Timée de Locres en grec et en françois/01

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Timée de Locres en grec et en françois
Traduction par Jean-Baptiste Boyer d’Argens.
Haude et Spener (1p. 24-39).

TIMÉE DE LOCRES

DE L’AME DU MONDE et de la Nature.

Chapitre I.
§ 1.

Timée de Locres a dit qu’il y a deux cauſes de tous les êtres ; ſçavoir l’Eſprit des choſes qui ont été faites par la raiſon, et la Néceſſité des choſes qui ont été faites par la force, selon la puiſſance des corps. La premiere de ces deux cauſes de tous les êtres ; c’eſt l’eſprit qui eſt de la nature du bien : il est nommé Dieu, & il eſt le principe de ce qu’il y a de meilleur ; mais les choses qui ſuivent, & qui sont causes adjointes, se rapportent à la néceſſité.

§ 2. Tout ce qui eſt, exiſte par l’idée (ou la forme), par la matiere, & par le ſenſible, qui eſt comme une production de la forme & de la matiere.

§ 3. L’idée (ou la forme) eſt improduite, inaltérable, fixe, & d’une nature homogène gene, intelligible, & le modele des êtres engendrés, qui ſont dans le changement : & ce qu’on appelle idée (ou forme) peut être compris.

§ 4. La matiere eſt l’expreſſion, la mere nourrice, la force générative de la troiſieme ſubſtance (c’eſt à dire du ſenſible) ; car ayant reçu dans elle les reſſemblances, & les ayant comme exprimées, elle finit toutes les productions.

§ 5. Timée de Locres ſoutient encore que la matiere eſt éternelle & mobile, qu’elle eſt par elle-même ſans forme & ſans figure ; mais capable de recevoir toutes les formes ; elle est divisible dans les corps, & ſa nature est hétérogene. On appelle la matiere le lieu & la place.

§ 6. Il y a donc deux principes contraires, l’idée (ou la forme) & la matiere ; la forme tient lieu de male & de pere ; la matiere de femelle & de mere. Ce qui est engendré de ces deux premiers principes est comme la troiſieme chose. Or ces trois choses, à savoir la forme, la matiere et la troiſieme choſe, produite par ces deux premières, ſont connues par trois moiens : la forme par l’eſprit & la ſcience ; la matiere par une notion oblique & indirecte, qui ne ſ’acquiert pas par l’intuition, mais par l’analogie ; — & quant aux productions, qui naiſſent de ces deux premiers principes, elles ſont connues par la ſenſation & par l’opinion.

§ 7. La forme & la matiere étoient donc en puissance avant que le Ciel fut, & Dieu auſſi, l’ouvrier du meilleur. Or ce qui est l’ancien étant meilleur que le nouveau, et ce qui eſt arrangé que ce qui eſt dans le dèſordre ; Dieu qui est bon, et qui voyoit que la matiere recevoit la forme, et était changée en toute ſorte de manieres, mais ſans ordre, voulut la conduire à l’ordre, et la reduire, après des changemens indéfinis, à une forme déterminée, afinque les changemens des corps fuſſent homologues (euſſent la même juſte proportion), et ne reçuſſent pas des variations par hazard. Dieu fit donc avec toute la matiere ce monde, et le rendit le terme de la nature, et de tout ce qui exiſte, parcequ’il contient dans lui toutes les autres choſes, & parcequ’il eſt un, ſeul, engendré parfait, animé & raisonnable. Car ſes qualités étoient meilleures que celles d’un monde inanimé. Le monde eſt un Corps ſphérique, cette figure étant la plus parfaite de toutes les autres figures.

§ 8. Dieu aiant donc voulu faire une production très bonne, fit ce Dieu engendré & impériſſable, qui ne peut être détruit par aucune cauſe que par Dieu, qui l’aiant arrangé pourroit le déranger ſ’il vouloit. Mais il n’eſt pas de la nature d’un Être bon, de ſe porter à la detruction d’une production très bonne ; donc le monde demeurera incorruptible, impériſſable, heureux, & il eſt la plus excellente des choſes, qui pouvaient être produites, puiſqu’il a été fait par une cauſe très excellente, qui ne regardoit point à des modeles, faits par la main, mais à l’idée (ou à la forme), & à la ſubſtance intelligible, ſelon laquelle le monde aiant été produit, & construit exactement, est devenu très beau, & n’a pas besoin d’être retouché ; parceque son modele enferme tous les êtres intelligibles dans lui, & ne laiſſe aucune choſe au dehors, étant le terme parfait des choſes intelligibles, ainſi que le monde l’eſt des choſes ſenſibles.

