Thomas Jefferson, sa vie et sa correspondance/04

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Thomas Jefferson, sa vie et sa correspondance
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 78-108).
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THOMAS JEFFERSON
SA VIE ET SA CORRESPONDANCE

IV.
JEFFERSON DANS LA RETRAITE.

I. The Writings of Thomas Jefferson, 9 vol., New-York 1853-1854. — II. The History of the United States of America from the adoption of the federal Constitution to the end of the sixteenth Congress, by Richard Hildreth, 3 vol. — III. The History of the United States from their colonization to the end of the twenty-sixth Congress, in 1841, by Georges Tucker, 4 vol., Philadelphia 1856-1857. — IV. The Life of Thomas Jefferson, by Henry S. Randall, 3 vol., Now-York 1858.

I.

Lorsqu’au mois de mars 1809 Jefferson sortit définitivement de la vie publique, où il était entré quarante ans auparavant, il était encore en pleine possession de sa popularité comme de ses facultés. Il cédait la place à ses amis librement et de la meilleure grâce, avant que le déclin de l’âge ou l’inconstance de la fortune l’eût averti de regagner son foyer : conduite spirituelle et sage, qui devait lui donner dans la retraite une sorte de prééminence sans responsabilité, dont il était très propre à goûter la douceur et à remplir les délicates obligations. La convenance parfaite qui marque sa sortie des affaires continue à caractériser les longues années de sa verte vieillesse. De toutes les épreuves auxquelles Jefferson a été soumis, la retraite est peut-être celle dont il s’est tiré le plus à son honneur. Dans ses rapports avec ses anciens lieutenans, devenus ses successeurs, pas la moindre trace de jalousie, de dénigrement ou d’arrogance, nulle prétention à les guider et nulle hésitation à les servir de ses conseils, nul air d’indifférence dans la réserve et nulle pédanterie dans les avis : de la bienveillance, un confiant intérêt, une fidélité souvent très utile ; — dans ses rapports avec ses anciens adversaires beaucoup de courtoisie, souvent même un certain ton de laisser-aller, sans la moindre complaisance ; — accessible à tous, même aux indiscrets, mais d’un abord assez grave et au besoin assez froid pour décourager la familiarité : un train large, mais point fastueux, une hospitalité libérale jusqu’à être ruineuse sans apparence de prodigalité ; — parfaitement en situation dans son rôle d’ancien chef de l’état devenu philosophe agronome. Une seule année fut de trop dans sa vie, la dernière, où le dérangement de sa fortune le conduisit à entretenir trop publiquement ses concitoyens de ses affaires privées et à énumérer trop longuement les services qui lui donnaient des droits à la reconnaissance des États-Unis.

Jefferson s’occupait déjà depuis quarante ans de créer, d’améliorer et d’embellir le vaste domaine où il alla se fixer en quittant la cité fédérale. La beauté du site l’avait déterminé dès 1769 à se construire un petit pavillon au sommet du Monticello, colline élevée qui se rattache aux derniers contre-forts des Alleghanys, et d’où le paysage s’étend à perte de vue de la chaîne bleue à la baie de la Chesapeake, souvent transformé par le phénomène du mirage, dont les merveilleuses illusions viennent ajouter encore à la variété et à la grandeur réelle des aspects. L’imagination sans doute excitée par ce magique spectacle, Jefferson avait un instant rêvé de rivaliser dans la décoration de son parc avec ces bizarres féeries de la nature. Un temple grec surmonté d’un toit chinois et sans cesse animé par les sons d’une harpe éolienne, une grotte et une cascade artificielles gardées par une nymphe endormie, des vers anglais sur le piédestal de la statue, des sentences latines enchâssées dans les troncs des arbres, des bêtes sauvages dans le bois sacré, et pour leur servir de monarque un élan resté bien « farouche ; » plus loin un petit temple gothique entouré des tombeaux de la famille, une pyramide de rochers élevée en mémoire d’un esclave favori, des arbres séculaires pour ajouter à la majesté du lieu, tels étaient en 1771 les ornemens dont il parait par la pensée les jardins de Monticello, telles étaient les ambitieuses visées qu’il consignait minutieusement dans un agenda de poche. Il se contenta d’agrandir peu à peu sa maison, qu’il finit par transformer, après avoir vu l’Europe, en une assez agréable villa dont le prétentieux péristyle contrastait singulièrement avec la barbare nudité des habitations que l’on construisait à cette époque en Amérique. Jefferson avait autant de goût pour l’agriculture que pour l’architecture. En 1809, malgré les brèches déjà faites à sa fortune par les crises financières de la révolution, par la passion de bâtir, par le goût des chevaux et des livres, par l’incurie de ses intendans, la nonchalance de ses nègres, l’insuffisance de ses traitemens et l’action de l’embargo, il possédait encore de grands instrumens de travail agricole ; 10,000 acres de terre, 200 esclaves, 24 chevaux de travail, 10 mulets, 45 vaches, 76 bœufs, 98 moutons et 312 cochons, le tout représentant à peu près une valeur d’un million de francs. Il était très savant en théorie agricole ; l’expérience ne lui manquait pas plus que la science, et il avait d’ailleurs beaucoup d’esprit d’observation. Très exact à recueillir tous les faits qui lui passaient sous les yeux, très méthodique, presque méticuleux dans la tenue de ses comptes, de ses tables météorologiques, de ses notes botaniques, il s’était créé une collection considérable de renseignemens et de recettes agronomiques. Il marquait régulièrement trois fois par jour l’état de son thermomètre, et même au milieu des agitations politiques de sa jeunesse, aucun incident n’avait pu le faire manquer à cette coutume, pas même les débats du congrès sur la déclaration de l’indépendance. Le 4 juillet 1776, le jour où elle fut définitivement adoptée, la température était, à une heure de l’après-midi, de 76 degrés Fahrenheit, l’agenda de l’auteur de la déclaration en fait foi, non sans mentionner les dépenses de la matinée : 27 shillings pour achat de sept paires de gants de femme et 37 sous donnés à un pauvre. L’imperturbable minutie avec laquelle il observait et enregistrait les plus petits faits économiques ou scientifiques lui avait permis de se donner à la fin de son administration un vif plaisir, celui de dresser de sa plus belle main un état complet du marché aux légumes de Washington pendant les huit années de sa présidence, état qui indique pour trente-sept variétés l’époque de la première et de la dernière apparition de quelques légumes sur le marché de la capitale pendant la période qu’il embrasse.

On est impropre aux affaires grandes ou petites lorsqu’on ne sait pas descendre aux détails ; mais en soi le goût des détails n’est pas plus l’indice certain d’un esprit pratique que la régularité dans les écritures n’est le signe infaillible d’une bonne administration. Malgré la variété des observations microscopiques auxquelles il s’était livré sur les phénomènes rustiques, malgré l’attention qu’il donnait aux moindres dépenses, Jefferson n’avait que peu d’aptitude aux affaires agricoles. Il était à la fois sujet aux fantaisies et aux idées fixes ; il manquait de discernement dans le choix de ses serviteurs, et l’excès de son optimisme l’entraînait constamment, en dépit de son grand-livre, à se faire illusion sur le résultat de ses travaux et sur l’état de sa fortune, de telle façon qu’il s’endettait toujours en se croyant toujours aussi à la veille de payer ses dettes. Le métier de fermier était d’ailleurs particulièrement difficile dans le moment où il l’entreprit. Par suite de la rupture des rapports commerciaux entre les États-Unis et l’Angleterre, les produits américains ne trouvaient plus de débouché ; les cultivateurs les plus habiles et les plus assidus perdaient leur argent et leurs peines. Comment Jefferson aurait-il réussi, lui qui n’avait qu’un talent d’amateur, et dont l’esprit était occupé de tant d’autres objets : la politique, ses lectures, ses correspondans, sa famille, ses visiteurs ?

Le public acquiert aux États-Unis, sur ceux auxquels il lui a plu d’accorder ses plus hautes faveurs, un véritable droit de propriété, droit imprescriptible, et que la retraite elle-même ne saurait éteindre. Un chef politique tant soit peu renommé n’échappe en Amérique à l’état d’instrument populaire que pour passer à l’état de curiosité nationale, que le premier venu se croit autorisé à visiter et à montrer. Jefferson fut, de tous les présidens, celui qui eut le premier et le plus à souffrir de cette impertinente prétention. De tous les points de l’Union, les touristes affluaient chez lui, transformant parfois Monticello en un véritable caravansérail. Les uns étaient munis de lettres d’introduction, et ils comptaient trouver le dîner et le gîte ; d’autres ne se recommandaient que de leur admiration pour mettre leurs chevaux à l’écurie et s’installer de leur personne dans le salon. Le plus grand nombre se bornait à errer dans le jardin et dans la maison, cherchant une occasion de se trouver sur le passage de Jefferson. L’occasion se faisait-elle trop attendre, les impatiens, honteux entr’ouvraient doucement la porte de son cabinet pour jeter sur sa personne un regard furtif ; les effrontés enfonçaient un carreau de la fenêtre pour le dévisager plus à leur aise. Jefferson était d’humeur facile, et il supportait en général ces brutales invasions avec une parfaite dignité. Cependant il ne pouvait toujours dissimuler l’expression de son déplaisir. Un soir qu’il était assis avec les siens sur son perron, deux cabriolets s’arrêtèrent devant la porte ; un homme en descendit, alla droit à Jefferson, et lui déclara sans plus de façons qu’il venait réclamer pour lui-même et pour ses amis le privilège qu’avait tout citoyen américain de présenter ses hommages au président et de visiter sa demeure. Le confiant inconnu s’attendait à être invité à passer la nuit ; il n’obtint pour toute réponse que ces paroles : « J’ignorais, monsieur, l’existence, du privilège auquel vous faites allusion, » et il dut se retirer sans avoir pu prolonger l’entretien. La leçon était assurément bien légitime, et elle nous est racontée par un témoin digne de foi. Un spirituel panégyriste de Jefferson a cru cependant devoir, dans l’intérêt de son héros, révoquer en doute la possibilité du fait, tant ce petit acte d’indépendance paraît aujourd’hui, de l’autre côté de l’Océan, attentatoire à la majesté du peuple souverain. Plutôt que d’avoir à multiplier de telles exécutions, Jefferson fuyait de temps en temps Monticello, et allait s’abriter à Poplar-Forest, domaine plus retiré où il s’était construit une maison pour pouvoir échapper pendant quelques mois de l’année à la nécessité de donner sa personne en spectacle aux indifférens et sa fortune en pâture aux commensaux trop nombreux que lui valait sa gloire. « Si Dieu me prête vie, disait-il un jour tristement à son petit-fils, M. Thomas Jefferson Randolph, je réduirai ma famille à la mendicité ; mes hôtes dévoreront mon patrimoine. » Et en effet il avait quelquefois à héberger simultanément jusqu’à cinquante personnes, presque toutes très friandes de ses vins d’Europe et de sa cuisine à la française, le seul luxe qu’il se permît, luxe très rare d’ailleurs à cette époque aux États-Unis, et dont les adversaires du grand gallomane avaient même fait un sujet de reproche et de plaisanterie. « Il n’y a pas à compter, disait Patrick Henry du ton le plus pénétré, sur les gens qui abjurent leur manger natal. »

