Thsien-Tseu-Wen - Traduction Stanislas Julien/Avant-propos

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Thsien-Tseu-Wen
Duprat (p. i-iv).


AVANT-PROPOS


Suivant les Annales des Liang, « Tcheou-hing-sse, l’auteur du Livre des mille mots, était surnommé Sse-tsouan ; il était né à Hiang, dans l’arrondissement de Tchin. L’empereur ayant choisi mille caractères différents dans l’ouvrage de Wang-i, célèbre calligraphe, ordonna à Hing-sse de les classer de manière à en faire un texte suivi et de les mettre en vers. Après avoir pris connaissance de son travail, il en fut extrêmement satisfait, et récompensa Hing-sse en lui donnant de l’or et des pièces de soie. »

On lit dans l’Encyclopédie Thai-p’ing-kouang-ki : l’empereur Wou-ti, de la dynastie des Liang (502-549 après J.-C.), enseignait lui-même à écrire aux jeunes princes de sa famille. Il ordonna à In-tie-chi de calquer dans l’ouvrage de Ta-wang (le même que Wang-i), mille mots différents sur autant de morceaux de papier séparés, puis de faire disparaître leur disposition primitive, en les brouillant pêle-mêle. Après quoi, l’empereur appela Tcheou-hing-sse et lui dit : « Excellence, comme vous avez du talent et de l’imagination, je vous prie de me mettre en vers ces mille caractères. »

Hing-sse s’acquitta de ce travail en une seule nuit, mais tous ses cheveux devinrent blancs. L’empereur lui accorda de riches présents[1].

Voici un petit ouvrage qui, depuis plus de douze cents ans, n’a cessé d’être en Chine le premier livre élémentaire qu’on met entre les mains de tous les enfants, et qui leur sert pour apprendre, en même temps, à lire et à écrire. En effet, on leur en confie le texte, imprimé en rouge ou en caractères à jour, qu’ils n’ont plus qu’à couvrir d’encre à l’aide d’un petit pinceau. La répétition quotidienne de cet exercice leur donne toute la facilité nécessaire pour écrire, plus tard, tous les autres caractères de la langue chinoise.

Le Livre des mille mots offre un autre avantage non moins important. Comme il est disposé dans un ordre méthodique, qui embrasse les connaissances élémentaires les plus essentielles aux enfants, quiconque l’a lu, copié et appris par cour, en retenant les petites gloses qui accompagnent les éditions classiques, possède déjà un bon nombre de notions exactes sur l’histoire, la géographie, la littérature, la morale, les devoirs et les vertus domestiques, etc.

Mais, tout en faisant l’éloge de ce petit ouvrage, je ne puis m’empêcher d’y signaler un grave défaut qui tient à la manière dont il a été composé, bien plus qu’à la nature de la langue chinoise. En effet, après avoir lu le mot à mot de certains paragraphes et leur paraphrase française fondée sur des explications traditionnelles, on est souvent frappé de l’obscurité du texte, et l’on serait tenté de croire que les livres chinois doivent être inintelligibles s’ils sont tous écrits dans le même style. Rien n’est plus vrai que l’obscurité de ce livre, mais l’on se tromperait étrangement si l’on en tirait d’aussi sévères conclusions. Qu’on se souvienne d’abord qu’il a été formé de mots pris au hasard dans un grand ouvrage, qu’on les a classés de la manière qui a paru la plus rationnelle pour leur donner un sens plausible, et que, en s’abstenant de répéter chaque mot, on a supprimé les verbes auxiliaires, les marques de temps et les particules qui auraient pu contribuer à la clarté du texte. Qu’on se figure ce que serait un texte français composé de mille mots, employés une seule fois, et où l’on aurait supprimé les articles, les pronoms et les auxiliaires, en laissant tous les verbes à l’infinitif ! Ajoutons, enfin, que l’auteur a rarement pu donner aux caractères les valeurs de position qui déterminent leur rôle, et suivre, dans la construction de la phrase, les règles que prescrit, partout ailleurs, la logique grammaticale. Dans beaucoup de cas, il a été assez heureux pour assembler les mots de manière à faire un sens : par exemple : « Quand le froid vient, la chaleur s’en va. » — « Il ne faut pas divulguer les fautes des autres. » — « On ne doit pas se vanter de sa supériorité. » Mais, dans certains passages, les mots ne sont guère que des chevilles auxquelles on attache des idées, et que chaque commentateur peut expliquer ou paraphraser à son gré, pourvu qu’il conserve, à chaque signe, une des acceptions dont il est susceptible au propre ou au figuré. Souvent un nom commun est employé comme nom propre, et suivi d’un substantif qui ne peut avoir de sens que si on le fait précéder d’un verbe. En voici quelques exemples :