§ 9. Le Monde étant ſolide, palpable & viſible, par une ſuite de ces qualités, il a eu en partage la terre, le feu & les choſes qui ſont entre ces deux élémens, comme l’air & l’eau. & il eſt compoſé de corps parfaits, les quels ſont entiers & eſſentiellement en lui ; en ſorte que jamais une partie ne peut être hors de lui, afinque le corps du Tout (ou du Monde) ſoit très ſuffiſant à lui-même, exempt des accidents du dehors ; car il ne subſiſte que ce qui ſubſiſte dans le tout. Le Monde est pareillement exempt des accidents du dedans, ainſi qu’il l’eſt de ceux du dehors.

§ 10. Les choſes ont été placées dans lui selon la meilleure analogie : dans une égalité de puiſſance elles ne peuvent pas ſe vaincre les unes & les autres en partie, ni être vaincues ; enſorte que les unes ne prennent aucune augmentation, & les autres aucune diminution, mais elles reſtent telles qu’elles doivent être, & demeurent dans une harmonie indiſſoluble ſelon la plus exacte proportion, & la raiſon la meilleure. Car quand les intervales de trois termes quelconques ſont placés entre eux, ſelon la même proportion & ſelon la même raiſon, nous voions que le terme moien, à l’inſtar & comme dans l’harmonie, eſt au premier ce que le troiſieme eſt au terme moien. La même choſe a encore lieu derechef alternativement, ſelon la convenance des lieux & de l’arrangement. Car il eſt impoſſible que perſonne puiſſe compter ces choſes ſans leur accorder une valeur égale, & cela ſe rapporte bien à la figure & au mouvement, entant que le monde eſt ſphérique, & comme ſemblable lui-même à luimême. Toutes choſes ſont en lui, & il peut contenir toutes les autres figures homogenes, & il ſe conſerve pendant l’éternité, ſelon ſon changement circulaire. Car la ſeule ſphére, ſoit ſe repoſant ſoit étant mue, pouvoit s’arranger & s’ajuſter dans le même lieu, enſorte que jamais elle ne laiſſe, ni elle ne prend un autre lieu, parceque toutes ſes parties ſont également éloignées du milieu.

§ 11. Ce monde eſt uni avec exactitude dans ſa ſurface extérieure : il n’a pas beſoin des organes mortels, qui ont été accomodés, & diſpoſés dans les autres animaux pour leurs beſoins. Et Dieu aiant attaché l’ame, au milieu de la ſphere du Monde, l’étendit au dehors, aiant couvert le monde entier de cette ame, & l’aiant fait un mêlange de la forme indiviſible & de la ſubſtance diviſible, afinque ſon eſſence conſiſtat dans le même mêlange de ces deux choſes, aux quelles il mêla encore deux forces, qui ſont les principes des deux mouvements, ſçavoir du mouvement homogene, & du mouvement hétérogene. Or l’ame étant difficile à mêler ne ſe mêloit pas facilement.

§ 12. Ces proportions, établies dans ce mêlange, ſont toutes temperées ſelon les nombres harmoniques, puiſque Dieu a diſtingué ces proportions convenablement & avec ſcience, afinqu’on n’ignore pas de quelle choſe, & par quelle choſe cette ame a été compoſée ; la quelle Dieu n’a pas formée poſtérieurement à la ſubſtance corporelle, ainſi que nous le diſons ordinairement. Car ce qui eſt premier, eſt plus honorable, & par la puiſſance & par le tems. Dieu donc a fait l’ame plus ancienne, étant la premiere monade, qui étoit une des quatre monades, outre huit dixaines & trois centaines. Il eſt facile de ſupputer le double et le triple de cette ſomme, c’eſt à dire des monades, le premier nombre étant poſé ; & il faut que tous les termes avec leur complement et leur octave majeure, ou leur huitieme, ſoient trente ſix, & que le nombre total ſoit onze miriades, & quatre milliers ſix cens nonante cinq. Et les diviſions ſont les mêmes : onze miriades, &c. Donc ces choſes ont ſéparé l’ame du Monde.