Jefferson était bien loin cependant de s’être tout à fait affranchi des manières de sa race. Il avait conservé une certaine réserve un peu raide dans l’accueil, qui trompait à première vue sur son humeur ; mais il se détendait et s’animait vite, et au bout de quelques instans d’entretien, il avait dans la conversation le plus aimable abandon. Ses amis politiques lui reprochaient même d’être un peu trop communicatif et de se livrer souvent à la discrétion d’interlocuteurs peu dignes de cette confiance. La moindre parole d’assentiment excitait sa sympathie et échauffait son esprit ; la contradiction au contraire le refroidissait. Jefferson n’aimait pas la polémique ; il s’était fait toute sa vie une règle de politique, et aussi de politesse, d’éviter dans le monde toute discussion directe, se croyant plus propre à agir par voie d’influence que par voie d’argumentation, et craignant beaucoup, pour lui-même comme pour les autres, les petits froissemens qui naissent de la controverse. Aussi établissait-il en principe « qu’un homme de bonne compagnie ne doit jamais contredire personne. » — « Voilà, écrivait-il à son petit-fils, M. Thomas Jefferson Randolph, la règle de conduite qui avait fait du docteur Franklin l’homme le plus aimable de son temps. Il ne donnait son avis qu’en posant des questions, comme pour s’instruire, ou en suggérant des doutes. Quand j’entends une autre personne exprimer une opinion qui n’est pas la mienne, je me dis qu’elle a droit à son opinion comme moi à la mienne. Et pourquoi mettrais-je son idée en question ? Son erreur ne me fait aucun tort. Et qu’ai-je à faire de me transformer en don Quichotte voulant contraindre par la force d’un argument tous les hommes à n’avoir qu’une même pensée ? Mon interlocuteur rapporte-t-il inexactement un fait, je suppose qu’il trouve du plaisir à croire son récit vrai, et je n’ai pas le droit de lui enlever cette satisfaction. S’il sent le besoin de s’instruire, il me le dira, et alors je le renseignerai en termes mesurés ; mais s’il veut encore croire sa propre histoire, et s’il se montre disposé à disputer du fait avec moi, je l’écoute sans mot dire. C’est son affaire, et non la mienne, s’il préfère l’erreur. » C’était à un enfant de quinze ans que Jefferson prêchait cette mondaine indifférence pour les erreurs d’autrui. Subordonnait-il l’amour de la vertu, comme celui de la vérité, à l’agrément de la vie ? On serait assez tenté de le croire, d’après les réflexions morales qu’il écrivait au sujet de l’éducation du même enfant. « Sans être doué de cette brillante imagination qui captive, écrivait-il au docteur Rush, mon petit-fils a, je crois, un jugement sain, beaucoup d’esprit d’observation, et, ce que je place au-dessus de tout, de la bonne humeur, car c’est dans cet ordre que je classe les qualités morales : 1° la bonne humeur, 2° l’intégrité, 3° l’industrie, 4° la science. On peut chicaner sur la préférence que j’accorde à la première de ces qualités morales sur la seconde, et pourtant il n’est pas douteux que nous aimerions tous beaucoup mieux vivre avec un homme aimable et de mœurs faciles qu’avec un rigoriste chagrin : » façon un peu égoïste d’apprécier les caractères, mais qui prouve au moins l’importance que Jefferson attachait à la douceur des relations dans la vie privée. Les plaisirs de la lutte et du succès dans la vie publique ne lui avaient jamais suffi. Même aux époques les plus brillantes de sa carrière, il avait été pris de dégoût passager pour la politique, d’aspiration insatiable vers le repos domestique. « Quand je pense aux joies ineffables de mon foyer, écrivait-il de Philadelphie le 8 juin 1797 à sa fille aînée, Martha Jefferson Randolph, je suis de plus en plus harassé des jalousies, de la haine, des passions malignes, des rancunes de cette scène, et je regrette de m’être jamais laissé entraîner à me replacer sous le regard du public. La tranquillité, tel sera désormais mon but. J’ai assez éprouvé les honneurs publics pour savoir que ce ne sont que de splendides tourmens. Quelque disposé qu’un homme puisse être à rendre des services auxquels un certain nombre de ses concitoyens attachent du prix, il peut bien, lorsqu’il voit tant d’autres hommes les regarder comme une calamité publique, concevoir des doutes sur leur importance, et ne pas trouver l’aiguillon du devoir bien puissant. » Et un peu plus tard, en 1798 : « Me trouvant ici sans un seul objet qui ne me soit étranger, et sevré de toutes délices, écrivait-il à sa fille cadette Maria Jefferson Eppes, qui venait de se marier, je rêve avec plaisir à votre situation au milieu d’une bonne famille, qui vous aime et qui mérite tout votre amour. Continuez, ma chérie, à développer l’inestimable trésor de leur tendresse. Le cercle de nos proches est le seul dans lequel puisse se rencontrer une affection fidèle et durable, une de ces affections capables de résister à tous les changemens et à toutes les chances. C’est à vrai dire l’unique sol sur lequel il vaille la peine de prodiguer la culture. »

Resté veuf à trente-neuf ans, et appelé à tenir lieu de mère à deux filles encore en bas âge, seules survivantes de six enfans, Jefferson les avait élevées avec la tendresse la plus grave, la plus vigilante et la plus sensée, « comptant sur elles, comme il le leur disait lui-même, pour rendre heureux et serein le soir d’une vie dont le matin avait été assombri par tant de pertes. » Son espoir ne fut pas déçu ; elles devinrent pour lui de charmantes et modestes compagnes, trop respectées pour recevoir souvent la confidence de ses intrigues, de ses calculs et de ses haines politiques, assez aimées pour avoir le privilège de provoquer l’épanchement de ses sentimens les plus élevés et les plus aimables.

Malgré les dénégations répétées de la famille et des amis de Jefferson, ses adversaires persistent à affirmer que ces nobles affections ne lui suffisaient pas, et qu’il recherchait de subalternes plaisirs dans la compagnie de ses servantes. Je ne veux ni ne puis me prononcer sur cette question tant débattue, et à laquelle je ne fais allusion que parce qu’elle a tenu autrefois une grande place dans la polémique des journaux américains, polémique choquante, mais dont l’histoire ne peut se dispenser de faire mention, ne fût-ce que pour rendre odieuse la grossièreté des habitudes politiques du temps.

Ce n’était pas seulement dans les secrètes profondeurs de la vie privée que les partis allaient chercher des armes, c’était dans les profondeurs plus obscures encore des âmes elles-mêmes qu’ils prétendaient introduire un public habitué à soumettre la pureté de la foi aussi bien que la pureté des mœurs aux épreuves d’une sorte d’inquisition populaire. Jefferson était sans cesse cité à la barre de l’opinion pour répondre de ses sentimens religieux. De semblables atteintes aux droits de la conscience le révoltaient et le troublaient également. Pas assez hardi pour affronter le pieux despotisme de l’opinion, et trop fier néanmoins pour s’y soumettre, il ne savait protester contre ces perfides enquêtes sur l’état de son âme que par un silence systématique. Même au milieu des siens, il parlait fort peu de ses croyances personnelles, autant par égard pour la liberté de ses enfans que par souci de la sienne propre. Quelques banalités respectueuses sur les bienfaits du christianisme, insérées dans ses messages et ses adresses au congrès, telles étaient les seules professions de foi qu’il eût livrées à la méticuleuse analyse des théologiens. Né d’ailleurs au sein de l’église épiscopale, il suivait assidûment les exercices du culte anglican, il contribuait régulièrement au soutien du pasteur de sa paroisse, il souscrivait généreusement en faveur de l’érection et de l’entretien des temples dans son comté ; mais cette participation extérieure aux devoirs religieux ne trompait personne. On ne pouvait oublier les rapports intimes qu’il avait eus en France avec la coterie philosophique, la bienveillance excessive qu’au grand déplaisir de ses filles elles-mêmes il avait témoignée, pendant son administration, à Thomas Paine, l’amitié qu’il avait professée pour Priestley, l’obstination avec laquelle il s’était refusé à décréter, comme président, des jeûnes et des prières publiques, enfin l’acharnement qu’il avait mis à opérer en Virginie la séparation absolue de l’église et de l’état. Jefferson passait donc pour un « infidèle, » et, comme tel, il était souvent exposé à être outragé dans la chaire chrétienne ou à être poursuivi jusque dans sa retraite par la sainte bienveillance d’obstinés convertisseurs. L’air impassible, il paraissait n’opposer aux insultes qu’une dédaigneuse indifférence, aux indiscrétions du zèle qu’une courtoise réserve ; mais, pour être contenue, sa colère intérieure contre le clergé n’en était pas moins forte : elle allait parfois jusqu’à la rage. Tout le vieux vocabulaire d’injures amassé par les libertins de tous les temps était secrètement à son usage, et il se consolait « de laisser à des esprits plus enthousiastes l’honneur d’exercer leur don-quichottisme contre la folie religieuse de leurs semblables, » en appelant tout bas « nécromanciens, saltimbanques, charlatans et pharisiens » ceux qui le qualifiaient « d’athée, de déiste et de diable. » M. Short, son ancien secrétaire de légation à Paris, et John Adams, son rival de 1801, redevenu son ami, avaient surtout le privilège de lire ses imprécations confidentielles contre les églises et les sociétés chrétiennes de toute sorte, catholiques ou presbytériennes, calvinistes ou arminiennes, quakers ou jésuites. Pas de clergé, pas de missions évangéliques auprès des peuples païens, pas de sectes, pas de dogmes, c’était le refrain que ramenait sans cesse sous sa plume une sorte de monomanie sénile. Les unitaires de l’école de Channing avaient seuls trouvé grâce devant lui, et encore leur reprochait-il d’avoir une foi trop ardente, un système trop complet et des idées trop arrêtées. Le mépris de Jefferson pour la métaphysique égalait presque sa haine pour la théologie. Il n’avait sur les questions philosophiques et religieuses que des instincts vagues, souvent contradictoires, qu’il exprimait sans le moindre souci de la propriété des termes et de l’enchaînement naturel des idées. Il se disait tour à tour épicurien et chrétien, matérialiste et partisan de l’immortalité de l’âme. Au fond, et à vrai dire, c’était un libre penseur, sans méthode et sans doctrine, qui n’attachait philosophiquement d’importance qu’à deux résultats : la destruction du respect pour l’ordre surnaturel et le maintien de la loi morale. Son prétendu christianisme n’allait pas au-delà d’une adhésion impertinente à quelques-uns des préceptes moraux du Christ.