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No : 913 — 916 : Pou, toile ; che, tirer de l’arc : Liu-pou était habile à tirer de l’arc.
Liao, éloigné ; fan, balle : I-liao était habile à lancer des balles en l’air.
Nos 917 — 918 : Ki, examiner ; kin, guitare : Ki-khang jouait de la guitare.
Nos 921 — 924 : Thien, tranquille ; si, pinceau : Mong-thien inventa les pinceaux.
Lun, ordre, espèce ; tchi, papier : Thsaï-lun inventa le papier.

On voit que, dans ces exemples, certaines syllabes ne sont que des abréviations pour rappeler des idées ou des faits qu’on veut fixer dans la mémoire des enfants. Comme un assez grand nombre de mots ont perdu leur signification en devenant purement phonétiques pour figurer des noms propres, nous avons rempli cette lacune, en les donnant à la fin de ces notes sous leur numéro particulier, avec l’acception la plus générale qu’ils reçoivent dans les livres ou dans la langue parlée.

Il existe plusieurs traductions du Livre des mille mots, par exemple, dans le Nippon du docteur Siebold, et dans le vocabulaire coréen japonais de Médhurst. Je ne connais que cette dernière où il me serait aisé de relever un grand nombre de fautes graves, mais dont l’examen et la critique ne conviendraient nullement aux commençants. Il me suffira de dire que j’ai suivi, selon ma convenance, tantôt l’édition A, intitulée Thsien-tseu-wen-chi-i, qui offre un grand appareil d’érudition, tantôt l’édition désignée par la lettre B, où le texte est accompagné d’une glose excessivement courte, et, en troisième lieu, l’édition appelée Thsien-tseu-wen-tchou-chi, qui offre d’abord le sens général de chaque vers, et ensuite une paraphrase soutenue quelquefois par des traits historiques ou fabuleux.

La partie analytique, qui vient après le texte chinois, habituera les étudiants, non-seulement à reconnaître le radical sous lequel se trouvent les mots dans les dictionnaires rangés par clés, et à compter les traits additionnels, mais encore à se rendre compte des éléments dont se compose le groupe phonétique ajouté à la clé, quand le mot qu’on a sous les yeux n’est pas un des 214 radicaux, qui, dans le système actuel, sont considérés comme des mots simples.

Les personnes qui enseignent les premiers principes du chinois, et celles qui commencent l’étude de cette langue, reconnaîtront, j’en suis convaincu, que jusqu’à ce jour on n’avait pas encore employé de moyen aussi efficace pour graver promptement les figures et les numéros des clés dans la mémoire des élèves. La meilleure méthode qu’on puisse conseiller aux commençants, est de refaire eux-mêmes l’analyse de tous les mots du texte, d’en détacher tous les éléments en les rapportant chacun à leur clé particulière, et de comparer ensuite leur travail avec le nôtre.

Stanislas JULIEN
  1. La petite biographie Tseng-pou-chi-tso-tsien-chi, livr. I, fol. 33, nous apprend que Hing-sse, qui était un lettré éminent, avait commis un délit qui l’exposait à un châtiment sévère, et il semble que l’empereur lui avait imposé ce travail ingrat et pénible comme un moyen d’expier sa faute.