui, mettant ses bras en croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en plein visage, puis répéta doucement :

— Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors, le portier tout tremblant murmura :

— Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance ?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Une expression de douce ironie était répandue sur son visage. A la vue du moine, il se leva et s’avança les bras ouverts :

— C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce, mon condisciple, mon ami, mon frère ! Oh ! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tu te sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la philosophie ? On te trouvait déjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeux farouches d’un cheval, et qu’il n’était pas surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralité n’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange, qui m’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert ; tu renonces aux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Je marquerai ce jour d’un caillou blanc.

— Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.

Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et le miroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta et tint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car elles étaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris. — Nicias, dit-il, je n’ai point renié ce que tu appelles faussement la superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes.

— Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique parfumée, penses-tu m’étonner en récitant des paroles assemblées sans art et qui ne sont qu’un vain murmure ? As-tu oublié que je suis moi-même quelque peu philosophe ? Et penses-tu me contenter avec quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorans à la pourpre d’Amélius, quand Amélius, Porphyre et Plotin, dans toute leur gloire, ne me contentent pas ? Les systèmes construits par les sages ne sont que des contes imaginés pour amuser l’éternelle enfance des hommes. Il faut s’en divertir comme des contes de l’Ane, du Cuvier, de la Matrone d’Éphèse ou de toute autre fable milésienne.

Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salle où des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

— Voici ma bibliothèque, dit-il ; elle contient une faible partie des systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. Hélas ! ce ne sont que des rêves de malades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire et s’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard sombre et dit :

— Il faut les brûler tous.

— O doux hôte, ce serait dommage ! répondit Nicias. Car les rêves des malades sont parfois amusans. D’ailleurs, s’il fallait détruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses formes et ses couleurs, et nous nous endormirions tous dans une morne stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée :

— Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s’est révélé aux hommes par des miracles. Et il s’est fait chair et il a habité parmi nous.

Nicias répondit :

— Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu’il s’est fait chair. Un Dieu qui pense, qui parle, qui agit, qui se promène dans la nature comme l’antique Ulysse sur la mer glauque, est tout à fait un homme. Comment peux-tu croire à ce nouveau Jupiter, quand les marmots d’Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà plus à l’ancien ?.. Mais laissons cela. Tu n’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher condisciple ?

— Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Me prêter une tunique parfumée, semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et en souvenir de notre ancienne amitié,

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique ; elle était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes, bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mine étrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son cher satrape en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture, il dit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé :

— O Nicias, il ne faut pas que les choses que tu vois soient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

— Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sage n’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conforme aux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pour un honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de son dessein :

— Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du théâtre ?

— Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j’ai composé en son honneur trois livres de détestables élégies. Certes la beauté est ce qu’il y a de plus puissant au monde, et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec horreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillement un tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Nicias s’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme, et l’Alexandrin silencieux, le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voix grave :

— Sache donc, Nicias, qu’avec l’aide de Dieu j’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint ne m’abandonne. Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrer dans un monastère.

— Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias ; c’est une puissante déesse. Elle sera irritée contre toi si tu lui ravis sa plus illustre servante.

— Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton cœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé !

Et il sortit. Mais Nicias l’avait suivi. Le rejoignant au seuil, il lui posa la main sur l’épaule et lui répéta dans le creux de l’oreille :

— Crains d’offenser Vénus ; sa vengeance est terrible.

Paphnuce, dédaigneux des paroles légères, sortit sans détourner la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ; mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son ami d’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avec toute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté, mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abominables ; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur la colère de Jésus et la tristesse des anges.

Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu des gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. Mais il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la grande chaleur du jour fût tombée. Or la matinée s’achevait à peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée, afin d’être moins indigne des grâces qu’il demandait au ciel. A la grande tristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises de la ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui y avaient renversé la table du Seigneur. Il marchait donc à l’aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la ville. Le port artificiel abritait devant lui d’innombrables navires aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l’azur et l’argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa proue, venait de lever l’ancre. Les rameurs frappaient l’onde en chantant ; déjà, la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, ne laissait plus voir au moine qu’un fuyant profil. Elle franchit, conduite par son pilote, l’étroit passage ouvert sur le bassin d’Eunostos et gagna la haute mer, laissant dernière elle un sillage fleuri.

— Et moi aussi, songea Paphnuce, j’ai désiré jadis m’embarquer en chantant sur l’océan du monde. Mais bientôt j’ai connu ma folie, et la Néréide ne m’a point emporté.

Tandis qu’il rêvait de la sorte, il se sentit poussé et entraîné par une foule d’hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu l’habitude de marcher dans les villes, il était ballotté d’un passant à un autre, ainsi qu’une masse inerte ; et, s’étant embarrassé dans les plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir où allaient tous ces hommes, il demanda à l’un d’eux la cause de cet empressement.

— Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène ? Tous ces citoyens vont au théâtre, et j’y vais comme eux. Te plairait-il de m’y accompagner ?

Découvrant tout à coup qu’il était convenable à son dessein de voir Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l’étranger. Déjà le théâtre dressait devant eux son portique orné de masques éclatans et sa vaste muraille ronde, peuplée d’innombrables statues. En suivant la foule, ils s’engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel s’étendait l’amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la scène, vide encore d’acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n’en était point cachée par un rideau, et l’on y voyait un tertre semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des héros. Ce tertre s’élevait au milieu d’un camp. Des faisceaux de lances étaient formés devant les tentes, et des boucliers d’or pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement, semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait l’hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par les reflets du voile de pourpre qui les couvrait de ses lents frissons, se tournaient, avec une expression d’attente curieuse, vers ce grand espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux s’interpellaient gaîment d’un gradin à l’autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.