Pendant sa présidence, en 1803, entre la lecture d’une dépêche et celle d’un journal, il avait consacré quelques heures à découper dans les Évangiles et à coller dans un petit volume les passages qui lui paraissaient « porter vraiment l’empreinte de l’éloquence et de la belle imagination de Jésus, » rejetant comme indignes du maître une foule de « propos entachés d’ignorance, d’absurdité, de mensonge, de charlatanisme et d’imposture, qui lui avaient été prêtés par ses biographes. » Ce travail fait, Jefferson en avait tiré un sommaire à sa façon des doctrines du Christ, sommaire qu’il communiqua solennellement à sa fille, Mme Martha Jefferson Randolph, comme contenant l’expression de sa propre foi, et comme faisant justice des pieux libelles publiés contre lui, mais qu’il donna plus tard à M. Short pour la simple analyse d’un système autrefois professé par un homme de bien fort peu lettré, et tant soit peu visionnaire, dont il ne partageait pas toutes les vues, et qu’il croyait seulement devoir défendre contre l’accusation d’imposture à laquelle l’avaient exposé les récits fabuleux et les élucubrations théologiques de certains faux disciples, stupides ou fourbes, ignorans ou platoniciens. « Saint Paul, voilà, s’écriait-il, le grand coryphée de cette bande de dupes et de coquins, voilà le premier corrupteur du christianisme ! » Platon, Calvin et Montesquieu partageaient avec saint Paul le privilège d’encourir la réprobation de Jefferson. Si cet esprit si profondément démocrate n’était pas arrivé à trouver la formule précise de ses instincts philosophiques, il avait du moins su discerner avec un sens très juste quels étaient, en métaphysique, en religion et en histoire, ses vrais ennemis et ses vrais amis. Il admirait l’idéologie matérialiste et la politique républicaine de M. de Tracy de toute la haine qu’il portait aux grands représentans du spiritualisme, du protestantisme dogmatique et de la monarchie tempérée. Non-seulement il avait fait traduire en anglais l'Essai sur le génie et les ouvrages de Montesquieu comme le meilleur livre qui eût été écrit sur la science du gouvernement, mais il avait revu lui-même la traduction et exprimé ouvertement le désir de la voir dans les mains de toute la jeunesse américaine. Malgré l’excessif enthousiasme qu’il professait pour les ouvrages de M. de Tracy, il ne pouvait cependant se départir assez complètement du bon sens naturel à sa race pour accepter les conséquences extrêmes des principes développés par son auteur favori. Peu lui importait que l’idée de la république une et indivisible et celle du directoire exécutif fussent des corollaires de la théorie démocratique, il les repoussait à première vue comme dangereuses et absurdes. En vain la morale de l’intérêt se donnait-elle très légitimement pour fille du matérialisme : il la rejetait comme inefficace et vaine, sans nul souci de la logique.

M. de Tracy lui-même ne parvenait pas d’ailleurs à fixer longtemps l’attention de Jefferson sur de pures théories. « Je n’aime pas, disait-il, ce qui est uniquement abstrait et sans application immédiate à quelque science utile. » Ce goût du positif se retrouve, principalement à la fin de sa vie, dans presque toutes ses appréciations littéraires. Il lisait beaucoup et de tout, mais pour le plaisir d’apprendre bien plus que pour celui d’admirer ou d’être ému. Il ne comprenait bien les œuvres d’imagination que lorsqu’elles avaient, comme la comédie, la satire ou le conte moral, un caractère instructif. Tout écrit essentiellement romanesque lui paraissait plus ou moins ridicule ou dangereux, dangereux surtout pour les femmes. Pas de romans, peu de poésie, une étude approfondie du français, « parce que le français est devenu par excellence la langue des sciences exactes, » quelques notions de dessin et de musique, de solides principes d’économie domestique, tel est le résumé des conseils qu’il adressait en 1818 à un père pour l’éducation de ses filles.

Jefferson n’avait pour lui-même aucune prétention littéraire. Il avait considérablement écrit, mais sans grand souci de la perfection et même de la correction du langage. Aller droit au fait, exprimer sa pensée naturellement et clairement, il n’avait pas d’autre règle ni d’autre besoin. Dans ses papiers d’état, dans ses notes sur la Virginie, dans ses fragmens de mémoires, dans ses anas, dans sa correspondance privée, son style est toujours simple, quelquefois très nerveux et très piquant, plus rarement élevé. En somme, il maniait fort bien la langue des sciences et des affaires.


II.

Les affaires et la part qu’il y avait prise continuaient à le préoccuper beaucoup dans sa retraite, La juste autorité dont jouissait alors la Vie de Washington, par Marshall, livre très défavorable au parti démocratique, lui donnait de l’inquiétude et de l’ennui. Sentant l’urgence d’administrer « un antidote » à l’opinion, il avait cherché à susciter un historien démocrate en la personne du poète jacobin Joël Barlow, auteur populaire d’une chanson en l’honneur de la guillotine sur l’air de God save the king. Barlow, un instant séduit par le projet d’injurier les fédéralistes, avait bientôt abandonné cette pensée pour entrer dans la carrière diplomatique. Resté sans historien et cependant résolu à ne pas rester sans vengeur, trop amoureux du repos pour raconter lui-même et de son vivant les annales de la république, trop homme de parti pour renoncer au dessein de ternir par un durable témoignage la mémoire de ses adversaires, Jefferson se mit à rechercher dans ses papiers et ses souvenirs les élémens d’une diffamation posthume. Il avait eu dès sa jeunesse le goût des petits faits et l’habitude de recueillir par écrit ceux qu’il entendait raconter. Ses notes vinrent puissamment en aide à sa mémoire affaiblie par l’âge. Pendant la présidence de Washington, il avait fait collection des commérages politiques de New-York et de Philadelphie, les plaçant successivement à leur date, pêle-mêle avec ses conversations et ses avis comme secrétaire d’état. Ce singulier assemblage de documens sérieux et de vieilles médisances réunies sans la moindre critique fut la source à laquelle il puisa ses assertions à l’usage de la postérité. Après avoir éliminé de ses carnets ce qui n’avait aucun intérêt politique, ce qui ne pouvait servir à donner une couleur anglaise et royaliste aux amis de Washington, après avoir choisi parmi les actes et les propos les plus compromettans attribués aux « monocrates » ceux dont il se souvenait à soixante-quinze ans comme vrais ou comme vraisemblables, il réunit sous le nom d'anas les fragmens qui avaient survécu à sa révision, il mit en tête un morceau historique destiné à préparer l’impression que devaient produire tant d’anecdotes si perfidement rapprochées, et c’est dans ce petit recueil de faits, qui, vrais ou faux, tendent également à dénaturer la pensée des fédéralistes, que leurs détracteurs vont encore chercher des armes.

En même temps que Jefferson donnait secrètement ces mesquines satisfactions à sa haine pour ses compétiteurs vaincus, il entretenait avec John Adams la correspondance la plus amicale ; il lui parlait de leurs dissentimens passés d’un ton à la fois supérieur et libéral, et lorsque son vieil antagoniste, resté bouillant et batailleur à quatre-vingts ans, se montrait trop impatient de reprendre la discussion, il se refusait à toute polémique inutile avec la dignité naturelle d’un homme de bonne compagnie et d’un victorieux. C’était avec le même accent de supériorité que Jefferson reprochait aux républicains leurs querelles intestines, qu’il interposait ses bons offices entre leurs chefs rivaux, qu’il représentait aux anciens soldats de sa cause combien les motifs de leurs disputes étaient inférieurs aux raisons de leur union, travaillant encore de loin à rallier l’armée qu’il ne commandait plus. Lorsqu’il la conduisait lui-même au combat, il n’aurait pu lui parler avec plus d’enthousiasme des grandes choses qu’elle pouvait accomplir par l’unité de ses mouvemens, il n’aurait pu se montrer plus exigeant en fait de discipline, il n’aurait pu insister avec plus de vigueur sur les devoirs d’un homme de parti, qu’il le faisait en 1811 pour raffermir l’autorité de Madison, son successeur. « Si nous faisons schisme sur les questions de personne ou de conduite, écrivait-il à un journaliste mutiné, le colonel Duane, si nous n’agissons pas en phalange, comme à l’époque où nous avons délivré le pays des satellites de la monarchie, ce sera la défaite, je ne dirai pas de notre parti (le terme serait faux et dégradant), mais de notre nation, car les républicains sont la nation… Le dernier espoir de la liberté humaine en ce monde repose sur nous. À un intérêt de cet ordre, il faut sacrifier tous les attachemens, toutes les inimitiés. Laissons donc le président libre de choisir ses propres coadjuteurs, de poursuivre sa propre politique ; soutenons-les, lui et eux, même lorsque nous nous croyons plus sages qu’eux, plus honnêtes qu’eux, ou mieux et plus largement renseignés sur la situation. Si nous marchons en masse, fût-ce même par les chemins les plus détournés, nous atteindrons le but ; mais si nous nous divisons en petites escouades, poursuivant chacune la route qui lui paraît la plus courte, nous deviendrons la facile conquête de ceux qui aujourd’hui peuven- à peine nous tenir en échec… Je le répète, point de schisme, ni sur les questions de personne, ni sur les questions de conduite. Les principes seuls peuvent justifier les schismes… Tant que le pouvoir dans mon pays, exécutif ou législatif, restera républicain, je serai avec lui, j’appuierai ses mesures, que je les trouve bonnes ou mauvaises. »

Jefferson donna son appui à la politique belliqueuse de Madison en 1812 ; la trouva-t-il bonne ou mauvaise ? Elle était fort contraire au « système quaker » de gouvernement qu’il avait pratiqué lui-même pendant huit ans, et qu’il avait depuis préconisé auprès de Madison comme le plus utile au pays et le plus commode pour le pouvoir. Amortir la dette publique, tel était à ses yeux le premier intérêt de la nation ; ne protéger le commerce américain contre les spoliations de la France et de l’Angleterre que par des embargos, ne répondre à l’insolence des belligérans que par des notes diplomatiques et des règlemens de douane, louvoyer, gagner du temps, en attendant le l’établissement de la paix générale, telle était, suivant lui, la seule conduite raisonnable à suivre dans les rapports avec l’Europe. Aussi ne regrettait-il guère dans le passé que les actes de son gouvernement par lesquels il avait, sous la pression populaire, dérogé à ces pacifiques principes, se félicitant de n’avoir pas été entraîné lui-même à la guerre par ces fautes inévitables, et souhaitant à Madison une semblable bonne fortune sans trop y compter. « Si la paix peut être maintenue, lui écrivait-il le 17 mars 1809, j’espère et je compte que vous aurez une administration facile. Je ne connais aucun gouvernement qui fut plus embarrassant à conduire en temps de guerre que le nôtre, en partie à cause du caractère licencieux et menteur de nos journaux, mais beaucoup aussi à cause de la crédulité merveilleuse avec laquelle les membres du congrès accueillent tous les mensonges courans, … mal qui va s’accroissant à mesure que les sessions se prolongent, et en temps de guerre les sessions tendraient bien vite à devenir permanentes. » Le prudent Madison n’était pas plus que son prédécesseur pressé de se donner de tels embarras ; il sentait d’ailleurs fort bien qu’une guerre avec la Grande-Bretagne serait la condamnation du système de paix non armée auquel il avait donné son concours, qu’elle prouverait l’inefficacité des embargos, qu’elle trouverait l’Amérique très peu préparée à soutenir la lutte. La lutte n’en devenait pas moins de jour en jour plus difficile à éloigner. Le vice radical de la politique adoptée par Jefferson était précisément de produire avec le temps le mal qu’elle se proposait d’éviter à tout prix. Les humiliations et les sacrifices excessifs qu’elle imposait au pays pour le soustraire à la nécessité de tirer l’épée ne pouvaient qu’accroître le mépris des Anglais pour l’Amérique et la haine des Américains pour l’Angleterre. Un parti de la guerre puissant, irrésistible, se forma en effet au sein même du parti républicain. Madison vit que sa réélection à la présidence serait compromise, s’il ne cédait pas au courant : il se laissa aller à la dérive. Comme lui, Jefferson avait pour règle de ne jamais se séparer de la masse, « de poursuivre le bien public en marchant, avec la foule, le long des chemins battus. » Il salua la guerre avec enthousiasme, et son optimiste imagination lui représenta aussitôt les Anglais et les Espagnols chassés du continent américain, la Grande-Bretagne bouleversée par une révolution intérieure, puis ramenée par ses épreuves au sentiment du droit, et ne pesant plus dans les affaires du monde que pour y maintenir l’équilibre et pour remettre à l’ordre « son ancienne rivale en scélératesse. » Rien ne l’arrêtait dans ses rêves victorieux. Sans doute l’ennemi serait maître de la mer, mais on pouvait, on devait la lui livrer : les États-Unis n’avaient que faire d’une marine des partisans de la Grande-Bretagne pouvaient seuls proposer de la combattre sur son élément ; l’élément des Américains, c’était la terre américaine, et sur la terre américaine ils étaient irrésistibles. L’invasion du Canada ne serait qu’une marche ; Halifax donnerait plus de mal à enlever, mais ce serait l’affaire de quelques mois ; New-York pourrait être brûlé par la flotte britannique, mais le gouvernement de l’Union ne pouvait-il pas à son tour faire brûler Londres par des mercenaires anglais, aisément recrutés au milieu d’une population affamée et corrompue ? L’épée était tirée, il fallait que pleine justice fût faite. Point de trêve, point de relâche avant d’avoir obtenu le Canada en indemnité des mille navires saisis par les croiseurs britanniques et des six mille matelots enlevés par la presse, avant d’avoir assuré pleine sécurité pour l’avenir à tout homme naviguant sous le pavillon américain ! Cela fait, la paix avec la Grande-Bretagne et la guerre avec la France !

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées que l’événement dissipait ces flatteuses illusions d’un patriotisme un peu puéril et donnait tort à ces vues hasardées sur la conduite de la guerre. Pendant presque tout le cours des hostilités, Jefferson eut à déclamer contre « la trahison, l’incapacité ou la couardise » des généraux dont il avait célébré à l’avance la marche triomphale, et à se réjouir, non sans quelque effort, de la gloire conquise par la petite marine dont il avait toujours comprimé le développement et prédit l’insuccès. Son ardeur belliqueuse tomba vite ; il cessa de prédire la chute de la domination anglaise dans l’Amérique septentrionale pour parler avec amertume de la ruine des planteurs, du poids des taxes, de « l’extravagance financière » du congrès, des « sottes vanteries de la presse, » et lorsque la cité de Washington fut prise et brûlée presque sans résistance sous les yeux mêmes du président, le vieux patriote en était arrivé à soupirer après la paix avec assez d’impatience pour regarder ce honteux échec comme une mortification salutaire. Le 22 novembre 1814, il écrivait à M. Short avec une tristesse courageuse : « Tout ce que j’attends de cette guerre, le voici : beaucoup de souffrances, de dures privations, et pour tout avantage celui d’apprendre à notre ennemi qu’il n’a rien à gagner avec nous par des injures gratuites. Quant à moi, cet état de choses m’oblige à faire le sacrifice de toute tranquillité et de tout comfort pour le reste de mes jours, car bien que la faiblesse de l’âge me rende impropre aux services et aux souffrances des camps, grâce à la dépréciation absolue des produits qui devaient me procurer la subsistance et l’indépendance, je serai, comme Tantale, avec de l’eau jusqu’aux épaules et mourant de soif… Mais nous avons beau n’être pas tout à fait insensibles, nous n’aurons pas de faiblesse. Disons, comme lors de la guerre révolutionnaire : « Les maux de la résistance sont grands, ceux de la soumission seraient pires. » Et à M. Correa de Serra, le 27 décembre 1814 : « Mon espoir est dans la paix… Notre devise, au début de cette guerre, était indemnité pour le passé, sécurité pour l’avenir ; il faut renvoyer ce programme à la prochaine guerre, lorsque, désarmé et ayant fait banqueroute, notre ennemi sera moins capable d’insulter et de piller impunément le monde. Cela ne sera pas de mon temps. Une guerre comme celle de notre révolution, c’est assez dans une vie. La mienne s’est trop prolongée, puisqu’elle m’en a fait voir une seconde. Je compte sur le coup de grâce avant la venue de la troisième. Pourtant, si l’Europe a des affaires à régler qui la conduisent à réduire à la paix et à l’ordre moral cet hostis humani generis, je le verrai avec plaisir, et je chanterai comme le vieux Siméon : Nunc dimittis, Domine. Quant à vous, cua ut valeas, et me, ut amaris, ama. »

Comme Jefferson l’avait prévu, le gouvernement américain dut mettre fin à la guerre sans avoir atteint le but pour lequel il l’avait entreprise : elle avait eu pour principal prétexte cette question de la presse des matelots qui, depuis 1793, était un continuel sujet de difficultés entre les États-Unis et l’Angleterre, et dont le règlement avait toujours été représenté par le parti républicain comme devant être la condition sine quâ non de tout arrangement diplomatique avec la Grande-Bretagne. Le traité de Gand, pas plus que celui de 1794, si violemment attaqué par Jefferson, pas plus que celui de 1806, si légèrement rejeté par lui, ne contenait la moindre stipulation à ce sujet. Ce traité fut cependant « le bienvenu » à Monticello, d’autant plus qu’il y arriva avec la nouvelle inespérée que la guerre avait fini sur un glorieux coup d’éclat, trop tardif pour agir sur les négociations de Gand, mais assez frappant pour valoir au peuple américain bien mieux qu’une bonne paix. C’est en effet à la victoire de la Nouvelle-Orléans qu’est due en grande partie l’impression morale qu’a laissée dans le monde la guerre de 1812, guerre imprudemment engagée, faiblement conduite, rarement heureuse, très coûteuse, parfaitement stérile en résultats diplomatiques, et cependant utile en définitive au prestige des États-Unis autant que féconde pour eux en leçons nécessaires. Leurs milices avaient été souvent battues, et parfois d’une façon honteuse ; mais, grâce au général Jackson, le monde restait sous l’impression des choses merveilleuses qu’elles pouvaient accomplir, conduites par un chef entraînant et audacieux. Leur trop petite marine avait été peu à peu chassée presque entièrement de l’Océan par des forces supérieures ; mais, avant de céder au nombre, elle avait enlevé plus de dix-sept cents navires à la première nation maritime du monde. Leur dette s’était considérablement accrue ; mais ils avaient appris ce que coûte le gouvernement à bon marché et ce que vaut la politique quaker. C’est de la guerre de 1812 que datent le respect de l’Angleterre pour les États-Unis et ce que Jefferson appelait tristement « la manie navale de ses compatriotes : » double bienfait dont les États-Unis n’ont d’ailleurs aucun gré à savoir à l’administration qui le leur a valu sans le vouloir et sans le prévoir !