— Autrefois, dit-il, d’habiles acteurs déclamaient sous le masque les vers d’Euripide et de Ménandre. Maintenant, on ne récite plus les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s’honora dans Athènes, nous n’avons gardé que ce qu’un barbare, un Scythe même peut comprendre : l’attitude et le geste. Le masque, dont l’embouchure armée de lames de métal enflait le son des voix, le cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté tragique et le chant des beaux vers, tout cela s’en est allé. Des mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. Qu’eussent dit les Athéniens de Périclès s’ils avaient vu une femme se montrer sur la scène ? Il est indécent qu’une femme paraisse en public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir. Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l’ennemie de l’homme et la honte de la terre.

— Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire ennemie. Elle donne le plaisir, et c’est en cela qu’elle est redoutable.

— Par les dieux immobiles, s’écria Dorion, la femme apporte aux hommes, non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis ! L’amour est la cause de nos maux les plus cuisans. Écoute, étranger : Je suis allé, dans ma jeunesse, à Trézène, en Argonide, et j’y ai vu un myrte d’une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes d’innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : la reine Phèdre, du temps qu’elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu’on voit encore aujourd’hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l’épingle d’or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de l’arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi criblées de piqûres. Après avoir perdu l’innocent qu’elle poursuivait d’un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle s’enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture à une cheville d’ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d’une si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des piqûres d’aiguille. J’ai cueilli une de ces feuilles ; je l’ai placée au chevet de mon lit, afin d’être sans cesse averti par sa vue de ne point m’abandonner aux fureurs de l’amour, et pour me confirmer dans la doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est redoutable. Mais, à proprement parler, l’amour est une maladie de foie et l’on n’est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda :

— Dorion, quels sont tes plaisirs ?

Dorion répondit tristement :

— Je n’ai qu’un seul plaisir, et je conviens qu’il n’est pas vif : c’est la méditation. Avec un mauvais estomac, il n’en faut pas chercher d’autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit d’initier l’épicurien aux joies spirituelles que procure la contemplation de Dieu.

Il commença :

— Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s’écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand silence s’était fait dans le théâtre, et bientôt éclatèrent les sons d’une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se préparer au départ, quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s’étant dissipée, l’ombre d’Achille apparut, couverte d’une armure d’or. Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire : « Quoi ! vous partez, enfans de Danaos ; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus et vous laissez mon tombeau sans offrandes. » Déjà les principaux chefs des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, contemplaient le prodige. Le jeune fils d’Achille, Pyrrhus, était prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d’où s’échappait sa chevelure bouclée, montrait, par ses gestes, qu’il approuvait l’ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l’on devinait leurs paroles :

— Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoré parmi nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demande que la fille de Priam, la vierge Polyxène, soit immolée sur sa tombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait :

— Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu’il partageait la couche de la sœur de Polyxène. et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de Cassandre à la lance d’Achille.

Tous les Grecs l’approuvèrent avec un grand bruit d’armes entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue, et l’ombre apaisée d’Achille s’évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive, suivait la pensée des personnages. L’assistance éclata en applaudissemens.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura :

— On voit par cette fable combien les adorateurs des faux dieux étaient cruels.

— Toutes les religions enfantent des crimes, lui répondit l’épicurien. Par bonheur, un Grec, divinement sage, vint affranchir les hommes des vaines terreurs de l’inconnu…

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux, sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse était déjà près d’elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère s’arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable douceur, semblait dire :

— Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos maisons des vieilles mères qui pleurent leurs enfans endormis à jamais sous les pins de l’Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montra la vierge Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu’il venait chercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde tenture. Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d’elle le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de la beauté. Un murmure de louanges s’éleva, et Paphnuce, l’âme agitée, contenant son cœur avec ses mains, soupira :

— Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes créatures ?

Dorion, plus paisible, disait :

— Certes, les atomes qui s’associent momentanément pour composer cette femme présentent une combinaison agréable à l’œil. Ce n’est qu’un jeu de la nature, et ces atomes ne savent ce qu’ils font. Ils se sépareront un jour avec la même indifférence qu’ils se sont unis. Où sont maintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre ? Je n’en disconviens pas : les femmes sont quelquefois belles. Mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait point attention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soit déraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournée vers sa fille, lui dire par ses gestes :

— Essaie de fléchir le cruel Ulysse ! Fais parler tes larmes, ta beauté, ta jeunesse !

Thaïs, ou plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Et quand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse, le rythme de ses mouvemens, qu’accompagnait le son des flûtes, faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de la suppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles disaient :

— Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité, et parce que je veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche, autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attacha à sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l’entendre :

— Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pas que, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien-aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule se montrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâce surhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel.

Le spectacle touchait au dénoûment. Hécube tomba comme morte, et Polyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeau, qu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le tertre funéraire, au sommet duquel le fils d’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge, qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence. Tandis que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglots déchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d’une voix retentissante :

— Gentils, vils adorateurs des démons ! Et vous, ariens, plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique, et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bienheureuse, au Dieu ressuscité !

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs. La comédienne habitait alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau d’Alexandre, une maison entourée de jardins ombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’il voulait.

— Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je ne suis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlait impérieusement, l’esclave le laissa entrer.

— Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.


ANATOLE FRANCE.