Le redoublement de haine contre la Grande-Bretagne que la guerre avait donné à Jefferson ne l’avait nullement réconcilié avec la tyrannie de Napoléon. La guerre soulevait dans son âme une indignation généreuse qui s’exhalait en termes fort chargés, dont la sincère exagération nous fait sourire aujourd’hui, mais qui n’en sont pas moins un signe frappant de l’horreur que Napoléon inspirait alors à ceux des amis de la liberté qui avaient le moins souffert de ses gigantesques folies, et qui semblaient le plus faits pour être touchés par la grandeur de son génie et de sa destinée. Après l’abdication de Fontainebleau, Jefferson écrivait à M. Short : « Vous parlez de votre retour possible en France, maintenant que Bonaparte est renversé. Je ne m’en étonne pas. La France, délivrée de ce monstre, doit être redevenue le pays le plus agréable de la terre. » La joie que lui causait « la chute de la bête » n’était troublée que par la crainte que cette chute ne fût pas définitive. Il s’attristait en voyant renaître les méfiances et les colères réciproques des royalistes et des libéraux ; il s’inquiétait de l’amertume avec laquelle M. de Lafayette parlait déjà dans ses lettres « de l’illégalité d’une charte où la souveraineté du peuple était niée, des inconvenances, des insuffisances, des impossibilités de cette fabrication royale ; » il lui rappelait et lui répétait doucement les sages conseils, malheureusement si peu écoutés, qu’il lui avait donnés en 1789 ; il l’engageait à ne pas se montrer trop ambitieux en fait de liberté, ni trop exigeant envers les Bourbons ; il insistait sur la nécessité de faire l’éducation libérale de la France. « Prenez garde, disait-il : lorsque la liberté, au lieu d’avoir pris racine dans les esprits et d’avoir grandi avec la raison publique, est recouvrée par la violence ou par quelque cause accidentelle, elle ne produit, chez un peuple qui n’y est point préparé, qu’une autre sorte de tyrannie, celle de la foule, du petit nombre ou d’un seul. » Et à Dupont de Nemours le 28 février 1815 : « J’ai à vous féliciter, et je le fais bien sincèrement, d’être revenu de Robespierre et de Bonaparte à votre situation anti-révolutionnaire. Vous en êtes à peu près où vous en étiez au Jeu de Paume, le 20 juin 1789. Le roi vous aurait alors accordé par un pacte la liberté religieuse, la liberté de la presse, le jugement par jury, l'habeas corpus, et une législature représentative. À mes yeux, ce sont là les élémens essentiels qui constituent le gouvernement libre… Et bien que la dernière capitulation du roi ne me paraisse pas aller tout à fait jusque-là, … j’ai l’espoir que, par une pression constante et prudente, vos patriotes pourront obtenir de lui ce qui vous manque encore pour vous donner une mesure modérée de liberté et de sécurité. S’il n’en était pas ainsi, je craindrais beaucoup un retour à des mécontentemens qui ramèneraient Bonaparte. » Moins de trois mois après, Dupont de Nemours, dégoûté de l’indifférence avec laquelle la France avait laissé partir les Bourbons et revenir Bonaparte, et fatigué, comme il le disait lui-même, « de passer en un jour d’une main à l’autre comme une courtisane, » arrivait aux États-Unis, où Jefferson l’accueillait par ces affligeantes paroles : « Vous désespérez de votre pays, et moi j’en désespère comme vous ; le despotisme est maintenant fixé sur lui d’une façon permanente. » Tous ceux qui ont désespéré de la France ont toujours fini par avoir tort. Trente-deux ans de bon et libre gouvernement ont infirmé le triste arrêt prononcé sur elle par l’un de ses plus optimistes amis. Jefferson n’attendit pas d’ailleurs pour reprendre espoir que des jours heureux fussent revenus pour la France : il fut sévère pour elle au milieu des humiliantes épreuves que lui attira le gouvernement des cent-jours ; mais il comprit dès lors qu’elle se relèverait par la liberté. « Je souffre pour la France, écrivait-il à M. Gallatin le 16 octobre 1815, et pourtant on ne peut nier que, par les afflictions dont elle a si gratuitement et si méchamment accablé les autres peuples, elle n’ait mérité de dures représailles, car c’est une mauvaise excuse que de rejeter ces énormités sur l’homme qui l’y a poussée, et qui a été l’auteur de plus de malheurs et de souffrances dans le monde qu’aucune autre créature humaine avant lui. Après avoir détruit les libertés de son pays, il a épuisé toutes ses ressources physiques et morales pour satisfaire une folle ambition et un esprit dominateur et tyrannique. Ses souffrances ne peuvent être trop grandes ; mais je déplore celles des Français, … et je ne puis m’empêcher d’espérer qu’ils finiront par établir pour eux-mêmes un gouvernement de liberté sage et tempérée. Tant de science ne peut être perdue, tant de lumières répandues sur eux ne peuvent manquer de produire enfin quelque bien. » Et comme John Adams trouvait dans nos malheurs la confirmation des sombres pronostics qu’il avait autrefois signalés à Richard Price sur l’issue de la révolution française, Jefferson lui écrivait : « Vos prophéties se sont trouvées plus vraies que les miennes ; mais bien qu’elles se soient réalisées jusqu’ici, je ne crois pas que cela exclue la possibilité d’un meilleur résultat final. L’idée du gouvernement représentatif a pris racine en Europe. Ses maîtres le sentent et cherchent à se sauver en offrant à leurs peuples des institutions représentatives, institutions illusoires au début, mais qui deviendront avec le temps réelles et puissantes. La France elle-même atteindra malgré tout le gouvernement représentatif. Vous remarquez qu’il est en germe dans toutes les constitutions qui ont été demandées ou offertes, — dans celle qui a été demandée par le sénat, dans celle qui a été offerte par Bonaparte, dans celle qui a été octroyée par Louis XVIII. L’idée a donc pris racine, et elle s’établira quand même des rivières de sang devraient encore couler entre les Français et leur but. »

Cette courageuse confiance dans le succès des institutions libres devait recevoir encore une douloureuse atteinte. L’Amérique elle-même devint l’occasion des amers soucis qui contribuèrent à empoisonner les dernières années de Jefferson, vieux, malade et ruiné. Tant qu’il avait été activement-mêlé aux affaires intérieures de l’Union, il avait travaillé et réussi à donner aux passions populaires d’autres mobiles, aux factions d’autres raisons d’être que ces rivalités d’états à états qui sont la pierre d’achoppement des républiques fédératives. Il n’avait assurément pas supprimé l’opposition de sentimens et d’intérêts entre le nord et le sud, il ne s’était même pas toujours interdit de l’exploiter au profit de ses vues ; mais, en prenant pour principal levier de sa politique des idées communes à toute une classe d’esprits répandue dans tous les états, il avait habitué les partis à se faire les représentans, non d’une région géographique, mais d’un principe ou d’un intérêt général, et à se combattre sans ébranler l’Union. Cela même avait été son œuvre vraiment originale. Il vit cette œuvre mise à néant par les débats célèbres sur l’esclavage auxquels donna lieu l’admission du Missouri dans l’Union, débats malheureux qui, en faisant des questions de prépondérance entre le nord et le sud la grande affaire et le vrai point de division des partis, ont replacé la confédération américaine dans la dangereuse ornière d’où elle n’est plus sortie. Le vieux patriote poussa un cri éloquent de colère et d’effroi.


« Je m’étais fait une loi, écrivait-il le 13 avril 1820 à M, Short, de ne plus écrire sur la politique, de n’en plus parler, de n’y plus penser, d’ignorer absolument les affaires publiques. J’avais en conséquence cessé de lire les journaux ; mais la question du Missouri est venue me réveiller et me remplir d’alarme. Les vieilles divisions entre fédéralistes et républicains n’avaient rien de menaçant, parce qu’elles existaient au sein de chaque état, parce qu’elles établissaient entre les diverses sections de l’Union des liens de fraternité et de parti ; mais la coïncidence d’une ligne de démarcation morale et politique avec une ligne géographique, c’est là une idée qui, une fois conçue, ne pourra plus, j’en ai bien peur, s’effacer jamais de l’esprit. On la verra reparaître à chaque occasion, renouveler l’irritation, allumer enfin des haines si mortelles que la séparation deviendra préférable à d’éternelles discordes. J’ai été de ceux qui ont eu la foi la plus ferme dans la longue durée de notre union ; je commence à en douter beaucoup… Ma seule consolation est de penser que je ne vivrai pas assez longtemps pour assister à ce spectacle. Je n’envie pas à la génération présente la gloire d’avoir jeté au vent le fruit des sacrifices faits par ses pères, ni celle d’avoir donné un résultat désespérant ? à l’expérience qui devait décider si l’homme est capable de se gouverner lui-même. Cette trahison envers les espérances de l’humanité signalera son temps à l’histoire comme le revers de la médaille de ses prédécesseurs. »


III.

L’image du démembrement qui venait d’apparaître si réelle aux yeux de Jefferson ne put cependant chasser de son esprit le spectre de la centralisation et de l’oligarchie qu’il avait depuis si longtemps coutume d’invoquer pour les besoins de sa cause. Mettre ses amis politiques en garde contre les dangers auxquels l’inamovibilité de la magistrature fédérale exposait les institutions démocratiques, leur signaler les membres de la haute cour comme des ennemis intérieurs sans cesse occupés à miner sourdement les pouvoirs locaux, c’était une ancienne habitude, devenue à la longue la manie d’un vieillard oisif et actif. Plus Jefferson s’éloignait des affaires, plus son radicalisme prenait un caractère absolu. Au milieu des champs, il remontait aux premiers principes de sa politique, et il en déduisait les conséquences extrêmes avec une rigueur logique qui alarmait ses plus enthousiastes admirateurs. Malgré le désir impatient qu’éprouvaient ses amis virginiens d’introduire quelques réformes dans la constitution de leur état, ils se décidèrent à ne pas les opérer de son vivant par la crainte de subir outre mesure l’influence des doctrines radicales que l’illustre solitaire de Monticello développait tout bas à l’oreille de tout venant. En dépit de leur ferveur démocratique, les grands planteurs virginiens restaient très fiers d’avoir été autrefois des aristocrates, et de pouvoir montrer encore dans l’organisation administrative de leur état quelques traces de l’ancien régime. Comment n’auraient-ils pas été un peu surpris d’apprendre que les traditions n’ont rien de respectable, que la durée des institutions doit être limitée à celle de la génération qui les a conçues, et qu’en conséquence toute société humaine doit faire table rase du passé tous les dix-neuf ans ? Encore Jefferson n’en restait pas là ; il avançait hardiment que les meilleurs impôts sont ceux qui, « en pesant exclusivement sur les riches, tiennent lieu de loi agraire, » que la meilleure république est celle où « chaque citoyen a une part égale dans la direction des affaires, » que les meilleurs gouvernemens sont ceux que le peuple réduit au rôle d'agens, et il se prononçait en conséquence pour le principe du suffrage universel, du mandat impératif et des élections à court terme. Tombées de ses lèvres ou de sa plume, même sur le ton de la confidence, de telles professions de foi ne pouvaient rester ignorées du public. Et pourtant l’indiscret, mais sagace politique, sentait fort bien lui-même qu’elles « devaient révolter beaucoup de braves gens » en Virginie, et nuire aux deux seuls projets qu’il eut vraiment à cœur, aux deux mesures qu’il regardait comme les ancres de salut de la république, et dont il se disait décidé à poursuivre la réalisation « jusqu’à son dernier soupir : » le développement de l’instruction publique et la subdivision des comtés en districts municipaux.

Ces deux questions se rattachaient depuis longtemps l’une à l’autre dans son esprit. De 1776 à 1779, lorsqu’il s’occupait, avec MM. Pendleton, Lee, Mason et Wythe, de mettre la vieille législation de la Virginie en harmonie avec ses institutions nouvelles, il avait fait le plan d’un système général d’instruction publique, d’après lequel chaque comté aurait été partagé en districts d’une dimension telle que la population de tout district fût à portée de l’école primaire qui devait y être établie. Or le bill n’avait été voté qu’en 1796, Jefferson n’avait pu en surveiller l’élaboration définitive, et la législature y avait introduit une disposition qui le rendait illusoire ; elle avait en effet conféré implicitement aux cours de comté le droit de ne pas exécuter la loi en les chargeant de fixer elles-mêmes le jour où elle serait appliquée dans leur circonscription : acte de faiblesse d’autant plus imprudent que la population des comtés n’avait aucun moyen d’action sur ses magistrats, et que ceux-ci se montraient en général peu zélés pour la cause de l’instruction primaire.

Le système communal de la Nouvelle-Angleterre, tel que l’a si bien décrit M. de Tocqueville, ne peut donner aucune idée de l’organisation administrative qu’avait alors la Virginie. Entre l’état et le citoyen, point d’autre pouvoir intermédiaire que la cour de comté, corps judiciaire et administratif que sa constitution rendait à la fois tout-puissant et irresponsable. Composé de magistrats nommés par lui-même, il était seul chargé, dans une circonscription souvent plus étendue qu’un arrondissement français, de la justice, de la police, des routes, des milices, de la nomination aux petits emplois administratifs et militaires, du vote et de l’assiette des taxes locales ; il gouvernait seul et sans contrôle toutes les affaires du comté. Une telle combinaison prêtait assurément à la critique. Le pouvoir municipal s’exerçait de trop loin et par une petite oligarchie trop étroite et trop absolue : les intérêts et les sentimens des administrés pouvaient trop facilement être ignorés ou méconnus par l’administration, la vie communale était nulle, l’indifférence politique assez générale dans les masses ; mais la Virginie avait l’habitude et le goût de ce régime aristocratique. En fait, les abus étaient rares ; la non-exécution de la loi sur l’enseignement primaire était beaucoup plus imputable à la législature qu’aux cours de comté, et quand même le contraire eût été vrai, on ne pouvait que compromettre la cause des écoles en la liant ouvertement à celle d’une réforme radicale dans l’administration de l’état ; on ne pouvait que susciter des obstacles à la création des districts scolaires en avouant qu’on les destinait à devenir les noyaux de petites communes plus démocratiques encore dans leur organisation que celles du Massachusetts. Ce fut la faute commise par Jefferson ; il montra trop à ses amis virginiens la profondeur de son dessein, et malgré le soin qu’il prit de s’adresser à leurs sentimens de rivalité à l’égard du nord, malgré l’habileté avec laquelle il leur peignit l’action vivifiante que les libertés municipales exerçaient dans la Nouvelle-Angleterre et la force agressive que l’intervention constante des masses dans les affaires publiques donnait à cette petite fraction de l’Union, il s’imposa vainement la loi, « à l’imitation de Caton terminant tous ses discours par le Carthago delenda est, de terminer tous ses avis par un : divisez les comtés en districts. »

Il se consola en fondant l’université de la Virginie, œuvre très difficile, qui fut l’amusement et l’honneur de ses vieux jours. L’enseignement. supérieur était encore plus négligé et moins populaire en Virginie que l’enseignement primaire. Le collège de William and Mary, où Jefferson avait achevé ses études, était tombé en décadence, et l’on ne pouvait plus songer à le relever. Établi dans un lieu malsain, fermé par sa vieille discipline aux dissidens, presque désert et ne vivant que de sa dotation, c’était le contraire de la brillante université « organisée à la moderne, » à laquelle Jefferson n’avait cessé de rêver depuis la révolution. La création d’un tel foyer intellectuel devait être, il est vrai, fort coûteuse, et malgré tout leur désir d’être agréables à Jefferson, ses amis ne se montraient guère disposés à en faire eux-mêmes les frais. Une souscription ouverte en 1814 ne produisit à grand’peine que 44,000 dollars : il fallut s’adresser à la législature. Jefferson dépensa, pour lui arracher de l’argent, de véritables trésors, de finesse, d’activité et de persévérance poursuivant les membres de ses lettres et de ses discours, leur parlant tantôt du salut de la république et de la démocratie, tantôt des intérêts du sud mis en péril par l’usage d’envoyer leurs enfans dans les universités abolitionistes du nord, se faisant abandonner par la Virginie au profit de son œuvre de mauvaises créances sur le gouvernement de l’Union, usant de tout son crédit à Washington pour les recouvrer, puis se prévalant à Richmond de ses succès inattendus pour demander davantage. Le 1er août 1818, une commission chargée par la législature de choisir l’emplacement de la nouvelle université se réunit enfin sous la présidence de Jefferson. Madison et Monroe n’étaient venus y siéger que pour s’effacer et pour augmenter par les marques de leur déférence le prestige de l’habile patriarche. D’un accord tacite et unanime, on le laissa maître de diriger à sa guise l’exécution du projet qu’il avait conçu. L’emplacement de l’université fut fixé à quatre milles de Monticello. Jefferson put ainsi se donner habituellement le plaisir de se rendre à cheval sur les lieux où devait s’élever le bâtiment, de se livrer à sa passion pour l’architecture, de surveiller lui-même les ouvriers, de les aiguillonner, de montrer les travaux aux étrangers que son renom attirait dans la contrée. Les heures qu’il passait au milieu des fondemens de sa chère université étaient les meilleures de sa vie, malgré les railleries et les colères qu’attiraient sur lui la bizarrerie des constructions, l’excès des dépenses, le choix présumé des professeurs, tous étrangers, disait le clergé, tous irréligieux, tous indignes de la confiance de parens chrétiens. Il s’entendait appeler visionnaire, prodigue, athée ; il laissait dire, manœuvrait avec d’autant plus d’art au milieu des écueils, et dosait prudemment ses appels à la bourse publique. Le 1er avril 1825, l’université s’ouvrit : tous les obstacles semblaient surmontés, tous les cœurs étaient contens ; étudians et professeurs portaient avec une égale joie leurs yeux sur l’avenir ; tout semblait devoir être facile dans leurs rapports et agréable dans leur vie. Jefferson était radieux : enfin il allait pouvoir essayer l’application de la politique républicaine et démocratique à l’éducation : enfin il allait prouver que la jeunesse, comme le peuple, n’est jamais mieux gouvernée que lorsqu’on lui confie le gouvernement d’elle-même. D’amers déboires l’attendaient. Malgré de fréquens appels à la raison et au patriotisme des étudians, ils ne restèrent pas toujours vertueux ; le jugement par jury, appliqué aux délits universitaires, ne produisit que des acquittemens. Le désordre devint habituel ; la révolte éclata, violente, brutale. Profondément mortifié, Jefferson se rendit sur les lieux avec les inspecteurs universitaires. Madison l’accompagnait. Ils parlèrent tous deux sévèrement aux mutins, et sommèrent les meneurs de se livrer. Deux ou trois sortirent des rangs, l’air confus ;, parmi eux, le propre neveu de Jefferson. Le ferme vieillard ne put contenir son indignation, de véhémentes paroles tombèrent de ses lèvres ; le coupable fut immédiatement chassé. Voir son œuvre compromise, ses doctrines renversées, ses espérances détruites par la conduite de l’un des siens, c’était un des coups les plus douloureux qu’il pût recevoir à une, époque où les épreuves ne lui étaient pourtant pas épargnées.

Le dérangement de ses affaires l’avait placé dès 1814, dans la dure nécessité d’entrer en négociation avec le congrès pour la vente de sa bibliothèque, et de la céder à vil prix après d’offensans débats, dans la chambre des représentans, sur la moralité et la valeur des livres réunis à Monticello. Malgré ce pénible sacrifice, ses dettes n’avaient cessé de s’accroître. De mauvaises années, des crises agricoles et commerciales, jointes à ce qu’il appelait modestement luimême « sa propre malhabileté, » l’avaient déjà conduit sur le penchant de la ruine, lorsque la banqueroute d’un de ses amis, qu’il avait cautionné pour 20,000 dollars, lui porta le « coup de grâce. » Son gendre, M. Randolph, ruiné comme lui, mais aigri par le malheur, vivait solitaire, sombre, fantasque, inutile aux siens. À quatre-vingt-trois ans, Jefferson était forcé de s’avouer qu’après lui sa famille resterait sans ressource et sans appui. « Vous m’encouragez affectueusement à ne pas me laisser abattre, écrivait-il le 8 février 1826 à son petit-fils de prédilection, M. Thomas Jefferson Randolph ; mais, accablé comme je le suis par la maladie, la faiblesse, l’âge et des affaires embarrassées, cela est difficile. Pour moi-même, je serais indifférent au renversement de ma fortune ; mais je suis écrasé par la perspective de la situation dans laquelle je laisse ma famille. Ma bien-aimée fille, qui a été la compagne de ma jeunesse et le soutien de ma vieillesse, ses enfans, que j’ai appris à aimer comme les miens, en les voyant sans cesse autour de moi depuis leur berceau, tous ces êtres chéris laissés dans la gêne n’offrent à mon regard dans l’avenir que des spectacles navrans. Et peu m’importerait de terminer ma vie avec la ligne que j’écris, si je n’avais le sentiment que, dans le triste état d’esprit où les malheurs de votre père l’ont jetée, je puis encore être de quelque secours à la famille. » Puis, chassant tout sentiment d’amertume et reprenant presque espoir au souvenir de son bonheur passé : « Peut-être après tout n’ai-je pas le droit de me plaindre, puisque ces malheurs ont été réservés pour mes derniers jours, qui ne peuvent pas être bien nombreux. Je dois reconnaître que j’ai traversé une longue vie moins chargé d’afflictions que la plupart des hommes. J’ai eu pour lot une santé robuste, une raisonnable aisance, l’occasion d’être utile à mes concitoyens, une bonne part de leur estime, nul sujet de plainte contre le monde, qui m’a suffisamment honoré, et par-dessus tout une famille qui m’a béni de son affection sans jamais me donner un moment de chagrin. Si ma dernière requête m’était accordée, je pourrais voir se terminer par un ciel sans nuage le soir d’une vie longue et sereine. »

Quelle était cette dernière requête dont il était réduit à regarder le succès comme la condition de sa paix d’esprit ? Une demande en autorisation de mettre ses biens en loterie. Lui qui s’était autrefois imposé la loi morale « de ne jamais souscrire à une loterie, de ne jamais s’engager dans une entreprise aléatoire, quelque louable qu’en fût le but, » il s’abaissa jusqu’à écrire à l’usage de la législature et à son propre profit un petit traité intitulé : Réflexions sur les loteries, où il s’attachait à prouver que tout est aléatoire en ce monde, et que la passion du hasard, loin d’être immorale, est le principal ressort de l’activité humaine, ou il entassait précédent sur précédent pour établir que sa demande n’avait rien d’insolite, où il énumérait les titres exceptionnels qu’il avait à une faveur commune : douze charges diverses remplies avec honneur, soixante-dix ans passés au service de l’état, le parti fédéraliste écrasé, la législation civile de la Virginie rendue démocratique, l’université fondée. « Et tout ce que je demande, ajoutait-il, c’est la permission de vendre librement mes propres biens pour payer mes dettes, de les vendre, dis-je, non de les sacrifier, non de les livrer en pâture à des spéculateurs qui s’enrichiraient de mes dépouilles, sans me donner les moyens de payer ceux qui ont eu confiance dans ma bonne foi, et en me laissant moi-même sans ressource dans cette dernière phase de la vie où la vigueur s’éteint. »

La législature hésita. Jefferson eut un poignant serrement de cœur. « On m’apprend à m’estimer ce que je vaux, » écrivait-il le 15 février 1826 à son ami M. Cabell. Deux jours plus tard, après avoir expliqué à Madison que la dépréciation dont les immeubles étaient alors frappés en Virginie rendrait désastreuse toute vente pure et simple, tandis que la loterie lui permettrait au moins de conserver l’habitation de Monticello : « Si l’on me refuse, disait Jefferson, il faudra vendre tout ce que je possède ici, presque tout ce que j’ai dans le comté de Bedford, me transporter là avec ma famille, m’établir dans un lieu où je n’ai pas même une hutte de bois pour reposer ma tête, et où je ne suis pas sûr de conserver assez de terre pour mon tombeau. Mais pourquoi vous affliger de ces détails ? Vraiment, je ne saurais le dire, à moins que l’épanchement dans le cœur d’un ami ne diminue la peine ; l’amitié qui a subsisté entre nous depuis un demi-siècle, l’harmonie de nos principes et de nos travaux politiques, ont été pour moi une source constante de bonheur. Et lorsque, franchissant, comme je serai bientôt appelé à le faire, les bornes de cette vie, je ne serai plus à portée de donner mes soins à l’université, ce sera pour moi une consolation de laisser cette institution sous votre garde….. Vous avez été pour moi une colonne d’appui pendant ma vie. Prenez soin de moi quand je serai mort. »

Après bien des tiraillemens, le bill autorisant la loterie fut enfin voté. Dès que la situation de Jefferson fut connue du pays, un mouvement général de surprise et de sympathie se produisit partout. Les États-Unis ne pouvaient souffrir, disait-on, que les biens de Jefferson fussent vendus sous quelque forme que ce fût ; le public devait payer ses dettes. Une souscription nationale s’organisa aussitôt : à New-York, à Philadelphie, à Baltimore, on réunit des sommes considérables. Le projet de loterie fut imprudemment abandonné. L’enthousiasme, un instant grand et général, tomba vite, et la souscription, dont on s’était tant promis, ne produisit en définitive que 18,000 dollars, le quart à peine de la somme nécessaire pour libérer Jefferson. Il fut assez heureux pour mourir avant de pouvoir se rendre compte de cette dernière et cruelle déception. À une maladie de la vessie dont il souffrait depuis plusieurs années vinrent s’ajouter, au printemps de 1826, les premiers symptômes d’une dyssenterie qu’il regarda tout de suite comme mortelle. Il fit son testament, mais ne changea rien à sa manière de vivre, s’obstinant, en dépit des siens, à continuer ses promenades solitaires à cheval et ses visites à l’université. Le 24 juin, se sentant fort affaibli, il manda son médecin, le docteur Dunglison. À première vue, celui-ci reconnut que le mal était sans remède. Jefferson consentit à laisser ses petits-enfans veiller alternativement auprès de lui. Jusqu’au 3 juillet, il resta en pleine possession de ses facultés, parlant d’un ton serein, à ceux qui l’entouraient, des luttes auxquelles il avait pris part, des calomnies dont il avait été l’objet, de ses vœux pour l’université, de son amitié pour Madison, racontant avec grâce, presque avec gaieté, certains épisodes de la révolution, donnant d’affectueux conseils à tous les membres de sa famille, sans oublier les plus petits, mais silencieux sur la grande question de la vie à venir. Déjà bien près de sa fin et tombé dans un état habituel de somnolence, il fut réveillé en sursaut par quelque bruit, et crut que M. Hatch, le pasteur de sa paroisse, demandait à entrer. « M. Hatch, dit-il, c’est un bon voisin, et, comme tel, je n’ai nulle objection à le voir. » C’était la veille du 4 juillet 1826, le cinquantième anniversaire de la déclaration de l’indépendance, à laquelle son nom reste glorieusement attaché ; sa famille, ne pouvant plus songer à le conserver, espérait du moins qu’il vivrait assez pour voir encore une fois ce beau jour. Lui-même ne paraissait pas tout à fait étranger à ce désir. Vers les cinq heures du soir, croyant voir apparaître l’aube, il demanda si c’était le 4. — Bientôt, lui répondit-on. — Il se rendormit ; mais son sommeil était agité par le souvenir des grandes scènes de sa jeunesse. Tout à coup il se releva sur son séant, et, faisant mine d’écrire :, — Prévenez le comité de sûreté, s’écria-t-il, qu’on se tienne sur le qui-vive ! — Lorsque minuit approcha, tous les assistans épiaient avec une solennelle anxiété la marche de l’horloge et le souffle de plus en plus faible du mourant. Son agonie se prolongea encore quelques heures : il expira à midi. Peu d’instans après, à l’autre extrémité des États-Unis, au moment où tous les cœurs en Amérique s’élevaient à Dieu pour célébrer la fête de l’indépendance, son compagnon dans les luttes contre la Grande-Bretagne, son concurrent dans les luttes pour la présidence, John Adams, le grand promoteur de la déclaration, s’éteignait à quatre-vingt-onze ans, en pensant, lui aussi, à l’œuvre qu’ils avaient accomplie ensemble, et en murmurant d’une voix à peine intelligible : — Thomas Jefferson vit encore.

Quand la nouvelle de cette singulière et frappante coïncidence se répandit dans le pays, l’émotion fut profonde : le canon tonna, les navires mirent leur pavillon à mi-mât dans les ports de l’Union ; les journaux parurent entourés d’une bordure noire ; les passions de partis s’imposèrent un instant silence ; les plus grands orateurs de l’Amérique confondirent la gloire des deux anciens rivaux dans de communes oraisons funèbres. Malheureusement les meilleures émotions de la démocratie sont peu durables : elle oublie vite ses plus grands serviteurs. Six mois ne s’étaient pas écoulés que les meubles de Jefferson étaient mis à l’encan pour payer ses dettes, que Monticello et Poplar-Forest étaient affichés au coin des rues, et que la fille de celui que l’Amérique avait appelé « le père de la démocratie » n’avait plus un lieu où reposer sa tête.


IV.

Cette étude sur Jefferson a été écrite sans complaisance pour les vices de la démocratie. Certaines personnes en concluront peut-être qu’elle a été inspirée par une humeur puérile contre l’état social qui tend à prévaloir dans le monde. Je ne veux pas qu’on puisse se méprendre sur ma pensée. L’état social démocratique est un fait dont les générations nouvelles doivent s’accommoder. Comme tout ce qui est humain, il est mêlé de bien et de mal, et l’on ne saurait prétendre à le rendre parfait ; mais, en acceptant son existence et même son imperfection, les hommes qui portent leur regard vers l’avenir ne doivent pas se résigner lâchement à ses mauvaises tendances, comme à des forces fatales auxquelles on ne saurait résister.

Les fruits de la démocratie ne sont pas tous amers : elle en fait naître sous nos yeux de très bons, — la diffusion du bien-être et des lumières dans les classes inférieures, le progrès des sentimens d’équité et d’humanité dans les classes supérieures ; en bas, plus d’intelligence, plus d’activité, plus de force productive, plus d’indépendance, plus de dignité ; en haut, une préoccupation plus constante du sort des masses, la richesse publique accrue en même temps que le respect pour la qualité d’homme. Ce sont là de grands et précieux bienfaits dont les cœurs généreux doivent se réjouir, ce sont là les œuvres de la démocratie moderne qu’ils doivent seconder.

En même, temps que la démocratie travaille utilement et justement à relever la condition des masses, elle leur inspire des prétentions iniques, également destructives de l’ordre et de la liberté : elle les expose à des tentations périlleuses contre lesquelles leur bon sens et leur moralité ne peuvent les défendre que si ce bon sens et cette moralité sont soutenus à la fois par la fermeté des gens de bien dans les classes supérieures et par la force des institutions. Quand le grand nombre s’abandonne et qu’on l’abandonne à ses mauvais instincts, quand il n’est plus soumis à d’autres lois que sa volonté, il devient un tyran imprévoyant et fantasque. La souveraineté absolue ne convient point à la faiblesse humaine ; les meilleurs sont enclins à en abuser, et n’y ont aucun titre. Le vulgaire ne saurait en être plus digne, et en effet, partout où il exerce son empire, il prétend dominer à lui seul et pour lui seul ; il se croit dispensé d’avoir raison et droit ; il subordonne ses intérêts mêmes à ses fantaisies ; il s’habitue à n’accepter pour chefs que ceux qui obéissent à son bon plaisir, et il en vient alors à se choisir des gouvernans médiocres ou indignes, à bannir de ses conseils les intelligences et les existences qui dépassent la taille moyenne, à peser sur elles de sa masse écrasante, au risque de les énerver assez complètement pour qu’elles lui fassent défaut le jour où, dans un accès de bon sens provoqué par un grand péril public, il sentira le besoin d’être conduit par des hommes supérieurs. Une politique sans suite et sans souci de l’avenir, des lois instables, un pouvoir méprisé, une société à la fois agitée et uniforme, les esprits nivelés encore plus que les conditions, tels sont les mauvais effets que l’état social démocratique peut entraîner, qu’il doit entraîner partout où il ne trouve pas un puissant correctif dans les mœurs et dans les lois.

Après la révolution de 1843, la France a eu le sentiment, un sentiment profond, de tous les périls et de toutes les hontes auxquels l’exposait le déchaînement des passions et des idées démocratiques. La bonne volonté et le courage ne lui ont pas manqué dans la lutte qu’elle a soutenue alors contre le mal dont elle se sentait atteinte ; mais les institutions lui ont fait défaut, et elle s’est vite lassée de combattre héroïquement sans l’appui du moindre rempart, de se défendre elle-même et à elle seule. Le pouvoir absolu répondrait-il mieux aux besoins d’un grand pays que la liberté mal organisée ? Serait-il le soutien sur lequel il devrait s’étayer à tout jamais pour ne pas tomber du côté où il penche ? Pourrait-il lui donner ce qu’il regarde comme le bien suprême, la sécurité ? Je ne le pense pas. Le pouvoir absolu ne saurait combattre les mauvais instincts des sociétés démocratiques. Par nature il les partage, et par politique il les flatte pour faire oublier le joug. Comme la démocratie, le pouvoir absolu a pour devise le principe corrupteur : Stat pro ratione voluntas, comme elle, il avilit les âmes en les habituant à se soumettre à la loi du bon plaisir ; comme elle, il est l’ennemi de toute indépendance d’esprit et de condition, de toute supériorité qui n’est pas son ouvrage, de toute personne publique qui n’est pas un fonctionnaire salarié ; comme la démocratie, le pouvoir absolu tend à niveler le pays, à raser les défenses naturelles de l’ordre et de la liberté, à détruire au sein de la nation ces diversités salutaires de situation, de sentiment, d’opinion, qui sont une des conditions de la santé des peuples ; il travaille comme elle à donner à toutes les parties du corps social cette uniformité funeste de tempérament qui au même moment les rend accessibles aux mêmes maux, et qui livre ainsi le pays tout entier à toutes les contagions, à celle de la léthargie comme à celle de la fièvre. Le pouvoir absolu conduit donc à la même démoralisation, à la même désorganisation que la démocratie livrée à elle-même, et il y conduit plus vite, parce que son action est plus constante, plus savante, plus latente, parce que ses adversaires sont plus déconcertés et plus désarmés. Et en même temps qu’il rend les peuples indignes de la liberté et incapables de se défendre par eux-mêmes contre le désordre, le pouvoir absolu ne peut répondre de maintenir l’ordre même matériel et présent, car il ne peut répondre de durer. Son existence est essentiellement factice et précaire. Condamné à miner autour de lui tout ce qui s’élève, tout ce qui résiste, tout ce qui servirait de soutien ou de fondement à un pouvoir régulier, il ne vit qu’à la condition de ne s’appuyer que sur lui-même, de toujours rester à la merci des ouragans, comme la maison bâtie sur le sable dont parle l’Évangile : « Et la pluie est tombée, et les torrens se sont débordés, et les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison-là ; elle est tombée, et sa ruine a été grande. »

Sans un partage effectif de l’autorité entre des pouvoirs divers se limitant, se contrôlant, se soutenant les uns les autres, il n’y a point de stabilité pour l’état, il n’y a point de sécurité pour les citoyens, il n’y a point de correctif aux inconvéniens de l’état social démocratique. Ce principe, qui devrait être toujours présent à l’esprit des conservateurs français, a guidé la sage assemblée à laquelle les États-Unis doivent leur constitution. On a beaucoup dit et l’on répète sans cesse que la constitution des États-Unis repose tout entière sur le principe absolu de la souveraineté du peuple : c’est une grave erreur. Les membres de la convention de 1787 n’étaient rien moins que des radicaux ; ils s’étaient réunis pour donner un frein à la démocratie américaine, ils portaient des regards d’admiration et de regret sur les institutions britanniques ; ils enviaient à l’Angleterre sa forte et libérale aristocratie, et s’ils étaient résignés à se passer d’une chambre héréditaire, s’ils reconnaissaient l’impossibilité d’opposer en Amérique le pouvoir modérateur d’une classe privilégiée aux emportemens de la foule, ils ne persistaient pas moins à vouloir que la puissance populaire fût soumise à un sérieux contrôle ; ils ne cherchaient pas moins à remplacer par des combinaisons conservatrices à l’usage de leur pays les vieilles garanties de la liberté anglaise. Ils acceptaient sans doute l’état social démocratique, mais en l’acceptant ils repoussaient toute la politique de l’école radicale. Pour s’en assurer, il suffit de comparer leur œuvre avec les maximes de cette école.

La doctrine de l’école radicale peut se résumer ainsi : — tout homme a une volonté, seule loi de l’individu. Tous les hommes ont un droit égal à faire leur volonté ou du moins à concourir à la formation de la volonté générale, seule loi de la société. Recueillir et dénombrer les volontés individuelles, faire prévaloir la volonté générale, tel doit être le but, le seul but, de toute organisation politique. Aussi point de pouvoir qui n’émane directement du peuple et qui ne reste constamment sous sa dépendance, point de fonction qui ne soit élective, point d’élection qui n’ait pour base la population et qui ne se fasse au suffrage universel, point de mandat qui ne soit impératif et révocable, ou pour le moins temporaire et à court terme.

La constitution des États-Unis porte successivement atteinte à toutes ces règles. Le sénat est élu, non par le peuple, mais par les législatures locales, et les divers états y ont le même nombre de représentans, quelle qu’en soit d’ailleurs la population. La magistrature fédérale n’est point élective, et elle est inamovible. La chambre des représentans seule est nommée directement par le peuple ; mais en droit chaque état est libre de définir par sa loi d’élection ce qu’il entend par le peuple, et en fait le suffrage restreint s’est maintenu dans la plus grande partie de l’Union plusieurs années après l’adoption de la constitution. Enfin nul mandat n’est impératif, et celui des sénateurs dure six ans.

C’est pour avoir été conçue dans un esprit d’indépendance à l’endroit du principe de la souveraineté du nombre que la constitution des États-Unis a pu fournir à Washington le moyen de fonder un grand gouvernement ; c’est pour avoir cessé depuis 1801 d’être appliquée conformément à l’esprit dans lequel elle avait été conçue que cette constitution n’a pas atteint pleinement le but que se proposaient les hommes qui l’ont faite. Depuis l’avènement de Jefferson au pouvoir, le frein qu’ils avaient voulu donner à la démocratie américaine a toujours été se relâchant, et son action est devenue si faible, que le despotisme de la multitude serait aujourd’hui tout à fait insupportable en Amérique, s’il n’était tempéré par deux circonstances accidentelles dont les États-Unis ont seuls le privilège : l’étendue gigantesque de leur territoire et l’ancienne division du pays en états distincts. « Notre république, disait supérieurement Jefferson, devra sa permanence à sa grande étendue et au petit nombre relatif de ceux qui pourront être entraînés à la fois par la même passion. Quand la folie se propage sur certains points comme une peste, le reste du pays échappe à la contagion et tient bon jusqu’au moment où les points malades se rétablissent. Les vrais boulevards de notre liberté, ce sont nos gouvernemens d’états, et le pouvoir conservateur le plus sage qui ait jamais été imaginé par les hommes est celui dont notre révolution nous a trouvés déjà en possession… La république a été perdue en France le jour où le parti de l’une et indivisible l’a emporté. »

La république démocratique pouvait-elle, en France, échapper à cette cause de destruction ? pouvait-elle se donner ces élémens exceptionnels de stabilité qu’elle rencontre aux États-Unis ? Jefferson lui-même se serait bien gardé de l’affirmer. S’il est une utopie plus contraire au génie national des Français que la république une et indivisible, c’est assurément la république fédérative. L’unité de la France n’est pas le produit factice d’une révolution, pas plus que la division de l’Amérique du Nord en états distincts : elle est l’œuvre des siècles, elle est la condition de notre sécurité comme de notre grandeur dans le monde ; elle répond à la fois à nos besoins, à nos habitudes et à nos goûts. Il faut que la liberté sache s’en accommoder. À supposer même que la France puisse, comme le pensent beaucoup de bons esprits, remonter un peu le courant qu’elle suit depuis tant d’années, et qui l’a conduite à une centralisation excessive, je ne crois pas qu’elle arrive jamais à pouvoir compter sérieusement sur la force et l’indépendance des pouvoirs locaux pour corriger les défauts de son état social. Ces garanties contre les abus de la démocratie que la liberté trouve en Amérique dans la dissémination des points de résistance, elle ne peut les trouver en France qu’au centre même du pays, dans un gouvernement à la fois très fort et très partagé, dans un puissant faisceau de pouvoirs divers empruntant à des sources diverses leur autorité comme leur raison d’être. Je sais que les radicaux et les absolutistes s’accordent à nier l’existence de ces sources diverses dans notre pays, et la possibilité de donner aux institutions une origine naturelle sans faire émaner du peuple tout entier toutes les branches du gouvernement. Je sais aussi que certains libéraux découragés donnent tout bas raison sur ce point à leurs adversaires, si bien qu’il est à la mode aujourd’hui de répéter tristement que la révolution française a fait passer son niveau sur le pays, qu’elle a fait disparaître toute diversité dans les situations, qu’il n’y a plus de droits anciens et respectés, plus de classes, plus d’individualités fortes, plus de supériorités reconnues, qu’il ne reste que des citoyens tous égaux, tous semblables. Cela pourrait devenir vrai, si le parti libéral s’accoutumait à le penser ; mais, Dieu merci, cela encore est fort exagéré. Peut-être n’y a-t-il plus en effet chez nous les élémens d’une pairie héréditaire, peut-être la perpétuité du pouvoir doit-elle rester dans notre pays le privilège exclusif de la couronne ; mais, à défaut de situations héréditaires, il y a encore en France des situations personnelles ; à défaut de classes tout à fait distinctes, il y a encore parmi nous des hommes dont la fortune est faite et des hommes dont la fortune est à faire, des savans et des ignorans, des supérieurs et des inférieurs, de grandes existences en petit nombre et de petites existences en grand nombre, des poids et des contre-poids naturels qu’il est fort possible d’utiliser. Il y a encore en France de nombreux élémens de conservation que l’on peut grouper très naturellement pour les faire intervenir dans la création d’un pouvoir modérateur en grande et légitime-autorité dans le pays. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les moyens de donner à la liberté de fortes assises, c’est la volonté d’être libres. L’inertie des esprits et des volontés, tel est aujourd’hui notre vrai mal. Le pays semble ne plus penser à rien, ne plus se soucier de rien. Que les pessimistes ne se pressent pas trop cependant de désespérer ! Nolite flere, non est mortuus, sed dormit. Les instincts libéraux de la nation ont déjà passé par une semblable période de sommeil, et ils se sont réveillés. Ces tristes défaillances de l’esprit public ont pour cause dans notre pays la terreur que le parti révolutionnaire inspire aux âmes honnêtes et faibles, terreur exagérée que la réflexion et l’expérience d’autres dangers réduisent avec le temps à une juste mesure. En 1848, les amis de l’ordre désarmés n’ont eu qu’à s’unir pour avoir raison du parti révolutionnaire. Ce que leur union a pu, par sa seule vertu, sans lois protectrices, sans gouvernement établi, elle le peut, à bien plus forte raison, appuyée sur des institutions défensives. Que tous ceux qui veulent à la fois la monarchie et la liberté soient unis, et le parti révolutionnaire ne sera plus à craindre que par ses séductions. Lorsque le peuple français sera rentré en possession de toutes ses libertés, il sera constamment appelé à choisir entre deux sortes d’amis, — des amis fermes et véridiques, prompts à l’avertir et à le retenir dans ses écarts, et des amis complaisans et flatteurs, empressés à le pousser sur sa pente : des Washington et des Jefferson. De son choix dépendra son avenir.


CORNELIX DE WITT.